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À quoi ressemblent les pratiques qui s’écartent des canons du conte oral ? Deux praticiens aux vues parfois divergentes se sont lancé le défi d’en cerner les caractéristiques. Nicolas Rochette, conteur et codirecteur artistique de La Quadrature, conçoit ses créations à partir d’une approche conceptuelle du conte et d’une porosité disciplinaire, dans des contextes non conventionnels. Jacques Falquet se définit comme un conteur classique qui privilégie la composition en direct basée sur un canevas et dont le répertoire inclut autant des récits originaux que des contes merveilleux.

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NICOLAS ROCHETTE J’ai quelquefois entendu dire que j’étais dans une jeune discipline, que les conteurs étaient les petits derniers du réseau culturel. Et ce n’est pas tout à fait faux. Jusqu’au milieu des années 1990, les spectacles de conte ne couraient pas les salles et les instances publiques de soutien à la culture comme les conseils des arts se demandaient encore quoi faire avec ce médium. Les conteurs ayant débuté leur carrière aussi tard qu’à la fin des années 1990 ont dû, faute de modèles, inventer ce qu’était l’art du conte. Pour un art qui se revendique millénaire, ce n’est pas simple de gérer la nouveauté. Tant et si bien que certains ont tenté de juguler, de fermer les écoutilles, de statufier l’art du conte. Et pourtant les occasions d’ouvrir les vannes de la recherche n’ont jamais manqué. Le renouveau du conte a très tôt été traversé par de profonds bouleversements. Dès les débuts, et cela est encore vrai aujourd’hui, les nouveaux conteurs et nouvelles conteuses sont tous et toutes issu.e.s d’autres disciplines artistiques, voire d’autres secteurs d’activités que les arts, ce qui devrait favoriser grandement un décloisonnement disciplinaire. Ajoutons à cela l’ancrage du conte dans l’écosystème artistique, un milieu où remettre en question, voire outrepasser les paramètres de sa discipline est d’usage. Que font donc les conteurs de cette possibilité d’éclatement ? Que se passe-t-il lorsqu’ils et elles enjambent les frontières conventionnelles de leur discipline pour les tester au passage ?

JACQUES FALQUET « Juguler », « statufier », comme tu y vas ! Je rappelle que, si le conte est une pratique millénaire, son intégration au « monde des arts » date d’une trentaine d’années à peine au Québec[1], pas beaucoup plus dans le reste du monde[2]. Soyons donc prudents dans la comparaison avec des disciplines artistiques qui évoluent depuis plusieurs siècles, à grands coups de manifestes dont chacun pourrait être accusé de vouloir « fermer les écoutilles » ! Mais tu parles d’enjamber les frontières de cette nouvelle discipline. Encore fallait-il savoir de quoi l’on parlait… On était loin de l’évidence, au départ. Quel était ce conte qui criait bien haut son oralité, par la bouche de lettrés ? Qui revendiquait son attachement à la tradition rurale dans les cabarets et les théâtres urbains ? Qui passait sans transition d’un conte merveilleux à un récit réaliste ? Qui combinait attachement au patrimoine canadien-français, curiosité interculturelle et intérêt pour les épopées antiques ? Les littéraires et les sociologues ont donné leurs réponses, mais je crois nécessaire de citer les tentatives axées davantage sur la pratique. Je pense à Jean-Marc Massie[3] et à Jocelyn Bérubé[4], au numéro de la revue Spirale[5], à la collection « Regards » des éditions Planète rebelle, au numéro de la revue Jeu[6], au numéro de la revue française La Grande Oreille[7], sans oublier les contributions ponctuelles d’André Lemelin[8]. Nous y avons nous-mêmes apporté, comme tu sais, notre grain de sel[9]. À mes yeux, c’est Christian-Marie Pons qui a proposé la définition la plus aboutie[10] du conte en tant qu’art vivant[11]. Pour lui, le conte est « pratique d’un conteur racontant de vive voix une histoire à des gens qui l’écoutent » et « oeuvre de présence par la parole et le récit ». L’essence du conte oral serait donc la rencontre physique de trois éléments : le conteur, l’auditoire, le récit. Chacun de ces éléments présente des caractéristiques particulières. Ainsi, le conteur s’adresse directement au public, en restant lui-même, par le procédé de « composition en direct » qu’on associe à l’improvisation basée sur un canevas. L’auditoire est silencieux, mais a le droit d’intervenir ponctuellement (certains conteurs l’invitent d’ailleurs à le faire) ; il est souvent dans une demi-pénombre, plutôt que dans l’obscurité complète. L’histoire peut être issue du patrimoine (traditionnel ou littéraire) ou être une oeuvre personnelle ; elle est linéaire la plupart du temps ; elle fait appel au langage symbolique dans tout le répertoire mythique et merveilleux ; elle est narrée à la troisième personne. Voilà donc les caractéristiques que les conteurs souhaitant repousser les frontières de leur discipline pourraient remettre en question. Est-ce que j’oublie quelque chose ?

