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Cette étude se donne pour objectif d’examiner la représentation des États-Unis dans trois romans (franco-)canadiens, à savoir De quoi t’ennuies-tu, Éveline? (1982) de Gabrielle Roy[2], Soifs (1995) de Marie-Claire Blais[3] et Distantly Related to Freud (2008) d’Ann Charney[4]. Du fait de leurs conditions sociogéographiques, de leur âge et de leur sexe, les figures centrales de ces récits – dont la majorité sont des femmes[5] – sont en mal d’une identité propre. Afin de la construire, elles tentent de retracer leur parcours culturel et historique en explorant leurs rapports avec le continent nord-américain, plus particulièrement avec les États-Unis. En premier lieu, il faut noter qu’aucune d’elles n’a accès à une voiture : le trajet s’effectue plutôt par autobus, par train ou par d’autres moyens de transport[6]. Il n’empêche que les trois récits partagent certains éléments avec le roman de la route traditionnel (androcentrique) – je pense en particulier à On the Road (1957) de Jack Kerouac et à Volkswagen blues (1984) de Jacques Poulin, qui méritent d’être évoqués ici –, qu’il s’agisse de leur aspect autobiographique, du voyage transcontinental, de la symbolique de la voiture (même si elle n’est pas conduite par le personnage principal dans ces trois romans), du nomadisme, de la recherche du double ou de la précarité identitaire. Ils mettent également en scène une fascination pour l’espace nord-américain et les nouvelles formes de mobilité des xxe et xxie siècles[7].

Bien que cette analyse tienne compte du genre des protagonistes, mon objet sera spécifiquement d’appréhender le rôle joué par les États-Unis dans la quête identitaire proposée par Roy, Blais et Charney. Je me pencherai sur la façon dont cette quête se présente à des personnages de différentes identités et nationalités, sur les motivations qui les poussent à partir aux États-Unis et, enfin, sur le rôle de la mort, qui apparaît – réelle ou symbolique – au cours du voyage.

Dans les trois récits, les États-Unis sont dépeints comme un lieu autre dont l’imaginaire est dominé par un simulacre du réel où le faux ne se distingue plus du vrai. Ce lieu paradigmatique américain est présenté par le personnage romanesque comme une amélioration de la réalité, un « paradis » en quelque sorte. Pour analyser cet imaginaire spatial, et parce que les récits font tous appel à des formes différentes d’hyperréalité, j’aurai recours à la théorie de Jean Baudrillard. Dans un souci de cohérence, il faudra brièvement exposer les raisons motivant le voyage en « Amérique », cette dernière étant choisie dans chaque cas comme destination. Ensuite, à partir de la pensée baudrillardienne, j’examinerai les formes hyperréelles qui s’y manifestent et leur impact sur la quête d’identité.

QU’EST-CE QUE L’HYPERRÉALITÉ, SELON BAUDRILLARD ?

Sous l’effet des avancées technologiques des xxe et xxie siècles, l’espace contemporain est devenu réticulaire, c’est-à-dire relié par des réseaux (routier, électrique, médiatique) et saturé d’informations. Cette surcharge informationnelle et sensorielle, accentuée aujourd’hui par la circulation incessante des médias, de l’actualité et de la publicité, submerge l’individu en brouillant la distinction entre le réel et ses simulacres (parvenus au stade de copies de copies du réel). Le phénomène est d’une telle ampleur que, pour l’appréhender, il sera nécessaire de se pencher sur ses prémices.

Si, dans les sociétés prémodernes, la culture représentait un espace clos, à la fois physique et mental, et hautement symbolique[8], Baudrillard constate qu’elle n’existe plus en tant que telle : la culture de nos jours est « morte », en ce sens qu’elle est détachée de toute valeur symbolique, son imaginaire se trouvant submergé de représentations et de simulacres. De ceux-ci il existe trois ordres ; bien que déjà présents dans les sociétés prémodernes, les simulacres commencent à subir une série de transformations avec l’arrivée de la modernité, et plus précisément du mode d’échange capitaliste. Auparavant, la distance entre le réel et l’imaginaire permettait la projection des mondes mythiques et utopiques, « un univers radicalement différent[9] » de la réalité. Cette distance diminue à l’ère industrielle, lorsque la culture, marquée par l’expansion technologique et capitaliste, commence à perdre sa signification symbolique. Il ne s’agit plus d’imaginer des mondes lointains, mais plutôt une expansion du monde réel à travers la fiction (la science-fiction). Puis, avec l’avènement de l’ère postmoderne, la distance entre le réel et l’imaginaire est complètement absorbée, cédant la place aux « modèles » :

Les modèles ne constituent plus une transcendance ou une projection, ils ne constituent plus un imaginaire par rapport au réel. Ils sont eux-mêmes anticipation du réel, et ne laissent donc place à aucune sorte d’anticipation fictionnelle – ils sont immanents, et ne laissent donc place à aucune sorte de transcendance imaginaire[10].

