Article body

Dans une table ronde de Tribune libre diffusée en 1961, le romancier Claude Jasmin lance une affirmation iconoclaste dont le statut reste ambigu : « Le critique est notre dieu, il est pour nous comme la lumière divine [1] ! » Cette boutade certes malicieuse traduit tout de même une admiration inhabituelle pour cette fonction malmenée, dont la présentation dans les médias est généralement beaucoup moins équivoque : « La critique est-elle un mal nécessaire, ou un mal inutile[2] ? » soumet ainsi Gilles Marcotte à ses invités lors d’une table ronde radiophonique de 1965. Genre de l’actualité et de la presse périodique, la critique reste une pratique peu étudiée, à plus forte raison lorsque l’on s’intéresse au passé littéraire. S’ils ne veulent pas s’en tenir aux articles les plus cités parce que réédités en recueil, les chercheurs et chercheuses doivent s’astreindre à des dépouillements chronophages et fastidieux dans les journaux et revues dont l’accessibilité reste inégale. Mais si ces textes anciens sont négligés, que dire de la critique radiophonique et télévisuelle, qui naît alors que ces nouveaux médias offrent une formidable extension à la presse écrite dans l’espace public [3] ? Contrairement à son équivalent imprimé, la critique audiovisuelle est conçue pour être éphémère, et on n’en retrouve les traces qu’au prix de patientes recherches[4]. Ce n’est pourtant pas que les acteurs qui lui donnent vie soient inconnus ou moins valorisés. Loin de là, ce sont en fait des figures déjà bien connues des historiens de la littérature pour leur contribution à la presse écrite[5]. Ainsi, la radio et la télévision recrutent des critiques renommés comme Roger Duhamel (La Patrie, Montréal-Matin), Gilles Marcotte (Le Devoir, La Presse), Claude-Henri Grignon (Les Pamphlets de Valdombre et un grand nombre de journaux), Maurice Blain (Le Devoir, Liberté) ou Dostaler O’Leary (La Patrie). On y entend aussi des professeur·es (notamment Jean-Charles Falardeau, Jean Hamelin, Clément Lockquell et Jeanne Lapointe, tous à l’Université Laval, mais presque toujours ailleurs qu’à la Faculté des lettres), des hommes évoluant au sein de diverses institutions (le bibliothécaire du Parlement Jean-Charles Bonenfant, ou encore René Garneau, secrétaire de la Commission royale d’enquête sur l’avancement des arts, des lettres et des sciences au Canada puis diplomate au ministère des Affaires extérieures) de même que quelques femmes (en plus de Jeanne Lapointe, la prolifique auteure Jean Despréz, qui a exercé la critique à Radiomonde), plusieurs cumulant même ces fonctions à différents moments de leur carrière. C’est que le discours sur la littérature, à cette époque, n’est pas encore affaire de spécialisation disciplinaire, et ceux et celles qui le pratiquent sont des figures publiques reconnues pour un engagement culturel plus large.

En tenant compte des sources disponibles et de l’état actuel des connaissances dans ce domaine peu exploré, j’ai choisi de m’attacher aux années 1955 à 1965[6] en me donnant pour tâche, dans le cadre de cet article, de définir les principaux formats médiatiques adoptés par la critique littéraire dans son passage aux médias audiovisuels. Rendue sous forme de typologie, cette portion du travail s’appuie sur le dépouillement de journaux[7] et de la collection de documents audiovisuels de Radio-Canada conservée au Centre d’archives Gaston-Miron de l’Université de Montréal (CAGM)[8]. Dans un deuxième temps, je me suis attardée à la représentation d’elle-même qu’offre cette critique médiatique, et donc à la teneur métacritique que présentent plusieurs des extraits conservés au CAGM[9]. Cette série d’analyses d’extraits audiovisuels s’appuie sur les notions de scène englobante, de scène générique et surtout de scénographie définies par Dominique Maingueneau[10]. Menée de manière diachronique, elle permettra de mettre en lumière les transformations qui se jouent en cette période de transition qu’est la Révolution tranquille, tout en évaluant l’impact de cette extension médiatique sur les pratiques critiques.