NICOLAS ROCHETTE On pourrait ajouter à cela ce que Paul Zumthor appelle la « performance orale[12] » et Pons la « présence ». Je retiens de chacun de ces termes l’idée d’un temps et d’un lieu, d’un ici et maintenant, durant lequel quelqu’un raconte à des gens qui écoutent. Que dirais-tu de nommer cela le « dispositif performatif », terme qui rassemble l’ensemble des moyens et ressources à la disposition du conteur et du public pour qu’advienne le conte ? Certains tiennent aussi à l’idée d’évocation. Et la liste pourrait s’allonger, comme chaque élément en contient une panoplie d’autres ; la définition se complexifie à mesure que le microscope augmente son grossissement sur chaque aspect. Nous ne voulons certainement pas verser dans l’essentialisme. Posons, si tu le veux bien, que ces paramètres font partie des principaux traits de ce que l’on attend d’une oeuvre contée plutôt que d’en être des ingrédients essentiels, voire obligatoires. Ainsi, notre plateau de jeu est dressé et notre livre de règles est aussi simple qu’ouvert. S’il était normal, comme tu l’avances, que le conte cherche à poser le socle de son identité propre à l’aune de son renouveau, comment aujourd’hui des conteuses et conteurs explorent-ils les confins de leur art jusqu’à venir remettre en question les briques constitutives de ce socle ?

JACQUES FALQUET Permets-moi de t’interrompre un instant pour revenir sur le concept d’« évocation », afin d’éviter les malentendus. Selon le conteur français Guth Després, « [l]e conte est un récit au sens linguistique du terme, c’est-à-dire un type d’énoncé à caractère objectif (par opposition au discours) relatant des faits passés et marqué par l’effacement du locuteur et l’emploi de la troisième personne[13] ». En d’autres mots, l’évocation reposerait sur la distance qui existe entre la personne qui raconte et ce qui est raconté. Est-ce dans ce sens que tu l’emploies ?

NICOLAS ROCHETTE Effectivement, l’évocation serait ici à mettre en opposition avec la représentation telle qu’on la trouve au théâtre. Suivant la formule de Camélia Handfield[14], l’art du conte évoque, là où le théâtre donne à voir. Pour le dire encore autrement, l’action du conte ne se déroule pas dans le même espace-temps que celui de son énonciation, alors que le théâtre fait défiler l’action « en direct » devant les spectateurs.

JACQUES FALQUET Tu demandais donc comment les conteurs remettent en question les briques constitutives de leur art…

NICOLAS ROCHETTE Oui, je proposerais le terme d’« oeuvres limitrophes » pour décrire ces créations qui jouent volontairement sur nos attentes à l’égard de ce que devrait être une performance de conte. À partir des années 2000, en s’intéressant à l’acte de raconter autant qu’à ce qui est raconté, les conteurs se sont mis à travailler les aspects plus formels de leur démarche (le mouvement, la mise en scène, l’utilisation de supports matériels ou sonores…). Au même moment, plusieurs conteurs se sont distanciés des questionnements sur les spécificités de l’art du conte, cherchant plutôt à intégrer d’autres médiums artistiques à leur démarche. Cette ouverture couplée aux questionnements sur la forme a, me semble-t-il, pavé le chemin à des pratiques qui remettent en cause ce qu’est raconter une histoire[15].