Ces modèles « ne s’échangent plus jamais contre du réel », mais s’échangent entre eux-mêmes dans un mouvement continuel[11], leur vraisemblance les faisant passer non pas pour des représentations du réel mais pour le réel lui-même. L’impossibilité des projections idéales et fictionnelles vient donc de ce que celles-ci ne peuvent plus être confrontées à une réalité clairement définie. Ce qui reste, c’est ce qu’Umberto Eco appelle des « falsifications des falsifications[12] », ou des copies sans originaux.

Baudrillard note dans Amérique (1986), fruit de ses nombreux voyages aux États-Unis, que la société états-unienne est l’exemple par excellence de cet espace réticulaire saturé de simulacres. L’Américain, ayant perdu ses repères, d’abord par la migration vers le Nouveau Monde, puis par l’afflux de l’artificiel dans sa société[13], n’a d’autre recours que de conserver son imaginaire culturel en ressuscitant le passé par la simulation[14]. « Toute notre culture linéaire et accumulative s’effondre si nous ne pouvons pas stocker le passé en pleine lumière. […] Il nous faut un passé visible, un continuum visible, un mythe visible de l’origine, qui nous rassure sur nos fins. Car nous n’y avons au fond jamais cru[15] », écrit le théoricien. Eco, pour sa part, a fait remarquer lors d’une de ses visites dans ce pays que « l’imagination américaine veut la chose vraie [the real thing] et doit réaliser le Faux Absolu pour l’obtenir[16] ». Le lieu culturel, autrefois secret et fermé, s’est depuis concrétisé, accueillant des centres culturels dispersés autour des métropoles, ouverts et accessibles aux masses. De ce fait, la culture s’est réduite à un modèle de consommation et donc à une sorte de simulacre.

De manière inévitable, ce mode de production culturelle s’ouvre sur ce que Baudrillard appelle « un marché universel des valeurs, des signes et des modèles[17] », lequel débouche sur une universalisation du sens, ou plutôt du non-sens, car plus rien n’existe derrière les apparences. Ce qu’on peut ainsi nommer la marchandisation de la culture a vu cette dernière saisie par les médias et mutée en objet de consommation pour les masses, la diffusion culturelle circulant désormais à travers ces médias dans un flux continu d’images. Dans le marché universel des signes et du non-sens, la culture, vidée de son essence prémoderne, devient une forme vide, une « hyperculture[18] », passée d’un espace clos et hautement symbolique à un modèle de consommation puis d’hyperconsommation. Plus l’information circule, plus elle sature l’espace et moins on a de prise sur le réel[19].

Comment ce phénomène s’exprime-t-il dans les textes littéraires de Roy, de Blais et de Charney ? Il faut d’abord être à la recherche des éléments propres au roman hyperréaliste, comme la mise en scène d’une société pluraliste, de formes narratives non traditionnelles, la confusion des repères et la perte de sens. Il faut également identifier les espaces hétérotopiques[20] qui ouvrent la voie à l’hyperréalité, à savoir les lieux de divertissement (le cinéma), les espaces marginalisés (le cimetière), et certaines villes et régions des États-Unis (New York, Las Vegas, la Floride, la côte californienne) où s’observe de manière exemplaire le déploiement de l’hyperréalité. Quant au personnage romanesque, désorienté par l’omniprésence des simulacres, il cherche le réel à travers une sorte d’« hyperfocalisation » sur les objets et leur accumulation. Finalement, comme le souligne Baudrillard, l’hyperréalité se trouve dans la montée des nouvelles technologies, passant par la présence d’autres médiums de représentation, dont les médias. L’objectif est de déterminer l’importance, voire l’influence de l’hyperréalité états-unienne dans la quête entreprise par les protagonistes de ces récits.

POURQUOI VOYAGER ?

