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Ma tâche a toujours été celle de trahir, de traduire en d’autres termes, souvent très peu fidèles, ce qui m’a été confié, afin d’arriver à quelque chose comme une pensée natale ou une terre natale[1].

Relire collectivement Belleau, trente ans après sa mort, signifie que nous assignons à son oeuvre une certaine valeur canonique, que nous choisissons d’honorer et de transmettre son legs, mais aussi qu’en héritiers passablement rebelles, nous pouvons saisir l’occasion de le trahir, de le tordre, de le malmener pour mieux nous l’approprier. L’intellectuel, chez Belleau, ne craint pas la trahison, ni envers la nation ni envers ses récits[2], et c’est justement cette idée de l’intellectuel qui sera interrogée ici, à l’aune de ses manques, de ses silences, de ses aveuglements. Car si je retourne toujours à Belleau, pour son écriture, son regard sur les textes, son ton direct et joueur, je ne peux m’empêcher d’y remarquer une absence criante en particulier : l’absence de femmes qui écrivent, qui pensent, qui énoncent des théories.

Dans « Les écrivains québécois sont-ils des intellectuels ? », André Belleau formule le souhait que « l’écrivain se reconnaisse enfin comme un intellectuel à part entière », un écrivain qui ose « questionner les formes, réfléchir sur le langage, jouer et déjouer les codes, bref […] abolir la distinction entre création et critique » (SV, 157). Dans toute son oeuvre se dessine en creux la figure de cet intellectuel, laquelle se pense implicitement au masculin. Même si Belleau s’est défendu de reconduire une exclusion basée sur la différence sexuelle, sa réflexion sur la vie intellectuelle québécoise et sur les débats qui l’animent ne fait que très peu de place aux intervenantes féminines, à leur point de vue sur la culture et aux conditions sociales qui le déterminent. Dans l’article « Liberté : la porte est ouverte », Belleau affirme que l’expression « les gars », souvent utilisée pour désigner l’équipe du comité de rédaction de la revue, « cherche à indiquer non le sexe, mais un certain type de relations humaines » (SV, 24). Or, il me semble que cette dénomination — les gars — constituerait plutôt un point nodal, un indice permettant de saisir les rapports de force qui structurent l’ordre des discours et des représentations à une certaine époque.

Il n’est pas question de mener en ces pages une réflexion exhaustive sur la relative absence de femmes à Liberté de sa fondation à nos jours[3] — encore aujourd’hui, cela représente parfois un fardeau, pour ceux et celles, dont moi-même, qui écrivent dans la revue, de se reconnaître beaucoup trop de pères et bien peu de mères. Il ne s’agit pas non plus, bien sûr, de faire le procès de Belleau, ni de son époque. De nombreuses chercheuses ont déjà documenté le peu de place accordée aux femmes ou au féminisme dans les revues d’idées québécoises pendant les décennies 1960 et 1970[4]. Andrée Fortin confirme « la marginalité des femmes dans l’entreprise éditoriale avant les années 1970[5] », tout en précisant qu’elles sont relativement mieux représentées dans certains lieux, les Écrits du Canada français, Situations ou Lettres et écritures, par exemple. Partant de ce constat, je voudrais montrer, dans un premier temps, qu’on peut déceler, dans quelques-uns des textes de Belleau et dans des éditoriaux collectifs de Liberté, une minorisation des intellectuelles qui correspond au statut incertain de celles-ci dans le discours social québécois. Ces textes contribuent à fragiliser la légitimité des femmes à l’intérieur de la sphère culturelle précisément en refusant de reconnaître la précarité de leur position dans le monde des mots et des idées. Mais je souhaite aussi me servir de cette critique pour mieux retourner Belleau contre lui-même, et montrer, dans un second temps, que la figure de l’intellectuel telle qu’il la conçoit et telle qu’il l’incarne peut contribuer à construire une pratique intellectuelle féministe.