JACQUES FALQUET Voyons donc à quoi peuvent ressembler ces « oeuvres limitrophes ». Nous en avons retenu trois, réalisées respectivement par André Lemelin, Péristyle Nomade et Jérôme Bérubé.

NICOLAS ROCHETTE Commençons, si tu le veux bien, par André Lemelin, qui a réalisé un cycle d’oeuvres hybrides baptisées Objets-Contés. Dans l’une d’entre elles, intitulée Mines[16], Lemelin tient devant son visage un iPad sur lequel défile le récit d’un mineur de l’Abitibi. À sa gauche comme à sa droite, des projections présentent des extraits d’entrevues, de documentaires et de publicités touchant le domaine des mines. Le son de ces vidéos est constamment caviardé, voire censuré. Ici, aucune parole dite par un conteur, lequel disparaît derrière l’écran — une privation volontaire de toute transmission par la voix, outil premier du conteur. Pour en savoir plus sur sa création, nous avons eu l’occasion de l’interroger au sujet de ses Objets-Contés.

JACQUES FALQUET Et lors de cette rencontre, André Lemelin nous a confié qu’il souhaite y rapprocher le conte des arts visuels (son domaine d’études initial) pour apprivoiser l’abstraction et la non-figuration. Parti d’une approche classique du conte — la formulation libre fondée sur une intrigue stable —, il remet en question les composantes de cette esthétique (moralité, figuration, linéarité du récit) en faisant appel à la vidéo et aux manipulations sonores. Pour lui, le recours à la technologie permet de démultiplier les récits et de se rapprocher de l’abstraction. Son approche est expressément conceptuelle : il part d’une réflexion théorique pour créer ensuite en se basant sur des improvisations, sans se soucier de plaire. Dans Objet-Conté # 1 — Mines, il veut interroger une forme de présence (celle du conteur classique) qui impliquerait un monopole de la parole, et se positionne comme un « support d’histoire » par opposition à une « vedette ». C’est littéralement le cas : le conteur est assis, immobile, le visage masqué par une tablette numérique sur laquelle défile un texte composé en vers octosyllabiques imitant l’oralité, devant des images vidéo. Ce récit décrit la vie d’un mineur qui, de la jeunesse à la vieillesse, passe de l’espoir au désespoir, écrasé par une exploitation dont il ne sait ni s’enfuir ni s’accommoder. Les vidéos combinent des publicités de l’industrie minière, des documentaires sur le travail minier et des reportages sur des injustices attribuables aux sociétés minières. À ces quatre discours s’en ajoute un cinquième : celui qu’exprime la présence physique du conteur, indéniable malgré son silence et son immobilité. Je trouve que cette présence est d’une certaine façon accentuée par sa déshumanisation, par sa subordination au dispositif médiatique ; sans savoir si cela est voulu par André Lemelin, j’ai l’impression qu’elle reflète l’impuissance des citoyens face aux grandes sociétés et à l’État. On peut dire qu’André Lemelin brise effectivement les conventions du conte classique. À la parole vivante, il substitue l’écriture et la vidéo. Il remplace les images mentales de l’auditeur par les pixels projetés sur un écran. La juxtaposition de plusieurs récits ou discours défait la linéarité inévitable de l’oralité, créant une espèce de métadiscours qui résulte de la combinaison de tous les autres. L’émotion est médiatisée plutôt que d’être exprimée et ressentie par le corps. Enfin, le récit devient un objet fixe plutôt que d’être façonné par la rencontre unique d’un conteur et d’un auditoire au même moment et dans le même lieu. Exercice réussi, mais je me demande s’il ne l’est pas trop : la remise en question des codes du conte va si loin qu’ils disparaissent. Devant Objet-Conté # 1 — Mines, je crois qu’un amateur d’arts visuels ne verrait pas autre chose que de l’art-performance[17]. Je n’y ai pas d’objection, et je trouve d’ailleurs que cette performance est intéressante. Je ne sais pas si André Lemelin voulait sortir du conte, mais comment cerner les limites d’une pratique sans les franchir ? Par ailleurs, je reste intrigué par l’idée que la présence du conteur repose sur le « monopole de la parole ». Le performeur est en représentation autant qu’un conteur, même s’il fait appel aux idées et refuse la catharsis. Il est vrai que l’échantillonnage vidéo remet en question la notion d’auctorialité, mais André Lemelin reste le monteur de cet échantillonnage ; il est l’auteur du texte défilant aussi ; et il garde le monopole du discours pendant la durée de la prestation. Je ne vois pas comment un artiste — ou toute personne compétente dans n’importe quel domaine — peut renoncer à ce monopole relatif et temporaire sans renoncer à son identité. Cela dit, si je ne m’abuse, la remise en question de l’autorité du conteur fonde aussi Grande Première, oeuvre que tu as réalisée avec Péristyle Nomade[18] en 2011. Pourrais-tu expliquer ta démarche ?

