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Dans un entretien paru en 2011, Maryse Condé fait remarquer que, depuis la mort d’Aimé Césaire en 2008, tous et toutes se sont mis « à se réclamer fils ou fille » du poète et à « l’adorer[1] », alors qu’à peine dix ou quinze ans plus tôt, il n’en était pas ainsi. Si Condé a la délicatesse de ne mentionner personne, quelques noms viennent d’emblée à l’esprit. Le premier est celui de Raphaël Confiant, qui, au lendemain du décès du poète-député-maire, a affirmé que tout Antillais avait une « dette énorme envers Aimé Césaire », sans lequel « rien n’eût été possible », et que les auteurs de l’Éloge de la créolité, dont il faisait partie, avaient déjà écrit en 1989 qu’ils étaient « “fils de Césaire à jamais” »[2]. Confiant justifiait du même souffle son regard critique mais « objectif » proposé dans Aimé Césaire. Une traversée paradoxale du siècle[3]. Cet ouvrage, paru en 1993, lui avait valu des accusations de « meurtre du père » contre lesquelles l’auteur, en 2009, donc après la mort du poète, s’est défendu[4]. Pourtant, en 2003, Confiant réitérait toujours la nécessité de « tuer les pères, symboliquement, tuer les ancêtres[5] ». Le nom de Dany Laferrière surgit également assez vite, dans la mesure où il a manifesté un étonnant retournement après le décès de Césaire. Certes, Laferrière ne s’est jamais revendiqué de la créolité qu’il a qualifiée, avec son humour provocateur habituel, de « véritable diarrhée verbale [qui] s’est emparée d’un chapelet d’îles[6] », mais il a été aussi dur envers la négritude et les tenants de la négritude que les créolistes, bien que ses critiques n’aient pas été aussi constantes. De Comment faire l’amour avec un Nègre sans se fatiguer à Je suis un écrivain japonais en passant par Cette grenade dans la main du jeune Nègre est-elle une arme ou un fruit ?[7], les pères de la négritude sont en effet soit remis en question, soit absents d’une oeuvre qui abonde pourtant en name-dropping et en commentaires sur les lectures du narrateur[8].

La mort de Césaire a toutefois changé la donne puisque L’énigme du retour[9], paru en 2009, c’est-à-dire tout juste un an après le décès du poète martiniquais, place ce dernier en père spirituel dès l’exergue du livre. Il est d’ailleurs légitime de se demander, sans rien enlever à la qualité du récit, si le renvoi en forme d’hommage à Césaire — le poète francophone internationalement reconnu et qui a reçu des obsèques nationales — n’a pas en partie contribué à l’obtention du prix Médicis et au succès retentissant de L’énigme en France. Depuis, Césaire est entré au Panthéon en 2011, et Laferrière a été élu à l’Académie française en 2013, rejoignant trente ans plus tard les rangs de l’autre père de la négritude, Léopold Sédar Senghor, qui est aussi le père de la notion contemporaine de « francophonie » que Laferrière s’amuse à ridiculiser et à dénoncer depuis plusieurs années. L’énigme du retour effectue ainsi un « retour aux pères » : non seulement au père biologique mort en exil à New York, mais aussi au père de la littérature antillaise. Or, comment lire ce retour au père de la négritude ? La référence à son oeuvre va-t-elle au-delà de la citation et du commentaire ? En retraçant la relation au père absent et à Césaire dans L’énigme du retour et dans d’autres livres de Laferrière, l’article qui suit propose d’examiner le rapport ambivalent du narrateur, qui se place sous le double signe de la quête paternelle et de la résistance face à la transmission. De fait, ce qui se présente d’abord comme un retour aux pères à travers le voyage au pays natal s’avère finalement être un détour par lequel Laferrière (nom de l’auteur et du narrateur), d’une part, offre un hommage au poète martiniquais et, d’autre part, exprime son refus de l’héritage paternel, que ce soit celui du destin symbolisé par la valise du père ou le legs littéraire de Césaire.

