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[J]e ne sais pas si le monde voit ça aussi : que je suis aussi une bonne conteuse. Pas juste une conteuse autochtone[1]

Dans le cadre d’une recherche partenariale (2017-2019)[2], une étude a été menée auprès de vingt-deux conteurs et conteuses issu.e.s des minorités ethniques et autochtones du Québec. Il s’agissait de recueillir les expériences vécues par ces conteurs et conteuses en lien avec le monde du conte au Québec, la place de l’oralité et le sens qu’ils et elles attribuent à sa pratique aujourd’hui[3]. Ces conteurs et conteuses sont des artistes multidisciplinaires qui ne se disent pas nécessairement conteurs ou conteuses — et hésitent même pour certain.e.s à endosser le statut d’artiste tel qu’il s’est institutionnalisé au fil du temps —, mais dont les démarches étendent les frontières du conte et de sa pratique. Le discours et l’expérience de ces conteurs et conteuses minoritaires s’inscrivent par ailleurs dans une question sociale et politique plus large : celle de « la difficulté qu’éprouvent nos sociétés [à] accomplir une réelle inclusion et une représentativité ethnoculturelle et autochtone satisfaisante[4] ».

L’intention derrière ce texte repose donc sur une hypothèse de travail entretenue par une réflexion entourant les résultats de cette étude auprès des conteurs et conteuses issu.e.s des minorités ethniques et autochtones du Québec. L’intrication de rapports sociaux de genre, de sexe et d’origines ethniques dans la pratique du conte au Québec requiert un examen critique de l’héritage du renouveau du conte des vingt dernières années et témoigne de l’exigence de penser la place des voix subalternes dans la société. Les entraves à l’inclusion de ces conteurs et conteuses de même que les impensés d’une « assignation à la diversité » — synonyme d’accès (du point de vue de la représentation) et de reconnaissance pour certain.e.s, mais considérée comme discriminante pour d’autres — nécessitent de décentrer notre regard quant à ce qui définit le « conte oral » d’hier à aujourd’hui et à l’idée même de « performance » pour se concentrer davantage sur le sens de la parole et le rapport à soi et à l’Autre, aux autres, que suppose « l’art de conter ».

Il sera donc question ici de certaines entraves à l’inclusion qui contribuent à discriminer d’autres manières de raconter, mais aussi à disqualifier de la culture dite majoritaire des récits autres. Loin de contribuer à dissiper les contraintes normatives auxquelles les conteurs et conteuses autochtones et issu.e.s des minorités doivent arrimer leur démarche et leur pratique artistiques, l’assignation à la diversité « ethnoculturelle » entraîne la plupart du temps une reproduction des rapports inégalitaires et le renouvellement de pratiques discriminantes (les modalités de rémunération par cachets avec des montants variables ou encore des conditions de diffusion inadéquates en sont des exemples). Et c’est finalement mon hypothèse de travail que de tels discours et pratiques à l’égard de la « diversité ethnoculturelle » au Québec nuisent d’une part à garantir les conditions d’un sentiment de reconnaissance et, d’autre part, à l’inclusion effective d’une altérité, non seulement dans la pratique du conte contemporain, mais aussi dans la manière dont le monde du conte au Québec est amené à être pensé.

