Article body

« Faire avec ce qu’il y a » (CV, 6) : pas même une phrase, tout juste un assemblage de mots parmi les plus courts et les plus communs de la langue française, qui semble tomber à plat, dès le départ. C’est pourtant à travers ce maigre mandat que peut être appréhendé tout un pan de l’oeuvre de Michael Delisle, qui écrit, quelques pages plus loin dans le même recueil sobrement intitulé Chose vocale, que « [t]ous les ratages sont bons pour la littérature » (CV, 35). Si ces deux formules vaudraient pour approcher l’ensemble de l’oeuvre, on se restreindra pourtant ici à son déjà conséquent versant poétique, tout en ménageant quelques incursions du côté des nouvelles et des romans.

La poésie de Michael Delisle, aussi changeante soit-elle depuis ses débuts au milieu des années 1980, trouve un dénominateur commun dans la revendication permanente de son humilité. On pourrait à son propos remotiver l’« inhabileté fatale » dont parlait André Frénaud, à condition d’altérer quelque peu le sens de cette expression. Chez l’auteur de Nul ne s’égare, cette inhabileté procédait d’un décalage indépassable entre le chant pressenti et le poème réalisé :

Le chant qui m’émeut m’apparaît, quand c’est moi qui l’ai formé, très loin de la fulguration de l’être qui s’est obscurément manifesté au cours du faire poétique. C’est par contraste avec ce qui fut pressenti, par nostalgie, que l’oeuvre me déçoit, m’assurant un peu plus de « notre inhabileté fatale [2] ».

Le « formidable tumulte [de l’]irruption [3] » de la parole est à l’origine de cette condition « fatale » du poème, au sens où elle est inévitable et constitue sa marque propre. Mais chez Delisle, pour qui la poésie a commencé par être Agrandissement et Extase neutre, si l’expression vaut, c’est dans d’autres sens. Nul accablement fataliste chez lui ; ou s’il se trouve, c’est sous une forme transfigurée. Là où Frénaud fait constat de cette « inhabileté fatale » avec un certain dépit, Delisle en fait pour une part la source de son inspiration et sa matrice textuelle.

Il faut souligner toute la place qu’il accorde à cette « inhabileté » et à ses dérivés : l’humilité, le ratage, la médiocrité, le doute, ainsi qu’un certain ennui et une banalité aussi morose que récurrente. Ces termes peuvent tout aussi bien qualifier la matière de ses poèmes que le langage qui les exprime. L’analyse s’attachera donc dans un premier temps à cette singularité de l’oeuvre qui, on le verra ensuite, produit un effet de prosaïsme saisissant. Dans le sillage de l’article « La prose du poème [4] » que Pierre Nepveu avait consacré à la poésie de Saint-Denys Garneau, on reprendra certains traits tels que la dimension narrative, le refus du lyrisme et le « contenu événementiel [5] » du poème afin d’analyser par analogie dans quelle mesure l’humilité poétique de Delisle naît d’un prosaïsme qui n’est pas sans emprunter au versant narratif de son oeuvre. On s’attardera alors sur quelques points communs entre les textes narratifs et poétiques pour précisément mettre en question ce découpage de l’oeuvre, avant d’étudier la fascination pour le blanc qui revient dans plusieurs recueils. Il apparaîtra que le blanc possède une double signification chez Delisle, exprimant à la fois le vide et le non-sens d’une part, et représentant d’autre part un absolu esthétique captivant vers lequel tend toute l’entreprise scripturale. En d’autres termes, cette réflexion se développera dans la tension très vive de l’oeuvre entre d’un côté la chute, le retour constant du sordide, de l’approximation et de l’imperfection, et de l’autre la recherche d’un absolu esthétique en apparence désincarné et inaccessible.

« Notre inhabileté fatale »

Commencer à appréhender une oeuvre par l’angle de l’inhabileté a de quoi surprendre, et ce, pour plusieurs raisons. En premier lieu, cet angle force à entrer dans l’oeuvre par la petite porte, à la dérobée, et incite à cerner tout ce qui ne fonctionne pas — ou affecte de ne pas vouloir fonctionner — dans une entreprise littéraire pourtant amorcée il y a une trentaine d’années maintenant, riche à la fois de sa capacité de renouvellement et de ses constantes. Par ailleurs, l’inhabileté renvoie à une conception de la poésie insistant sur le faire poétique. La maladresse, le défaut de savoir-faire évoquent l’artisan en situation d’apprentissage, attentif à sa matière, en quête de la forme qu’il recherche, s’exerçant au maniement de ses outils. On se trouve ici au seuil de l’arrière-boutique, dans la réalité concrète de l’artisanat de l’écriture avec ses ratés et reprises, loin des élans inspirés, mais bien là où le poieîn l’emporte tout entier sur l’anima.