Retour aux pères

Dans J’écris comme je vis, Dany Laferrière confie qu’il aurait pu intituler Pays sans chapeau, son premier livre sur le retour du narrateur en Haïti, « Pays retrouvé »[10]. En plus de convoquer Proust (chez Laferrière, l’odeur du café a le même pouvoir que la célèbre madeleine[11]), l’auteur renvoie à Césaire dans la mesure où Pays sans chapeau est « une sorte de Cahier d’un retour au pays natal[12] ». Dans ce premier roman sur le retour, l’ombre du poète est pourtant presque totalement absente. La division en deux parties intitulées « Pays réel » et « Pays rêvé » fait plutôt penser au « Pays rêvé, pays réel » d’Édouard Glissant — titre d’un sous-chapitre de L’intention poétique et d’un recueil de poésie de Glissant publié en 1985[13] —, même s’il ne semble y avoir aucune référence à l’écrivain de la créolisation, que Laferrière critique ailleurs. Dans sa condamnation de la créolité, il ne manque effectivement pas l’occasion d’égratigner le concept d’opacité de ce « père » revendiqué par les créolistes[14]. Si Césaire n’est pas explicitement mentionné, « la foule hurlante » (PSC, 12 et 42) de Pays sans chapeau fait écho à la « foule criarde[15] » de son Cahier d’un retour au pays natal. Le roman de Laferrière ressemble également à un « cahier » avec de nombreux fragments, tous introduits par un sous-titre qui met en relief l’élément clé du moment vécu, de l’émotion ressentie ou de la scène observée par le narrateur, rejoignant ainsi la forme de L’énigme[16]. Mais outre quelques allusions, l’ombre de Césaire passe rapidement dans Pays sans chapeau. De même, la mort et l’exil du père biologique sont signalés à quelques reprises sans que la narration s’y attarde, comme si cet homme devait rester dans cette absence qui le rend présent dans l’oeuvre. « [M]on père que je n’ai jamais vu vraiment […] occupe par son absence même une place immense dans mon coeur […][17] », écrit à ce propos le narrateur du Cri des oiseaux fous. Le « coup de téléphone coup[ant] la nuit en deux[18] » qui clôt ce roman sert d’ailleurs d’incipit à L’énigme du retour : « La nouvelle coupe la nuit en deux./L’appel téléphonique fatal/que tout homme d’âge mûr/reçoit un jour » (ÉR, 13).

Bien que Pays sans chapeau contienne déjà plusieurs éléments repris dans le roman médicisé — entre autres la scène où le père exilé à New York refuse d’ouvrir la porte à son fils, déclarant que tous ses enfants sont morts en Haïti, et l’idée du destin parallèle du père et du fils tous deux forcés à l’exil, l’un par Papa Doc, l’autre par Baby Doc —, L’énigme représente un tournant dans l’oeuvre de Laferrière, dominée par des figures féminines et maternelles. Malgré la citation sur son absence, le père est déjà présent dans Le cri des oiseaux fous ; néanmoins, sa « folle dérive[19] » y est surtout évoquée pour mettre l’accent sur la « douleur inconsolable[20] » de la mère. De son côté, L’énigme tourne précisément autour de figures paternelles. De plus, non seulement l’expression « foule hurlante » (ÉR, 124) revient dans ce roman, mais la séquence du Cahier est désormais citée et mise en parallèle avec l’image du père à Brooklyn :

Je tente de l’imaginer dans sa chambre, les rideaux tirés, en train de rêver à sa ville si semblable à celle décrite par un jeune Césaire en colère : « Et dans cette ville inerte, cette foule criarde si étonnamment passée à côté de son cri, comme cette ville à côté de son mouvement, de son sens, sans inquiétude, à côté de son vrai cri, le seul qu’on eût voulu l’entendre crier parce qu’on le sent sien lui seul… » Le cri reste encore coincé dans la gorge du poète.

ÉR, 66[21]

Même si le narrateur — nommé Laferrière dans L’énigme[22] — révèle dès le début que « le visage de [s]on père ne peut s’animer sans la voix de [s]a mère » (ÉR, 38) et qu’il réitère l’idée que l’absence de cet homme l’a « modelé » (ÉR, 167), ce livre est celui dans lequel la figure du père éclipse en quelque sorte celle de la mère. Il est à cet égard significatif que le narrateur de Pays sans chapeau reste chez sa mère, dorme avec elle, tandis que celui de L’énigme couche à l’hôtel (ÉR, 114). Dans Pays sans chapeau, l’hôtel sert de menace lorsque la mère en fait trop (PSC, 109), alors qu’il devient dans L’énigme un choix qui impose une distance entre la mère et le fils. Ce choix lui fait également vivre un dépaysement, une sorte d’exil à rebours puisqu’il est perçu, notamment par le vendeur de journaux, comme « n’importe quel autre étranger » (ÉR, 152). Cette expérience d’être « [é]tranger même dans sa ville natale » (ÉR, 52) après trente-trois ans d’exil est lourde de sens et ne se vit pas sans douleur : « Ce banal incident/me fait boiter/comme si j’avais/un caillou dans le coeur. » (ÉR, 152) Si les vingt années passées en exil à Montréal sont présentées, dans Pays sans chapeau, comme une parenthèse pendant laquelle il n’était pas malheureux, loin de là, mais « comme à côté de la vie[, de s]a vie » (PSC, 176), le caillou au coeur qui le fait boiter dans L’énigme le place « à côté » de la vie haïtienne, en marge de la foule.

