ChroniquesPoésie

« Amitié c’est neige venant »[Record]

  • NELSON CHAREST

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  • NELSON CHAREST
    Université d’Ottawa

Il faudra un jour qu’on parle de l’extrême justesse de ton de Pierre Morency, comme de la marche lente du bouddha qui touche un soleil. Lui qui pratiquait jadis le cri avec la pertinence d’un coq, il sait aujourd’hui poser sur les êtres sa sagesse, avec l’oeil d’un gamin tout fébrile de vous saisir la main. Son poème « Neige », métapoétique, racontant l’impossible venue du poème, rejoint un topos du genre ; mais voilà, Morency en fait une confidence, et du coup tout s’éclaire d’un jour frais et nouveau, comme si enfin on avait trouvé la façon de dire ces choses. Ce poème est en prose, dans l’une des deux formes que se donne ce recueil, reprenant les vecteurs « poèmes et proses » de toute l’oeuvre. La prose est cet art de l’humble qui attend ; qui souvent, en fin de course, s’étonne d’être rendu là, comme si marcher n’eût pas dû faire avancer. Comme un fleuve qu’on prend de travers, en pensant aux lacs calmes de la nuit. Et soudain surgit le grand fanal, comme un ami : Quand Pierre Morency nous dit « J’aurai aimé », il nous vient un malaise : on aimerait que ce verbe soit au présent ou même au futur, non dans ce temps le plus tranchant de la langue française, le futur antérieur. J’aurai aimé « [l]e centre panaché des grandes villes/[l]e calme du corps après une douleur » (82). Et on aimerait que cet amour puisse se continuer, car on le sent d’un don supérieur, envers l’être d’abord, envers la vie qui saisit l’oiseau, le fleuve, l’enfant ou l’épouse, l’ami : « Je vis mon ami, permettez-moi cette familiarité, je le vis tourner la tête vers le fleuve et les larges battures qui en octobre se colorent d’or et de roux. Il s’est mis à parler. » (16) Cette parole échangée, où parfois la plus forte confidence qui peut être faite est simplement d’écouter l’autre, de se mettre à sa portée et d’offrir un lit à ses mots, le poète la prend, l’amène à soi, puis la laisse retentir d’elle-même. Derrida croyait que la prise était une forme de don et invitait à revoir sur nouveaux frais l’obligation de recevoir qui suit celle de donner, selon Mauss. Rimbaud, dans le buffet que « Solde » place à notre disposition, veut que chacun prenne « ce qu’on ne vendra jamais », et c’est là certainement redonner à la grande dispensatrice ce qu’elle nous offrit en des temps ancestraux, quand la Terre était à l’unisson d’elle-même. Maintenant, relisons cet « Éloge des fruits » qui s’ouvre au soleil d’été, à l’amitié de celui qui se soucie du sol qui le supporte : Et plus tard, devant cet autre ami, « Marius », c’est encore la prise, ou plutôt l’accueil, qui fonde la relation unissant les êtres entre eux, et du même souffle, les êtres aux courants de la vie qui s’ébat : « Sur tes toiles partout transparaît le mot “venez”/Qui nous appareille vers les Grands Portiques. » (33) Pierre Morency ne fait pas que raconter l’amitié, il la recrée constamment au fil des mots qu’il laisse là à disposition, à solde, qui s’offrent et s’adressent, aussi, à nous lecteurs, dans un partage qui s’amplifie à mesure qu’il tisse des liens dans toutes les directions. C’est pourquoi, au terme du parcours que j’ai suivi ici, le futur antérieur n’est pas la bête noire que nous avions perçue, la faucheuse terrible qui semblait guetter : car il s’entoure de tous les temps, le présent du « transparaît » face à l’impératif …

Appendices