Importance de l’échec avoué — ou à tout le moins de l’insatisfaction — et importance du faire poétique : la constance de ces deux motifs modulés tout au long de l’oeuvre de Delisle représente un aspect incontournable de sa poétique. On commence donc par ce qui ne fonctionne pas, ce qui n’aboutit pas, ce qui échoue, ce qui menace la poésie de disparition à tout instant. Dans Chose vocale, « [f]aire avec ce qu’il y a » (CV, 6), c’est accepter de s’en tenir à cet « il y a » en apparence purement descriptif, tour présentatif le plus pauvre qui relève du simple constat. « Il y a défaut de formules » (CV, 36), écrit plus loin Delisle ; n’ayant aucune « formule » magique ou inspirée, le poète doit de nouveau se rabattre sur le même « il y a » plat et banal, faisant entrer en redondance signifié et signifiant. « Faire avec ce qu’il y a » (CV, 6), c’est aussi accepter de faire avec ce qu’« on » a, reconnaître son peu de maîtrise technique. Se découvre alors une humilité quasi omniprésente à travers les différents recueils. « Je pense aux phrases que je pourrais faire avec ça » (CV, 7) : la matière est là, bien valable, potentiellement intéressante même si elle se trouve condensée en un « ça » qui ne vaut guère plus que le « il y a » mentionné précédemment, mais elle demeure conditionnelle (« je pourrais ») à la maîtrise, à l’habileté du sujet, de même qu’aux silences qu’il s’impose : « Et défilent une à une, très nettes, les phrases que je tais. » (CV, 11) Déjà dans les premières parutions en revue, le texte se construit à même son propre reniement ; ainsi en est-il dans Les changeurs de signes, où le langage « bute devant les limites du pouvoir-dire » (CS, 11), ou dans « L’esprit des langues » : « Comme si j’avais tort de vouloir faire des phrases autour de ce qui — de façon désolante — ne demande qu’un seul mot. Un seul mot à la fois [6]. » On attribuerait à tort cette posture poétique fondée sur l’humilité à une modestie de débutant, car il s’agit moins d’une posture que se serait donnée Delisle à ses débuts que d’un état, d’une disposition indispensable chez lui à l’écriture poétique. Dans Prière à blanc, son recueil le plus récent paru en 2009, ce même état de doute envers soi-même, envers ses capacités littéraires et les potentialités de l’écriture demeure, voire s’accentue : « L’écriture, on dirait,/Ne fait rien. » (PB, 45) D’un recueil à l’autre, la constance stylistique est remarquable : des phrases brèves, teintées de conditionnel, forgées à partir de mots banals, pour dire à quel point la tâche poétique est humble, peut-être futile. Ses exigences et ses difficultés perdurent, ce dont rendent compte les poèmes de ce dernier recueil jusqu’à présent :

Je travaille.

La tête chauffe.

J’écris ceci,

et carbure au café […] et il devient clair que ce feu est fait pour […] couper des membres réels qui feront place à des images ou mieux des phrases, ça reste douloureux d’aller de l’avant, mais c’est vrai pour chaque pas d’homme libre, quand tout reste à faire, aujourd’hui même, c’est un bouillonnement, une usine de rouages, ainsi de suite.

Il travaille sûrement

Seul.

PB, 41

Le poète est toujours ici artisan ou ouvrier au travail, isolé, pris entre les mécanismes de ses outils (« une usine de rouages ») et les siens (« la tête chauffe »). L’objet final qui résulte de ce travail, le texte, est réduit une fois de plus à un simple pronom démonstratif (« ceci ») dénué de tout qualificatif. « J’écris ceci » indique le degré zéro de l’autoréflexivité littéraire et est tout aussi redondant dans sa forme et dans son sens que le « [i]l y a défaut de formules » (CV, 36) mentionné plus haut. Ailleurs dans Prière à blanc, le poème intitulé « Dictée » souligne autrement cette tentation du ratage poétique :

Le vin me rend seul avec moi-même : condition du poème. [T]rès vite je suis volubile et je n’ai rien à dire à personne : condition du poème. Rien ne compte que les mots pour eux-mêmes. Quand j’ai bu, assez bu, les lettres deviennent peinture. C’est une joie de rester en équilibre sur la lettre. Une joie qui est moi. Une joie qui n’est pas à moi. Le mot est icône et j’en trace des séries pour le plaisir. Quand j’ai bu davantage, je n’écris plus, je tombe par terre.

PB, 25

La « condition du poème » qui ponctue la « Dictée » et la création littéraire impliquent une dégradation croissante du sujet et, par conséquent, de son poème. L’ivresse progressive décrite ici peut être lue comme une métaphore du doute : à dose encore modérée, elle permet des images prometteuses (« les lettres deviennent peinture »), des références littéraires (l’équilibre, la joie et l’expérience de l’altérité à soi-même de Saint-Denys Garneau [7]), des possibilités de jeux avec le langage ; mais lorsque l’ivresse ou le doute deviennent trop forts, le poème se résorbe d’un coup (« je n’écris plus ») et chute dans un prosaïsme irrémédiable. Il ne reste rien de l’état de modestie ou de noble humilité qui conditionne la venue à l’écriture, seulement un sujet pathétique et un texte en attente d’un improbable achèvement. Rien ne semble pouvoir relever ces ratés sur les plans existentiel et poétique. L’éventualité constante de ce type d’échec est au coeur de la poésie de Delisle, dans la mesure où elle maintient le sujet dans l’état d’humilité que l’on a souligné, et le rend conscient de ses inhabiletés lors de la pratique poétique.

La trivialité de l’image du poète ivrogne effondré au bord de sa table de travail invite à examiner l’humilité de cette poésie dans un autre sens. Le terme « humilité » n’a pris sa coloration morale qui en fait un synonyme assez proche de « modestie » qu’à l’époque chrétienne. Le Trésor de la langue française rappelle que le terme latin humilitas était doté d’un sens plus concret. Il désignait une faible élévation, un objet de petite taille ou encore un état d’abaissement ou d’abattement. Certes, le poème « Dictée » aboutit à cet état de ravalement, de bassesse à la fois au sens physique et moral. Mais il faut également investir le sens de petitesse, de choses concrètes et de taille réduite que comporte le terme. Même lorsqu’ils se font autoréflexifs, les poèmes de Michael Delisle ont toujours un ancrage très terre-à-terre. La trivialité chez lui est rarement verbale, mais elle est inévitable la plupart du temps tant elle est intrinsèque aux objets ou aux sujets auxquels il s’intéresse. Ce n’est pas un hasard si le poète de « Dictée » « tombe par terre » (PB, 25) puisque, très souvent dans ses recueils, on retombe littéralement dans le terre-à-terre. En dépit de titres très éthérés — L’agrandissement, L’extase neutre, Chose vocale, Long glissement, Prière à blanc pour n’en citer que quelques-uns —, de nombreux poèmes se tiennent au plus près du réel, d’un prosaïsme qui a souvent partie liée avec un immense ennui. Un exemple paradigmatique se trouve à la fin de « La maladie du céleri », nouvelle qui ouvre Le sort de Fille. La nouvelle décrit les préparatifs du narrateur et de son ami pour partir en autobus cueillir des pommes. Finalement, le bus ne passe pas et le narrateur, dont l’allant s’est émoussé au fil de l’attente, retourne seul chez lui : « Je rentre à la maison en bâillant et, affalé en travers sur mon lit démonté, je dors tout mon samedi. » (SF, 14) Le texte prend fin brutalement sur cette phrase, comme il s’était ouvert sur une considération tout aussi prosaïque : « Comment expliquer à Gaétan Roy que le fromage est à ma mère… » (SF, 9) Dans Long glissement, un poème affirme que l’« [o]n est mystique à plat ventre, en noblesse de/reptile » (LG, 27). Le double parallélisme établi entre « mystique »/« plat ventre » et « noblesse »/« reptile » annihile toute valeur spirituelle ou immatérielle suggérée par le premier terme en proclamant la bassesse physique et morale de l’être dans le second.