En ce sens, Pays sans chapeau paraît être le « vrai » roman du retour, alors que L’énigme est celui de l’impossible retour. Plus qu’énigmatique, le retour semble y être fantasmé, rêvé. Les premières pages des deux livres sont à cet égard révélatrices : Pays sans chapeau s’ouvre sur l’image du narrateur assis sous un manguier pour se mettre au travail, c’est-à-dire se mettre à « parler d’Haïti en Haïti » (PSC, 11). « Je n’écris pas, je parle. On écrit avec son esprit. On parle avec son corps. Je ressens ce pays physiquement » (PSC, 11), annonce-t-il d’entrée de jeu. Quant à L’énigme, il s’ouvre sur un « [v]aste pays de glace » (ÉR, 15), sur la route enneigée et glacée qui mène vers « ce nord lumineux » (ÉR, 16) où se cache, au bord d’un fleuve gelé, nul autre que Victor-Lévy Beaulieu : « Je sais qu’au bout de cette route/un barbu plein de fureurs et de douceurs,/au milieu d’une meute de chiens,/tente d’écrire le grand roman américain. » (ÉR, 17) Ainsi, « au bout du petit matin… » — incipit et refrain du poème césairien qui est cité en exergue par Laferrière — se trouve non pas « ce quartier populaire, au milieu de cette foule en sueur. Foule hurlante. Cette cacophonie incessante, ce désordre permanent » (PSC, 12), mais ce pays nordique où « [l]e silence est de rigueur » (ÉR, 15) et où « la glace a brûlé les odeurs » (ÉR, 16). Sur le chemin du retour vers Montréal surgit le monde de l’enfance, mais seulement lorsque le narrateur s’arrête pour faire une sieste : « Déjà l’enfance derrière les paupières closes./Je flâne sous le soleil tropical/mais il est froid comme la mort. » (ÉR, 19) Au début de L’énigme, le corps à corps entre le nord et le sud se termine donc par la victoire du froid nordique, qui étouffe la chaleur de l’enfance. Dans Pays sans chapeau, Vieux Os dit reconnaître, dès la première page, « chaque son, chaque cri, chaque rire, chaque silence » (PSC, 11), et offre en une seule page trois phrases débutant par : « Je suis chez moi » (PSC, 11). Certes, on lui fera sentir qu’il n’est plus tout à fait chez lui, qu’il lui faudra « réapprendre à respirer, à sentir, à voir, à toucher les choses différemment » (PSC, 13), comme le dit la voisine de la mère, mais le roman nous plonge d’emblée au coeur du pays natal, alors que le retour tarde dans L’énigme, passant par plusieurs détours. De fait, toute la première partie l’appréhende et ne le rend possible que dans le sommeil ou la rêverie : « J’ai dormi ainsi pendant une éternité./C’était le seul moyen/pour rentrer incognito au pays/avec la vaste nouvelle » (ÉR, 21) ; et un peu plus loin : « Dormir pour me retrouver dans ce pays que j’ai quitté/un matin sans me retourner./Longue rêverie faite d’images sans suite. » (ÉR, 23) Ces rêveries sont autant de moyens pour retarder le moment de l’annonce de la nouvelle à la mère, et le narrateur révèle les raisons de son hésitation : ce qui est sûr, « c’est que mon père ne sera pas mort tant que cette femme ne saura pas la nouvelle » (ÉR, 63). La crainte de voir la mère souffrir est telle que même avant le retour, le narrateur tente déjà de se détacher d’elle par cette désignation singulière sous la plume de Laferrière : « mon père », mais « cette femme ».

Dans L’énigme, le père « vient de mourir » (ÉR, 13) et il faudra l’annoncer à la mère, tandis que dans Pays sans chapeau, il est mort depuis près de douze ans et la mère a appris la nouvelle dans une lettre envoyée par le fils (PSC, 243-245). À la fin du Cri des oiseaux fous, c’est un appel téléphonique du narrateur, le lendemain matin de la nouvelle, qui annonce la mort du père à la mère[23]. Rappelons ici que le père de l’écrivain est mort en 1984, c’est-à-dire vingt-cinq ans avant la parution de L’énigme du retour, et que Pays sans chapeau évoque donc la date réelle de sa mort puisque le livre a été publié en 1996. En fait, ce n’est pas son père qui vient de mourir lorsque Laferrière est en train d’écrire L’énigme, mais bien l’un des pères de la Caraïbe francophone, Aimé Césaire. Dès lors, c’est le père littéraire contesté dans les autres livres qui semble avoir « ressuscité » le père absent du processus d’écriture. Dans la fiction, toutefois, c’est la nouvelle de la mort du père qui permet au narrateur de mentionner Césaire dès le début et de faire référence à une autre figure paternelle, cette fois-ci de la nation haïtienne, Toussaint Louverture. La citation renvoyant implicitement à ce héros national, mort emprisonné et exilé en France par Napoléon, devient une sorte de prétexte pour souligner la présomption du jeune Césaire. Le vers du Cahier en question est : « La mort expire dans une blanche mare de silence » (ÉR, 14), tiré d’un passage qui relate la lutte et surtout la solitude de Toussaint Louverture devant une mort inéluctable que le poète nous impose à coups d’anaphores :

c’est un homme seul qui fascine l’épervier blanc de la mort blanche

c’est un homme seul dans la mer inféconde de sable blanc

[…]

la mort souffle, folle, dans la cannaie mûre de ses bras

la mort galope dans la prison comme un cheval blanc

la mort luit dans l’ombre comme des yeux de chat

la mort hoquette comme l’eau sous les Cayes

[…]

la mort est un patyura ombrageux

la mort expire dans une blanche mare de silence[24].