TYPOLOGIE DE LA CRITIQUE LITTÉRAIRE AUDIOVISUELLE

Premier constat issu du dépouillement de ces sources : la critique médiatique adopte des formes multiples tributaires à la fois de la périodicité du commentaire, des interactions du critique avec les autres artisans de l’émission (animateur, autres invités, public, etc.) et, bien sûr, du type de propos qu’elle tient sur la littérature. Sur un premier plan, la typologie que je propose afin de distinguer ses modes d’intervention comporte deux catégories basées sur l’objet du discours. Dans la première, la critique en action, un spécialiste énonce son jugement sur la littérature passée ou contemporaine ; dans la seconde, la métacritique, elle réfléchit sa propre pratique : sa nature, ses objectifs, ses moyens. Il importe de souligner qu’il s’agit de transpositions médiatiques de sous-genres de la critique depuis longtemps pratiqués dans les journaux et revues ; on peut donc également interroger les transformations scénographiques issues de ce passage à un autre médium.

Figure 1

Typologie de la critique littéraire audiovisuelle

Typologie de la critique littéraire audiovisuelle

-> See the list of figures

La critique en action

Dans cette première catégorie, je distinguerai à nouveau deux pratiques (la critique d’actualité et la synthèse panoramique) en fonction de leur focalisation sur l’objet littéraire. Équivalent audiovisuel de la critique journalistique, la « critique parlée », comme la nomme Jean Despréz[11], suppose une périodicité semblable à celle de la presse, soit une émission régulière dans le cadre de laquelle on réserve du temps d’antenne à la couverture des parutions récentes. Bien que les extraits de ce genre soient très peu nombreux dans la collection du CAGM[12], il s’agit du type de commentaire littéraire le plus présent dans la vie des auditeurs de Radio-Canada, qui peuvent suivre la même émission pendant plusieurs années[13]. De 1944 à 1951, il s’agit de La chronique littéraire hebdomadaire, réalisée par Roger Rolland, qui sera remplacée par La revue des arts et des lettres de 1951 à 1966[14]. C’est sur deux extraits sonores de cette émission diffusés en 1958 que j’appuierai mes remarques sur la critique d’actualité : celle des Chambres de bois d’Anne Hébert par Clément Lockquell (F.E.C.), et celle d’Agaguk d’Yves Thériault par Jean Hamelin[15], dont je recommande l’écoute d’un bref extrait.

Occupant quatre à cinq minutes, ces segments radiophoniques sont brièvement introduits par un animateur qui n’intervient plus ensuite, laissant le commentaire littéraire se développer de manière autonome par rapport au reste de l’émission. Ainsi, Lockquell comme Hamelin se tiennent seuls sur la scène de l’énonciation, et l’auditeur postulé de ces chroniques radio-canadiennes se distingue à peine du lecteur du Devoir ou de La Patrie auquel ces critiques pourraient être destinées. Ces segments radiophoniques sont en effet très écrits, comme en témoignent tant le niveau de langue que le rythme de l’énonciation, loin de l’expressivité et de la spontanéité permises par l’expression orale. Sobres et descriptives tout en étant ponctuées de jugements fermes, elles construisent l’ethos de lecteurs d’expérience engagés dans une démarche systématique. Atmosphère, lieux, personnages et enjeux de l’intrigue, construction du roman, démarche et style de l’écrivain, préface et questions de diffusion (édition, traduction), tous les aspects de l’oeuvre sont abordés par ces commentaires synthétiques et exhaustifs. La littérature est une affaire sérieuse[16], et les codes de l’exercice restent ceux de la critique publiée, comme si l’adoption du médium radiophonique n’affectait que le mode de diffusion du commentaire.