UN REFUS DE LIRE LA PRÉCARITÉ DE L’INTELLECTUELLE

C’est une chose frappante quand on lit Belleau : très peu d’auteures femmes s’insèrent dans son horizon culturel et, quand elles y apparaissent, l’essayiste ne démontre pas d’intérêt pour leur place dans le champ littéraire, ou pour la façon dont elles manient, dans les textes, les représentations des femmes ou du féminin qui circulent dans l’espace social. Pour quelqu’un qui cherche à repérer les cristallisations du discours social, Belleau fait preuve d’une surdité étonnante. On ne peut pas dire qu’il a « surpris » ces voix-là. Deux exemples très précis s’avèrent particulièrement éclairants.

Dans « Code social et code littéraire dans le roman québécois », Belleau compare le statut des références littéraires dans les textes de Jean Simard et de Monique Bosco. Pour l’essayiste, Simard représente la façon dont le roman québécois intègre le code littéraire comme un ornement, un surplus, en disséminant un peu partout des références littéraires qui n’ont pas vraiment de lien avec la progression du récit, et Bosco est supposée représenter plutôt la façon dont le roman français, lui, intègre ce code de manière plus « organique », en donnant aux références littéraires une fonction dans le récit. Cela traduirait « l’impossibilité [pour le roman québécois] de faire d’un écrivain, d’un livre, d’une expérience de lecture de véritables performants diégétiques » (SV, 187). Belleau remarque que les références, moins nombreuses, dans Un amour maladroit de Bosco sont liées à des moments marquants de la vie intellectuelle du personnage. Pourtant, certains éléments qui s’avèrent déterminants dans le texte de Bosco sont ignorés par Belleau. La narratrice est une Française juive dans la vingtaine qui essaie de refaire sa vie à Montréal après avoir subi le traumatisme de l’Occupation pendant la Deuxième Guerre mondiale. Le personnage dit détester son corps et aurait préféré être un garçon : « C’était ma propre condition de fille qui me désolait[6]. » Sa « formation » littéraire se fait à travers la lecture de magazines pour jeunes filles, qu’elle prise d’abord puis rejette pour embrasser la « grande littérature ». Ses ambitions s’effondrent quand elle se retrouve à écrire pour les pages féminines d’un journal que ses collègues considèrent comme « de la bouillie pour les chats » (AM, 158). Amoureuse d’un jeune journaliste talentueux, la narratrice est parfaitement consciente de servir « de réceptacle aux idées de grandeur de ce nouveau Rastignac » (AM, 174). Elle reste en marge des cercles intellectuels, confinée à observer « de l’autre côté de la vitrine » (AM, 170). Belleau ne s’intéresse pas à la négativité qui se dégage du personnage créé par Bosco ; cependant, cette négativité est cruciale pour comprendre son rapport au code littéraire. Le fait que la narratrice soit femme et juive la confine à l’exclusion. Elle manie les références littéraires comme un héritage précieux, auquel elle n’a peut-être pas droit. Elle affirme : « Je hais ma condition de femme désertée. » (AM, 187) En fait, c’est la littérature qui déserte le personnage. Les références littéraires disparaissent progressivement au fil du récit, lequel se termine par l’abandon du parcours intellectuel et le rejet du monde par la narratrice, qui sait appartenir à « cette filiation ininterrompue de femmes seules, avides et désolées » (AM, 195). Belleau cherche à connaître « les conditions formelles d’intégration de toute littérature et de toute culture au sein du texte romanesque québécois » (SV, 187), et par contraste, il repère chez Bosco un rapport « moins honteux » envers la culture qui serait propre aux écrivains français. Au contraire, toute la structure du roman de Bosco laisse transparaître un empêchement du sujet à participer à la sphère culturelle qu’il admire et convoite de l’extérieur.