Si le prosaïsme et l’attachement à des personnages apparemment banals et inintéressants sont des caractéristiques récurrentes des récits de Delisle, ils étaient déjà présents dans ses premiers recueils de poèmes. À propos de Mélancolie, André Brochu écrit qu’il s’agit de « [d]ix textes d’une page en moyenne, petites proses intimes qui ne s’écartent pas de leur propos, unique : le moi triste, livré à l’usure des jours, des passions […]. L’écriture, qui n’a rien d’exceptionnel, est accordée à ce qu’elle énonce. Un accent de vérité suscite l’émotion [8] ». Le critique, semble-t-il, s’en tient au constat, sans se prononcer sur la portée esthétique du projet. Il souligne la concordance entre l’objet du poème et sa forme, remarque que l’ensemble ne laisse pas indifférent. Il se montre cependant beaucoup plus sévère à propos des Changeurs de signes qui, à sa publication en recueil, reprend en seconde partie les textes de Mélancolie. Brochu déplore que les textes de la nouvelle partie se « présentent comme des instantanés de la vie quotidienne, d’une platitude sans doute voulue et néanmoins accablante [9] ». Le même critique s’en prend également à un autre recueil paru la même année : « Les mémoires artificielles, qui réunit cinq petits ensembles diversement datés, utilise le vocabulaire de l’informatique. […] Ici l’inspiration vire souvent au verbiage [10]. » Sa dernière phrase est d’intérêt si l’on considère qu’effectivement Delisle refuse l’inspiration. Tout l’enjeu de son projet poétique consiste à ne s’en tenir qu’à ce concret indépassable, loin de toute inspiration en mesure de l’agrémenter ou de le transfigurer, tout en laissant entrevoir les failles et les faiblesses humaines qu’il recouvre.

Il faut alors se pencher sur le recueil suivant, Fontainebleau. C’est sans nul doute dans celui-ci — qui reçoit le prix Émile-Nelligan en 1987 — que Delisle exploite le plus et le mieux la veine prosaïque. Le recueil tire son titre de « cette banlieue abandonnée à son grand espace comme on dit abandonnée de Dieu » (F, 15 ; l’auteur souligne) de la Rive-Sud, à l’époque où « la Cité Jacques-Cartier était le Far West de Montréal » (F, 16). Les poèmes, courts paragraphes en prose, parfois sous forme dialoguée, suivent les péripéties — ou l’interminable ennui — d’un groupe d’enfants dans la banlieue résidentielle à peine terminée. Au début du recueil, le poème « Nouvelle vie » dresse le décor :

L’Histoire de cette terre grise et d’un champ immense et blond et sec qui a attiré l’oeil d’un contracteur dynamique un jour froid du début des années cinquante. L’origine du rêve n’est pas documentée. […] Un champ, un désert, avec une petite ferme de planches livides, anachronique, égarée dans la paille, condamnée à disparaître lentement comme par pâlissement. Un matin, ils ont commencé à creuser d’énormes cubes, cartes en main. De grands trous de béton, de briques, de poutres, de plâtre et de peinture. Des maisonnettes ont surgi de la carte. Des petites maisons solides. Coquettes. […] La terre se peuple de jeunes mariées enceintes jusqu’à l’âme. […] On baptise les avenues de Vimy. De Courcelettes [sic]. De Lyon. De Versailles. Mais Fontainebleau a beau nommer, il sent encore la terre grise. De la terre glaise avec des filons d’ocre.

F, 15

« [D]ans l’air de ce maudit ciel impeccable » (F, 64), invariablement « bleu sainte-vierge » (F, 35), les enfants règnent en monarques désoeuvrés :

Que c’est long. Il reste les trois quarts du domaine à faire. C’est interminable. Diane Charest me tire dans sa voiturette rutilante. Quatre roues blanches et du métal rouge. Le trottoir est parfois cahoteux. C’est immensément inconfortable. […] Il reste la moitié du domaine à faire. Je me fais léger comme je peux. C’est interminable.

F, 54

Nous sommes prêts à tondre des pelouses, laver des chars, des fenêtres, des chiens, des entrées de garage mais rien à faire, on nous donne l’argent. Ti-Claude et moi avons subitement douze dollars pour faire une fête dans le domaine. […] Douze dollars de boules noires, de pop-corn rose, de pop-corn jaune, de pop-corn au caramel, de chips frisés naturel, de crottes au fromage, de framboises en caoutchouc, de réglisse rouge […].