CONTEXTE DE LA RECHERCHE

Au démarrage de cette étude, l’équipe de recherche et ses partenaires étaient bien conscients des enjeux sociopolitiques entourant la reconnaissance des communautés marginalisées. Divers retours d’expérience dans le milieu du conte (et des arts et de la culture en général) quant aux obstacles à l’inclusion des artistes dit.e.s de la « diversité » et à la reconnaissance des perspectives des communautés autochtones au Québec ont contribué aux orientations de la recherche (notamment à l’approche partenariale entre l’équipe de recherche universitaire et le Regroupement du conte au Québec). La praxis de la chercheuse principale (conteuse, créatrice et chercheuse) a ainsi nourri le travail d’élaboration de la problématique et des hypothèses de recherche, de même que l’analyse critique de discours mobilisée pour parvenir aux résultats préliminaires de la recherche. La problématique partait donc du besoin d’explorer quelques-uns des défis socioéconomiques et des enjeux de reconnaissance et d’inclusion[5] auxquels sont confronté.e.s les artistes dit.e.s « de la diversité », soit les minorités ethniques et les Autochtones dans le milieu des arts et de la culture. La démarche visait à dresser un portrait sociodémographique et socioéconomique non exhaustif de ces conteurs et conteuses, afin de saisir leur place dans le monde du conte, de mettre en lumière différentes manières de conter aujourd’hui et d’explorer ce que représentent le conte et l’oralité dans le contexte d’une accélération des pratiques communicationnelles et de mutations dans notre rapport au temps, à l’espace et au lien social[6]. Nous cherchions à identifier à partir de leur discours sur leurs pratiques les obstacles auxquels sont confrontés ces conteurs et conteuses, mais aussi à comprendre leurs perspectives quant aux changements qui contribueraient à les dépasser et ce qui renforce ou non leur sentiment d’appartenance à la « famille du conte » au Québec. Les résultats de cette recherche ont fait l’objet de deux rapports écrits et d’un symposium[7] sur le conte et sa pratique au Québec à l’aune du genre et de l’ethnicité. La conduite de cette recherche, en particulier sur le plan du recrutement des participant.e.s, a exigé une certaine latitude dans notre approche méthodologique. Je renvoie à nouveau le lectorat aux éléments qui figurent dans les rapports écrits en raison des contraintes d’espace dans ce texte, mais deux exemples démontrent la nécessité d’appréhender le « terrain » avec ouverture et de ne pas céder à une trop grande rigidité dans la définition de certains paramètres méthodologiques de la recherche. Les conteurs et conteuses sont souvent difficilement joignables, ne se définissent d’ailleurs pas toujours comme tels et, ainsi, ne figurent pas toujours dans les répertoires institutionnels (comme la liste des adhérent.e.s du Regroupement du conte au Québec). Le bouche-à-oreille de même que le réseau construit par la chercheuse principale au fil de sa pratique ont été des outils indispensables pour parvenir à recruter suffisamment de participant.e.s ; néanmoins, la recherche assume que leur représentation au sein de son échantillon n’est pas exhaustive[8]. Un questionnaire d’entretien semi-dirigé a été élaboré et, bien que les questions aient été couvertes de manière systématique lors des entretiens, nous avons constaté a posteriori que la méthode relevait davantage du récit de pratique, voire dans certains cas du récit de vie, que de l’entretien de recherche semi-dirigé. Il s’agit d’une caractéristique importante des données recueillies durant notre étude dans la mesure où elle a orienté le processus de traitement des données de l’équipe de recherche universitaire vers une démarche inductive d’analyse (codage itératif par catégories de sens à l’aide du logiciel de traitement de données NVivo). L’analyse a pu être complétée à l’aide de métadonnées issues des notes des membres de l’équipe de recherche universitaire qui ont conduit les entretiens quant à leur impression (lesquelles ont permis de recueillir des points saillants des entretiens ainsi que de colliger certains éléments verbaux et non verbaux nécessaires à l’interprétation textuelle des entretiens retranscrits par l’équipe).

Concernant les participant.e.s, douze sont des femmes, dont cinq déclarent appartenir à une ou plusieurs communautés autochtones[9]. Elles sont Mohawk, Innue, Abénakise et Wendat, Abénakise, et Métis Inuk Québécoise. Sept déclarent quant à elles appartenir à une minorité ethnique et/ou visible. Elles sont originaires d’Haïti, de Côte d’Ivoire, de France, de Moldavie, d’Espagne, d’Algérie et du Brésil. Dix sont des hommes, dont quatre déclarent appartenir à une ou des communautés autochtones. Ils sont Atikamekw, Innus, et Métis Mi’gmaq Acadien. Enfin, six parmi eux déclarent appartenir à une minorité ethnique et/ou visible. Ils sont originaires de la Martinique, du Mexique, de la République démocratique du Congo, du Burkina Faso, d’Irlande et d’Iran. Ils et elles ne représentent certes pas l’ensemble des communautés ethnoculturelles du Québec[10], mais leurs expériences en lien avec le conte témoignent de savoir-faire et de savoir-raconter méconnus en même temps que de trajectoires personnelles remarquables.

LE RENOUVEAU DU CONTE À L’AUNE DU GENRE ET DE L’ETHNICITÉ

Le renouveau du conte[11] au Québec a témoigné de transformations majeures depuis une vingtaine d’années, tant dans sa pratique que dans son institutionnalisation. Les changements à travers lesquels la pratique du conte s’est progressivement professionnalisée touchent plus particulièrement les lieux où l’on raconte et attestent l’émergence d’un nouveau rapport à l’auditoire et aux institutions[12]. En effet, l’accès à divers lieux institués des arts et de la culture au Québec pour diffuser du conte et obtenir du financement a procuré aux artistes qui se réclament de cet « art de la parole » une visibilité accrue et davantage d’occasions de mettre en valeur et de transmettre leur savoir-faire et leur savoir-raconter :

Le renouveau du conte au Québec [a] apporté de nouvelles figures du conteur, a modifié son rôle social et son « savoir-raconter » des histoires. Conter, jouer, improviser, se mettre en scène, faire un one-man-show, faire rire, rêver, voyager, autant de façons de souligner le travail [de la conteuse et du conteur] d’aujourd’hui[13].

