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Il faudra un jour qu’on parle de l’extrême justesse de ton de Pierre Morency[1], comme de la marche lente du bouddha qui touche un soleil. Lui qui pratiquait jadis le cri avec la pertinence d’un coq, il sait aujourd’hui poser sur les êtres sa sagesse, avec l’oeil d’un gamin tout fébrile de vous saisir la main. Son poème « Neige », métapoétique, racontant l’impossible venue du poème, rejoint un topos du genre ; mais voilà, Morency en fait une confidence, et du coup tout s’éclaire d’un jour frais et nouveau, comme si enfin on avait trouvé la façon de dire ces choses. Ce poème est en prose, dans l’une des deux formes que se donne ce recueil, reprenant les vecteurs « poèmes et proses » de toute l’oeuvre. La prose est cet art de l’humble qui attend ; qui souvent, en fin de course, s’étonne d’être rendu là, comme si marcher n’eût pas dû faire avancer. Comme un fleuve qu’on prend de travers, en pensant aux lacs calmes de la nuit.

Et soudain surgit le grand fanal, comme un ami :

Voilà donc revenu le vieux Diogène, lui dis-je. Pour toute réponse il me souffla près de l’oreille : « Je ne vous parle même pas de la faim et de la soif, mais de la manière dont vous vous y prenez pour manger tant de bruit. » Il éclata de rire, saisit son fanal et replongea dans la nuit.

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Quand Pierre Morency nous dit « J’aurai aimé », il nous vient un malaise : on aimerait que ce verbe soit au présent ou même au futur, non dans ce temps le plus tranchant de la langue française, le futur antérieur. J’aurai aimé « [l]e centre panaché des grandes villes/[l]e calme du corps après une douleur » (82). Et on aimerait que cet amour puisse se continuer, car on le sent d’un don supérieur, envers l’être d’abord, envers la vie qui saisit l’oiseau, le fleuve, l’enfant ou l’épouse, l’ami : « Je vis mon ami, permettez-moi cette familiarité, je le vis tourner la tête vers le fleuve et les larges battures qui en octobre se colorent d’or et de roux. Il s’est mis à parler. » (16) Cette parole échangée, où parfois la plus forte confidence qui peut être faite est simplement d’écouter l’autre, de se mettre à sa portée et d’offrir un lit à ses mots, le poète la prend, l’amène à soi, puis la laisse retentir d’elle-même. Derrida croyait que la prise était une forme de don[2] et invitait à revoir sur nouveaux frais l’obligation de recevoir qui suit celle de donner, selon Mauss[3]. Rimbaud, dans le buffet que « Solde » place à notre disposition, veut que chacun prenne « ce qu’on ne vendra jamais[4] », et c’est là certainement redonner à la grande dispensatrice ce qu’elle nous offrit en des temps ancestraux, quand la Terre était à l’unisson d’elle-même. Maintenant, relisons cet « Éloge des fruits » qui s’ouvre au soleil d’été, à l’amitié de celui qui se soucie du sol qui le supporte :

Tu as pris de l’âge mon gars

Tu as pris ce qui cherche à mûrir avant le noir.

Tu as pris du vent

Le maintien du souffle au versant de la montagne

Et la respiration de toute musique.

Tu as pris du lichen sur la pierre

Et de l’écume frisant les houles.

Tu as pris du liber de la racine de l’écorce, ça oui,

Tu as pris comme on dit du raisin et de la pulpe.

Te voilà arrivé sur l’âge, aurait dit mon Vieux Pap,

Là où moi-même j’étais quand tu marchais vers ta santé.