F, 56

L’importance accordée aux noms, qu’il s’agisse de noms de personnes (Diane Charest, François Ranger et autres amis et voisins qui fonctionnent comme de véritables personnages) ou d’objets et de lieux (comme ceux des sucreries, des marques de voiture ou d’autres projets résidentiels), n’a d’autre fonction que celle de recréer ce microcosme dans toute sa concrétude. Le très bref poème « Une vue sur le monde » (F, 26) en produit un condensé soulignant à la fois le prosaïsme, l’étroitesse et l’ennui qui se dégagent de ce qu’est « le monde » aux yeux de l’enfant d’alors : « le champ le site la rue le trottoir la maison la chambre une vue sur le monde, sur le formica moucheté, when you’re smiling crépitant d’une boîte au son mauvais toujours à ON pour ne pas être complètement seul » (F, 26). De fait, ce sentiment s’étend à la grandeur du projet et de ses habitants : « les familles de mineurs ont trouvé quoi en touchant le Nouveau Monde ? Ils ont découvert que c’était en eux et qu’ils avaient beau fuir tous les continents que ça les suivrait, qu’ils traîneraient toujours avec eux cette fadeur triste qui fait que le sang ne goûte rien » (F, 72). Tel est bien le défi auquel se confronte Delisle dans ses poèmes : s’efforcer d’exprimer l’ennui et le désintérêt des choses les plus banales. Le procédé vaut dans la mesure où les poèmes parviennent à faire ressurgir une époque, une atmosphère à travers quelques mots qui les ont marquées (les bonbons, les autos, le formica, etc.). Par ailleurs, le poète crée un jeu aléatoire : certains poèmes — tels « Parade » ou « L’émeute [11] » — s’en tiennent uniquement aux faits, à la description objective de la scène, tandis que d’autres — tels « Nouvelle vie », « Points plats points croisés [12] » — s’attachent à faire apparaître le vide ontologique que ces faits recouvrent. C’est aussi en ce sens que cette poésie parle de « notre inhabileté fatale » à créer des relations et un monde qui soient pleins, signifiants, vivants.

Si la poésie de Delisle repose sur une formulation humble, dépourvue d’apparat, semblant toujours à la veille de se tarir ou de retomber dans le compte rendu à force de prosaïsme, elle dit, dans son langage volontairement terne et sans éclat, la violence et le vide qui règnent sur le monde qu’elle décrit. Dans le versant narratif de l’oeuvre, la violence physique et psychologique est omniprésente. Les parents de la petite Dée prostituent leur fille, qui elle-même délaissera son nourrisson. Tiroir no 24 raconte l’histoire d’une adoption qui tourne rapidement au désenchantement ; le fils adoptif cesse bientôt de prodiguer le minimum de soins à son père impotent, le privant de toute dignité. Les nouvelles de Helen avec un secret et du Sort de Fille décrivent des conflits de longue durée entre amants, ou entre parents et enfants ; certains « explosent » lors d’une provocation, mais la plupart laissent deviner leur lente et inexorable aggravation. Quant au roman Le désarroi du matelot, il est sans doute celui où la violence, notamment physique, s’affiche le plus expressément. La violence est ainsi presque toujours présente, même si elle paraît souvent larvée : la détresse psychologique de certains personnages, décrite sans la moindre commisération, se laisse entrevoir plus qu’elle ne s’énonce clairement. La description des scènes de violence physique se fait sur un ton d’évidence et de banalité qui tient le lecteur à distance, l’empêche de ressentir toute forme de sympathie pour les personnages. Malfrats, jeunes hommes abandonnés sans repères, mères de famille désillusionnées, gamins qui s’ennuient et autres désoeuvrés : les personnages de Delisle forment une toute petite société fondée sur l’égoïsme et l’absence d’espoir et d’amour. Les poèmes disent autrement la détresse d’êtres semblables. Le poème « Two women » dans L’extase neutre met en scène Heather et sa mère Wilma :

Dans une cuisine un peu pauvre. Heather se maquille devant le petit miroir rond (côté grossissant) au-dessus du lavabo. Wilma se berce en roulant une Player’s d’une seule main. […]

WILMA : André ?
HEATHER : Yeah ma… I like him, anyway he’s okay… he loves me…
WILMA : That’s good. You know what your gramma Olsen used to say (elle lèche son papier).
HEATHER : Yeah… (récitant par coeur). Don’t marry a man you love marry a man who loves you.

EN, 11

Cette morale produit dans Chose vocale des étreintes malheureuses — « Oh, l’indifférence du sexe mal essoré » (CV, 12) — qui là encore, loin de tout idéalisme, se confortent dans leurs ratés et leur prosaïsme : « Des corps blêmes se quittent avec force. Cette dureté que l’on reconnaît aux douleurs. Si loin de l’élégance du cinéma. Si proche du ciment./Des corps se pressent avec maladresse sous la lune. » (CV, 23) Ce n’est même plus tant la violence que le vide subséquent qui frappe dans ce recueil. L’Autre est absent et le sujet, s’il persiste par quelques pronoms personnels, apparaît éminemment neutre, distant, dématérialisé. De l’humilité et de l’équilibre précaire dont elle semble toujours s’extraire, la poétique de Delisle bascule souvent dans une violence exacerbée. Tendue entre ces deux pôles opposés, son écriture est à l’image du personnage du Désarroi du matelot : tantôt très vulnérable lorsqu’il dépend de la bonne parole de Sister Russell, fasciné par l’angélisme du jeune Jean-François et croyant profondément en la rédemption des êtres, tantôt incroyablement violent (il fait partie des onze hommes ayant tué Manseau à coups de marteau sur la tête), froid et apte à produire — en bon malfrat professionnel — un récit dépouillé d’émotion de ses méfaits.