NICOLAS ROCHETTE Le lien que tu fais est fécond. Avec Grande Première, j’ai manifestement cherché autour de la notion d’anonymat pour pousser à son extrême limite la posture du conteur qui, en raison de sa performance orale, canalise habituellement la transmission du récit. Zumthor décrit très bien cette posture relative à toutes les formes de ce qu’il appelle la poésie orale, dont fait partie le conte : « L’exécutant, interprète de l’oeuvre en performance, joue le rôle essentiel dans la transmission. […] [I]l se manifeste seul et, dans la mesure où il prête au texte sa voix, où il fait voir, en le disant, son visage et son corps, il fixe sur lui l’ensemble des perceptions de l’auditoire. Toutes les puissances significatrices de la performance passent par lui, se réalisent dans et par son action[19]. » Cette « toute-puissance » qu’évoque Zumthor est très certainement remise en question par Objet-Conté # 1 — Mines, car bien que la présence muette et anonymisée de Lemelin soit fortement signifiante, elle est anecdotique, voire superflue à la transmission de l’histoire. Lemelin reste l’auteur de l’oeuvre, un auteur qui fait toujours sentir sa présence, mais il n’en est plus le conteur de façon formelle, n’opérant plus cette transmission et cette réception « par la voix et l’ouïe[20] » qui définit l’oeuvre orale performée qu’est le conte. Et pourtant, si « l’existence d’une performance est le seul élément définitoire de l’oralité[21] », Lemelin s’en amuse en rendant impossible, par économie performative ostentatoire, d’attacher « [t]outes les puissances significatrices » à sa seule présence en action. Tu as très justement pointé que l’installation performative et relationnelle Grande Première se joue aussi de cette autorité du conteur. Là où Objet-Conté # 1 — Mines se soustrait à toute oralité, Grande Première anonymise le conteur pour permettre de rééquilibrer le pouvoir d’interinfluence du conteur et de l’auditeur, afin de s’approcher d’un partage du statut de conteur/conteuse. Réalisé durant le festival Écho d’un fleuve du Péristyle Nomade, Grande Première est un dispositif performatif jouant sur l’idée du canular. Dans un abribus, un performeur mène une série d’actions spectaculaires et volontairement étrangères aux usages du lieu. Autour de l’abribus, différents éléments tirés des référents de l’industrie culturelle laissent croire que l’oeuvre présentée possède une importante aura, selon la définition qu’en donne Benjamin[22] : tapis rouges, faux journalistes, fausses équipes techniques. Tout ce dispositif a pour seul objectif d’arrêter les passants et de déranger assez leur horizon d’attente d’un tel lieu pour qu’ils entrent en relation les uns avec les autres dans le but de comprendre ou de simplement commenter ce qui se déroule devant eux. C’est alors que les conteurs entrent dans le jeu. Ils s’infiltrent dans la foule spectatrice et s’insèrent dans les discussions et échanges en cours entre les gens. Les conteurs, sans jamais dévoiler leur rôle, tenteront d’influer doucement sur l’histoire de l’oeuvre : de son apparition en ce lieu jusqu’à la biographie de l’artiste dans l’abribus. Pour y parvenir, les conteurs raconteront aux passants différents récits à partir de canevas préalablement établis, récits qui mettront en valeur de façon plausible, quoique plutôt fantaisiste, l’artiste et son oeuvre. À peu près chaque fois, ces passants se prendront au jeu et, à coups de suppositions et d’hypothèses, ils embarqueront dans le racontage en tissant tout autant le récit que les conteurs anonymes.