Toutefois, certains problèmes persistent et exigent qu’on en fasse l’examen critique. Les partenaires de recherche ont par exemple observé une inégale représentation des artistes issu.e.s des régions éloignées par rapport aux centres urbains, des femmes par rapport aux hommes et des minorités ethniques et des Autochtones par rapport aux conteurs et conteuses issu.e.s de la culture dite majoritaire du Québec. Il existe certes désormais davantage de festivals spécialisés en conte où plusieurs artistes se fraient une place, notamment en raison d’un sentiment d’appartenance à la « famille du conte au Québec » évoquée lors des entretiens de recherche. Cela est corrélatif d’un autre constat dont témoignent les résultats de cette recherche : le bouche-à-oreille, à priori limité pour se faire connaître, contribue à tisser des relations dans le milieu (diversifier ses contacts, obtenir de nouvelles occasions de collaboration, de création ou de diffusion, ou encore bonifier certaines compétences et habiletés). Mais si l’on s’y intéresse de plus près, on observe que les conteurs québécois (il s’agit bien ici des conteurs hommes) bénéficient d’un préjugé nettement mélioratif en tant que conteurs de contes dits traditionnels. C’est en effet ce que souligne dans une précédente étude la sociologue Myriame Martineau, en montrant que les conteuses québécoises se voient régulièrement attribuer le rôle de conteuses pour enfants ou de conteuses de contes érotiques, entre autres stéréotypes qui nuisent à la reconnaissance de leur pratique et à un accès équitable à des lieux de diffusion plus prestigieux. C’est pourquoi, comme le précise l’auteure, les conteuses adoptent souvent des tactiques de subversion et de détournement — entre autres dans leurs démarches de diffusion ou dans le travail sur le contenu des contes — pour résister et tenter de changer ces facteurs qui contribuent injustement à les discriminer[14]. Le renouveau du conte et les acquis de ces quelque vingt dernières années ne sont donc pas exempts de rapports inégalitaires (dont certains ne datent pas d’hier) et ne vont pas sans certaines contradictions avec ce qui caractérisait traditionnellement l’art de conter, à commencer par la spectacularisation du conte[15].

Ce dernier aspect n’échappe pas aux conteurs et conteuses rencontré.e.s. L’un d’eux affirme : « [C]e n’est pas un spectacle de contes que je fais. C’est vraiment une rencontre. » Il signale par là qu’il ne se situe pas « dans la performance », qu’il ne souhaite pas « jouer, mettons, [à se vêtir de] plumes[16] », à l’instar de cet autre conteur qui nous dit : « [M]oi, je m’habille comme je suis habillé. […] [J]’y vais, je n’ai pas mes plumes[17]. » Ce n’est toutefois pas sans une certaine ironie qu’ils et elles subvertissent les symboles véhiculant des stéréotypes à l’égard de la culture à laquelle ils et elles s’identifient, comme l’illustrent les propos de cette conteuse atikamekw :

[J]’ai vu au début que les gens auraient aimé ça que j’arrive en plumes, pis je leur dis toujours que des plumes, ce n’est pas pratique dans la forêt, que ça se poigne partout, ça se pogne dans les branches. Les manteaux à franges, ça pogne [aussi]. Je pense qu’avec cet humour-là, [on fait] comprendre que c’est ça, du « folklore ». Mais, j’ai vu qu’il y avait des attentes incroyables […], ils s’en viennent voir Danse avec les loups[18].