Cet extrait s’inscrit dans la fascination de Césaire pour Haïti, « Haïti où la négritude se mit debout pour la première fois[25] » selon ses mots célèbres, mais il est brièvement cité dans L’énigme pour soulever cette question : « Que peut-on savoir de l’exil et de la mort/quand on a à peine vingt-cinq ans ? » (ÉR, 14) Dans ses entretiens avec Ghila Sroka, Laferrière affirme au sujet de ce passage :

La question est posée au jeune Césaire qui a écrit ce formidable Cahier d’un retour au pays natal où il parle si bien de la mort. C’est une façon de dire que l’exil est vraiment fait de temps, du temps passé hors de chez soi. Il faut quand même traverser le temps pour en parler. S’installer dans l’absence, cela demande du temps[26].

Césaire a bien sûr évoqué la mort de Toussaint Louverture, mais l’exil n’est pas le propos central de son long poème, si ce n’est celui des esclaves arrachés et déracinés de la mère patrie qu’est l’Afrique. La question de Laferrière suggère qu’il aurait lui-même attendu d’avoir « traversé » le temps avant de « parler » d’exil. Or, si l’auteur était au début de la trentaine et non dans la vingtaine lorsqu’il a écrit Comment faire l’amour avec un Nègre sans se fatiguer, ce premier livre ne parle pas moins de l’exil de deux Noirs à Montréal. L’humour mordant n’enlève rien à la réflexion sur l’immigration dans le contexte québécois qu’offre le roman, qui est d’ailleurs devenu l’un des titres phares des écritures migrantes, au grand dam de son auteur.

Sans Cahier ni valise

Par-delà l’exil, ou peut-être sous le couvert du thème de l’exil, la question de Laferrière à Césaire semble plutôt porter sur la colonisation. C’est du moins ce que laisse entendre l’écrivain lorsque, en entretien, il oppose, à la présomption du poète, sa propre ambition avec L’énigme du retour :

Dans Cahier d’un retour, Césaire s’adresse au colonisateur, à la France, il prolonge la voix des sans voix. Je pense qu’il fallait faire un livre où on n’a pas à s’adresser à un ancien maître, un livre plus intime. Je reproche à ceux qui s’adressent à la métropole le fait qu’on n’entende pas leur voix intime, leur voix personnelle[27].

Déjà, dans Je suis fatigué, Laferrière exprimait ses doutes quant à la possibilité de définir le colonialisme, comme si le père de la négritude avait tenté d’en « finir » avec la question : « Et d’abord qu’est-ce que le colonialisme ? Aimé Césaire croit y avoir répondu de façon définitive dans son essai magistral [Discours sur le colonialisme]. Tu plaisantes, Aimé[,] ce sujet renaîtra sans fin de ses cendres[28]. » Il y avait certainement chez Césaire — le poète autant que le polémiste — un désir furieux de secouer les consciences et de dénoncer avec véhémence la colonisation, mais celui qui était aussi un homme politique n’était sûrement pas naïf au point de penser que son pamphlet allait sonner le glas des nouvelles formes de colonialisme. Pour ce qui est d’une voix intime, précisons qu’elle est loin d’être absente du long poème césairien (notamment dans les séquences sur l’enfance du poète, à l’école comme en famille, et dans la scène du tramway), et que près de soixante-quinze ans séparent le Cahier de L’énigme. Laferrière a par ailleurs confié, dans un entretien publié en 2011, que ses propres livres n’étaient pas dénués d’une voix collective :

Il ne faut pas oublier qu’il y a toujours deux narrateurs dans mes romans. Il y a un narrateur singulier, qui pourrait être moi, qui utilise des éléments autobiographiques liés à ma perception du monde. […] Ensuite, il y a un narrateur collectif, qui porte le drame de ceux qui ont subi l’exil et qui, eux, ont fait le choix de se définir comme exilés[29].

Pour Laferrière, Césaire est le « bougre en colère » (ÉR, 80), l’auteur d’un seul livre. Étant donné le thème de L’énigme, la référence au Cahier paraît tout à fait justifiée, mais l’oeuvre du poète est lue et présentée à travers des clichés. L’écrivain n’a cessé, tout au long de sa carrière, de faire du cliché — au sens d’un lieu commun et d’une photographie — le matériau privilégié de son oeuvre[30]. Le cliché le plus tenace au sujet de Césaire est justement que le narrateur de son Cahier est « la voix des sans voix », selon sa formule constamment citée : « Ma bouche sera la bouche des malheurs qui n’ont point de bouche, ma voix, la liberté de celles qui s’affaissent au cachot du désespoir[31]. » Si la voix césairienne veut en effet être celle des opprimés, il importe sans doute de rappeler à quel point le narrateur se distingue du peuple ; bref, que Césaire est, comme le lui a reproché son fils le plus rebelle, toujours seul, au-dessus de la foule :

Cette image usurpée du Nègre fondamental est à mettre en relation directe avec l’hypertrophie de l’ego qui a toujours caractérisé Césaire. Cet homme-là semble tout bonnement incapable de dire « nous », il ne connaît que le « Je » et n’hésite pas à en faire une véritable philosophie à usage personnel. […] La fleur inouïe du « Je » ! clame-t-il. Et de fait, du Cahier d’un retour au pays natal publié en 1939 à Moi, laminaire publié en 1982, le poète ne consent pas à s’écarter ou s’évader un instant de son moi, lui le chantre de la négritude, c’est-à-dire d’une collectivité[32].