Deux raisons principales motivent les voyageuses à se rendre aux États-Unis, la première étant qu’elles se retrouvent devant un texte ou un code à déchiffrer, lequel provoque le départ. Éveline s’ouvre lorsque la protagoniste du même nom, âgée de soixante-treize ans, reçoit un télégramme de Californie l’informant que son frère Majorique est « à la veille du grand départ » (EV, 12) et souhaite la revoir, sans donner plus de détails. Troublée par l’ambiguïté du texte, Éveline quitte immédiatement le Manitoba – choisissant de voyager en autobus Greyhound plutôt qu’en avion – afin de retrouver ce frère perdu.

Dans Distantly Related to Freud, le déchiffrement des codes commence dès l’arrivée d’Ellen et de sa mère à Montréal. Ayant immigré au Québec depuis la Pologne, la fillette ne comprend pas les codes sociaux nord-américains, mais sait qu’ils doivent être respectés. Un jour, elle reçoit une lettre d’invitation de ses cousins éloignés américains à Crescent Bay, dans l’État de New York, et y voit l’occasion de se forger une nouvelle identité américaine, loin de l’oeil vigilant de sa mère et de sa tante.

Le lecteur de Soifs, face à « une narration multiple qui brouille les points de vue en les multipliant[21] », est obligé de faire un travail de lecture important pour déchiffrer le texte. Sur les plus de soixante-cinq personnages introduits dans le récit, au moins vingt-huit s’expriment, leurs monologues prenant la forme d’une « coulée narrative[22] » où les mêmes idées, objets et souvenirs circulent en continu. L’île fictive où Soifs se déroule, qui ressemble à Key West en Floride, se présente comme un microcosme de la société américaine[23], espace ouvert aux voyageurs mais fermé au monde extérieur ; par sa nature, elle ne peut autoriser un voyage transcontinental au sens littéral du terme. Sans itinéraire à suivre, les parcours des personnages se chevauchent et se confondent à l’instar de la narration.

Le déchiffrement des codes rend possible la réunification du sujet en mal d’identité avec une figure du « double » disparu, d’habitude un parent ou une autre personne à qui la protagoniste s’identifie fortement. C’est ce désir de réunification qui l’incite à entreprendre sa quête, l’absence de son double laissant un vide qu’il lui faut combler : Éveline est à la recherche de Majorique ; Ellen veut découvrir l’identité de la jeune femme dont la voiture entre en collision avec son train à destination des États-Unis ; le personnage de Renata dans Soifs cherche à combler à la fois le caractère fragmentaire de son « être incomplet » (S, 111) et l’absence laissée par des êtres aimés : « nos visages ne sont pas complètement à nous, ne remontent-ils pas des ravages de temps qui nous ont précédés, des cruautés de l’histoire, un visage fermé et silencieux devient celui d’une mère, d’une tante, d’une cousine disparue dans des circonstances mystérieuses » (S, 19).

Mais en plus d’être une quête de réunification, le voyage fait appel à « une volonté d’appropriation et de nomination du territoire[24] ». Le départ permet une rupture avec un espace culturel contraignant, représenté ici par le Québec et le Manitoba. Quitter cet espace implique de s’exposer à la possibilité d’une rencontre avec l’autre/l’altérité. Outre l’enjeu géoculturel, Éveline et Ellen sont également restreintes par leur rôle familial et par leur âge (la première est une mère au foyer, la seconde une jeune fille continuellement surveillée par les femmes de sa famille). Avec le décès de son mari et le départ de ses enfants devenus grands, Éveline est enfin libre de partir, même si, « n’[ayant] plus ni bonnes jambes ni le coeur très solide » (EV, 11), sa mobilité sera extrêmement limitée. Pour ce qui est d’Ellen, elle se considère comme la victime non seulement de son statut de jeune femme entravée par le sexisme des années 1950, mais également de son passé dans une Pologne déchirée par la guerre et de son incompréhension du mode de vie américain. Soifs s’ouvre sur la beauté de la mer des Caraïbes avant d’aborder le sujet de la peine de mort aux États-Unis. On comprend presque immédiatement que le caractère du pays n’est pas libérateur mais carcéral, renforcé par la présence de l’armée sur le littoral de l’île. Cet « espace insulaire[25] » est paradoxal, avec sa végétation luxuriante et ses plages d’une part, et d’autre part les menaces qui rôdent à l’extérieur (la guerre) comme à l’intérieur (la pauvreté) de ses frontières. L’île est visiblement « enfermée dans une surprotection naturelle et sociale qui finit par donner les mêmes affres qu’un univers carcéral[26] », ce qui, curieusement, contribue à sa nature paradisiaque, selon Baudrillard : « le système carcéral, grâce à ses murs, peut, dans certaines conditions, évoluer vers l’utopie plus rapidement que le système social ouvert[27] ». Ainsi, l’île peut être considérée comme une « utopie réalisée » (ou une hétérotopie, selon la terminologie de Foucault), qui correspond aux particularités de la société hyperréelle. Mais cet enfermement n’est pas que littéral : les personnages de Soifs, dont les parcours sont parcellarisés, sont engloutis par la voix collective et perdent leur distinction[28]. Leur mouvement n’est pas tant motivé par un désir de comprendre leur histoire que par leur malheur partagé, un voyage collectif sans autre but que de trouver un sens quelconque dans leur société.