La résistance prosaïque du poème

Si la fragilité et la violence, ou encore l’humilité et la mise en mots sans ambages du mal, se tressent avec autant de souplesse l’une à l’autre dans l’oeuvre de Delisle, c’est bien parce que celles-ci se conjuguent souvent, de façon plus ou moins évidente, dans la réalité. La tâche du poète consiste alors essentiellement à mettre au jour les situations où l’une devient l’autre, où les êtres deviennent réversibles. Pour ce faire, Delisle a choisi la stratégie du prosaïsme. Si l’on a déjà convoqué ce terme, il faut à présent le faire rayonner dans toute sa diversité de sens.

En poésie, « prosaïsme » renvoie d’abord à la prosodie, au sens où le poème en prose se distancie de celui en vers. Mais si cette opposition entre poésie en vers et poésie en prose avait encore une pertinence dans la poésie canadienne-française des années 1930, elle ne vaut plus vraiment pour la génération à laquelle appartient Michael Delisle. On ne peut que constater la propension au récit de certains recueils ; L’extase neutre compte quelques poèmes sous forme de récit et certains personnages identifiables reviennent régulièrement dans des textes en prose entrecoupés de dialogues : Heather, André et Wilma [13]. Mais Fontainebleau est sans doute le cas le plus intéressant sur ce point. Saluant sa parution, André Brochu le présentait comme « un récit en miettes (“histoire brisée”, disait Valéry), mais pas du tout [comme un] “roman d’abstractions” [14] ». Il indique ainsi que

[c]ette fiction à plusieurs voix recrée avec beaucoup de spontanéité et de bonheur l’enfance dans une petite ville nouvelle de banlieue, Fontainebleau. L’impressionnisme de la composition relève de la forme poétique, qui est du reste utilisée dans quelques-uns des textes ; mais le plus souvent, une technique de récit passablement réaliste nous met en présence de personnages savoureux […] [15].

Il est intéressant de remarquer que le critique semble lire Fontainebleau beaucoup plus comme un texte narratif que comme un recueil de poèmes. Et pour cause : le livre paraît avec la mention « fiction » bien visible sous le titre. Ce livre oblige à délaisser les oppositions prose/vers et récit/poésie pour souligner que les termes de celles-ci se réconcilient dans la notion de fiction, qui elle-même n’est pas à percevoir comme une entité pure puisque, dans le même livre, Delisle écrit : « Il n’y a que la non-fiction qui t’intéresse. Le reste ça ne parle que de gens qui n’ont pas souffert pour de vrai. Et c’est très important que la souffrance ait eu lieu quand on lit quelque chose. Ça change tout. Autrement, c’est comme pervers. C’est irresponsable ! C’est comme… tellement pas nécessaire. » (F, 102 ; l’auteur souligne) Et Brochu de suggérer : « Voilà, certainement, le livre le plus réussi, le plus touchant, le plus convaincant de Michael Delisle, mais ce livre révèle peut-être plus un prosateur qu’un poète [16]. » De fait, Delisle s’essaie par la suite avec succès aux genres narratifs et s’adonne parallèlement à une poésie qui se dépouille alors de cet aspect narratif. Si l’on peut parler de prosaïsme dans le sens prosodique du terme, cela vaut essentiellement pour les oeuvres des années 1980 où Delisle se prête à l’exploration de formes discordantes et hétérogènes. On a montré l’intrusion du récit dans Fontainebleau, mais on pourrait tout autant montrer la prégnance de la poésie dans Drame privé, qui paraît avec la mention « roman ». À partir des années 1990, la publication concomitante de romans, de nouvelles et de recueils de poèmes semble avoir pour effet de départager avec beaucoup plus de netteté qu’auparavant les différents genres qui continuent néanmoins de s’échanger des questionnements et des situations. Cependant, Chose vocale et les recueils de poèmes subséquents s’écriront dans une posture de refus tant du récit que de la fiction et au contraire dans la quête d’une très grande rigueur formelle.

Par ailleurs, le prosaïsme invite à examiner le niveau de langue dans lequel se donnent à lire les poèmes. À la lumière de nos premières remarques concernant le choix de l’humilité, c’est sans surprise que l’on constate que, déjà dans Les changeurs de signes, les choses sont « soumises à leur plate intégrité » (CS, 11) et que le mot d’ordre est le suivant : « L’urgence de défocaliser. Fuir le détestable. L’instinct de survie se nourrit d’imaginaire plat. » (CS, 20) La poésie de Delisle dans son ensemble s’alimente elle aussi à cet imaginaire plat qui, face au « frelatement des matières » (CS, 11), « bute devant les limites du pouvoir-dire » (CS, 11) et s’en tient donc à un langage très proche du registre oral et courant ou, pour le dire autrement, volontairement prosaïque. Les phrases sont brèves, la syntaxe peu élaborée, le lexique sans apprêt. Ce choix — conscient — de l’auteur produit des textes peu remarquables, vite oubliés si l’on s’en tient à une lecture cursive. Il convient au contraire de soupeser chacun de ces mots communs et d’apprécier l’éclat de l’émotion qu’ils font apparaître :

Écouter battre un coeur est une expérience

formidable.

Je ne m’y habitue jamais.

LG, 35

Le prosaïsme se manifeste aussi par la contrainte descriptive que s’impose Delisle dans certains textes, tels que les séries « Certitude » et « Fiction » numérotées dans Fontainebleau :

La photo fait 7,55 centimètres par 7,7 centimètres. Il y a en plus une bordure blanche qui varie entre 6 et 7 millimètres, dépendant de la hauteur des crétages décoratifs. La photo est en noir et blanc. Elle est un peu floue, juste un peu. Une jeune femme est assise sur le palier épais du perron gris pâle. Les petites bulles dans le ciment rappellent la texture des éponges fermes. La jeune femme est en maillot de bain. Elle prend une pose étrange. La tête renversée regarde à droite. Son bras droit plié fait un angle de 45°; les doigts forment un poing entrouvert.