Sans le ton sarcastique et les accusations de Confiant, la critique Bernadette Cailler a souligné que « [c]hez Césaire, “Je” articule donc le drame du “nous” ; mais pourtant, tragiquement, “nous” reste sans voix[33]. » Le « nous », sans être absent, ne semble effectivement pas coïncider avec le « je » du narrateur, ce dernier étant solidaire face à un passé tragique commun, mais solitaire au présent, dans la prise de parole et la naissance du pays : « C’est moi rien que moi/qui prends langue avec la dernière angoisse/C’est moi oh, rien que moi/qui m’assure au chalumeau/les premières gouttes de lait virginal[34] ! » Tout se passe comme si son désir d’être l’élu, le seul et l’unique au-dessus de la foule, était si puissant que le narrateur finissait par imposer une voix qui écrase la voix collective qu’il est censé élever. Qui plus est, contrairement à ce que Laferrière avance, le narrateur de Césaire, en particulier dans la séquence fameuse de la « prière virile », ne s’adresse pas au « Dieu blanc », mais à son « coeur », qui désigne à la fois son peuple, son pays et lui-même : « Faites de ma tête une tête de proue/et de moi-même, mon coeur, ne faites ni un père, ni un frère,/ni un fils, mais le père, mais le frère, mais le fils,/ni un mari, mais l’amant de cet unique peuple[35]. » Quant à l’hypothèse selon laquelle le poète s’adresserait au colonisateur parce que son Cahier a été publié en France, force est d’admettre que, suivant cette logique, les écrivains dits francophones du sud qui connaissent du succès s’adressent encore aujourd’hui, à quelques exceptions près, à l’« ancien maître ».

Avant la parution de L’énigme du retour, dans la foulée des interventions d’auteurs sollicités à la mort du poète, en avril 2008, Laferrière a avoué son étonnement devant ses larmes lorsqu’il a appris la nouvelle. Il ne s’attendait pas à pleurer, « n’ayant jamais fait de pèlerinage chez Césaire » : « J’ai tardé à le fréquenter. Son territoire m’étant totalement inconnu. Les Antilles (Haïti, c’est la Caraïbe farouche), la métropole, la colonisation, pas trop ma tasse de thé[36]. » Dans L’énigme, le narrateur admet qu’à sa première lecture du Cahier, il l’avait trouvé « fade », « trop prosaïque », « trop nu » (ÉR, 59-60), ne comprenant pas l’engouement que ce texte fondateur a suscité. Il est pour le moins surprenant qu’un adolescent de quinze ans ait pu trouver cette oeuvre au langage poétique hermétique traversée de mots extrêmement rares ou spécialisés « prosaïque » et « nue ». Le narrateur reconnaît lui-même trouver « étrange » le fait qu’il ait « pu lire ça à quinze ans » (ÉR, 59). Il importe toutefois peu ici de savoir s’il a réellement lu cette oeuvre à cet âge ; ce qu’il faut plutôt comprendre, c’est que le narrateur, lors de sa première lecture, n’a retenu que la dénonciation violente du Cahier, ce qui explique l’impression de « nudité » et de « prosaïsme ». S’avançant vers son père, l’homme d’âge mûr qu’il est à présent découvre « tout à coup » les « territoires inédits dans cette aventure du langage » et « les images percutantes de Césaire » (ÉR, 60). Le langage et les images poétiques du Cahier ainsi dévoilés lui permettent maintenant de voir au-dessus du « message » : « Et cette lancinante rage tient plus du désir de vivre dans la dignité que de la volonté de dénoncer la colonisation. » (ÉR, 60) Mais n’est-ce pas précisément la colonisation qui empêche la dignité dans le Cahier, d’où la nécessité pour Césaire de la dénoncer avec « colère » (ÉR, 60) ? Il semble y avoir chez Laferrière une volonté de dénoncer la voix collective du poète, son « engagement », et un désir de diminuer la portée contestataire de son oeuvre, comme si l’aventure langagière et la dénonciation de la colonisation ne pouvaient aller de pair.