Délaissant l’actualité pour le regard rétrospectif, le deuxième type de critique en action propose des synthèses panoramiques où le corpus est envisagé par le biais des thèmes, des genres ou des mouvements littéraires[17]. Plutôt que faire l’objet de chroniques régulières, ces interventions ponctuelles entretiennent l’ambition manifeste d’enrichir la culture des téléspectateurs à la manière de la programmation des premières années de l’émission Radio-Collège diffusée par Radio-Canada[18]. C’est le cas, par exemple, de la conférence de 1959 prononcée par le frère Lockquell sur « Les grands thèmes de la littérature canadienne-française » à la télévision de Radio-Canada, dont je vous invite à visionner les premières minutes[19]. Introduite par une présentation mettant l’accent sur la compétence disciplinaire du conférencier (diplômes et parcours d’enseignement universitaire, inscription dans l’institution littéraire), la présentation de 36 minutes est campée dans un décor conçu pour en signifier la visée pédagogique : assis seul à son bureau devant ses notes encadrées d’une montre et d’un stylo, le professeur livre son cours devant une bibliothèque clairsemée contenant quelques livres et oeuvres d’art. Une fois la scénographie posée, la caméra opte pour un plan américain qui le met en valeur, et intercale au moment opportun des portraits d’écrivains tels que l’on en retrouve dans les manuels scolaires de la même époque. De fait, l’exposé de Lockquell rappelle le manuel de Samuel Baillargeon publié peu de temps auparavant[20], notamment dans sa posture sans complaisance à l’égard d’oeuvres anciennes dont l’intérêt est jugé « documentaire » alors que la production contemporaine est évaluée d’après des critères esthétiques et stylistiques considérés comme « universels ». Ainsi, c’est aux romanciers récents (Ringuet, Roy, Charbonneau, Hébert, Lemelin, Thériault) que Lockquell consacre l’essentiel de son exposé en adoptant un découpage thématique, comme plusieurs des travaux universitaires novateurs de son époque[21]. Encore une fois, le discours (ici didactique) conserve les codes des pratiques écrites de son temps sans être véritablement affecté par la transposition télévisuelle.

Clément Lockquell à Conférence, 1959

-> See the list of figures

Bref, les rares archives audiovisuelles de « critique en action » accessibles à la consultation donnent à penser que le passage d’un médium à un autre a d’abord eu peu d’impact sur la nature et les formes du discours, qu’il s’agisse de la critique d’actualité ou des synthèses panoramiques. On assiste bien à une complexification des signes (visuels et sonores) transmis à l’auditoire, et surtout à une extension non négligeable de ce dernier, mais il semble que l’on n’ait pas jugé nécessaire d’adapter les codes de la critique élaborés pour la presse écrite aux nouveaux publics et aux possibilités offertes par les médias de masse.

La métacritique

Seconde section de ma typologie, la métacritique (voir figure 1) met en valeur des archives où la critique ne se contente plus d’être une pratique mais devient aussi l’objet du discours. Pour rester fidèle aux caractéristiques de ce corpus, ce sont les situations d’énonciation qui ont cette fois servi à en distinguer les sous-catégories : la première, « les auteurs face à la critique », donne voix aux « victimes » qui décrivent, en général brièvement et en fin d’entrevue, leur rapport (souvent conflictuel) à la critique à l’invitation des journalistes [22] ; la seconde, « la critique face à elle-même », rassemble des extraits où les praticiens réfléchissent eux-mêmes aux visées, aux critères de jugement et aux conditions concrètes dans lesquelles ils exercent leur métier. Faute d’espace pour illustrer et analyser la première catégorie, je me concentrerai ici sur les segments, plus nombreux et substantiels parmi les documents conservés par le CAGM, où s’expriment les critiques. Ce genre de réflexion, menée dans des émissions ponctuelles, s’incarne dans des formes de scénographies médiatiques plus variées que celles de la critique en action. En effet, la dynamique de la communication entre l’animateur, l’invité et le public s’instaure différemment selon que le propos s’énonce dans le cadre d’un exposé ou d’une biographie du critique, d’une entrevue ou d’un débat d’affaires publiques, et la teneur du discours en est modifiée d’autant. C’est là que la dimension médiatique influe véritablement sur la pratique et laisse entrevoir des modalités inédites qui sont aussi en phase avec la transformation du rôle de l’intellectuel et de la critique pendant la Révolution tranquille.