POURQUOI LES ÉTATS-UNIS ?

Comme je le signalais plus haut, le topos de la quête que présente le roman de la route traditionnel, tel que Volkswagen blues ou On the Road[29], imite l’exploration du continent nord-américain par les explorateurs français et, plus tard, par les pionniers américains. De ce fait, retracer ce premier parcours revient non seulement à retracer le passé, mais aussi à élargir un espace culturel et ainsi à se redéfinir à son contact. Grâce à la quête, un nouvel examen du passé, et donc de son identité, est rendu possible. Dans les trois récits, c’est également la qualité des États-Unis, à la fois ouvert et fermé, proche et étranger, culturellement distant, qui séduit la voyageuse[30]. Nonobstant leur relative proximité, les destinations – la Californie, la Floride, New York – donnent une première impression de paradis, créant un espace illusoire que la voyageuse « croit pénétrer [mais dont elle] est, par le fait même [d’y être] entr[ée], exclue[31] ».

Cependant, l’appropriation territoriale étant une entreprise historiquement masculine, la traversée du continent d’Éveline, qui évoque fortement la conquête de l’Ouest, finit par ressembler non pas au périple des premiers explorateurs français, mais plutôt à celui des pionnières, ces femmes qui restaient dans leur chariot bâché avec très peu de connaissances du territoire. Du fait qu’elle se trouve enfermée tout le temps dans l’autobus, le paysage qu’elle aperçoit depuis sa fenêtre lui reste en grande partie inconnu. Son rôle est passif : elle ne possède aucune carte pour lui indiquer le chemin, aucun outil pour cartographier ce territoire inconnu, et les informations sur le voyage lui sont transmises verbalement par d’autres passagers.

Ayant immigré vers l’Amérique du Nord depuis l’Europe, le parcours d’Ellen ressemble à celui des immigrants européens qui débarquaient à Ellis Island aux xixe et xxe siècles. Ellen effectue plusieurs voyages aux États-Unis pour rendre visite à ses cousins, et chaque fois, elle passe par New York. La répétition de cette démarche est importante, car elle lui permet d’imiter ce parcours migrant et ainsi de réexaminer, comme Éveline, sa première arrivée en territoire américain. À l’instar de Jack Waterman qui suit les indices du premier rapport de voyage de Cartier, Ellen tente de recourir à un référent historique, mais cette tentative s’avère toujours infructueuse, car le territoire américain n’est pas accessible aux immigrants comme il l’était aux premiers colonisateurs français.

L’île fictive de Soifs, bien qu’elle représente la société états-unienne à petite échelle, est considérée par ses habitants comme « étrangère » (S, 18), avec « une ambiance infernale » (S, 37). Ce microcosme est en effet une ancienne colonie hantée par son passé violent. De l’arrivée en permanence de tant d’âmes sur ses rivages aux chars allégoriques de la fête du carnaval représentant les navires des colonisateurs espagnols, en passant par les nombreuses évocations du déplacement des réfugiés et de la traite des esclaves, ce récit renvoie à l’idée de migrance forcée, contrairement à ceux de Roy et de Charney.

Comme on l’a vu, ces trois textes se réfèrent à différents types de mouvements migratoires. Motivées par une identité précaire et fragmentée, les voyageuses tentent de revenir sur leur passé au contact du territoire ; incapables de se le réapproprier, elles échouent dans leur tentative d’imiter les parcours des premiers colonisateurs et de redécouvrir le continent.