JACQUES FALQUET Si Grande Première conteste le monopole que le conteur exerce sur la parole en le transformant en simple interlocuteur, cette performance[23] estompe aussi les limites entre le récit et d’autres formes de discours : commentaire, opinion, information. Par ailleurs, elle annihile les notions d’auteur et d’oeuvre narrative au profit d’une démarche d’animation, dans la mesure où l’animation est l’art de faire agir les autres. En cela, malgré l’absence de visées sociales, elle se rapproche beaucoup du Théâtre invisible d’Augusto Boal, dont elle emprunte en partie le protocole. Le sujet de la démarche de Boal est le citoyen, et non le spectateur. Par contre, Boal s’attaquait au théâtre institutionnalisé en tant qu’outil de domination au service d’une classe possédante ; je ne suis pas sûr que l’on puisse en dire autant du conte. Néanmoins, les expériences comme Grande Première posent des questions essentielles : qu’est-ce que l’art ? Quel est l’apport de l’art à la vie en société ? Quoi dire et comment le dire ? Il n’est pas surprenant que des conteurs s’y penchent, quand on sait que ces questions s’inscrivent dans les dynamiques les plus actuelles du monde de l’art.

NICOLAS ROCHETTE En interrogeant, de façon un peu simpliste je te l’accorde, la posture d’émetteur et celle de récepteur dans une dichotomie actif/passif, il me semble que c’est bien sur une certaine institutionnalisation de la diffusion de la parole que l’on réfléchit. Pour Grande Première, le lieu de présentation n’est pas, ne peut pas être, la salle de spectacle. Et pourtant, il s’agit là du moyen de diffusion de prédilection du renouveau du conte. Des défricheurs que sont Jocelyn Bérubé, Alain Lamontagne ou Joujou Turenne jusqu’à aujourd’hui, un nombre grandissant de conteuses et de conteurs se produisent dans les réseaux des salles de spectacle du Québec. Y a-t-il en cela une institutionnalisation du conte ? Trop tôt peut-être pour l’affirmer, mais il y a très certainement une adhésion à un modèle de présentation d’une oeuvre contée, un modèle d’industrie culturelle — le terme à lui seul fait froid dans le dos — qui codifie la rencontre entre artiste et spectateur. La performance du conte, le seul « ici et maintenant » de l’oeuvre, se retrouve enchâssée à l’intérieur d’une structure issue de traditions artistiques où l’artiste parle/joue/interprète tandis que le public observe. J’ai toujours perçu ce modèle comme instaurant une hiérarchie entre artiste et spectateur qui nous éloigne, me semble-t-il, des possibilités relationnelles de l’art du conte. La salle de spectacle favorise une performativité univoque, une communication à sens unique de l’artiste vers les spectateurs. Comme tu le mentionnes, le déroulé de Grande Première se rapproche de certains protocoles de Boal, car il inclut les observateurs dans la performance. Si, dans Grande Première, il y a une distanciation par rapport à une pratique du conte qui s’institutionnalise, il y a aussi une volonté de créer un événement qui s’insère dans le quotidien des gens. Effectivement, je n’avais pas les visées sociales de Boal. Je cherchais plutôt à me rapprocher le plus possible de ce que j’appelle « le degré zéro du conte ». J’entends par là l’élément primaire de l’acte de raconter. En peinture, Malevitch et beaucoup d’autres nous ont donné à voir un tableau à peine retouché, dévoilant ainsi la génétique de l’oeuvre, sa matière. Bien avant Grande Première, j’avais demandé à Christian-Marie Pons ce que serait, d’après lui, ce degré zéro. Il m’avait alors répondu, amusé : « L’événement [24] ! » L’événement qui est encore à raconter, sans lequel il n’y aura pas d’histoire. En fait, dans Grande Première, l’artiste dans l’abribus joue ce rôle : il devient l’événement. Et l’acte performatif en conte devient un vecteur qui favorise le partage du pouvoir d’énonciation pour narrer cet événement. Dans Mines, Lemelin renonçait à l’oralité, et dans Grande Première, les conteurs renonçaient à être les principaux porteurs du récit. Tu pourrais maintenant expliquer comment Jérôme Bérubé a revu le principe de la narration, de l’acte de raconter.