Figure 2

La critique face à elle-même

La critique face à elle-même

-> See the list of figures

De gauche à droite, ou de la conférence jusqu’au débat, ces types de scénographies médiatiques apparaissent dans un ordre croissant d’ouverture du cadre de la communication, lequel est aussi inversement proportionnel au degré de contrôle qu’exerce l’émetteur sur son propos. Je m’explique : dans les formes de la critique en action, j’ai abordé plus tôt, grâce à l’exposé de Clément Lockquell sur « Les grands thèmes de la littérature canadienne-française », la forme pré-écrite de la conférence, qui permet au spécialiste de planifier et d’énoncer son discours dans le plein contrôle offert par le monopole du temps d’antenne, qui n’est ni partagé ni interrompu par d’autres invités. La métacritique présente à l’occasion le même genre de scénographie, par exemple lorsque Gilles Marcotte, dans le plus ancien enregistrement de lui conservé au CAGM, propose en 1961 une conférence radiophonique sur les grandes tendances de l’histoire de la critique littéraire canadienne-française à l’émission D’une génération à l’autre[23]. Or, Marcotte lui-même n’est pas en ondes, et c’est le présentateur Henri Saint-Georges qui livre son texte dans un singulier effet de substitution des voix qui met en relief le manque de spontanéité de ce type d’exposé, fermé à toute intervention extérieure.

Marcotte est bien présent, par contre, dans la seconde partie de l’émission constituée d’entrevues (préenregistrées !) avec Pierre Baillargeon, Robert Élie et Jean Paré, intellectuels ayant tous trois exercé le rôle de critiques. Devenu interviewer, Marcotte investit un autre type de scénographie médiatique : il suscite et dirige la discussion mais ne génère plus le discours, dans un changement de rôle qui bouleverse la dynamique de la communication. La densité et le degré d’achèvement du texte écrit, tout comme le rythme conventionnel et régulier adopté pour en faire la lecture, sont dès lors remplacés par les codes de l’échange, marqué par la spontanéité et ponctué d’hésitations et de reprises. Contrairement à l’exposé synthétique guidé par la recherche de constantes et de continuités historiques, l’entretien fait fond sur les vues personnelles des intervenants, qui ne présentent pas tous le même degré de réflexivité ou d’esprit de système[24]. Par les interjections songeuses, les tentatives de reformulation ou de relance, on perçoit même à certains moments le manque de connivence entre l’invité et l’animateur[25]. Si l’entretien métacritique réactualise lui aussi une forme journalistique préexistante[26], sa migration vers les médias audiovisuels entraîne une transformation plus importante puisqu’il ne passe plus, contrairement à la critique d’actualité ou de synthèse, par la médiation de l’écrit. Ainsi, contrairement au compte rendu d’entretien lisse et densifié qu’offre le journal, la radio rend audible l’ensemble des marqueurs sonores (voix, accent, rythme et prononciation) qui confèrent au critique sa singularité comme son appartenance (à une génération, à une classe sociale, etc.), tout cela en conservant le caractère imprévisible et vivant de la rencontre.

UNE SCÉNOGRAPHIE MÉDIATIQUE INÉDITE : LE DÉBAT

Néanmoins, c’est sans contredit la forme du débat qui, par sa scénographie et l’ethos qu’elle induit chez les participants, constitue l’innovation la plus significative de cette transposition médiatique. Les débats sur la critique sont rares dans cette tranche chronologique, et surviennent presque tous dans des émissions d’affaires publiques qui ne sont que ponctuellement consacrées aux sujets littéraires. En 1965, toutefois, on voit paraître l’émission Une littérature en question, produite par Fernand Ouellette et animée par Gilles Marcotte, qui propose une série de discussions sur des sujets littéraires et consacre un épisode à la critique. Qu’il soit radiophonique ou télévisé, le débat met en présence plusieurs intervenants dont on peut penser qu’ils ont été sélectionnés pour susciter des échanges non consensuels. On y retrouve donc la dynamique de singularisation, de spontanéité et d’inachèvement déjà observée dans le cadre de l’entrevue, à laquelle s’ajoute le jeu dialectique qui peut s’installer entre des invités plus nombreux à partager la scène de l’énonciation. Trois extraits seront successivement abordés dans cette dernière partie de l’article afin d’examiner ce qui se joue dans cette scénographie médiatique et de voir à l’oeuvre la transformation de nature et de fonction que subit la critique lors de la Révolution tranquille.