En dépit du fait qu’il ne bénéficie pas d’une reconnaissance institutionnelle équivalente par exemple au théâtre et qu’une certaine « porosité » des frontières entre disciplines artistiques contribue au flou entourant sa pratique contemporaine, le conte demeure le vecteur d’un lien avec la mémoire collective, mettant en mots et en gestes différentes temporalités et spatialités. Il contribue au travail des imaginaires sociaux, à la valorisation du patrimoine culturel oral et de la pratique de l’oralité elle-même. En ce sens, pour Jean-François Côté, Claudine Cyr et Astrid Tirel, il participe à la régulation des rapports sociaux :

Malgré la place prépondérante occupée par les médias et autres appareils électroniques dans l’espace public comme dans l’espace privé, le conte garde toute sa raison d’être lors des rassemblements et joue un rôle de régulateur des rapports sociaux. Par l’intermédiaire de la narration et de la verbalisation d’événements touchant à la collectivité, il permet à la communauté de procéder à une mise à distance et procure, dans le même temps, une occasion de réflexion collective. De plus, à travers leur réappropriation des savoirs ancestraux, le conteur et la conteuse entretiennent les savoirs relatifs à leurs cultures, leurs valeurs, leurs us et coutumes, ce qui permet à la communauté de valoriser son histoire[19].

Le renouveau du conte a assurément contribué à restaurer les lettres de noblesse d’un art et de sa pratique qui ont été quelque peu malmenés, voire sinistrés dans le contexte de l’accélération de nos sociétés. Pour Christian-Marie Pons, ce renouveau émerge dès les années 1980 et rend manifeste la résurgence du conte et de son oralité par « [la] présence d’un conteur ou d’une conteuse, [la] présence d’un auditoire avec qui partager cette parole », comme le « […] retour d’une pratique bousculée, oubliée, dans le grand chambardement de nos sociétés postindustrielles[20] ». Il convient toutefois de demeurer attentif à la dimension genrée de la pratique du conte au Québec et à ce que le renouveau du conte ne rend pas nécessairement visible, à savoir que « [l]e monde du conte est confronté à d’autres manières de raconter [et] à d’autres façons de pratiquer le conte » et que « [l]’assignation sociale […] en tant que conteur.euse “ethnique”, dit.e “de la diversité” ou “autochtone” est potentiellement l’une des facettes à repenser[21] ».

INTERSECTIONNALITÉ ET SUBALTERNITÉ DANS LA PRATIQUE DU CONTE

Pour Marie Goyon, le concept d’intersectionnalité contribue à faire l’examen du colonialisme et de la stigmatisation des femmes autochtones dans le monde des arts[22]. Dans un même ordre d’idées, Julie Bruneau avance qu’il « [aiguise] la perception des effets entrecroisés du racisme, du sexisme et du colonialisme [afin de] les dénoncer[23] ». C’est en ce sens qu’une conteuse nous explique en quoi il est impératif de « donner aussi une place au féminin dans les contes. […] De raconter l’histoire de femmes, de femmes autochtones qui ont traversé l’histoire [et puis] qui arrivent jusqu’à aujourd’hui ». Elle conclut : « Ces femmes ont existé[24]. »

Le concept de subalternité est de toute évidence pertinent pour aborder la pratique du conte aujourd’hui tout comme celle de l’oralité au coeur du rapport à soi et au monde qu’entretiennent les conteurs et conteuses des minorités ethniques et autochtones[25]. Arrimée au concept d’intersectionnalité, la subalternité semble à même d’informer un regard critique sur le monde du conte, à partir duquel pourra être entrepris l’examen des obstacles à l’inclusion des conteurs et conteuses issu.e.s des minorités ethniques et autochtones du Québec. Cette articulation n’échappe nullement à la critique formulée par Thomas King dans un autre champ, celui des littératures autochtones, où il se positionne à l’encontre de la théorie embrassant un découpage temporel de leur évolution à travers les termes « précolonial, colonial et postcolonial ». L’auteur explique en ces mots le besoin de dépasser cette conception problématique des théories postcoloniales :

Alors que le postcolonialisme est présenté comme la méthode par laquelle il est possible d’étudier ces littératures [autochtones], qui sont faites de lutte de l’opprimé contre l’oppresseur, du colonisé contre le colonisateur, le terme en lui-même laisse entendre que le point de départ de la discussion est l’arrivée des Européens en Amérique du Nord[26].

Loin de chercher à essentialiser cette oralité et sa pratique, je propose cette articulation parce qu’elle traduit l’agentivité de ces conteurs et conteuses, ce lien qu’ils et elles assurent entre la parole et le geste, l’histoire et l’auditoire, et qui entend ne pas céder aux pressions des pratiques et discours discriminants. Dans l’essai « Can the Subaltern Speak? », Gayatri Chakravorty Spivak réfère aux subalternes comme à des agents hétérogènes qui « représentent tout à la fois le paysan illettré, l’aborigène et la classe inférieure du prolétariat urbain[27] ». Pour la théoricienne, les subalternes se situent à la fois dans et en dehors de la gouvernance coloniale et des politiques nationales[28], sans pourtant incarner des agents autodéterminés dotés d’un contrôle sur les représentations véhiculées dans le récit dominant de l’histoire et dans la langue des colonisateurs[29]. La subalternité, au même titre que les effets entrecroisés du racisme, du sexisme et du colonialisme — dont le concept d’intersectionnalité suppose l’examen critique —, est affaire de voix et de représentation dans l’espace public.

