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Dégeler les mots de la mémoire[Record]

  • LUCIE ROBERT

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  • LUCIE ROBERT
    Université du Québec à Montréal

C’est dans Le quart livre de François Rabelais que Pantagruel, au cours de ses voyages, découvre l’existence des paroles gelées. Ces paroles, figées dans l’écrit, voire dans le livre imprimé, peuvent de ce fait être conservées et transmises, mais elles perdent ainsi une partie de leur sens et de leur valeur. Quand elle est figée dans cette sorte de paroles, la mémoire se recroqueville et elle se fait histoire. Aussi les paroles doivent-elles dégeler pour reprendre vie dans la langue de ceux et celles qui parlent et même de celles et ceux qui écoutent. Énoncées sur la scène, et donc à haute voix, elles retrouvent leur pouvoir d’expansion et ce souffle de vie qui donne un sens au temps présent. Tel est du moins l’avis d’Alexis Martin, qui situe l’action de sa trilogie, L’histoire révélée du Canada français 1608-1998, au pays où les « ‘ots ‘ombent ‘elés ‘ur ‘e ‘ol… » (I, 112). En effet, écrit-il dans le prologue, « [l]es anciens Amérindiens disent qu’il y a, au nord de Tadoussac, un pays où le froid est si grand, l’air si dense, que les mots gisent gelés » (I, 7). Pourtant, l’action de cette trilogie se déroule rarement « au nord de Tadoussac », et c’est bien plus souvent au sud que les personnages circulent entre l’Acadie et Montréal, entre Québec et Saint-Jean-des-Piles. Au nord de Tadoussac, pourtant, se trouvent d’immenses territoires habités par les peuples autochtones, où se concentre une grande partie des ressources naturelles grâce auxquelles subsistent les habitants du sud. Les grandes rivières, par exemple, surtout celles qui sillonnent les terres innues, ont presque toutes été harnachées — la Romaine serait la dernière en date — pour assurer l’approvisionnement en énergie électrique des habitants du sud de Tadoussac. Cette frontière imaginaire qui sépare le nord et le sud est aussi la métaphore de cette autre frontière qui sépare le passé du présent, et comme la source d’une mémoire souvent défaillante. Aussi toutes les pièces dont il est question ici partagent-elles cette volonté de reconstruire la mémoire de « [c]e peuple stupéfié//captif de ses propres mots » (I, 98), coincé dans les deux mots gelés que sont « Canadiens et français. L’un qui, à rebours, va adjectivant l’autre ; l’autre, qui ne peut se réconcilier avec le deuxième ; deux mots liés indissolublement, mais qui attendent une résolution [dans] une troisième identité » (I, 97). Telle serait, semble-t-il, la fonction du théâtre actuel, qui ne craint pas plus d’aborder le politique pour dégeler les paroles figées dans les livres d’histoire que de doter celles-ci d’une nouvelle vie, de reformuler les grandes questions relatives à l’existence collective et de raviver des débats pérennes et nécessaires, dont les enjeux réels se sont perdus, ces dernières années, dans les méandres de discussions détournées de leur fonction citoyenne et devenues aussi oiseuses que superficielles. La trilogie d’Alexis Martin a d’abord été créée par segments, en février 2012, en février 2013 et en mai 2014, au théâtre Espace libre, avant d’être finalement présentée dans sa version intégrale à la Quinzaine de théâtre de Québec en juin 2014 puis au Festival Trans-Amérique en mai-juin 2016. Martin révèle son histoire du Canada français dans un joyeux désordre autour de besoins vitaux (se chauffer, se déplacer, se nourrir), qui exigent pour être comblés la maîtrise des éléments naturels (le feu, l’eau, la terre) et composent des conditions de vie qu’ont partagées — et que partagent encore — les diverses populations du territoire (Français, Anglais, Autochtones). Car force est de constater qu’il fait aussi froid sur la pointe de l’Acadie, à Port-Royal, en 1604 qu’au …

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