ChroniquesPoésie

Essayer d’être là[Record]

  • DENISE BRASSARD

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  • DENISE BRASSARD
    Université du Québec à Montréal

Georges Didi-Huberman donnait récemment à l’UQAM une conférence passionnante sur les images du temps chez Heidegger et Benjamin. Dès 1916, l’image de la racine surgit chez Heidegger et elle n’aura de cesse de se déployer, jusqu’à sa lecture de Hölderlin en qui il voit un chantre de la terre natale et un annonciateur de l’Allemagne du futur. Son obsession de l’origine, du natal, de la pureté s’y cristallise. L’idée du propre (appartenance) et du même sont au coeur de la pensée de Heidegger sur l’art. Selon lui, l’oeuvre d’art amènerait dans l’Ouvert le sol natal, dont le propre est de se refermer sur soi, pour le libérer — et donc précisément lui permettre de se refermer sur soi. À cette valorisation de l’enracinement, alimentée par une paranoïa devant « le complot judéo-bolchévique », Benjamin, résolu à en finir avec Heidegger, oppose une autre image, soit celle du tourbillon, instaurant un rythme et valorisant du même coup le mouvement, la circulation, plutôt que la fixité. Cette volonté de penser le temps à partir des figures spatiales me paraît emblématique de la sensibilité aux lieux qui se manifeste depuis quelques décennies tant en philosophie qu’en sciences humaines, sensibilité à laquelle les bouleversements écologiques actuels ne sont certainement pas étrangers, et qui se ressent également en art et en littérature. Ainsi, dans les dernières années, de nombreux auteurs se sont interrogés sur leur rapport à l’espace, leur appartenance aux lieux ou aux territoires. C’est à ces questions que s’intéressent les livres dont je parlerai dans cette chronique. À la fin de sa conférence, Didi-Huberman a relaté une anecdote intéressante. Quelques jours auparavant, venant tout juste d’arriver à Montréal, il avait glissé dans une conversation le mot « indiens » et s’était fait reprendre sur-le-champ par son interlocuteur : on ne dit pas « indiens », on dit « autochtones ». Or il se trouve que la vision de l’art de Heidegger, dont il venait de nous entretenir longuement, est sous-tendue par la notion d’autochtonie — la racine atteste l’authenticité de l’appartenance au lieu. « Vous voyez le problème… », a-t-il dit, l’air songeur. Après avoir précisé que ses propos étaient portés par un regard continental, très situé dans le contexte européen, il a cru bon — la question le chicotait manifestement — de revenir sur le mot et son origine. En Grèce, autokhtôn (né du sol même de la patrie) servait à désigner les citoyens ; n’était citoyen que l’homme natif d’Athènes, ce qui excluait les étrangers, les esclaves et les femmes. Dans le contexte montréalais (juste avant la conférence, Louise Déry introduisait son allocution d’ouverture en rappelant que nous étions en territoire mohawk), cela posait un beau problème. Comment en effet utiliser un mot ayant d’abord servi à établir et à maintenir une position de domination pour désigner, de manière exclusive, des populations marginalisées et faisant l’objet de discrimination. Au moment de la réprimande, l’interlocuteur de Didi-Huberman s’était arrêté au mot, sans égard pour la phrase dans laquelle il s’inscrivait. Or, a-t-il rappelé à juste titre, les mots ne sont pas bons ou mauvais en eux-mêmes. En réponse à une question — qui incidemment portait sur l’anecdote plutôt que sur sa conférence —, il est allé jusqu’à dire que si l’on veut respecter rigoureusement le sens des mots, pour être radical, il faut savoir changer de racine. Voilà qui porte un éclairage intéressant sur les débats actuels autour de l’appropriation culturelle… Est-ce en raison de sa faculté de multiplier les racines, notamment en écrivant dans deux langues, que Joséphine Bacon rejoint et touche autant de lecteurs, quelle que soit …

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