Expliquant la présence du poète dans son roman, l’écrivain a tenu à préciser qu’il ne s’agissait pas pour lui de proposer « une réponse à Césaire[37] ». L’énigme n’est en effet pas un pastiche ni une parodie du Cahier, les renvois à l’oeuvre du poète relevant plutôt du commentaire, et du commentaire général. En ce sens, il n’est pas question d’hypertextualité[38] puisque L’énigme n’opère aucune transformation au texte antérieur et, qui plus est, aurait très bien pu exister sans les références au Cahier, oeuvre présentée, à deux reprises, comme un « recueil de poèmes » (ÉR, 33 et 58), alors que le Cahier est un poème, un long poème, mais un seul poème. Comme l’image du père qui demeure énigmatique malgré les tentatives de s’en approcher, la figure de Césaire demeure pareillement distante. C’est peut-être davantage de ce point de vue que les deux « pères » se superposent (« Dans mon rêve, Césaire se superpose à mon père » [ÉR, 33], écrit Laferrière vers le début du livre), c’est-à-dire dans l’impossibilité de les saisir. La valise du père restera dans une banque de New York, sans que le contenu en soit légué au fils, et même si ce dernier fait le pèlerinage à Baradères, il n’en confie pas moins, après avoir ramené l’esprit du père à son village natal à défaut d’y ramener son corps : « Entre naissance et mort,/on s’est à peine croisés./Je n’ai aucun souvenir/de mon père dont je sois sûr./Qui ne soit qu’à moi./Il n’y a aucune photo/de nous deux ensemble./Sauf dans la mémoire/de ma mère. » (ÉR, 277) Le fils donne même l’impression de mieux porter l’héritage de Césaire que celui du père. À propos de la « valise des rêves avortés » (ÉR, 70) dont le code secret reste introuvable, il dit : « [L]e destin ne se transmet pas de père en fils./Cette valise n’appartient qu’à lui./Le poids de sa vie. » (ÉR, 72) Alors qu’il se sent « léger » (ÉR, 70) de ne pas avoir à porter un tel poids, il avoue par ailleurs toujours voyager avec le Cahier de Césaire (ÉR, 59), qu’il a trouvé dans sa première valise aux côtés d’une lettre de sa mère. « Je les garde toujours sur moi » (ÉR, 58), précise-t-il. L’impression ne dure cependant pas puisque le narrateur se défait du poids du Cahier en « glissant » son exemplaire dans la sacoche de son neveu, Dany Charles, car « [c]’est avant de partir qu’on en a besoin./Pas au retour » (ÉR, 264). On pourrait voir en ce geste un don littéraire, dans la mesure où le neveu veut également devenir écrivain. Or, la raison donnée paraît s’inspirer de la genèse même du Cahier : il est bien connu que Césaire a écrit son oeuvre fictive avant son retour en Martinique. À l’instar du poète qui a rédigé la première version du Cahier en Europe avant de rentrer aux Antilles en 1939[39], le narrateur a eu besoin de ce livre avant de quitter le Québec pour revenir en Haïti, ce que met en lumière la première partie de L’énigme justement intitulée « Lents préparatifs de départ ». C’est dans cette première partie, qui se passe principalement au Québec, que le narrateur précise « voyage[r] toujours avec le recueil de poèmes de Césaire » (ÉR, 59), tandis que dans la deuxième partie, une fois en Haïti, il déclare ne plus en avoir besoin. Le Cahier symbolise ainsi le livre qui aide à préparer le retour, à l’anticiper, mais qui devient inutile une fois à Port-au-Prince. Dès lors, considérer son geste comme un « don » soulève cette question : son neveu rêve de quitter Haïti — et donc partir, pour lui, serait un départ, un exil, et non un retour —, alors pourquoi aurait-il besoin du Cahier d’un retour au pays natal ? Tout comme avec la valise du père, le narrateur révèle plutôt un besoin de se débarrasser du Cahier (ce qu’accentue subtilement le mouvement furtif de glisser son exemplaire dans le sac de Dany Charles à son insu), un désir de déjouer la transmission des pères : celle d’un destin « avorté » qui a tristement fini dans la folie et dans la solitude ; celle d’une oeuvre incontournable qui demeure somme toute inaccessible ou à tout le moins obscure[40].

Avant la mort de l’Orphée noir[41]

L’énigme du retour propose tout de même, en dépit du fait qu’il se situe entre hommage au poète et refus de son legs, un regard différent sur Césaire. La « foule hurlante » de Pays sans chapeau est une allusion à son Cahier, mais c’est Saint-John Perse — ce Béké qui, selon Chamoiseau et Confiant, a su offrir une représentation de Pointe-à-Pitre de l’« intérieur » alors que Césaire restait à l’« extérieur » de Fort-de-France[42] — qui y est présenté comme le grand poète (impossible) à surpasser : « Je connais cette parole fleurie antillaise cachant généralement la plus redoutable vanité. Ça ne m’étonnerait pas qu’il [le docteur Legrand Bijou] se croie l’égal de Saint-John Perse. » (PSC, 191) Dans L’énigme, il n’y a plus aucune mention du poète français né en Guadeloupe, et c’est Césaire qui devient la grande figure des lettres antillaises. Mais avant ce témoignage d’estime, l’auteur du Cahier était totalement absent de Comment faire l’amour avec un Nègre sans se fatiguer, bien que le mot « négriture » de Laferrière ait de toute évidence été créé par analogie à « négritude[43] ». Dans un article qui analyse et dénonce les représentations sexistes dans Comment faire l’amour — et qui constate « l’aveuglement » de la critique à ce sujet —, Lori Saint-Martin écrit, dans une note particulièrement intéressante pour notre propos :