Cette agentivité se manifeste ainsi à plusieurs égards dans notre corpus à travers, par exemple, la remise en question des catégories prédéterminées ou encore la dénonciation des biais et dérives du système (et de ses institutions porteuses de valeurs). Un conteur résume ainsi le sens qu’il donne à la pratique : « Nous sommes comme le miroir de la société. On reflète la société, on dénonce les choses, on dit à haute voix, on change la société. Le conteur [et la conteuse], c’est vraiment un messager [30] ! »

L’art du conte, la parole et l’expérience créée par le biais de sa « performativité » contribuent au changement social par le dialogue et le travail sur un récit partagé — dût-il témoigner des tactiques et instruments de domination visant à oblitérer la dépossession, les injustices et les violences du colonialisme[31] — pour parvenir à dessiner les contours d’un meilleur avenir commun. S’il convient certes de distinguer le conte « écrit » du conte « oral », cette binarité tend à polariser le monde du conte et rend plus évidente la dimension subalterne de cet art dans le contexte de la modernité tardive — appréhendé tantôt comme un « sous-genre » littéraire, une pratique folklorique ou bien dédiée aux jeunes générations. Art et parole sont pourtant des refuges et des tremplins pour faire face aux stigmates du colonialisme et guérir des traumatismes qu’il provoque, et ne sauraient se restreindre à des oppositions binaires qui relèvent davantage du fantasme de l’Occident sur les autres, notamment à l’égard de la séparation récurrente entre tradition et modernité, dont la question de l’oralité (et ce qu’elle peut supposer au xxie siècle) est devenue emblématique. Louise Vigneault nous rappelle ainsi à l’indispensable rôle de médiateur de l’art au sein de nos communautés :

Ancré dans la culture de la médiation et de la communication, l’art traduit l’inexprimable, révèle des non-dits, permet d’exposer ce qui a été omis, refoulé, trahi, et suscite des éveils spirituels. À cet égard, le dialogue et la conversation permettent de sortir de l’invisibilité[32].

On observe depuis plusieurs années maintenant un renversement épistémologique dont témoigne la résurgence de récits, modes de pensée, manières de dire et de faire des peuples colonisés et des minorités racialisées, notamment par la force créative de leurs artistes et auteur.e.s[33]. D’aucuns s’accordent à reconnaître leur importance pour rétablir un héritage culturel et un patrimoine immatériel méconnus. Mais cette résurgence n’est pas anecdotique et doit être appréhendée avec toute l’attention qu’exigent sa complexité et les propositions qu’elle porte, comme celle de rendre irrecevables les préjugés et stéréotypes véhiculés dans les discours et les pratiques ordinaires[34]. Contre les oublis et les violences dont témoigne une histoire humaine vue « d’en haut », les conseils que le conte et les conteurs et conteuses s’évertuent à transmettre — à travers leurs histoires, dans l’ici et maintenant d’une relation qu’ils et elles nouent avec leurs auditoires — ne dissimuleraient-ils pas eux-mêmes les conditions de possibilité d’un avenir commun plus juste, lequel nous fait tant défaut dans le contexte de la modernité tardive [35] ? C’est d’ailleurs ainsi que Leanne Betasamosake Simpson pense le conte aujourd’hui, elle pour qui sa pratique en tant que « narration orale […] devient le vecteur de création d’espace cognitif libre [et rassemble], renforce le réseau de relations qui soudent [les communautés autochtones] les unes avec les autres[36] ».

