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Fiction et politique[Record]

  • CHING SELAO

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  • CHING SELAO
    Université du Vermont (États-Unis)

Inspiré de l’actualité des dernières années, le dernier roman d’Yves Beauchemin, Les empocheurs, présente Jérôme Lupien, un héros diplômé en lettres de l’Université de Montréal et passionné de classiques, qui se fait rouler deux fois plutôt qu’une par des « virtuose[s] de la fourrette » (29), avant de s’embarquer dans une histoire rocambolesque avec des escrocs d’un autre calibre : les « empocheurs » du titre, c’est-à-dire des lobbyistes, hommes d’affaires et politiciens corrompus. Malgré son intelligence, Jérôme Lupien est d’une naïveté parfois exaspérante, lui qui avoue être « né pour [s]e faire fourrer » (23). Même si on pousse souvent des soupirs devant ses actions et ses décisions, le personnage principal est assez intéressant et donne envie de continuer la lecture, de savoir ce qui arrivera à ce jeune homme embourbé dans des situations inextricables. Dans un entretien avec Christian Desmeules, Beauchemin affirme ne pas avoir voulu, avec Les empocheurs, écrire un roman politique ; autrement, il aurait écrit un essai. Loin d’être un essai, le roman donne pourtant une vision bien typée — pour ne pas dire stéréotypée — de la politique comme lieu de toutes les corruptions et prostitutions. Les opinions et convictions du narrateur occupent pour ainsi dire l’avant-plan du récit et donnent l’impression de ralentir le « mouvement » que réclame, selon l’auteur lui-même, le roman. Le mouvement, me semble-t-il, ne saurait se limiter à l’intrigue, aux actions d’un personnage, car il est aussi celui des paroles et de la mise en représentation. Or, de ce point de vue, le dernier roman de Beauchemin apparaît plutôt « figé ». Le regard porté sur les femmes, notamment, y est assez déconcertant tant on a l’impression qu’il revient d’un autre âge. Jérôme, qui a une « réputation de tombeur » (105), pense à la séduction en termes de « business » ou de partie de chasse : « à défaut de voir ses efforts récompensés sur-le-champ, il venait sans doute de faire un placement qui rapporterait sous peu » (88). Son cynisme vis-à-vis des femmes est expliqué par le fait qu’une « salope » (104), une « petite garce » (105), une « agace-pissette aux tresses blondes » (105) l’a humilié devant tout le monde au secondaire. Depuis, Jérôme a développé « une prudence de chasseur à l’affût qui ne tire que lorsqu’il est sûr que le coup va porter » (105). Il n’est d’ailleurs qu’un « chasseur » parmi d’autres dans ce roman où les femmes sont perçues comme des « prises de chasse » (202), des « poulettes » (202) ou des « gibier[s] convoité[s] » (285). « Poules » et « poulettes » sont, paraît-il, des mots couramment utilisés pour désigner les femmes. Même pour Jérôme, qui a vingt-cinq ans et un diplôme en littérature, une prostituée de luxe est une « poule de luxe » (95 et 100) et les femmes qu’il croise partout depuis son adolescence sont des « poulettes » (104). Charlie, son meilleur ami, utilise également le mot, en plus de « poussin » (159), car la fille d’une poulette est un poussin. Le vocabulaire du bestiaire finit par lasser, par créer un effet d’anachronisme, et certaines scènes sont franchement ridicules. Dans ce monde où les hommes chassent et les femmes sont des chattes et des lapines en chaleur, Alma, la collègue de Jérôme, incarne « la chaude lapine rêvée des ados et des jeunes hommes salaces, à deux doigts des tâcheronnes de la porno, et apparemment inassouvissable » (247). De fait, un jour, comme ça, sans crier gare, elle accueille Jérôme au bureau « à quatre pattes …

Appendices