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Et plus tard, devant cet autre ami, « Marius », c’est encore la prise, ou plutôt l’accueil, qui fonde la relation unissant les êtres entre eux, et du même souffle, les êtres aux courants de la vie qui s’ébat : « Sur tes toiles partout transparaît le mot “venez”/Qui nous appareille vers les Grands Portiques. » (33) Pierre Morency ne fait pas que raconter l’amitié, il la recrée constamment au fil des mots qu’il laisse là à disposition, à solde, qui s’offrent et s’adressent, aussi, à nous lecteurs, dans un partage qui s’amplifie à mesure qu’il tisse des liens dans toutes les directions. C’est pourquoi, au terme du parcours que j’ai suivi ici, le futur antérieur n’est pas la bête noire que nous avions perçue, la faucheuse terrible qui semblait guetter : car il s’entoure de tous les temps, le présent du « transparaît » face à l’impératif du « venez », les passés des « [t]u as pris » et des « j’étais, je marchais », comme le jadis du « il me souffla à l’oreille ». Et pour le futur, on pourrait penser, avec une certaine crainte là encore, qu’il ne s’énonce que pour mieux se mettre en péril, qu’il n’apparaît qu’entaché d’un doute, ou au mieux dans l’espoir. Tout le « Livre des aujourd’huis », la deuxième partie du recueil, dit assez que l’écriture se saisit du présent, pour en transmettre la fugitivité grisante tout autant qu’alarmante. Un titre comme « Le serai-je ? » retourne en interrogation ce temps de la promesse qui fait tout aussi bien l’identité du sujet, et précarise donc la stabilité du poète, qui se sait mouvant.

Mais on devrait observer un peu mieux ce présent qui s’énonce, et ce, dès l’amorce du recueil. Ce qui est vu dans l’instant du jour, c’est particulièrement ce qui propose une attente, ce qui nous place dans la position du guetteur, attentif aux développements futurs : « Quelque part à la lisière/Le cri entra dans une femelle/Une vie commença de chauffer. » (36) De même, le présent saisit avec privilège ces moments où un être s’annonce et s’approche, « et voilà/[q]u’arrive un infini » (38) ; « [j]e vois venir une sorte de bonheur » (53) ; « [i]l vient sous le vent vif un printemps de lumière » (60) ; « [d]ans la soif et dans la faim vous attendez » (73) ; « [j]’aime voir s’élever peu à peu cette maisonnette de bois au fond du jardin » (90). Dès lors, la fenêtre sur l’avenir qu’offrent ces poèmes, qu’on avait vue en entrant dans la pièce mais sans y porter d’abord attention, se révèle dispensatrice d’une lumière abondante. Et c’est aux côtés du « Je » que nous la regardons, sans même nous embarrasser de présomption ou de gêne, tant ce « Je » nous semble accueillir notre présence à ses côtés, créateur d’amitié paisible et soutenue. C’est pourquoi j’aimerais redire, et ressaisir, ce poème « Neige » dont j’ai plus tôt parlé, et qui posait cette question, jetée vers l’avant et l’ouverture : « [P]ourquoi je ne mettrais pas en route un vers, même bref, avec ce qui monte le long de ce tronc de cristal ? » (39) Ce vers bref qui se cherche ici, il nous est donné, il me semble, aux derniers mots du recueil ; des mots de prose, certes, mais une prose qui cite la parole dite, la voix poétique de l’ami : « Tiens, ma plume n’a plus d’encre. Je te dis : À la prochaine halte. » (104)

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L’ami de François Godin[5] est tout autre. C’est un corps, traversé par une blessure en laquelle l’amant reconnaît sa propre faille et s’immisce pour former comme des vases communicants, propulsant des échanges incendiaires :

La ciselure s’inscrit dans les murmures tombés autour de lui ; il l’accueille, la dépose à côté de son impudeur et la craint aussitôt comme de nouvelles pousses prêtes à déchirer la tige. Cette existence neuve prend la forme d’un ami avec ses agrafes de peau luisantes et succinctes, ses premières langues s’agrippent à l’odeur âcre de son t-shirt, la virulence se conjugue avec le mystère et le sourire.

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Le recueil de Godin, divisé en huit parties, présente une même structure continuée, où aux vers succède un poème final, en prose, qui synthétise la matière éclatée des vers. Il s’ancre d’abord dans une réflexion sur la performance, réflexion du reste plus miroitante que pensante, car elle engage pleinement les corps et tente de réfléchir leur matière, leurs interstices, leurs mouvements, et ce, dès l’incipit : « Le corps est une maison sans trait d’union, les gestes et leur impulsion emmêlés à des constellations plus hautes que les têtes […]. » (9) C’est en quoi les proses, dans les lettres penchées de l’italique, forment en un sens le corps du recueil, un corps d’emblée précaire mais capturé, pour un temps du moins, dans l’unité de sa « blessure », comme le propose « Simulacre d’oeil » :

Elle exprime la faune qui la peuple comme autant de passages, ne prendrait des photos que la nuit ; les couloirs sont creux, les sillages disparaissent avec les craquements d’âme, le scintillement de la démarche se prolonge dans les maisons qu’elle détruit chaque matin. Habiter est une blessure, parcourir, un hurlement.