Une approche de la pratique contemporaine du conte par le biais du concept d’intersectionnalité arrimé à la question de la subalternité laisse entrevoir des dynamiques souterraines qu’il s’agit de mettre au jour pour promouvoir un changement des discours et des pratiques. Car c’est un fait, être conteur et conteuse au Québec est un métier précaire[37]. Un métier qui témoigne en outre de rapports sociaux de sexe[38] et ethniques inégalitaires. Loin de certaines idées reçues qui assimilent le conte à un art oral tombé en désuétude[39] ou à un genre littéraire qui s’adresserait exclusivement aux enfants, sa pratique contemporaine est en réalité très diversifiée. Elle ne saurait d’ailleurs se limiter à quelques conteurs et conteuses jouissant d’une visibilité et d’une reconnaissance plus grandes sur les scènes québécoise et internationale. De fait, le conte s’inscrit dans un rapport à l’altérité et à l’ethnicité encore peu étudié au Québec d’un point de vue sociologique[40]. Éluder cette caractéristique reviendrait à contourner une nécessaire remise en question des rapports de pouvoir qui entraînent la disqualification des voix subalternes et constituent une entrave à l’inclusion de ces artistes. D’ailleurs, leur exclusion ainsi que les manifestations concrètes du racisme systémique dans le milieu des arts et de la culture au Québec ne sont pas des phénomènes nouveaux[41]. DAM (Diversité artistique Montréal) définit le racisme systémique comme « la discrimination basée sur l’origine ethnoculturelle et la présupposée race d’une personne ou d’un groupe social ». L’organisme le dénonce comme un fléau qui témoigne d’un « système de reproduction des inégalités à l’échelle étatique et sociétale[42] ». Deux facteurs contribuent particulièrement à l’aveuglement des institutions et de la société face au racisme systémique et à l’exclusion de celles et ceux que l’on qualifie de minorités :

[D’abord, le] déni de l’existence d’un système d’oppression, qui maintient un rapport de pouvoir à l’avantage d’un groupe social. Comme exemple, le patriarcat est un système d’oppression au sein duquel les hommes détiennent l’autorité au détriment des femmes. [Puis] le fait d’oublier que ce rapport de pouvoir est hérité du passé : il est ancré historiquement dans nos institutions et perpétue l’inégalité entre les « personnes blanches » et les « personnes racisées » (identifiées et/ou s’identifiant à une ou des « minorité-s visible-s » et/ou à un ou des « peuple-s autochtone-s »)[43].

Les rapports sociaux de genre, de sexe et ethniques dans le monde des arts et de la culture ne sont donc pas neutres. Ils relèvent d’un véritable système d’oppression et sont fondés sur des éléments résiduels de l’histoire coloniale. Dans son livre Danser sur le dos de notre tortue, l’auteure nishnaabe Leanne Betasamosake Simpson explique que les violences du colonialisme, en dépit des injonctions légitimes à la justice sociale et des discours exigeant une société plus inclusive et exempte de tels rapports de pouvoir, ont trouvé le potentiel de leur actualisation par le biais des institutions coloniales, mais aussi dans les processus mêmes qui visent à « réparer » ces injustices. Cette réalité place ainsi l’ensemble des institutions et la société face aux défis du « vivre-ensemble », de l’inclusion, et rappelle l’exigence de parvenir à une véritable décolonisation des discours et des pratiques.

DES EXPÉRIENCES DE L’EXOTISME ET DE LA DISCRIMINATION

La citation d’une conteuse mohawk présentée en épigraphe n’est pas anodine. Elle traduit de manière éloquente les entraves à l’inclusion que pose l’assignation ethnique à laquelle sont soumis ces artistes. En effet, parmi les conteurs et conteuses rencontré.e.s dans le cadre de la recherche, tous et toutes sont engagé.e.s dans une démarche visant à mettre en valeur le patrimoine culturel de leurs communautés, à partager leur histoire et à transmettre les savoirs, les légendes et les imaginaires de leurs communautés aux générations suivantes. Ce sont souvent des artistes polyvalent.e.s et multidisciplinaires. En dépit de leur résilience, ils et elles font face à des attentes particulières compte tenu de leur origine ethnique. En effet, quand ils et elles ne sont pas assujetti.e.s aux contraintes et biais que comportent les processus de demande de bourses de création ou de diffusion auprès des organismes subventionnaires, ils et elles font l’objet de préjugés discriminatoires, voire de propos racistes (de la part des diffuseurs et des institutions, mais pas seulement, l’auditoire n’étant pas extérieur à ces rapports sociaux problématiques). Pour être « reconnu.e », il faut, semble-t-il, combler des attentes qui restreignent la liberté dont ils et elles devraient disposer dans leur démarche artistique, ce que plusieurs refusent. Ce sont notamment les « étiquettes » pour combler des soirées à thème (par exemple des soirées autochtones ou dédiées aux paroles de femmes ou à la recherche d’un certain « exotisme »), qui donnent l’impression de n’être inclus.e.s qu’en raison d’une origine ethnique (souvent en demande), du fantasme et de l’exotisme qui lui sont attribués par d’autres. C’est ce dont témoignent les propos d’une conteuse innue :

Hum. [Et puis] de faire la petite Autochtone, la belle petite Autochtone, ça, c’est… ça, c’est poche. […] [I]l y a certains contrats qui t’appellent juste pour cocher « minorité visible » [ou] « Autochtone » […]. Puis des fois j’accepte parce que j’ai faim, des fois je dis carrément mon point de vue. Voilà[44].