Revenons d’abord en 1956, au début de la tranche chronologique de cette enquête, pour visionner un premier extrait de l’émission de variétés télévisée Prise de bec[27]. Découpée en quatre séquences, l’émission propose une série de discussions conçues selon un principe participatif, les auditeurs – éligibles à un prix d’une valeur de 25 $ – étant invités à soumettre des citations et des questions auxquelles les invité·es (Robert Choquette et Jean Despréz, tous deux auteur·es d’oeuvres littéraires et radiophoniques, ainsi que le journaliste et critique Roger Duhamel) pourront réagir. Dans une volonté manifeste d’afficher des signes de modernité, l’émission s’ouvre sur une musique enjouée mais syncopée qui traduit bien le rythme à la fois abrupt et papillonnant des échanges, dynamique également évoquée par la toile de fond ornée de motifs géométriques à lignes brisées. Tout dans cette scénographie vise à mettre en valeur le choc des échanges : l’émission – qui s’intitule, je le rappelle, Prise de bec – est qualifiée de « joute » (0 min 56 s) et animée par un « arbitre », le cadrage de la caméra dévoilant successivement chaque concurrent·e avant d’introduire l’arène par un plan d’ensemble. Enfin, le modérateur énonce les citations et questions soumises à la discussion, dont la moitié portent sur la littérature et la critique.

C’est par un singulier alliage de vulgarisation et de divertissement que se construit l’identité de cette émission. En effet, les intervenant·es et référents du débat, qui tiennent institutionnellement du registre scientifique, sont allégés de leur charge intellectuelle par un traitement humoristique et stéréotypé. Ainsi, l’« arbitre » de la conversation (André Patry, directeur des relations culturelles de l’Université Laval) impose le respect grâce à sa fonction, mais badine avec ses invité·es prestigieux·es que l’on dit choisi·es pour l’« amour » que leur porte le public radiophonique[28]. Par ailleurs, le débat s’appuie sur les vues d’un universitaire respecté, le jésuite Ernest Gagnon, mais sa longue citation sur la dépendance de la littérature canadienne-française à l’égard de la fécondité intellectuelle de la France, qui fait référence à la psychanalyse et à la psychologie des peuples (1 min 45 s-2 min 54 s), est illustrée sur le plan graphique à la manière d’une caricature humoristique et enfantine.

« Intellectuellement, le Canadien français est encore dans les jupes de la France. » (2 min 21 s)

-> See the list of figures

La question elle-même est discutée à bâtons rompus, grâce à des arguments généraux repris de la préface d’À travers les vents (Choquette, 1925) ou évoquant de manière large les enjeux discutés dix ans auparavant dans La France et nous[29]. On n’y retrouve nulle référence à la psychanalyse ni au décryptage de la psyché collective, démarche pourtant approfondie à la même époque dans des dossiers spéciaux du Devoir dirigés par Gilles Marcotte ou Pierre de Grandpré[30]. De fait, en excluant une allusion à la critique essayistique de Charles du Bos, peu d’arguments ou de références distinguent le critique (Duhamel) des deux écrivains (Despréz et Choquette), comme si la spécialisation de leur activité littéraire importait peu.

Plus tard dans l’émission (15 min 10 s-16 min 38 s), une deuxième citation, encore une fois du frère Clément Lockquell, aborde de front les considérations métacritiques : « Il n’y a assurément pas d’école critique canadienne-française[31]. » Cette affirmation, sans doute choisie pour son potentiel polémique, recueille toutefois l’approbation des invité·es, qui soulignent l’individualisme et le dilettantisme de critiques locaux pouvant rarement se consacrer exclusivement à cette occupation. La discussion leur permet également de se prononcer sur des questions connexes comme l’écriture engagée, vivement condamnée par Despréz. Un autre extrait de Lockquell reprend l’un des principaux lieux communs sur la critique canadienne-française, qui trouverait difficilement la juste mesure entre l’éreintement et l’encensement[32]. D’une seule voix, les invité·es s’entendent à nouveau pour valoriser les facultés rationnelles plutôt qu’une subjectivité exacerbée, et souhaitent que le critique, misant sur sa compréhension approfondie de l’oeuvre, assume un rôle de médiateur entre l’écrivain et le public. Ainsi, en dépit de la « prise de bec » annoncée et des ethos très contrastés des auteur·es (une femme revendicatrice, un vulgarisateur éclairé et un poète manifestement plus à l’aise à l’écrit qu’en débat), un consensus critique se dégage rapidement de leurs échanges.