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Ces données induisent un matérialisme et un individualisme qui peuvent d’abord gêner. Ainsi, dès l’ouverture du recueil, après avoir posé : « Je suis une cabine », Godin clôt son poème par ces mots : « ma nature demeure/je cherche un chemin/entre l’abîme et la cicatrice » (13). On songe alors à ce poème d’Yves Bonnefoy, « Que ce monde demeure ![6] », et on est tenté de voir entre « ce monde » et « ma nature » une diminution de la focale, la récupération abusive d’un universel qui devrait rester incontrôlable. Dans le vers de Bonnefoy, c’est la culture, d’abord, qui doit demeurer, qui est soumise au doute de la disparition. C’est l’objectivable qui doit solliciter notre souci, l’Autre, non le Soi. Et du reste, si le « chemin » se trouve « entre l’abîme et la cicatrice », n’est-il pas tout simplement la terre ferme, celle des grandes avenues, celle des réussites et des consensus ? Mais en fait Godin invite à reconsidérer ces données avec un regard vierge, à prendre acte d’un tournant dans notre société, que la performance invite à observer : c’est que l’humain lui-même est devenu une chose, une causa dont on peut faire un objet, par son corps. L’humain peut disparaître, et c’est pourquoi l’habiter, le demeurer doivent maintenant s’y attacher.

Ces réévaluations sont constantes lorsqu’on lit Godin. Ainsi de ces deux vers : « Je surprends un autre homme/entre nos fronts. » (14) On peut y lire le récit assez banal d’un triangle de jalousie. Mais ce serait oublier que ces « fronts » qui s’approchent l’un de l’autre forment un écran sur lequel vient se projeter une image qui, parce qu’elle est image primordiale, « surprend », saisit, pétrifie même. Et sur ce plan, à la fois plus matériel et plus transcendant, ce n’est plus l’envie qui sévit, mais le réveil de la conscience devant l’inéluctable d’un corps, le sien propre ou celui de l’Autre, le corps, dans tous les cas, qui nous plonge dans l’altérité, dans l’extase. Ou ces vers, encore : « aucune passerelle/entre ma pauvreté et le monde » (15), où l’on voit bien que cette « pauvreté » n’a rien de matériel, qu’elle n’est pas un (faux) souci de la nécessité (financière, sexuelle, intéressée), mais qu’elle est essentielle et qu’elle vise l’humain en son humanité. C’est en quoi le corps est constamment engagé dans une performance, sur la scène et sur le parterre, à l’intérieur comme à l’extérieur, dans l’intime et dans le monde. Car l’objectal du corps s’habille des soucis qui l’environnent, les reflète sur l’écran de sa peau et demande une blessure qui viendra briser la surface et faire éclater la belle accalmie du superficiel :

je couds les villes retrouvées

à mon torse

des peuples se croisent

à l’angle de mon cou et de mes épaules

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Et lorsque le poète rend visible la « charité », l’on comprend que la transcendance a investi tout le champ du visible, qu’elle s’est faite chair, que c’est là, certes, notre tragique, mais aussi notre salut, les corps devenant les véhicules d’une communion relevée, par-delà toutes les images éphémères qui nous assaillent : « j’aime regarder le réel/de la bruine ma charité » (19).