QUELLES SONT LES FORMES HYPERRÉELLES QUI SE MANIFESTENT AUX ÉTATS-UNIS ?

Une fois arrivée à destination, la voyageuse observe un monde où la réalité semble être « améliorée ». Pour Éveline, la Californie se démarque par sa beauté naturelle et son climat tempéré ; Crescent Bay, avec ses belles plages, s’avérera au début un paradis estival pour Ellen ; les descriptions de l’incipit de Soifs créent l’illusion d’un éden tropical. À première vue, l’harmonie et la perfection semblent régner dans ces lieux. Les citoyens américains, quant à eux, sont pour la plupart assurés, optimistes, enjoués et bronzés[32]. Je tiens à souligner l’importance de cette première impression pour la voyageuse, qui lui présente une espèce d’« utopie réalisée[33] » ouvrant la voie à l’hyperréel. C’est la distance, l’étrangeté et la particularité culturelle de chaque destination qui la rendent à la fois ouverte et fermée à la voyageuse ; pour pénétrer dans ces espaces, elle doit franchir plusieurs étapes (faire un long voyage, passer la douane). Mais la dimension hyperréelle de la culture se fait sentir avant même qu’elle n’arrive à destination – dès qu’elle entre dans le pays.

Pour Éveline, en route vers la Californie, l’hyperréel se manifeste d’abord par la lumière crue et la musique « criarde [et] absurde » (EV, 32) d’un café-restaurant du North Dakota, l’un des rares arrêts où elle descend du bus. Plus tard, à Las Vegas, l’expérience s’intensifie : la cacophonie et les lumières de cette ville réputée pour l’« euphorie stupéfiée, hyperréelle, […] forme vide et sans appel de la séduction[34] » qu’elle suscite submergent ses sens, comme l’atteste son trouble devant l’illusion produite par son environnement : « ce qui était derrière elle lui sembla aussi irréel que le présent ; tout lui parut flou, comme lorsqu’on a la fièvre ou lorsqu’on a bu deux gorgées de vin chaud » (EV, 56-57). Sous l’effet de cette fièvre et de cette ivresse, elle rate l’entrée du bus en Californie et ne l’apprend que par un autre passager[35].

Cet État où Majorique est venu s’établir est un véritable « paradis » (EV, 58), selon ses lettres. Dès son arrivée, cependant, Éveline apprend la mort de son frère, en éprouve une « fatigue mortelle[36] » et s’écroule dans les bras de sa nièce, moment marquant de son passage de l’état d’ivresse, amorcé à la frontière canado-américaine, au point de non-retour. Désormais, elle fera partie de ce « paradis coupé du monde où tout est permis et où tout est inspiré par un modèle obligatoire du bonheur[37] », et elle sera condamnée à y être heureuse.

Dans Distantly Related to Freud, le cinéma hollywoodien exerce une influence importante sur la vision du monde de la jeune et très impressionnable Ellen. Ce n’est donc pas un hasard si son arrivée en terre états-unienne correspond peu ou prou aux propos de Baudrillard, qui constate que « la réalité américaine […] est la réfraction d’un écran gigantesque », et que le cinéma « est partout dehors, partout dans la ville, film et scénario incessants et merveilleux[38] ». Les gens qu’Ellen croise, les décors, les situations dans lesquelles elle se retrouve ont tous un air fictif à ses yeux. Effectivement, grâce à ses idoles hollywoodiennes, elle apprend à projeter une version artificielle d’elle-même : « I had a natural talent for mimicry, picking up accents [] depending on the film I had just seen[39]. » (DRF, 66) Le jour de son arrivée à Manhattan, encouragée par sa cousine Laura, elle modifie son apparence afin de s’intégrer dans la culture new-yorkaise de luxe. Ellen s’enveloppe de signes de richesse, principalement de beaux vêtements que Laura lui achète chez Saks Fifth Avenue. Son déguisement étant une réussite, elle jouit de l’ingéniosité de son simulacre tout en dénonçant la superficialité de la société qui l’entoure. Cette superficialité irrésistible des lieux et des New-Yorkais lui donnera par ailleurs, au début de son séjour, l’impression de vivre dans un film hollywoodien.