Cette réticence n’est pas nécessairement partagée par tous.tes, certain.e.s admettant mettre expressément de l’avant leur appartenance ethnique parce qu’ils et elles souhaitent être reconnu.e.s comme porteur.euse.s d’une culture et passeur.euse.s de son histoire. Mais cela reste corrélatif à une reconnaissance dans le milieu dans lequel ils et elles évoluent, qui peut mêler le monde de la danse, du slam, du spoken word, de la poésie orale, du théâtre, etc. Cela ne vient toutefois pas sans quelques limitations. Un conteur explique par exemple qu’il tente « toujours [de] sortir un peu de la coquille africaine. […] Du folklore africain ». Il fait néanmoins face à des pair.e.s qui lui disent que ce folklore est justement « beau » alors qu’il cherche pour sa part à ce que sa pratique soit davantage « diversifiée[45] ».

Si les conteurs et conteuses déclarent avoir eu accès à certaines bourses des organismes subventionnaires dédiés à la pratique des arts au Québec et au Canada[46], les expériences témoignent ici aussi d’un défi relativement à l’assignation ethnique. Par exemple, un conteur d’origine iranienne manifeste son étonnement en pointant des processus inadéquats et des catégories restrictives :

J’ai demandé une fois à un employé du Conseil des arts de Montréal : « Qu’est-ce que c’est, cette catégorisation entre l’artiste québécois et l’artiste qui appartient à la “diversité culturelle” ? » Il m’a dit : « On a différents budgets pour ça. » […] [P]our moi, c’est bizarre, c’est vraiment [un] mode de discrimination. Pourquoi ? Ça me donne cette idée que je suis dans une autre catégorie. Je peux dire que je n’ai pas de problème avec le public, en fait, jamais, jamais. […] Mais avec les organismes comme le Conseil des arts, leur comportement, c’est bizarre pour moi[47].

Ce sentiment est partagé par plusieurs personnes rencontrées, parmi lesquelles une conteuse qui possède bel et bien un bagage d’expériences considérées comme « légitimes » en art contemporain et une formation classique de niveau élevé, mais dont c’est l’appartenance à une communauté autochtone qui va déterminer l’attribution ou non d’une bourse, tandis qu’elle aimerait que l’on valorise équitablement son parcours sans égard à des catégories préconçues et restrictives. D’autres se heurtent assez durement à ce que ces catégories leur renvoient sur leur identité personnelle et leur trajectoire de vie : « Une fois que je suis arrivée ici [au Québec], et que j’ai vu que ça serait super difficile, qu’il n’y avait pas d’audition et tout, et qu’il y avait des programmes pour la diversité… J’ai compris [alors] que j’étais la diversité[48]. »

En outre, c’est à travers les demandes des diffuseurs au niveau de la diffusion et parfois même dans le rapport au public que se manifestent des attentes à l’égard de l’appartenance ethnique des conteurs et conteuses. Ils et elles sont parfois convié.e.s à « [j]ouer à l’Indienne », à passer pour la « bonne petite Autochtone » et à satisfaire des attentes et fantasmes stéréotypés à l’égard du « chaman » ou du « griot[49] ». Ajouter de la « couleur » résume bien ce que de telles étiquettes ambitionnent. De fait, ces attentes n’échappent pas aux critiques de celles et ceux qui les vivent, bien qu’un conteur originaire de la Martinique concède toutefois avec ironie que ces expériences restent positives, puisqu’il s’agit, selon lui, de « discrimination positive[50] »…

(RE)FAIRE LE MONDE

[Le conteur] c’est un structurateur du monde, un structurateur d’essence aussi. [Il] va triturer dans les tréfonds de l’inconscient pour formater la perception que l’on a du monde… Aussi grave que ça [51] !