Second exemple. Dans Le romancier fictif, un des rares personnages d’écrivaines abordés par Belleau est celui de Gabrielle Lubin dans Doux-amer de Claire Martin. Ce personnage est qualifié de « fausse romancière[7] » par Belleau, à cause de l’absence de référents vraisemblables au monde littéraire, à l’activité d’écriture ou aux romans produits par le personnage : « Gabrielle a la détermination et la passion qui n’admettent aucun obstacle. […] Elle aurait pu être comédienne et l’éditeur, le directeur de la troupe. Elle aurait pu, à la rigueur, faire de la décoration d’intérieur[8]. » Belleau interprète cette absence de référents comme un signe du nouveau statut de l’écrivain dans la société québécoise, qui se considérerait désormais comme accepté, protégé des aléas de la vie sociale et politique. L’écrivain se serait professionnalisé, son statut se serait stabilisé. À mon avis, en tirant cette conclusion, Belleau passe à côté d’une dimension importante du roman. Gabrielle Lubin, la romancière de Claire Martin, est décrite à travers les yeux de son éditeur, qui assume la narration du récit. Dès le début, elle est présentée comme une créature qui échappera à son créateur[9]. Lubin sera présentée au public grâce à une photographie où elle ne se ressemble pas, image léchée qui représente la Gabrielle que son éditeur « a voulu exhiber[10] ». La représentation de la romancière dans le roman de Martin se fait sur le même mode fantasmatique. Tout au long du roman, l’écrivaine et le monde littéraire dans lequel elle évolue apparaissent lointains et irréels, bizarrement glamourisés, comme si le travail de l’écrivaine ne pouvait être décrit que de manière allusive. L’épuisement qui suit une période de création intense est d’ailleurs pudiquement rendu à travers une métaphore de la procréation : « [E]lle dormait profondément dans mon fauteuil, […] les deux mains crispées sur son ventre, comme une jeune mère qui vient d’expulser son fruit et qui, sa tâche terminée, s’est endormie[11]. » Gabrielle n’est pas comme les autres femmes, elle est « l’image de la solitude […]. Elle [est] enchaînée et seule[12] ». Elle écrit de manière compulsive et acharnée, nous assure le narrateur, mais cette activité est cachée à ses yeux ainsi qu’à ceux du lecteur. Se peut-il qu’en 1960, date de parution du roman de Martin, il y ait un certain malaise à décrire la matérialité du travail de l’écrivaine ? Se peut-il que la romancière ne puisse être en même temps une « femme réelle », un personnage crédible ancré dans un contexte vraisemblable ? Belleau s’intéresse au domaine du dicible et du représentable, et il me semble qu’ici, il ne suffit pas d’affirmer que le métier de Gabrielle Lubin tient une place négligeable dans ce roman, il faut aussi se demander pourquoi. Pourquoi le travail de l’écrivaine apparaît-il aussi difficile à montrer ?

La présence de ces mélectures serait anecdotique si elles n’avaient pas un statut exemplaire dans l’oeuvre de Belleau. Ce qu’il y a d’exemplaire ici, c’est le refus de lire dans les textes la sémiotisation de la précarité de la pratique littéraire des femmes, ou du moins de leur manque de crédibilité et de légitimité au sein de la sphère littéraire, et ce refus, peut-être plus gravement, conduit Belleau à passer à côté de ces oeuvres[13]. Évidemment, cette incapacité à reconnaître dans le texte littéraire l’inscription des conditions d’écriture et de pensée des femmes est assez commune dans la critique, et peut-être qu’en soi, ce n’est pas exactement un objet d’intérêt. Peut-être, surtout, ai-je étudié ce problème par le petit bout de la lorgnette, alors qu’il est nécessaire de l’aborder d’un autre point de vue, celui de la revue Liberté et de son rapport à la figure de l’intellectuel au féminin.