Diffusé en 1961 à l’émission télévisée Tribune libre, le second extrait auquel je m’attarderai se présente comme une piste sonore, l’image n’ayant pas été conservée. La disparition des signes visuels entrave certes l’analyse de la scénographie, mais nous permet tout de même de constater les transformations saisissantes qui, en cinq ans, distinguent les deux émissions de variétés, tant sur le plan de la spécialisation du discours que de la différenciation des attentes à l’égard du critique et de l’écrivain. À l’occasion de l’inauguration d’une nouvelle « série » de Tribune libre, l’animateur Paul Lacoste en précise le format et le mandat dans les premières minutes de l’émission : délaissant la diffusion des conférences de presse, elle privilégiera désormais les forums de discussion sur des sujets d’actualité politique, sociale, économique ou éducative qui, parfois, pourront aller « jusqu’à la littérature ou même dans les beaux-arts[33] ». Et comme si la justification s’imposait, il est précisé que les artisans de l’émission « n’hésiter[ont] pas à l’occasion à faire appel à des spécialistes » pour dépasser l’actualité et « dégager les éléments permanents, d’intérêt durable », concernant les sujets abordés. Pour faire écho au 5e Congrès des écrivains canadiens tenu à Saint-Sauveur quelques jours plus tôt, c’est la question de l’engagement en littérature qui est débattue dans cet épisode où l’on peut entendre trois romanciers (Yves Thériault, Jean Filiatrault et Claude Jasmin) et deux critiques (Gilles Marcotte et Jean-Charles Falardeau), en moyenne dix ans plus jeunes que leurs équivalents de Prise de bec[34].

C’est dans la manière d’organiser et de partager la scène de l’énonciation que se situe l’une des principales différences entre les deux émissions. En multipliant les intervenants et en consacrant tout le temps d’antenne (30 minutes) à l’engagement plutôt que de segmenter la discussion en quatre sujets distincts, Tribune libre incite à la diversification des perspectives et à l’approfondissement de la question, dans un débat plutôt vif et assurément moins poli que le précédent. Entre les invités, l’animateur distingue deux groupes, annonçant des prises de position « échauffées » (2 min 50 s et suivantes) chez les écrivains et plus tempérées de la part des critiques, présentés comme des esprits « moins engagés », « sinon froids ». C’est à eux que l’on demande de « mettre les choses au point », de donner de véritables définitions de l’engagement. On les consulte : l’écrivain devrait-il l’être ou non ? Ainsi, le calibre de la discussion est transformé par la perspicacité d’interlocuteurs comme Falardeau et Marcotte qui, s’ils ne sont pas encore professeurs d’université en 1961, sont assurément engagés dans la voie de la spécialisation disciplinaire. Aussi, bien que leurs vues ne soient pas tout à fait les mêmes[35], leurs interventions ont en commun d’être issues d’une position de surplomb, de définir les termes du débat et de reposer sur une conceptualisation, une connaissance spécialisée de l’histoire et du milieu littéraires dont ils sont les observateurs. Ils font référence à la situation européenne – à la liberté selon Sartre, à l’engagement de Malraux ou de Pierre Emmanuel –, mais en même temps restent totalement immergés dans leur milieu et, comme Marcotte, se risquent même aux constats d’allure programmatique :

Moi, personnellement, je pense qu’il y a une nécessité particulière de l’écrivain en tant qu’écrivain de s’engager d’une certaine façon. Ce n’est pas forcément d’avoir sa carte du parti quel qu’il soit, mais l’écrivain a besoin d’avoir un contact avec l’événement. Je pense qu’en littérature canadienne-française, nous avons trop souvent couru le risque d’une espèce de métaphysique abstraite. Aussi bien dans la poésie que dans le roman, nous avons fait des choses qui étaient valables pour l’homme en soi – et je dis cela contre la description que l’on donne généralement de la littérature canadienne-française comme régionaliste. Au contraire, elle m’apparaît comme exagérément abstraite. […] Je pense qu’il est absolument nécessaire que le poète ou le romancier canadien-français – pour ne citer que les praticiens de deux genres – se laisse féconder par l’événement. […] Je pense que cet enracinement prend aujourd’hui la figure de certains engagements nécessaires.