Même si Vieux affirme plaisamment qu’il veut être un « Blanc », mais un Blanc amélioré [c’est-à-dire sans le complexe d’Oedipe], il est sans cesse dans une relation oedipienne avec le père autant blanc que noir. À celui-ci, il veut prendre sa femme ; à celui-là, sa gloire littéraire : « UN JEUNE ÉCRIVAIN NOIR DE MONTRÉAL VIENT D’ENVOYER JAMES BALDWIN SE RHABILLER[44]. »

En supposant que Vieux soit bel et bien dans une relation oedipienne, Césaire ne serait-il pas le père à détrôner ? Si, comme l’indique André Lamontagne, « le narrateur s’autoreprésente en tant qu’écrivain noir et a pleinement conscience de se situer dans une tradition littéraire déterminée[45] », celle-ci ne devrait-elle pas être francophone puisque Vieux est un Noir qui vit à Montréal et écrit en français ? Le narrateur a beau « lâcher des noms » d’écrivains afro-américains (James Baldwin, Chester Himes, Dick Wright) et vouloir conquérir l’Amérique (« C’EST SIMPLE : JE VEUX L’AMÉRIQUE. Pas moins[46] », annonce-t-il dès le début), il ne peut ignorer qu’il s’inscrira dans une tradition littéraire de langue française. D’ailleurs, les critiques convoqués pour la réception imaginaire très enthousiaste de son Paradis du dragueur nègre sont tous des Québécois francophones : Denise Bombardier (« Miz Bombardier »), Jean-Éthier Blais, Réginald Martel, Gilles Marcotte et Pierre Vallières. Devrait-on voir derrière le fantasme de l’Amérique l’idée qu’il n’y aurait pas de modèle littéraire noir francophone ? Certes, Césaire est poète et Laferrière est romancier, mais, comme le fait remarquer Lamontagne, « [v]isiblement, [le récit du narrateur] n’appartient pas à la veine policière qui a fait la gloire de nombreux auteurs noirs cités dans le roman[47] ».

À l’instar du père biologique dont l’absence est révélatrice de son importance dans l’oeuvre, l’absence de Césaire dans ce premier roman paraît également significative, d’autant que Laferrière ne nomme pas non plus un autre « père » de l’imaginaire caribéen, à savoir Frantz Fanon, dont le Peau noire, masques blancs constitue pourtant l’intertexte principal. L’ombre de Fanon traverse en effet toute la narration puisque Laferrière met en fiction ses analyses sur les rapports entre sexe et race. Au début du deuxième chapitre, celui-ci s’impose indirectement, plus subtilement que le Totem et tabou de Freud et le Coran dans le premier chapitre : « Regarde, maman, dit la Jeune Blanche, regarde le Nègre Coupé. Un bon Nègre, lui répond le père, est un Nègre sans couilles[48]. » Cette phrase est évidemment un écho au « Maman, regarde le Nègre, j’ai peur[49] ! » de Fanon, qui examine dans son essai la « puissance sexuelle hallucinante[50] » associée au « Nègre ». Bien qu’il ne nomme pas Fanon, Laferrière entretient avec lui des liens intertextuels qui dépassent largement le name-dropping et la citation[51]. En fait, le psychiatre martiniquais est si présent dans Comment faire l’amour que même la négritude lui est parfois attribuée :

Faut-il conclure que le roman de Laferrière est raciste et misogyne ? Bien sûr, si l’on s’obstine à le lire comme expression naïve d’une négritude à la Fanon. Mais ce serait ignorer le contrat de lecture offert par le jeune écrivain noir qui nous fait remarquer, au sujet de son Paradis du dragueur nègre, qu’il n’y a pas de femmes dans son roman, seulement des types […]. En effet la négriture de Laferrière n’est pas la négritude engagée, politisée, de la décolonisation ; c’est une négritude ludique, postmoderne, fondée moins sur la revendication que sur la déconstruction parodique des stéréotypes[52].

Il y a ici un amalgame entre négritude et discours de décolonisation, alors que Fanon a tôt fait de remettre en question les fondements même du concept de Césaire, malgré son respect et son admiration pour le poète[53].

Dans Cette grenade dans la main du jeune Nègre est-elle une arme ou un fruit ?, Césaire n’est plus absent, mais il est, avec Senghor, l’objet d’une critique virulente. Relatant ses conversations avec un ancien copain, Cham, Laferrière partage la conclusion à laquelle les deux en sont arrivés :

on disait constamment que les livres sur les Nègres écrits par les Blancs semblaient toujours trop gentils, pleins de précautions. Et qu’enrobés de toute la vaseline de la culpabilité judéo-chrétienne, ces livres n’allaient jamais au fond des choses, en un mot qu’ils étaient nuls, nuls, nuls, nuls, nuls, nuls, nuls, nuls, nuls et nuls. Et quand c’était écrit par un Nègre, c’était pire. Toujours cette vieille connerie de « Défense et illustration de la race »[54].