DE L’IMPOSSIBILITÉ D’IMAGINER L’INTELLECTUELLE

Ce phénomène devient en effet plus significatif quand on le met en relation avec les textes collectifs du comité éditorial de Liberté, textes cosignés par Belleau, qui témoignent de l’incompatibilité entre les femmes et la vie intellectuelle telle qu’elle est conçue et vécue à la revue. Pour mieux saisir l’ampleur de cette incompatibilité, il est intéressant de suivre le « personnage » de Nadine, qui apparaît dans la chronique « À suivre… » en 1976 (dans un numéro qui, curieusement, succède à celui sur « Les femmes et l’écriture », lequel réunit en fait les actes de la Rencontre internationale des écrivains, et où Jean-Guy Pilon précise, dans sa « Note de gérance », que l’équipe de Liberté s’y fit discrète pour « laisser la parole aux femmes — elles la prirent à qui mieux mieux et en firent un vivant usage[14] »). Nadine est un personnage fictif, à la fois muse, amante et tête de Turc, qui cosigne à quelques reprises les chroniques collectives. Elle apparaît d’abord dans un court poème ludique signé « A. B. » et deviendra une sorte de blague privée qui se poursuivra sur une vingtaine de numéros pendant plus de dix ans, jusqu’après la mort de l’essayiste :

NADINE AIMAIT LES JONCS ET ALLAIT À FARNHAM. Qui l’eût vue, l’eût crue. Loustic et ludique Lustucru, j’aimais la chair fraîche. Vrroou ! Brrou ! C’était terrible. Ô Nadine, ma petite flexion fléchie, mon doux morphème accrocheur, ma désinence tout usage, viens voir un peu que je te décline, du plus ouvert au plus fermé : Nadine/Câline/Anaïs Nin/Lénine/Lachine/Câline de binne/Steppine/Bibine/Staline/Anacin/Hölderlin/Poutine. C’est ainsi que Nadine habilement convoquée s’amena tout ouverte. Et que sème de mon monème, pour une transgression superbe et dans une coupure infinie, je la PARADIGMATICULISAI[15].

On peut reconstruire le personnage en traquant ses apparitions dispersées au fil des numéros. On apprend ainsi que Nadine enseigne à l’école maternelle[16], mais enseigne aussi le français et l’histoire, même si elle pleure parce qu’elle ne comprend pas les poèmes « complexes[17] ». Au moins, elle « fait créer des poèmes à Belleau[18] ». Elle écoute Femmes d’aujourd’hui, qui « parfois s’occupe d’art[19] », elle tricote des tuques pour financer le stade olympique[20] et « répond toujours poliment[21] » au courrier. Son prénom

vient de l’espagnol nada, rien, et du suffixe ine […]. [S]on nom voudrait dire rien dans : une sorte de contenant sans contenu (ses détracteurs la surnomment la cruche). Des socio-linguistes ont récemment émis l’hypothèse (très discutée) qu’une expression québécoise viendrait de son nom : y a rien là[22].

Parmi les faits saillants de sa « carrière », on trouve celui de comploter pour déposer deux millions de « non » dans les boîtes de scrutin du référendum de 1980[23]. Nadine est le faire-valoir de Liberté, comme l’écrit très honnêtement Jacques Folch-Ribas dans le numéro hommage à Belleau en 1987 :

Je devenais intéressante pour ces messieurs et, de plus, j’étais une femme. Cela manquait, à Liberté. Ils virent tout de suite l’immense partie qu’ils pourraient tirer de moi. Chaque fois qu’ils auraient peur de leur ombre […] ils s’empresseraient de signer cela : Nadine. Les fins-fins[24].

Nadine est la femme de service à Liberté : une « [m]ignonne créature[25] », qui « rapporte tout sans discernement[26] ». On ne sait pas si on peut lui faire confiance[27], car elle pose des questions stupides et formule des théorèmes bidons[28].