JACQUES FALQUET Disons d’abord que son Conte-navette, plutôt que de s’inspirer d’un concept, s’enracine dans une expérience physique, celle de la marche québécoise des conteurs. Pour la petite histoire, chaque année, une tournée intitulée « La Grande Virée des Semeurs de contes[25] » amène des conteurs à traverser à pied une région de la province en échangeant contre des contes le gîte et le couvert. Alors qu’il en revenait tout juste, Jérôme Bérubé a voulu tester l’idée du spectacle comme épreuve athlétique. Voici la description de sa prestation[26] : le conteur monte sur la scène minuscule du Jockey habillé d’un survêtement de sport, une serviette autour du cou, un sac à la main. Une bande-son annonce une « Épreuve de course navette à paliers d’une minute », puis donne les consignes que doivent suivre les participants. Pendant ce temps, le conteur retire son survêtement pour apparaître en t-shirt et en culottes courtes ; il fait quelques étirements, salue discrètement la foule comme le ferait un sportif, prend une gorgée d’eau, mime l’écoute attentive et la compréhension des consignes, puis se place dans la position de départ d’un coureur de fond. Épreuve classique des cours d’éducation physique, la course navette consiste en une série d’aller-retour ininterrompus entre deux lignes séparées de vingt mètres, chaque trajet devant se terminer exactement quand retentit un signal sonore ; le concurrent accélère et ralentit sa course de manière à respecter les intervalles imposés, dont la durée augmente progressivement (15, 30, puis 45 secondes) durant chacun des paliers, pour un total de cinq paliers. Il doit s’arrêter quand il pense ne pas pouvoir suivre la vitesse imposée ou terminer le palier suivant. La bande-son donne le signal du départ. Jérôme Bérubé commence à conter. À chaque signal sonore, il recommence son histoire, mais sans la répéter mot pour mot. On voit le conteur lutter pour réussir à terminer le récit malgré le peu de temps dont il dispose entre chaque signal sonore, tout en respectant les consignes : on comprend que l’épreuve de course à pied annoncée est remplacée par une épreuve de conte basée sur les mêmes règles. L’histoire est un road-movie fantastique qui se déroule sur la route 138, entre Québec et Sept-Îles, avec pour toile de fond le permis de conduire qui transforme l’enfant en homme, sur la Côte-Nord ; s’y grefferont un orignal, un loup-garou et même le diable, dans une joyeuse bousculade d’invraisemblances. Elle relève du genre oral qu’en conte nous appelons une « menterie », c’est-à-dire une histoire incroyable prêtant à rire. Dans l’éternel recommencement d’une histoire qui évolue à chaque tentative se construit un récit elliptique, riche de tous les essais inachevés qui en ont précédé la version définitive. L’auditoire est captivé par le suspens d’un récit qu’on craint de ne jamais voir terminé, et séduit par les stratégies qu’adopte Jérôme Bérubé pour gagner une épreuve en apparence impossible : reformulation, compression ou abandon de certains pans du récit, sauts — temporels ou géographiques — vers l’avant, égarements, amalgame de moments disparates, carambolages d’images qui font basculer le récit dans l’absurde, etc. Plus l’intervalle diminue, plus le conteur réagit face à la voix enregistrée, jusqu’à lui demander de se taire. Plus le temps passe, plus on sent la nervosité et l’effort du conteur-athlète qui veut à tout prix gagner cette course contre la montre. Ce qu’il finit par faire avec brio, en poussant un cri de victoire semblable à ceux qu’on entend dans les stades. Le technicien diffuse ensuite l’hymne national, tandis qu’on passe autour du cou de Jérôme Bérubé une médaille d’or qu’il embrasse avec émotion, avant de saluer les partisans qui l’acclament. Ce qui se trouvait en jeu dans cet exercice périlleux (il n’avait pas été répété), c’était autant l’intégrité du récit que la présence du conteur et les rapports de ce dernier au conte et au public. Dans le conte classique, le conteur maîtrise, sinon le texte, du moins le scénario de son conte. Ici, il devait se battre continuellement pour lui rester fidèle, au prix de détours et de raccourcis imprévus et au risque de perdre pied définitivement. Plutôt que de présenter le récit sous son meilleur jour, la tâche du conteur consistait carrément à le sauver, ce qu’il ne pouvait faire qu’en l’autorisant à se transformer. D’une certaine façon, le conteur, habitué à tenir les rênes, devait les lâcher, laissant sa monture trouver d’elle-même le meilleur chemin. Pour Jérôme Bérubé, « la contrainte est créative ; la rébellion aussi. J’ai éprouvé le plaisir du jeu, du défi, en plongeant dans l’inconnu, dans le spontané en direct. C’était une nouvelle façon de découvrir l’histoire et le rapport à l’auditoire, [expérience] grandement facilitée par la familiarité du lieu et du public[27] ». Dès qu’il a compris la nature du défi, le public s’est laissé gagner par une ferveur quasi sportive, manifestant une complicité bruyante avec l’athlète du conte. Il faut dire que ce récit humoristique, raconté à la première personne, se prêtait bien à une identification du héros en quête de virilité et du sportif en quête de victoire. Cependant, la superposition du héros, de l’athlète et du conteur crée une situation inhabituelle : « Je reconnais qu’il y a un risque, dit Jérôme Bérubé : le récit passe au second plan par rapport à la performance [au sens sportif] du conteur, même si l’objectif de l’épreuve reste de livrer le récit. Par contre, [celle-ci] a fait surgir des choses nouvelles — des tours de phrase inattendus par exemple — et la répétition en boucle a ajouté du rythme autant que des effets comiques. Les contraintes m’ont obligé à réinventer l’histoire. J’avais choisi ce récit parce que c’est celui que je maîtrise le mieux et donc celui qui me permettait de me dépasser, de basculer dans n’importe quelle direction[28]. » Comme les deux autres expériences sur lesquelles nous nous sommes penchés, la « course navette contée » soulève la question du rapport que le conteur souhaite établir avec son auditoire. Est-ce la grande conclusion que nous pouvons tirer au sujet des pratiques limitrophes, à partir de ces trois oeuvres ?