F, 90

Dans ce cas, le poème ne va pas au-delà de la description pure et simple, il s’en tient à ce qui lui est donné de voir uniquement. Autre forme de prosaïsme encore dans cette même oeuvre : l’art du dialogue qui, là encore, tient parfois lieu de texte à lui seul. Delisle recrée des dialogues d’enfants qu’il donne à entendre sans les enrober d’un discours qui viserait à circonscrire ou à mettre à distance ces propos, comme dans ce texte intitulé « La permission de parler » :

  • I s’est faite battre parce qu’i a traversé le Ch’min Chambly pis y aurait pu s’faire écraser. Faq’son père y a crissé une volée. Ça m’surprend que t’aye rien entendu…

  • Tu sacres !

  • J’ai la permission.

  • T’as-tu la permission de traverser le Ch’min Chambly ?

  • Non mais je l’fais pareil.

  • M’as l’dire m’as l’dire ! Diane Charest, a traverse le Ch’min Chambly !

  • Ta yeule ! Fais ça pis mon frère André va t’batt’!

  • C’est jus’une farce.

  • C’est ben mieux.

F, 34

Fontainebleau regorge de ces dialogues qui tournent à vide, où la parole s’annule d’elle-même et où bien des répliques demeurent muettes ou confinent au silence. Ce recours à la langue populaire laisse deviner une méfiance à l’égard d’un langage qui, au contraire, serait trop châtié ou spécialisé et convoquerait des termes aux connotations trop chargées. Le poème « Parodies de la tristesse », dans Les changeurs de signes, exprime bien ce refus :

Mais mélancolie et parodie sont unies. Tu le sais quand tu dis mélancolie et que tu souris parce que ça fait Nerval, ou comme « ce vase où meurt cette verveine »… dix-neuvième… Sarah… Sully… Soleil noir… parce que, finalement, tout ça a été fait récemment. Oui, mélancolie fait sourire ; c’est un grand sentiment. Et parodiée, la mélancolie n’a rien de plus, nous le savons. Elle est exagérée par définition. C’est une pompe. C’est une grande messe ridicule. Car toute mélancolie sérieuse accule l’écrivain à la génuflexion, donc à son style. C’est un recueillement écrasé et il te brandit la prière comme seul genre littéraire. Incanter. Incanter quoi ? Qui ? Incanter. Et puis après ?

CS, 37 ; l’auteur souligne

Delisle ne peut se résoudre au mot mélancolie, mot tellement chargé de mémoire littéraire qu’il ne lui semble plus être qu’une de ces « parodies de la tristesse ». Il refuse donc d’exploiter cet héritage littéraire, et plus généralement montre du doigt tout ce qui pourrait faire office de source de lyrisme pour mieux annuler toute tentation de faire image. « Empiler des images, c’est poser des caches » (LG, 48), écrit-il dans Long glissement. Cette réflexion se comprend dans le sens littéraire : un excès d’images, de métaphores obscurcit le sens. Mais elle pourrait aussi se lire dans un sens photographique, ce recueil marquant un intérêt pour la photographie. Rappelons qu’afin de truquer des photographies argentiques, on utilisait des caches et des anti-caches qui permettaient d’assembler deux photographies dans une. Dans un cas comme dans l’autre, Delisle refuse le subterfuge, l’illusion et l’inflation verbale pour s’en tenir à une simplicité langagière dont il ne se dépare pas, quels que soient le sujet et la forme choisis.

Ultime visage du prosaïsme dans cette poétique : ce que Pierre Nepveu nommait le « contenu événementiel [17] » de la poésie, désignant par là moins les péripéties racontées par le sujet que les rebondissements de sa propre voix. À cet égard aussi, on peut parler du prosaïsme de Delisle, dont la forme des textes constitue à elle seule l’aventure que, bien souvent, ils ne racontent pas. Toute l’action se réduit à « une apocalypse tenant dans une main » (PB, 64), souvent invisible d’ailleurs : « Les mouvements que je fais sont tournés vers l’intérieur. Comme de petites implosions. » (DP,  103) En effet, s’il ne se passe presque rien dans la plupart des textes narratifs, leur intérêt se situe dans la forme qu’ils arborent. Chose vocale est un recueil particulièrement intéressant sur ce point, en ce qu’il s’attache à faire entendre, dans un langage à la fois tactile et vocal, le vide, l’humilité, le découragement du sujet :

Fenêtre sur ma faiblesse.

Y mettre fin.

Ou des contours. Ou quelque chose.

L’espacement rarement tracé entre les humains.

Confondre drame et danger.

Et la confusion nivelle tout.

Le monde serait plat.

Mais l’arrangement s’effrite.

CV, 33

Dans ce recueil, le sujet rêve de « [t]oucher les mots » (CV, 45) — « Je passe mon doigt sur le mot » (CV, 55) —, comme si cela pouvait apaiser ses blessures : « Une voix raconte des blessures./La plaie de s’être frotté contre l’autorité. » (CV, 46) Cette dimension tactile de l’écriture est rare en littérature ; si elle revient à plusieurs reprises dans Chose vocale, le titre même du recueil suffit pourtant à déduire que c’est la dimension orale de la parole qui importe ici. Or, c’est bien sous sa forme parlée, qui implique articulation d’une part et écoute de l’autre, que la parole se fait événement. Ainsi que le souligne Paul Chanel Malenfant, « […] ce livre de Michael Delisle se place sous le signe de la surprise et du surgissement […]. Les poses amoureuses, les scènes de séduction, les stratégies de charme sont données ici comme autant de fêtes acoustiques du langage, autant d’occasions de porter la voix du poème [18] ». Or, « [c]e caractère ludique de la “voix” de Delisle ne se départit jamais d’une tranquille gravité [19] » qui lui fait demander, dans Long glissement : « Sait-on seulement si tous nos poèmes seront/entendus ? » (LG, 21) Attendue, la voix de l’Autre, du lecteur importe autant que celle du poète : « Aimer ta voix est le seul projet invariablement beau », confie-t-il dans Chose vocale (CV, 22).