Dans Soifs se révèle progressivement l’artifice de la beauté de l’île. Eco a noté que, à l’instar de la Californie, « la Floride […] se présente aussi comme une région artificielle[40] ». Analogue au jardin du couple fortuné Mélanie et Daniel, un faux éden rempli de plantes allogènes, l’artifice de l’île plonge ses habitants dans une sorte d’état second : « quelle langueur en cette nuit, ces allées sous les arbres, ces jardins ne s’ouvraient-ils pas sur le paradis, avec l’ivresse de l’air » (S, 139). À mesure que le lecteur découvre la communauté insulaire, cependant, les symptômes de la précarité de leur condition transparaissent : pauvreté, promiscuité sexuelle précoce, dogme religieux, toxicomanie, racisme, violences sexistes et sexuelles, violence des gangs, autant de symptômes produits par les systèmes sociaux et économiques du capitalisme tardif, sous le vernis desquels sont laissés pour compte les plus vulnérables[41].

Mais la condition hyperréelle, dans le roman de Blais, s’exprime surtout à travers le manuscrit de l’écrivain Daniel. Sans qu’un mot n’en soit révélé au lecteur, on comprend que l’auteur fictif rapproche la société postmoderne (le délire continu, le caractère exagéré de toute chose) de la société prémoderne (l’ésotérisme, le symbolisme biblique), comme en témoigne le passage suivant :

tout doucement il nous dirigeait vers les régions vertigineuses de l’enfer, traitait-il de la folie des hommes, ce thème si cher à Bosch, de la mort, il juxtaposait dans ses compositions délirantes le monde moderne et l’ancien, partout un grouillement théâtral, une étrange procession de la forme humaine, de sa flore, la Nef des Fous, le Jardin des Délices, et parfois, le Jugement dernier, un ésotérisme insistant, comme Max Ernst il assemble des objets, des collages en trompe-l’oeil

S, 274-275

En dépeignant un monde où tout est délire et où l’accumulation d’objets entraîne la confusion des sens, Daniel évoque une société qui évolue vers la dysfonction et le vide.

COMMENT L’ILLUSION DU PARADIS EST-ELLE BRISÉE ?

Les voyageuses dans ces trois romans voient bientôt leurs illusions de paradis brisées par un sentiment d’étrangeté qui surgit. Simon Harel rappelle que la quête « caractérise […] une appropriation territoriale constamment menacée par une désintégration, une fragmentation du sens du parcours. […] Elle rencontre l’absence, la perte de sens [et] l’impossibilité d’identifier clairement[42] ». En dépit de leur beauté et de leur charme, les membres de la famille de Majorique confondent Éveline. D’une part, elle constate qu’ils ont oublié leurs racines franco-canadiennes, représentées par la thématique de l’hiver qui la définit si nettement[43] : « [Clarisse] ne savait plus ce qu’était l’hiver, elle n’en avait qu’un souvenir vague, presque effacé. » (EV, 63) D’autre part, les membres de la famille ne se distinguent guère les uns des autres : « Hors Clarisse, Éveline ne situait personne bien clairement. Tout s’était passé si vite et comme dans un songe. » (EV, 64) Leurs identités nationales sont plurielles (européenne, sud-américaine, nord-américaine), et plusieurs langues sont parlées entre eux, l’anglais étant la plus courante. Le fossé entre Éveline et cette famille « mondialisée » est évident. Ayant perdu ses repères culturels, linguistiques et géographiques, la Manitobaine perçoit, non sans gêne, son étrangeté au sein de ce monde inconnu.

À Crescent Bay, l’expérience d’Ellen se compose de deux « films » : celui du cinéma, souvent évoqué par la narratrice-protagoniste, et celui de la vie. Il n’est donc pas étonnant que sa famille et son petit ami américains standards (cookie-cutter family, cookie-cutter boyfriend) soient conformes au style de vie cinématographique dont parle Baudrillard. Lors de son repas d’adieu à Crescent Bay, alors qu’elle est assise à table avec sa famille, un sentiment d’asphyxie l’envahit brusquement. Le repas semble n’être qu’un simulacre auquel toute la famille participe :

While Cousin Jack tended to the barbecue, the rest of us chatted amiably, appearing as comfortable as if we had been doing this all our lives. […]

Suddenly, I found it difficult to breathe […].

Listening to the lighthearted conversation around me, I felt an irrepressible urge to shatter the placidity of these well-meaning people who had welcomed me so lovingly. I’m not one of you, I screamed silently. I don’t belong here[44].