NICOLAS ROCHETTE À force de décortiquer des oeuvres limitrophes en m’intéressant à la façon dont elles déjouent les codes de leur discipline, j’en suis venu à ne voir que leurs aspects autoréférentiels. Elles sont devenues, dans mon esprit trop focalisé, le fait de démarches d’artistes qui réfléchissent sur le conte et ne s’intéressent plus à rien d’autre. Et pourtant… Avec chacune des propositions, j’ai la profonde impression que la relation entre le conteur et l’auditoire se construit autour d’une invitation au jeu, au partage d’un ici et maintenant expérientiel qui propose de brasser les cartes à jouer du conte pour créer des brèches. Je ne vois pas là une volonté de sortir absolument des règles, mais de les utiliser comme un matériau créatif valable, désacralisé et pertinent pour mener une réflexion sur notre rapport au monde. André Lemelin mentionnait d’ailleurs qu’avant sa prestation d’Objet-Conté # 1 — Mines, il prend le temps d’expliquer au public sa démarche en disant qu’on lui a lancé le défi de faire du conte pour une galerie d’art contemporain. Il va même jusqu’à proposer aux spectateurs de juger si, d’après eux, il a réussi à relever le défi. Le créateur québécois des « soirées de menteries » affirme là encore son intérêt pour une approche ludique de l’expérience du conte. La prémisse de la soirée Conte + Forme, au cours de laquelle Jérôme Bérubé a fait sa course navette contée, est encore plus directe quant à son rapport au jeu : « C’est à notre tour, conteur.euse. s, d’aller jouer dans les limites de notre discipline […][29]. » À partir de l’idée du canular, Grande Première s’amuse créer une réalité parallèle à l’intérieur de laquelle on joue à faire comme si, activité ludique par excellence ! Je ne saurais dire mieux que l’architecte Luc Lévesque à quel point le jeu est un chemin éclatant pour revisiter notre art : « L’espace du jeu fait brèche dans la vie quotidienne en ce qu’il offre un terrain pour une expérience potentiellement revitalisée des interactions sociales à l’échelle de la proximité[30]. » On l’a évoqué plus tôt, et je crois qu’on peut l’affirmer en fin de parcours de notre réflexion : les pratiques limitrophes en conte sont principalement axées sur une recherche formelle qui place le dispositif performatif au coeur de la démarche. Si la performance (en conte) comprend, selon la définition qu’en propose Zumthor, tous les éléments qui rendent possible la réalisation de la communication avec le.s destinataire.s, qu’il s’agisse de l’oralisation, des mouvements du locuteur, du texte, etc., les pratiques limitrophes vont choisir de jouer d’un élément ou d’un autre de façon exagérée, que ce soit en le supprimant volontairement ou en poussant la note fortissimo. Je crois que tu seras d’accord avec moi pour dire que cette façon de faire se distingue beaucoup des approches plus conventionnelles en conte, où le récit est le coeur tout comme l’objectif premier de la prestation.