On pourrait se contenter de voir dans Nadine une simple « blague de mononcles » qui s’étire un peu trop longtemps. Mais ce qui m’intéresse, c’est comment le personnage en vient à figurer l’impossibilité de la vie intellectuelle au féminin. Nadine est celle qui ne sait pas penser, ou pire, celle qui pense mal ; elle se retrouve du côté des tricoteuses et des fédéralistes, elle est une sorte d’Yvette[29] qui se serait perdue à Liberté. Nadine est celle qu’on fourre, dans tous les sens du terme[30] ; elle n’arrive pas à prendre ses distances avec la doxa ; elle se fait avoir par les beaux parleurs au pouvoir ; elle constitue un fourre-tout qui accueille toutes les mauvaises idées, les mauvaises oeuvres.

On pourrait aussi soutenir que les gars de Liberté, particulièrement dans la chronique « À suivre… », ne se prenaient pas au sérieux — tout le monde est en mesure d’apprécier un peu de cabotinage. Mais je propose de prendre Nadine au sérieux, un instant, juste pour voir. C’est Belleau lui-même qui nous le suggère : « Les énoncés et même les mots qui nous parviennent ne sont pas inertes, neutres, sans attaches […]. Au contraire, ces énoncés sont déjà des fragments de discours existants […]. » (SV, 167) Les gars de Liberté affirmaient qu’avec Nadine, « y a rien là », mais si, au contraire, il y avait quelque chose là ? Cette construction discursive entretiendrait-elle un quelconque rapport avec la façon dont on pense la place des femmes au sein de la revue, et au sein du champ de la culture en général ? Cette Nadine peut-elle éclairer l’organisation du travail à Liberté et la conception de l’intellectuel qui s’y développe à l’époque ?

Suzanne Robert, qui a été admise au comité éditorial en 1984, en même temps que l’historienne Lise Noël et la linguiste Danielle Trudeau — les premières femmes depuis Michèle Lalonde à pénétrer le cénacle —, a témoigné, en 1999, de son expérience à la revue. Selon elle, la vie intellectuelle telle qu’elle se pratique alors au sein du comité de rédaction en vient à décourager complètement les femmes qui s’y trouvent, au point de les condamner au silence et à l’immobilité :

J’ai appris qu’un « intellectuel » est quelqu’un qui se prononce sur tout, absolument tout, parce qu’il a une opinion sur tout, absolument tout, et qu’il se montre incapable de dire « Je ne sais pas » ou « Je ne sais que penser de ceci et de cela », sa devise tenant plutôt dans ce titre de film (un film humoristique français, je crois) : Je ne sais rien, mais je dirai tout. Chose certaine, l’esprit du doute ne hantait pas Liberté. […] Peu à peu, mes consoeurs abandonnèrent la course, l’une au bout de quelques mois, l’autre après presque trois ans. Commença alors ce qui fut pour moi une sorte de longue période de noirceur totale où je glissai dans une léthargie et une indifférence suprêmes, sans pouvoir ni rester ni partir, ni bouger ni demeurer vraiment immobile. […] Il faut que Liberté survive à la disparition de ses héros. Ces héros qui n’ont jamais été mes maîtres, qui n’ont jamais marqué mon existence et qui ne m’ont jamais atteinte que par l’émoi que me causaient leurs faiblesses[31].

Ce que Robert raconte ici ne se limite pas à une incompatibilité sur le plan des personnalités : il s’agit d’une incompatibilité sur le plan du langage et de la pensée. Les femmes ne sont pas exclues officiellement de la revue, au contraire, « la porte est ouverte » (SV, 21), comme l’écrit Belleau ; on s’efforce de les y intégrer, mais elles ne peuvent correspondre à une certaine pratique du discours, ou en fait elles refusent une certaine pratique du discours. Cela est finalement bien pire, plus insidieux et plus tragique, puisque c’est la définition même de l’intellectuel qui y est véhiculée qui accomplirait le sale travail d’exclusion, « à l’insu » de ceux-là mêmes qui l’incarnent.