Marcotte, 13 min 58 s-15 min 50 s

Ce genre de posture, qui ne se contente pas de décrire mais s’efforce également d’orienter, correspond bien à la définition de l’intellectuel qui, dans la mouvance française, est alors discutée au Canada français[36], et contraste radicalement avec l’accusation de manque de mesure du critique qui recueillait l’approbation consensuelle des intervenant·es de Prise de bec dix ans auparavant. Comme si, d’une certaine manière, le rôle d’arbitre revenait désormais non plus à un animateur externe mais, de l’intérieur du débat, au spécialiste engagé qu’est le critique, en tant qu’intellectuel.

Marcotte occupe justement le rôle d’animateur de la dernière table ronde radiophonique à laquelle je m’attarderai, intitulée « La littérature et les critiques » et diffusée en septembre 1965 à l’émission Une littérature en question. Cette discussion, qui date de la toute fin de mon échantillon, marque un tel changement de paradigme qu’on serait tenté d’y voir un commencement plutôt qu’un terme dans cet examen de la métacritique. Avant de plonger dans le vif du sujet, je suggère l’écoute des premières minutes de l’émission (1 min 24 s-6 min), qui font suite à un énoncé introductif reprenant quelques lieux communs que j’ai moi-même posés en introduction de cet article : « Certains disent que la littérature se porterait mieux sans critique, puisqu’elle détruit parfois les oeuvres. La critique est-elle un mal nécessaire, ou un mal inutile[37] ? » Sont rassemblé·es autour de Marcotte la romancière Claire Martin, l’essayiste et producteur de l’ONF André Belleau, ainsi que l’écrivain et professeur de l’Université de Montréal André Brochu.

La teneur des propos, mais aussi la diction et l’accent mêmes des participant·es permettent d’emblée de mesurer l’abîme qui sépare les perspectives, même si l’échange est plus poli que le précédent. Claire Martin, seule femme de l’échange et présentée comme une « victime » plutôt qu’une praticienne de la critique, apparaît tendue et défend une position relativement traditionnelle. Pour elle, la « bonne » critique doit se retenir de briller en démolissant l’oeuvre d’un autre ; au contraire, elle peut être utile lorsqu’en sympathie, elle encourage et aide non seulement le lecteur, mais aussi l’écrivain. Née en 1914, elle appartient à la même génération que Duhamel et Falardeau et se distingue des deux autres invités par la neutralité de son accent, qui s’approche de la norme linguistique observée sur les plateaux médiatiques des années 1950 en gommant toute particularité de rythme ou de prononciation du français québécois.

Belleau et Brochu, en revanche, projettent un ethos complètement différent : sans recourir à des particularismes de vocabulaire, ils adoptent une prononciation et un rythme plus détendus, à même d’incarner une nouvelle norme québécoise du français. Leur position par rapport à la critique est si différente qu’ils ne parlent plus vraiment du même phénomène. Alors que Martin, à titre de romancière, aborde la critique journalistique de l’actualité littéraire, Belleau (né, comme Jasmin, en 1930) et Brochu (né en 1942) sont ailleurs : dans la fonction critique s’exprimant dans l’essai littéraire ou la « nouvelle critique », genres qui font de l’auteur non plus un journaliste mais un véritable écrivain. Le débat qui s’ensuit déconstruit les paradigmes soutenant les lieux communs traditionnellement énoncés sur la critique, à commencer par l’objet même du discours, qui passe du livre lu à la conscience lectrice : « Moi, je pense que ce n’est pas très important, les livres dont parle le critique » (3 min 25 s), affirme Belleau d’un air détaché, néanmoins polémique. « Quand Marcotte dit qu’il n’aime pas un livre, je n’en conclus pas que le livre est mauvais, j’en conclus que Marcotte ne l’aime pas » (4 min 22 s), résume-t-il ensuite. Dans cette perspective, le critique n’a plus à « encourager » ni à « aider » quiconque, puisque c’est désormais lui qui compte[38]. Et en tant que « fonction sociale et créatrice », le « regard soutenu » posé par la critique – j’aurais tendance à dire par l’essai critique – est devenu, en 1965, une activité littéraire à l’égal de la poésie[39]. De son côté, ce que le commentaire de Brochu déconstruit, c’est l’opprobre lié à la subjectivité de l’activité critique, souvent assimilée à une partialité néfaste. Grâce au dialogue entre l’oeuvre et son lecteur mis en valeur par la nouvelle critique, Brochu énonce l’idée qu’il est possible d’en donner « une vision objective quoique personnelle », et que cette dernière, lorsqu’elle est juste, est même susceptible de « révéler » l’oeuvre à l’écrivain en lui permettant d’atteindre une salutaire mise à distance. Brochu se félicite d’ailleurs qu’autour de la Faculté des lettres de l’Université de Montréal se constitue un noyau de critiques intéressés par les nouvelles tendances, qui ont lu les oeuvres de Poulet et de Richard et entendent appliquer ces critères aux oeuvres canadiennes-françaises. C’est alors que Marcotte, discret dans son rôle d’animateur, introduit la question des publics, rappelant que même en France, le discours dont parle Brochu concerne moins la critique journalistique que les essais publiés en revue. Quasi savante, cette discussion rend explicites et thématise la spécialisation des discours sur la littérature[40] et l’avènement d’un créneau radiophonique de discussions intellectuelles pour public averti qui fera les beaux jours de la chaîne culturelle de Radio-Canada.