Si la poésie de Delisle frappe dès l’abord par son attachement à des scènes banales, à des sujets vaguement déchus ou en mal d’inspiration, il faut pourtant souligner que son prosaïsme ne tient pas uniquement aux sujets apparemment sans intérêt qu’elle se donne. Les formes hétérogènes qu’elle arbore, notamment dans les premières oeuvres des années 1980, appellent également cette qualification. Le prosaïsme tient par ailleurs à la familiarité du langage employé, ainsi qu’à la systématicité avec laquelle il ruine toute possibilité de transformer le texte poétique en chant. Jamais le texte ne succombe à la tentation lyrique qui lui permettrait de dépasser le matérialisme dans lequel il puise sa source. Toute ascension verticale de la parole est annihilée au profit de l’horizontalité de phrases brèves qui pourtant, à travers les surprises qu’elles ménagent, créent les événements langagiers portant à lire les poèmes comme des textes où l’événement que l’on suit est celui de l’avènement de la parole poétique.

Blanche fascination

Il est d’autant plus évident que l’écriture poétique de Delisle s’attache avant tout à ses propres soubresauts, à son mode d’élaboration et de fonctionnement que les sujets qu’elle se donne apparaissent vagues. Des termes tels que le quotidien, la banalité, les sentiments de l’amour, la peur, le désarroi permettent d’approcher quelque peu ce dont parle cette poésie, mais ne saisissent jamais que des thèmes accidentels qui circulent d’un recueil à l’autre. Il semble alors préférable de commencer par constater le laconisme des titres des recueils de poèmes ; plusieurs d’entre eux insistent sur un manque, une imprécision ou un défaut : L’extase neutre, Mélancolie, Chose vocale, Prière à blanc, tandis que du côté des oeuvres narratives, les titres se font opaques et énigmatiques, dans la mesure où on ne peut savoir à quoi ils se réfèrent. Ce n’est qu’à la lecture des textes que l’on comprend que Fontainebleau tire son nom du quartier, que « Dée » est le surnom d’une petite fille et « Fille » le nom d’une chienne dans Le sort de Fille. Bien qu’il ancre ses textes dans des mondes prosaïques et souvent sordides, Delisle transcende cette dimension très terre-à-terre qui, si elle est incontournable, n’est pourtant jamais la fin en soi du texte. Il dépasse le prosaïsme, cherche à le neutraliser en ouvrant la réflexion vers une double échappatoire, celle précisément indiquée par les titres. Il s’agit de travailler soit dans le sens de l’opacité qui confond et noie tout, soit au contraire sur le manque.

La poésie est une remontée à la surface

Pour respirer l’immensité turquoise

Avant de redescendre

Dans l’abysse glauque du contrôle.

PB, 61

Cette épigraphe à la dernière section de Prière à blanc condense parfaitement ces deux perspectives antagonistes. D’une part, l’écriture poétique est perçue comme un mouvement ascensionnel — « mouvement blanc » dans Les mémoires artificielles (MA, 37) — qui tend vers l’immatérialité et l’abstraction ; mais d’autre part, force est de reconnaître qu’elle n’advient que par le labeur, le poieîn, « le contrôle » fastidieux d’une forme et d’un langage toujours à reprendre, calqués sur les vicissitudes de l’existence — ainsi qu’on le soulignait au tout début de cette étude. On découvre alors le haut degré d’exigence de cette poétique, qui ne vise rien de moins que d’atteindre l’absolu en travaillant à partir de choses et de mots très concrets. Tel est bien ce en quoi consiste l’humilité de la poésie de Delisle : une conscience aiguë de travailler avec des matériaux grossiers et communs ; et, néanmoins, il se fixe un ambitieux objectif consistant à évoquer ces phénomènes éthérés qui entourent l’humain : l’émotion esthétique, les sentiments, les peurs, l’indicible. Sans jamais renoncer à cette difficile entreprise, la voix du poète demeure humble, sachant l’insoutenable prétention des objectifs qu’elle se donne.

Or, au croisement entre l’absolu éthéré et l’opacité anesthésiante des mots courants et du réel se trouve une couleur : le blanc, véritable point de fascination qui se décline en une diversité de teintes au fil de l’oeuvre. Car il en est du blanc comme des noirs de Soulages : il n’est pas un, mais multiple, tout en nuances chatoyantes dotées de significations différentes. Au plus bas degré, c’est celui de la page blanche, ces « territoires de papier » (F, 103) inertes, encore vides, qui tantôt effraient, tantôt appellent dans un Fontainebleau à peine jailli de terre. « Chaque jour une longue marche entre deux pages » (PB, 55), énonce ainsi un poème de Prière à blanc. Il peut s’agir du blanc originel, ou du blanc chaotique auquel tout semble retourner : « la mort est là dans la case suivante » (PB, 47) ; « La fin est proche./Le jeu aussi » (PB, 48) ; « C’est fini. Comme une science où tout est parfait./Il n’y a rien de plus triste qu’un spectacle sans témoin. C’est blanc. C’est la couleur de l’intouché. » (LG, 111) Le blanc prend alors aussi le sens de ce qui, contrairement à l’écriture, ne laisse pas de traces : « C’est un blanc de mémoire. C’est un trou honteux. » (LG, 110) Il peut s’agir d’une béance involontaire, comme dans le cas de ce trou de mémoire, ou au contraire d’une ligne directrice consciemment entretenue car elle crée un espace de liberté propice à la création : « C’est du jeu entre les morceaux. » (CV, 31) Ailleurs, le blanc se fait allègement, vide qui met en valeur l’essentiel, seul à demeurer : « J’omets, de tout mon poids. Alors que les leçons de la vie se retiennent d’elles-mêmes. Elles sont aisées. Totales. » (LG, 67) L’écriture tend alors vers une esthétique minimaliste : « [Je veux du blanc. Beaucoup de blanc] » (EN, 31), martèle L’extase neutre, recueil dont le titre rappelle Le centre blanc [20] de Nicole Brossard, citée à plusieurs reprises. Notons également que les recueils récents vont dans le sens d’un blanchiment croissant de la page : les poèmes sont assez brefs et manifestement plus isolés les uns des autres que dans les premières oeuvres, où des suites pouvaient être identifiées. Cette fascination pour le blanc est comparable à celle pour le rien chez Flaubert en ceci que le blanc est aussi la naissance et la fulguration de l’émotion esthétique, de l’effort de l’artiste tendu tout entier vers l’expression. Elle dénote une tension soutenue pour saisir le défaut, le vide et l’absence.