Suzanne Robert est restée pourtant, après avoir voulu démissionner plusieurs fois, expliquant que la présence de certains de ses collègues l’aura gardée à Liberté. À la mort de Belleau, elle l’a d’ailleurs identifié parmi ceux-là, le désignant comme son « maître à penser[32] ». Cette contradiction apparente dans le témoignage de Robert s’éclaire lorsqu’on se penche sur la « méthode Belleau », « sa façon de retourner les choses en tous sens pour en inspecter la totalité[33] », qui me conduit d’ailleurs à le relire régulièrement. L’oeuvre de Belleau, en tant qu’elle multiplie les points de vue sur la vie sociale, en tant qu’elle s’abreuve à même les failles des discours, fournit les clés de sa propre critique.

L’INTELLECTUELLE SOLIDAIRE

C’est que Belleau nous donne les moyens pour penser les « trous » et les non-dits de sa propre écriture ; il nous donne les moyens pour déconstruire « les gars » de l’équipe de Liberté, mais peut-être aussi « les gars » des institutions sociales de manière plus générale. En effet, l’essayiste s’intéresse aux rapports sociaux tels qu’ils s’inscrivent dans les discours — même si les rapports sociaux de sexe demeurent dans son angle mort. Son texte sur l’écrivain israélien Amos Oz, intitulé « Petite grammaire de la solidarité avec le peuple », en constitue un des plus beaux exemples. Belleau nous rappelle que l’écrivain ou l’intellectuel qui tente de représenter la collectivité, ou un groupe social dominé en particulier, ne fait le plus souvent que réaffirmer dans son écriture les signes de son pouvoir dans la sphère culturelle et dans la société plus généralement. Quand les gars de Liberté ajoutent le nom de Nadine à côté du leur, c’est exactement ce qu’ils font : rappeler la différence entre une pensée molle et corrompue, attribuée aux femmes, et la leur, afficher la domination de leur groupe sur un autre, dont on reproduit comiquement la voix fictive pour mieux la disqualifier. Belleau écrit : « L’égalité doit commencer dans le langage. Et la morale dans la grammaire. » (SV, 84) Cette affirmation semble encore dérangeante, quasi révolutionnaire, aujourd’hui.

Dans son article sur Oz, Belleau interroge la position de l’écrivain par rapport au groupe auquel il souhaite donner la parole et avec lequel il se sent solidaire. Comment inscrire cette solidarité dans la langue même du texte sans qu’elle signifie une adhésion totale et aveugle à un groupe donné ? Comment inscrire cette solidarité dans le texte sans que celui-ci devienne l’instrument d’une cause ou d’un message ? Cela concerne précisément l’engagement du texte et de son auteur dans le monde. La stratégie d’Amos Oz, qui permet aussi de décrire celle de Belleau, est d’inscrire dans le texte une tension entre le « je » et le « nous », relation dialectique qui est toujours en train de se faire, jamais achevée. Belleau parle d’une « ironie de participation » (SV, 80 ; Belleau souligne) ou d’une « distance solidaire » (SV, 81 ; Belleau souligne), manière de dire que le « je » de la narration s’inclut dans le « nous » tout en s’en extrayant ici et là pour marquer sa singularité. En fait, il y aurait dans le récit un « nous » qui serait toujours au bord de se briser et de laisser entendre tous les « je » qui l’animent. L’écrivain, celui qui parle, n’est jamais en dehors de la communauté, il parle d’elle au milieu d’elle et rend la dimension conflictuelle de ces voix qui parlent toutes ensemble, autour de lui et en lui.

