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Lettres d’« une famille qui a tendance à se péter dans les portes ouvertes »[Record]

  • JONATHAN LIVERNOIS

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  • JONATHAN LIVERNOIS
    Université Laval/Centre de recherche interuniversitaire sur la littérature et la culture québécoises (CRILCQ)

Quand on veut mesurer la distance qui sépare les esprits libres de la moyenne de la population canadienne-française (soit dit sans offense), il est toujours bon de s’attacher à leur correspondance. Prenez le cas d’Arthur Buies. Francis Parmentier, autrefois professeur à l’Université du Québec à Trois-Rivières, vient de faire paraître chez Lux une nouvelle édition de la correspondance du pamphlétaire, publiée initialement en 1991 chez Guérin. S’il n’y a à peu près pas de nouvelles lettres dans l’ouvrage (c’en est même décevant), on se conforte de nouveau en découvrant ce bon vieux Buies, instable, se payant la gueule du recteur de l’Université Laval, Louis-Jacques Casault, étudiant à Paris puis chemise rouge en Italie, mangeant du curé au déjeuner, encensant puis vilipendant Honoré Mercier, admirant le curé Labelle, faisant tous les temps. Bref, nous sommes mieux renseignés sur le personnage, mais tout cela ne modifie guère notre perspective sur l’homme, même si les passages romantiques des lettres à sa femme surprendront peut-être. Aussi y voit-on une société verrouillée à double tour, Buies couchant sur le paillasson. L’ultramontanisme, ce n’est un cadeau pour personne, sauf pour les zouaves. En lisant cette correspondance d’Arthur Buies, nous mesurons certes la distance entre le libre-penseur et sa société, mais aussi la distance entre Buies, le Québec de 1868 et celui de 2017. Il y a bien là du réconfort, fût-ce sous une forme ténue, à voir le chemin parcouru, la distance qui nous sépare de ces temps où il était une fois des gens malheureux. J’exagère : le lecteur averti sait bien qu’on pouvait avoir du plaisir en 1868, que Buies pouvait écrire malgré les interdictions de Mgr Bourget ou de Mgr Taschereau. Mais je ne suis pas sûr que l’idée de vivre de choléra, de mandements et d’eau fraîche sourit à plusieurs de mes contemporains. Le réconfort est-il le même lorsqu’on s’attache à une autre correspondance, comme Le droit d’être rebelle, qui passe au travers de ce que d’aucuns voient comme l’enfer sur terre, soit la « Grande Noirceur » ? Se compare-t-on avantageusement avec tous ces Canadiens français brimés ? Se conforte-t-on en pensant que finalement, de Maurice Duplessis à Jean Charest, nous avons beaucoup « évolué » ? L’historiographie ayant fait sa part depuis vingt-cinq ans au moins, je sais et vous savez que le Canada français sous Duplessis n’était pas exactement une terre de Caïn pour les artistes et les intellectuels, que l’agriculture se faisait avec des tracteurs modernes, que les ministres de l’Union nationale mélangeaient allègrement les appels à la tradition et au progrès. Mais encore. Ça vous dirait, vous, de vivre comme le réformiste Robert Cliche, époux de Madeleine Ferron, qui voyait ses discours à la radio sabotés par le gérant du poste « sous la griffe de Duplessis » (189) ? De devoir vous battre chaque fois contre une certaine idée de la bêtise et du mépris ? Comptez-vous chanceux d’avoir un premier ministre du nom de Philippe Couillard, qui ne vous fera pas la vie dure même si vous n’êtes pas de son avis. Alors, quand on lit cette correspondance, on se console et on se réjouit de voir la lumière sourdre pendant les années 1960 ? Ce n’est pas nécessairement ce qu’on découvrira ici, dans ce vaste corpus de lettres qui vont de 1944 à 1985, choisies par la fille de Marcelle Ferron, Babalou Hamelin. On y lira les lettres de Jacques Ferron, le chef de famille (il faut le dire vite), qui ne se départit jamais de son persona, même avec les siens ; de Marcelle Ferron, qui est le point …

Appendices