DRF, 91

Ses cousins vivent dans une bulle, tout comme la famille californienne de Majorique et la communauté insulaire de Soifs[45]. Devant une telle naïveté, Ellen se rend compte que le fardeau de son passé l’empêche d’imiter facilement le mode de vie américain de ses cousins, eux aussi issus de l’immigration, mais éloignés de leurs racines européennes depuis plusieurs générations[46].

Dans Soifs, l’île floridienne séduit la voyageuse qui, à son arrivée, discerne son vrai caractère. L’art et les médias remplissent plusieurs fonctions dans cette enclave. Leur forte présence explique qu’ils en viennent à représenter, coïncidence ou non, la vie quotidienne des personnages (ou serait-ce l’inverse ?). Aiguisant leurs sens et les reliant aux expériences sensuelles du passé, ce sont les mediums par lesquels la réalité perce la « violence somnambulique[47] » du monde postmoderne. Le personnage de Mère, par exemple, est profondément ému par l’art : « la musique des compositeurs italiens ne produisait-elle pas toujours ces lancinantes remémorations dans [son] âme » (S, 181). Mais si l’art et les médias permettent à certains de se remémorer des expériences sensuelles et réelles, ils ont un effet dissuasif sur d’autres. Le vieux Frédéric, notamment, perd la mémoire en regardant fixement l’écran du téléviseur. Il se laisse dominer par cet appareil dont Baudrillard souligne la « neutralité brillante, mouvante et superficielle[48] », qui retient son attention et obscurcit sa mémoire. On constate également qu’un système de surveillance est présent sur et autour de l’île, rappelant son caractère carcéral. Ce système, en dissuadant les menaces à l’extérieur, produit en parallèle des effets dissuasifs et neutralisants sur tous les insulaires, qui sont sans cesse confrontés à leur propre impuissance : « on disait à la radio, à la télévision, par des messages codés venus des satellites, qu’ils étaient en péril » (S, 50).

L’IMPACT DE CES FORMES HYPERRÉELLES SUR LA QUÊTE IDENTITAIRE

Dans son analyse de Volkswagen blues, Harel observe que « la mort ou l’incommunicabilité sont les seules conclusions possibles[49] » à l’arrivée du sujet franco-canadien aux États-Unis. À la différence du récit de Poulin, on s’aperçoit dans les trois romans à l’étude que la mort et l’incommunicabilité ne sont ni les seules conclusions possibles de cette quête, ni même des obstacles à l’accomplissement du désir de réunification du protagoniste.

Dans Éveline, la fusion gémellaire[50], rendue impossible par le décès du frère, cède le pas à une autre possibilité de réunification. La mort est considérée en Californie comme une fin apaisante, représentée par l’océan Pacifique. En témoigne l’expression paisible de Majorique dans son cercueil, qui empêche Éveline d’éprouver « le froid de la mort » (EV, 94). Du haut de la colline où aura lieu son inhumation règne une parfaite harmonie, celle-ci étant perceptible dans le déplacement des deux familles (Éveline, la « petite société de nations » [EV, 72] de son frère) à mesure qu’elles gravissent le chemin en pente. Fidèle à l’image d’une tour « anti-babélienne[51] », « [l]e cortège s’échelonnait à des niveaux successifs et tournait un peu sur lui-même au gré de la petite route en spirale. Ainsi, à un moment la tête et la queue de la procession furent presque vis-à-vis » (EV, 91). Plus les familles montent, plus elles semblent se rapprocher du ciel. Enfin, c’est sur le sommet, où les oiseaux chantent l’unité parfaite de la famille en « un gazouillement joyeux, plein de fraîcheur et d’amitié » (EV, 93), que le désir (le dessein) de Majorique se réalise : les deux familles ne font désormais qu’une[52].

L’expérience ravive pourtant des souvenirs du patrimoine franco-canadien – soit l’hiver manitobain – dans l’esprit d’Éveline : « ce ciel d’été quand ce devrait être l’hiver, c’en était trop sans doute pour [elle] » (EV, 93 ; je souligne), telle une dernière revendication du réel avant de succomber à l’harmonie de ce paradis estival californien. L’apparition du Pacifique dans l’excipit n’est pas anodine : l’océan représente simultanément la fin du voyage, du continent américain et de la vie. Ainsi plongée dans la perfection du paysage, et consciente qu’il lui serait impossible de rester en Californie ou de retourner au Manitoba, Éveline s’ouvre à la possibilité de la mort.