En 2000, Christian-Marie Pons[52] nous mettait déjà en garde contre deux écueils de l’avènement d’un renouveau du conte au Québec : d’une part, le risque d’une spectacularisation que suppose un déplacement du conte vers les lieux institués de la culture et l’industrie du spectacle et, d’autre part, un phénomène de folklorisation qui raviverait une tension suffisamment entretenue entre tradition et modernité dans l’approche des arts et de la culture orale à partir des idiomes de l’idéologie dominante et de la culture dite majoritaire au Québec. Ces binarités ne rendent pas nécessairement compte du ressenti à l’égard de ces mutations de la pratique du conte au Québec, quand bien même ces réalités n’échappent pas aux participant.e.s. Si certain.e.s sont peu enclin.e.s à se dire « artistes » et hésitent même souvent à se définir comme « conteurs » et « conteuses » — en référence au sentiment de communauté que traduit assez vaguement l’expression de « famille du conte » —, tous et toutes ont quelque chose à raconter et des « expériences remarquables » à partager [53] ; ils peuvent ouvrir le monde à d’autres façons de raconter : par le geste, le regard, la lecture et la voix, la musique, le tambour, le chant, la danse, les marionnettes, le rire. Pour ces conteurs et conteuses, le conte a plusieurs fonctions, transmettre la tradition orale et les légendes, rappeler les leçons du passé, partager des histoires, créer des liens, et il conserve toute sa pertinence aujourd’hui. Je l’évoquais plus tôt, pour l’un de nos participant.e.s, le conte traditionnel constitue indéniablement « une rencontre » et non un « spectacle ». Il se considère dès lors comme un « conteur traditionnel » dont la pratique constitue un refuge visant à éviter le formatage des esprits[54], mais aussi un rempart contre le formatage des conteurs et conteuses dans un monde avide de spectacle. C’est sans doute moins cette myriade de fonctions sociales du conte que ses différents vecteurs qui définissent l’importance du conte au Québec, où conteurs et conteuses travaillent finalement à (re)faire le monde. Il y a en effet « beaucoup de choses dans lesquelles les gens d’ici […] peuvent se reconnaître », nous dira une conteuse. « Et je pense que l’idée, [c’est] enlever la part de l’autre, s’ouvrir à une autre culture », explique-t-elle, afin de « voir qu’il y a plein de choses qui nous rassemblent »[55]. Une autre ajoute :

[Mon peuple] sépare moins la musique, la danse, le conteur [et la conteuse] que le public en général. […] Moi, je suis tout ça […]. Quand on danse, souvent on raconte une histoire. La musique raconte une histoire [et nos chansons aussi]. Et quand on raconte avec les mots, on ajoute ces choses-là aussi [dans la pratique]. J’ai l’impression que c’est ça : on ne tombe pas dans une catégorie. Le monde en général veut nous mettre dans une catégorie[56].

Plutôt que de s’évertuer à creuser l’hypothèse d’une réconciliation qui passerait par un sentiment d’appartenance à la « famille du conte » au Québec et de « créer des catégories », l’hypothèse à travers laquelle a cheminé mon propos tient davantage au dépassement de cette manière d’appréhender l’altérité dans la pratique contemporaine du conte au Québec au même titre que des catégories préconçues qui l’institutionnalisent.

Devant l’accélération du monde et la quête effrénée de sa mise à disposition par l’homme, le philosophe Hartmut Rosa écrit :

Le drame du rapport moderne au monde se reflète dans notre rapport à la neige comme une boule de cristal : l’élément culturel moteur de cette forme de vie que nous qualifions de moderne est l’idée, le voeu et le désir de rendre le monde disponible. Mais la vitalité, le contact et l’expérience réelle naissent de la rencontre avec l’indisponible[57].

Conteurs et conteuses racontent et se racontent. Par l’expérience qu’ils et elles créent avec l’auditoire, ils et elles opèrent une médiation avec l’indisponible dans nos sociétés, que l’histoire et leur histoire soit lue, dansée ou chantée, que son origine ou sa « version » soit plus ou moins avérée. Pour résoudre les obstacles à la reconnaissance et à l’inclusion dont il a été question dans ce texte, il apparaît nécessaire de parvenir à décoloniser les discours et les pratiques, non seulement pour mettre fin aux stigmates du racisme et de l’exclusion, mais aussi pour penser autrement un art de la parole sinistré, mais bien vivant. Finalement, si le métier de conteur et de conteuse est aussi vieux que celui de cuisinier, comme nous le rappellera un conteur d’origine irlandaise, c’est sans doute parce qu’il s’est révélé être indispensable en ce qu’il assure un lien permanent avec la mémoire collective et vers un meilleur avenir commun dans une société plus juste et inclusive. Il lui reste en fait toujours quelque chose à accomplir.