Impossible de ne pas lire ici une attaque féroce de la négritude de la part d’un narrateur d’ailleurs légèrement énervé de constater que tous les chauffeurs de taxi sont des intellectuels qui se mettent à parler de Senghor ou de Césaire dès qu’un Noir entre dans la voiture. À l’un de ces chauffeurs, qui lui demande pourquoi il ne met pas « son énergie au service de [s]a race[55] » et ne défend pas « [s]on peuple qu’on a humilié pendant des siècles[56] », plutôt que d’écrire « cette merde pour faire de l’argent[57] », le narrateur rétorque : « C’est contraire à l’essence même de la littérature », ajoutant que « ce ne sera jamais de la bonne littérature[58] ». Cette réponse suggère bien sûr que les écrivains de la négritude n’auraient produit que des oeuvres à thèse, cette catégorie honnie de la « vraie » littérature. Nous sommes donc bien loin du « formidable Cahier » de Césaire…

Le détour

Laferrière, cela est fort connu, est allergique aux étiquettes et aux épithètes, allant jusqu’à déclarer : « À la limite, je préférerais qu’on dise que je suis un mauvais écrivain tout court plutôt que d’être qualifié de bon écrivain haïtien, caraïbéen [sic] ou exilé[59]. » Lorsque Bernard Magnier lui demande ce qu’il pense des appellations « littérature noire, littérature négro-africaine », l’auteur ne cache pas son agacement : « Il n’existe pas d’appellation de littérature blanche, alors ! Le pire, c’est que ce sont les Nègres qui ont exigé ces appellations. Il faut beaucoup de temps pour ne plus être un esprit colonisé[60]. » Pour sa part, Césaire, qui n’était certainement pas contre ces appellations, ne s’est jamais offusqué que Breton l’ait qualifié de « Grand poète noir » dans sa célèbre préface. Dans Cette grenade, Laferrière emprunte la fameuse phrase de Breton qui souligne la beauté et la nécessité de la parole césairienne (« La parole d’Aimé Césaire, belle comme l’oxygène naissant[61] ») pour parler… du retour en force de la Blonde, malgré les deux décennies de féminisme. « Aujourd’hui, écrit-il, la Blonde est de retour. Aussi radieuse que l’oxygène naissant[62]. » Cette phrase qui a contribué à faire du poète une figure mythique, Laferrière se l’approprie pour ressusciter le mythe de la Blonde, le « vieux rêve jamais oublié » de la « bombe sexuelle[63] ». Faut-il voir dans le revirement effectué avec L’énigme, qui substitue à la dérision une distance respectueuse, un recul que permet la mort de ce père imposant, « étouffant » de son vivant[64] ? Ou encore une stratégie de l’écrivain qui a su saisir l’occasion de valoriser une figure paternelle jusqu’alors négligée, voire contestée ? Laferrière n’en serait d’ailleurs pas à sa première stratégie, lui qui a visiblement un talent pour trouver des titres qui attirent l’attention. De plus, comme le mentionne André Lamontagne à propos de Comment faire l’amour, le fait que Vieux baise des étudiantes de McGill, l’un des bastions de la domination anglaise dans le contexte québécois, n’est sans doute pas un hasard :

Ce regard [sur autrui] a surtout pour objet les filles blanches anglophones, et l’on peut se demander, à la lecture du texte, pourquoi la drague se concentre sur un segment limité de la population montréalaise. […] Ce phénomène pourrait expliquer en partie le succès instantané qu’a remporté le roman auprès des francophones, ces « Nègres blancs d’Amérique » qui trouveraient ainsi une énorme compensation à voir d’autres minoritaires profiter des femmes anglophones[65].

Après avoir superposé le poète au père dans L’énigme et reconnu son rôle fondamental dans l’histoire littéraire caribéenne, Laferrière le transforme en « copain[66] » dans l’édition revue et augmentée de Chronique de la dérive douce. Publiée en 2012 et présentée par l’éditeur comme le livre de « l’énigme de l’arrivée » — qui reprend et traduit ici littéralement le titre du roman de V.S. Naipaul[67] — et une « sorte de “compagnon” à L’énigme du retour », cette nouvelle édition de Chronique inclut le nom de Césaire et une référence à son Cahier, absents de l’édition de 1994, tout en faisant disparaître le nom de Gaston Miron que l’on pouvait croiser dans l’édition originale[68]. Le narrateur exprime, à la fin de cette édition revue et augmentée, son appréhension du retour qui préfigure sa « redécouverte » du Cahier dans L’énigme : « Sur la table, depuis deux jours,/mon exemplaire tout neuf/du Cahier d’un retour au pays natal/du poète martiniquais Aimé Césaire./Je n’ose l’ouvrir, car ce retour semble/si loin, dans ma pensée,/que je le confonds aisément/avec une forme de mort[69]. » Qu’un immigrant qui vient d’arriver à Montréal n’ait aucune envie de songer au retour n’a rien d’étonnant. Ce qui surprend, par ailleurs, c’est de lire que le poète de la négritude fasse désormais partie des « copains » au même titre que les Borges, Bukowski et Baldwin[70]. Césaire, un « copain » ? Voilà qui détonne. Quoi qu’il en soit, le glissement sémantique souligne une idée abordée en filigrane tout au long de L’énigme et qui montre bien la résistance de Laferrière dans son rapport à Césaire, par-delà l’hommage : il n’y a de retour au père que pour mieux s’en détourner.