Ces propositions de Belleau, par leur nature et par leur force, doivent être examinées à l’aune des pratiques intellectuelles féministes contemporaines. L’intellectuelle n’est pas le « nous » des femmes, lequel est aussi peu homogène et lisse que le « nous » du peuple. Pourtant, le « nous » des femmes « atteint l’universel » (SV, 80) autant que le « nous » des paysans du kibboutz : « Le groupe devient sujet et objet à la fois. Il se dit à lui-même ce qu’il se voit être, globalement et en chacun de ses membres. » (SV, 82) L’intellectuelle peut être attentive à la parole d’un groupe donné, disons le groupe « femmes », duquel elle cherche à être solidaire, sans jamais parler en son nom ou à sa place. Cela signifierait plutôt qu’elle cherche à faire entendre, avec « tendresse » (SV, 80), comme le dit Belleau, tous les « je » de cette communauté au milieu de laquelle elle se tient, dans une position critique, dans la « lucidité partagée » (SV, 80) avec ses autres membres. La réflexion entreprise par Belleau sur le rôle et le positionnement de l’intellectuel dans la société entre curieusement en résonance avec les dilemmes rencontrés par les intellectuelles féministes aujourd’hui : celles-ci, entre la complicité béate avec le groupe et l’indépendance qu’exige la pensée, entre l’écoute qui fait souvent défaut aux gens aimant s’entendre réfléchir et la nécessité de ne pas simplement reproduire les discours ambiants, cherchent à définir une solidarité qui ne conduise pas à l’aplanissement de tout antagonisme. Par ailleurs, cette solidarité-là, malgré le fait que « les gars » de Liberté se soient servis d’elle comme d’une poupée de ventriloque, requiert qu’on fasse ici entendre la « voix » de Nadine, et de toutes celles qu’elle est supposée caricaturer.

Ce type de solidarité n’exclut pas la possibilité de trahir le groupe, ou du moins de choisir l’écart ou la marginalité en son sein. L’idée de l’intellectuel que Belleau transmet est celle du « réécriveur », qui récupère les formes et les discours hérités et ne craint pas d’y être infidèle. En cela, elle n’est pas tellement éloignée de celle de l’intellectuel-judas que proposait Catherine Mavrikakis, citée en exergue. Rachel Nadon, dans son ouvrage sur les essayistes de Liberté au début du xxie siècle, fait justement de la figure de « l’héritier dévoyé[34] » une posture déterminante pour la nouvelle équipe éditoriale, dirigée par Pierre Lefebvre, qui occupe le lieu à partir de 2006. Cet héritier s’approprie sans complexes les textes « canoniques » (le « canon » établi par Liberté, d’Arthur Buies à Nikos Kachtitsis en passant par Aquin, n’a rien de « classique »), les investit en y projetant les enjeux idéologiques et politiques du présent. Cette lecture « actualisante » viserait à remettre en circulation les discours du passé sans en « tirer de leçons » figées et univoques[35]. Les modes de la continuité et de la rupture sont simultanément engagés par ce type de lecture — laquelle devient en fait une réécriture. Nadon suggère que, même si « l’héritage de Belleau n’est pas à proprement parler revendiqué par l’équipe de Pierre Lefebvre[36] », la « manière » de l’essayiste aurait irrigué les pratiques intellectuelles de ses animateurs, surtout à partir de la refonte de 2012, où la revue entreprend de relayer une plus grande diversité de voix et de discours — notamment en se dotant d’un cahier critique récurrent qui constitue le tiers de la publication. Pourtant, écrit-elle, « l’absence des femmes à Liberté [reste] un héritage problématique[37] », dont la revue commence à peine à prendre la mesure.

C’est justement en « héritière dévoyée » que j’ai tenté de relire Belleau, en cherchant dans ses textes, au risque de verser dans l’anachronisme, les moyens pour comprendre et infléchir le présent. Peut-être n’est-ce qu’en se faisant traîtresse, traîtresse aux « gars » de Liberté, à leur humour un peu puéril et à leur domination insouciante, que l’intellectuelle pourra devenir une alliée pour les siennes. Si Belleau écrit en 1983 qu’« à Liberté, la porte est ouverte », c’est à nous aujourd’hui de « performer » sa proposition.