Que conclure de la juxtaposition de ces formes médiatiques, de cette fouille sélective dans la critique d’une décennie en pleine redéfinition identitaire ? Dans un premier temps, il faut sans doute convenir que la présence même de la critique reste modeste par rapport à l’ensemble de la production audiovisuelle[41], et que son réel lieu de légitimation demeure la presse écrite. En effet, lorsque ces émissions dressent un état des lieux de la critique – le plus souvent de son insuffisance –, ils mentionnent invariablement les journaux et revues en omettant la radio et la télévision. Ma traversée de ces dix années d’archives porte tout de même à penser que la critique gagne en influence avec l’arrivée de ces médias de masse, ne serait-ce que grâce à l’élargissement de sa diffusion, et donc de son public[42]. Bien qu’il soit difficile d’en mesurer la portée concrète, quelques commentaires attestent que cette influence est bien réelle[43].

Quoi qu’il en soit, le développement des nouveaux médias confère indubitablement à la littérature et à sa critique une visibilité accrue. La radio et la télévision les mettent sur la place publique : elles « font parler son homme, ou sa ménagère », pour reprendre l’incipit de l’animateur de Prise de bec. Plus encore, le critique lui-même constitue un modèle, un exemple de « critique parlée », ce qui incite à penser que l’effet pédagogique, par-delà l’acquisition de connaissances, a pu jouer sur le développement des compétences requises pour discuter plus largement de productions culturelles. Enfin, pour les critiques eux-mêmes, les nouveaux médias que sont la radio et la télévision offrent des occasions professionnelles non négligeables[44] et un espace de réseautage qui a forcément rejailli dans des collaborations ultérieures[45].

Si le passage à l’audiovisuel produit peu d’effets apparents dans les formats critiques frontaux ou scriptés (la conférence, la critique parlée ou à la rigueur l’entretien), l’apparition du débat (ou du moins de la discussion) constitue en revanche un véritable apport médiatique. En délaissant les diverses formes de l’intervention écrite, le débat permet l’irruption de la spontanéité et de l’opposition, bref, un choc des idées introduisant une dimension sociale de négociation d’un désaccord fécond. Ici, le public est bel et bien sorti de la dynamique pédagogique de l’assimilation de connaissances, et se trouve dans l’exercice même du jugement critique. Recevant les propos non consensuels des invités, il doit les mettre à distance et prendre lui-même position. Certes, le phénomène n’est pas propre à la critique puisque cette mise à distance n’est pas induite par l’objet spécifique qu’est la littérature. Il s’agit bien sûr, comme l’a démontré Nicole Fortin dans Une littérature inventée, d’une posture critique qui caractérise plus largement les débats intellectuels des années 1960, dans la sphère sociale comme dans la sphère culturelle. Si ce corpus radiophonique et télévisuel ne réinvente pas la roue, donc, il permet néanmoins de voir et de sentir ce changement de paradigme de manière beaucoup plus directe, et par d’autres langages que celui des mots.