JACQUES FALQUET Effectivement, dans les trois oeuvres étudiées, on est frappé par le fait que la prestation n’est pas simplement au service de l’histoire. Dans Objet-Conté # 1 — Mines, le récit artistique proprement dit se combine à d’autres discours (publicitaire, documentaire, performatif) pour former un message qui va bien au-delà de la biographie d’un mineur. La résonance combinée de ces quatre discours dénonce l’aliénation individuelle, bien sûr, mais aussi les abus des grandes sociétés minières, la désinformation entretenue par la publicité et l’impuissance face à la technologie. Dans Grande Première, le récit éphémère construit par le « conteur invisible » avec ses complices involontaires est le fruit d’un dispositif complexe qui interroge la rumeur, la célébrité et l’élitisme autant que la capacité narrative. En outre, en vertu de son invisibilité, l’exercice ne s’inscrit dans une démarche artistique que par un travail de documentation constituant une autre couche de discours. Dans Conte-navette, enfin, l’enjeu de la prestation bascule complètement : il n’est plus le sort du héros, mais celui du conteur. On glisse de la fiction à l’action, un peu comme dans Grande Première. Cette fois, cependant, il ne s’agit pas d’offrir à l’auditeur d’assumer le rôle d’un conteur, mais de participer à une espèce d’exorcisme collectif[31]. Dans les trois cas, je crois que l’on peut dire que le récit s’inscrit au coeur d’un métadiscours qui fait écho aux démarches d’artistes contemporains en arts visuels, en danse et en théâtre. Il serait intéressant d’étudier le travail d’autres conteurs, pour voir s’il s’agit d’un procédé contribuant à définir une esthétique particulière du conte.

NICOLAS ROCHETTE À bien y penser, j’ai eu envie d’affirmer que, si nouvelle esthétique il y a, elle déplace assurément les pôles d’autorité habituels de notre art. Que ce soit Jérôme Bérubé qui délègue la maîtrise de la livraison du récit au système de course navette, André Lemelin dont la posture de conteur/émetteur est assurée par d’autres médiums ou le conteur de Grande Première qui n’est plus l’unique porteur des récits, l’ascendant de la figure du conteur ou de la conteuse sur l’ensemble de la mécanique de transmission est traversé par un détournement manifeste. Plus tôt, tu disais douter qu’il soit possible pour un conteur ou une conteuse de renoncer au monopole de la parole. Je vais prendre cela comme un beau défi ! Et j’avancerais que les pratiques limitrophes sont peut-être plus enclines à s’intéresser à ce monopole d’un point de vue critique sans nécessairement chercher à s’en débarrasser à tout prix. Une foule de chemins s’ouvrent à partir de là, entre autres celui de l’auctorialité. Déjà que le sujet est complexe, la notion d’auteur en conte, particulièrement depuis le renouveau, mériterait en soit bien plus qu’un article. Et ce serait passionnant à lire !

JACQUES FALQUET Jeu avec les conventions, construction d’un métadiscours, discours critique sur le monopole de la parole : voilà donc trois caractéristiques qui ressortent des oeuvres sur lesquelles nous nous sommes penchés. L’avenir nous dira si elles s’appliquent de façon durable aux pratiques limitrophes en conte contemporain.