Ainsi se révèle une visibilité que nous ne soupçonnions guère, habitués que nous sommes à donner à l’oeil les exigences de l’intérêt, de la chasse, de la poursuite. Possible, même, que nous n’ayons jamais appris à nous voir nous-mêmes tels qu’en nous-mêmes, depuis l’heure de notre naissance. C’est pourquoi ces mots sonnent comme un miracle :

né sombre et imprécis

je pose pied enfin

dans mon actualité

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D’où vient cette parole qui dit « né » ? Ce n’est clairement pas une parole rapportée, comme lorsqu’on dit « né à telle heure », parce qu’on nous l’a raconté. C’est ce « je » qui « pose pied », qui se reconnaît jusque dans sa naissance, s’apprécie comme seul il peut le faire, en se souciant peu du jour, de l’heure, de son poids ou de ses cris ; mais qui, en ce jour augural, se reconnaît — « sombre et imprécis ». Et c’est alors que son « actualité » prend vie : « L’homme se repose sur la rivière qui lui parvient du coeur. » (31) Ressaisi en lui-même, le poète aborde l’ami, dans la partie « Charpente de l’intime », parmi les plus réussies du recueil. On n’en finirait pas de noter les trouées de lumière qu’offrent ces vers, « les souvenirs fêlés les revers », où « une mer luit/le sel roule sur le torse/sur les flancs sur l’aine » (35) ; « le sel s’écoule/un fleuve sec lave les croûtes » (36) ; « j’ai un coeur pauvre/une main farouche » (39). L’oeil institue une distance qui interdit de penser l’amour, mais qui offre aux corps la soutenance d’un sacrifice, les rituels d’un sacrement :

nos légendes-feuillets

des tissus d’enlacements

je les déchiquète

trempe les retailles dans l’eau

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Débarrassée de son platonisme, l’amitié ressaisit l’immanence des corps meurtris et respectés, profitant de ce qu’ils sont aussi des choses, soumises à l’apparaître, pour leur donner la légitimité d’un talisman.

Mais la régularité de la forme comme sa brièveté provoquent à la longue une certaine monotonie, d’ailleurs en contradiction avec le propos, souvent foudroyant. De sorte que les chocs et les traversées deviennent insensibles, neutralisés par le retour à brève échéance. De là un certain épuisement au fil de ces pages, qui s’essoufflent, il me semble, à soutenir la catastrophe. Est-ce là quelque chose de beau, comme un crépuscule ? Il y manque peut-être, à cet épuisement, le sursaut de l’ironie ou de l’autocritique, qui en troublerait la bonne conscience et l’aspect régulé d’une chute qui sait où elle va. Les premières pages avaient ce trouble : elles s’engageaient dans un désespoir sans quitter tout à fait la vivacité d’un corps mobile — qu’on voyait, donc, avancer et reculer, s’ouvrir et se retirer, hésiter, vibrer, en un mot. Mais les heures ont passé, on a quitté le gris de l’incertitude, c’est la nuit à la fin, et tout devient plus calme et serein. Le poème ne travaille plus alors, il pense avoir trouvé ses moyens et les répète. « Retour amont », dirait René Char, comme une injonction à ne jamais oublier.

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Dans sa postface au choix de poèmes d’Ossip Mandelstam paru sous le titre Simple promesse, Florian Rodari notait que « [n]ous ne pouvons que réprouver et dénoncer de toutes nos forces les agissements de ceux qui voulurent réduire cette voix au silence[7] ». En effet, le régime stalinien fut indubitablement coupable de faire croupir ce grand poète dans un camp concentrationnaire, avant qu’il ne trouve la mort ; cela semble incontestable. Mais Rodari ajoutait aussitôt ceci, qui me semble fondamental : « [P]ourtant nous devons placer plus haut notre admiration et notre reconnaissance à son refus inflexible de se taire[8]. » Sans quoi, il me semble, on joue le jeu du régime qu’on condamnait plus tôt, en se vouant à l’homme plus qu’à son oeuvre, en ne voyant que le citoyen russe qui qualifia un jour Staline de « montagnard du Kremlin », sans voir la grande oeuvre universelle dont il fut, aussi, capable.

C’est le travers dans lequel tombe, à corps perdu, André Roy[9]. De mille et une façons, il montre que l’homme l’intéresse davantage que son oeuvre. D’abord par ses titres, qui reprennent des lieux et des moments où le « poète russe » a vécu : « Varsovie, 1891 », « Moscou, mai 1934 », « Hôtel Continental, Kiev, 1er mai 1919 », etc. Ce procédé sera repris dans les poèmes, tous très courts, qui abondent en noms propres, en notations signalétiques, et renvoient souvent à des notes de bas de page pour préciser les informations factuelles dont il est question. Cette écriture sèche, étonnamment froide, comme un relevé de cadastre, ressemble bien peu, au fond, à un réel gage d’amitié.