L’on a déjà proposé, dans les lignes qui précèdent, des pistes de lecture du défaut et du vide. L’absence, dernier terme introduit ici, incite à préciser une de leurs modalités. Le blanc, c’est aussi l’espace laissé par l’Autre lorsqu’il n’est plus présent, ou encore l’espace qu’il pourrait occuper. Les premiers recueils, jusqu’à Fontainebleau, sont centrés sur un « je » souvent mêlé à un groupe plus ou moins distinct. La preuve en est que celui-ci se dissout parfois dans un « nous », comme si le sujet n’était pas encore parvenu à s’affirmer dans toute sa différence. Chose vocale est le seul recueil à explicitement inclure un « tu » consistant dans les sections « Mon frère en tête » et « Chose vocale ». Encore faut-il nuancer cette affirmation tant la première section, significativement intitulée « L’émotion de l’autre », fait montre d’une réflexivité aussi récurrente qu’imparable : « Je me regarde… », martèle presque chacun des poèmes [21] ; « Je surprends mes yeux » (CV, 5) ; « Je me vois faire » (CV, 6) ; « Je me ser[re| dans mes propres bras » (CV, 13). L’Autre est évacué et laisse le sujet seul face à lui-même. L’avant-dernière section, « Éblouis », laisse encore timidement apparaître une troisième personne qui s’estompe devant « Le goût des poèmes [qui] revient,/Impérieux, cette fois. » (CV, 67) De fait, cette section est un prélude à la dernière, « La voix inaltérée », qui se présente comme un texte de réflexion métapoétique. Des dernières pages de Chose vocale jusqu’à Long glissement et Prière à blanc, il n’y a plus mention d’aucun Autre, quel qu’il soit. C’est précisément « La voix inaltérée », texte charnière, qui détient l’une des clés de l’oeuvre. Après quelques considérations sur le « travail très actif de décodage » (CV, 73) qu’exige tout poème de la part du lecteur, Delisle affirme que « [l]a grande distinction non formelle tient dans l’absence essentielle en poésie de notion d’altérité » (CV, 73), insistant sur le fait que les éléments déictiques que sont le sujet, l’ici et le présent du poème se passent de tout référent. La seule altérité que Delisle reconnaît au poème est celle du lecteur, auquel il tend la main dans ce qu’il nomme le « meet-me-halfway » (CV, 75), qui demande une « responsabilité partagée » (CV, 74) et « une convergence d’attention » (CV, 74) de la part du lecteur et du poète afin que celui-ci ne soit pas inexorablement renvoyé à « ces solitudes étranges » (CV, 75). On comprend dès lors que l’écriture conjointe d’oeuvres narratives et poétiques à partir du début des années 1990 ait conduit à l’expulsion de la narration et de l’altérité hors du genre poétique. L’altérité, comme l’art de la narration, s’est déployée dans les nouvelles et les romans, tandis que la poésie devenait un genre introspectif et propice à l’autoréflexivité de l’écriture.

L’humilité de la posture poétique de Michael Delisle repose sur un procédé de mise à nu constant du matériau (le langage), des moyens (la syntaxe, mais aussi la forme littéraire) et du sujet dans tous ses états (le découragement, le malaise, le désarroi) qui lui confère un prosaïsme revêtant bien des formes. Pour ces raisons, Delisle prend part à ce qu’Yvon Rivard a nommé l’« héritage de la pauvreté [22] », qui traverse les générations littéraires québécoises. L’humilité et une conscience aiguë de l’imperfection alimentent en permanence une écriture qui ne cesse de réfléchir à ses dysfonctionnements et à ses insatisfactions. Par ailleurs, Delisle s’apparente également aux poètes soulignant le travail sur les mots, l’artisanat poétique ; il s’en écarte cependant tant ce qui l’intéresse n’est pas le réel en soi (comme c’est le cas dans les Proêmes [23] de Ponge), mais une tendance constante à l’autoréflexivité poétique : « Pas d’autre règle que l’écriture. Et pas de fin à la houle du fleuve. » (PB, 53) La particularité de son entreprise consiste ainsi à nommer le réel, le sordide, la médiocrité et à en faire surgir l’émotion esthétique : « Toucher l’immonde./Y forcer une paix formidable » (LG, 51), écrit-il dans Long glissement ; et plus loin : « Je m’émeus. Je cherche la paix. Entre l’héroïsme des vraies choses et l’humilité du livre. » (LG, 65) Ces vers énoncent avec précision la tension agonistique qui se joue en permanence au sein de son oeuvre. Sa poésie ne confine cependant pas irrémédiablement à une « esthétique/du malaise » (CV, 68), puisqu’à quelques reprises l’oeuvre dévoile le bonheur de sa mise au monde : « Dire qu’il y a dans le travail,/Ce qu’il faut de bonheur/Pour franchir le doute. » (CV, 56) ; « Mais, écrire des poèmes sera toujours/Une joie sans comparaison […]/le lieu d’une sérénité » (CV, 58).