On doit s’en alerter dès les premiers mots. Roy cite en épigraphe l’incipit de ce recueil, et de ce poème si connu, « Tristia » : « On m’enseignera la science de l’adieu/Dans les plaintes échevelées, nocturnes. » (7) Notons que Roy a choisi de citer la traduction de François Kénel, parue en 1982, chez Gallimard. Elle diffère substantiellement de celle que donneront Jaccottet, Martinez et Schneider, en 1994, chez La Dogana : « L’adieu — ce savoir patiemment amassé/Dans les plaintes, la nuit, tête nue. » (31) On a ici traduit par « savoir » ce qui n’était en 1982 qu’une « science », expression que Roy reprend jusque dans son titre. La nuance entre les deux pointe vers ce que Rodari vise en souhaitant « placer plus haut » cette oeuvre et ce destin. La science est encore entachée de technique, celle des régimes totalitaires par exemple, alors que le savoir s’en libère et accède à une compréhension plus pénétrante du monde.

Mais surtout, la suite du poème elle-même nous indique comment ce passage, cette transformation qu’enseigne « l’adieu » ne manque pas de dynamisme. On le devine déjà en confrontant les deux traductions. Ce qui se qualifiait de « plaintes échevelées », réactivant un vieux romantisme doloriste, se dit plutôt, en 1994, « les plaintes, la nuit, tête nue ». Ce « tête nue » plutôt qu’« échevelées », n’en doutons pas, est l’affirmation d’une liberté supérieure ; d’une fierté, d’une intransigeance qui persiste même dans la persécution. Or c’est précisément ce que la suite du poème développera, en détaillant ce savoir de l’adieu. L’appel de l’adieu comparé au chant du coq, Mandelstam dira qu’il « vénère le rite de cette nuit des coqs », où « des pleurs de femmes se mêlaient au chant des muses[10] » ; c’est-à-dire que les adieux sont des cris aux significations au moins doubles, qui regardent derrière mais tout autant devant, qui appréhendent la souffrance humaine en même temps que la grâce céleste : « J’aime cette trame, fils tissés jour à jour », dit bien Mandelstam. Et cette « trame » est pour lui l’éclaircie de la vie, ce qui la fait scintiller par-delà les affres même les plus terribles. Puis, dans un dernier sursaut d’héroïsme, Mandelstam retourne ce savoir qu’il a acquis, pour le donner à l’Autre, au citoyen même qui, l’instant d’avant, l’aura condamné. Et dans un geste de suprême liberté, c’est à l’impératif qu’il énonce la fleur de ce savoir, comme pour en faire une offrande qui sauvegarde la poésie :

Et regarde : s’avance, comme duvet de cygne,

Déjà, les pieds nus, vers nous vole Délie !

Et voici maintenant ce que dit André Roy, dans son premier poème :

Malheureuse Varsovie

C’est la brûlure de la conscience

au sein du cauchemar

du début de la vie d’Ossip

ni pain ni sel à la naissance

de celui qui sera aussi émotif

qu’une maladie nerveuse.

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Une comparaison finale extrêmement maladroite ; une attention exclusive à l’individu « Ossip », traité en familier ; des expressions convenues ; des images qui s’effacent aussitôt apparues ; et un pathos plaqué, qui semble le dernier des hommages à rendre. Roy se fait l’ami de Mandelstam, et pourtant, nombre de poèmes se limitent à des entrées de dictionnaires, disposées en vers. Au fil des pages, on se porte à croire que la misère fut la préoccupation principale de Mandelstam, lui pourtant si alerte au renouveau du printemps.

L’artiste a bien sûr le droit de s’approprier une oeuvre et de la faire sienne. Cela demande une superbe certaine, mais on peut croire que certains ont la force de soutenir la comparaison. Il est si facile de se prétendre l’ami d’un écrivain, décédé de surcroît. Mais on espère que l’amitié est réciproque et qu’elle engage un réel dialogue. André Roy, ici, semble malheureusement parler tout seul.