Ellen développe une certaine fascination pour Kate, la jeune femme dont la voiture a été percutée par son train en direction de New York. Dès lors, n’ayant pu entrapercevoir le cadavre, Ellen s’accroche plutôt à l’image du véhicule éviscéré et de la sandale ensanglantée laissée derrière, objets qui dénotent une violente collision avec la réalité. Dans son cas, la fusion gémellaire n’est pas non plus réalisable, mais le personnage de Kate, figure de soeur, lui offre la possibilité de se débarrasser de ses entraves grâce à l’écriture : sa mort permet une libération qui éveille la force créatrice d’Ellen[53]. En inventant une histoire autour de Kate, elle a l’impression de participer symboliquement à son assassinat, sachant qu’elle lui doit son succès en tant qu’écrivaine : « when the story finally appeared in print a month later, I felt more like a vampire than a proud writer, as though each word had been nourished with Kate’s blood[54] » (DRF, 284). Ce sont donc le sororicide et sa violence qui font surgir le réel et réactivent l’imagination de la jeune écrivaine, la création littéraire étant sa tentative de donner un sens à un monde énigmatique où elle ne trouve pas sa place. Par ce biais, Ellen essaie de s’accrocher au réel à travers la violence de la mort et des objets la représentant. Son désir n’est donc pas tant un retour à l’unité qu’une reconnaissance par l’acte commémoratif que quelque chose a disparu de la société postmoderne.

La menace de la mort renvoie le plus souvent dans Soifs à la stérilité d’une société envahie par la technologie et la publicité. On y remarque la transition d’une violence charnelle et sanglante du Vieux Monde à une violence plus diffuse (qui passe par des media[55]). Cela se voit, à titre d’exemple, dans les actes racistes du Ku Klux Klan, non plus concrets mais réalisés à travers leurs jeux vidéo ; et dans les sentiments amoureux de l’adolescent Samuel, s’exprimant par le biais d’appels téléphoniques et de courriels. La sensualité est également découragée, surtout par l’interdiction faite à certains personnages, comme Renata, d’accéder à l’océan : « n’avait-elle pas constaté, déjà, que débutait le dépérissement des forces de la vie puisqu’on lui interdisait l’accès à cette eau salée » (S, 160). Il n’est donc pas surprenant que ce « dépérissement des forces », cet affadissement soient attribués à la rupture avec des expériences sensuelles bien réelles. Plus encore, le pasteur Jérémy et sa famille, qui habitent rue Bahama, une zone de pauvreté, se voient également interdire l’accès aux plages en raison de la privatisation du territoire. Cette interdiction de l’eau semble se manifester physiquement dans leur jardin de « broussailles » (S, 257) et de « pelouse rêche » (S, 27), qui se dessèche en attendant la pluie. De là vient le titre du roman, qui traduit des soifs multiples ne pouvant être étanchées, un désir collectif de retrouver le réel, et le sensuel, demeurant inassouvi.

Comme chez Roy, les oiseaux de l’île et leurs conditions reflètent les sentiments des personnages humains. Que de nombreux insulaires se sentent prisonniers de l’enclave peut être symbolisé par le perroquet hésitant à quitter sa cage ouverte. Renata a soudainement une sensation d’étouffement lorsqu’elle voit un oiseau captif, d’une manière qui rappelle la dernière soirée d’Ellen à Crescent Bay : « sans doute était-ce la présence de l’oiseau maltraité qui avait rendue insoutenable la creuse sensation de soif, et Renata avait porté une main à son coeur comme si elle eût cessé de respirer dans l’air suffocant » (S, 140). Victimes de leur société, les insulaires reconnaissent dans l’enfermement des animaux leur propre souffrance. Ainsi, dans leur malheur sont unis tous les êtres vivants de l’île.

Dans le roman de la route traditionnel, le voyage aux États-Unis peut être motivé par l’ambiguïté identitaire, d’où la nécessité de quitter un territoire dit contraignant, la quête permettant de combler les lacunes de son identité par une exploration du passé et grâce à la création d’une nouvelle mémoire. L’une des façons d’y parvenir est de suivre les traces d’anciens voyageurs européens à travers l’Amérique. Dans les oeuvres à l’étude, l’hétérogénéité des identités des protagonistes ajoute aux motivations du voyage tout en leur imposant des limites. Les personnages féminins, surtout, restreints dans leurs choix et leur mobilité, cherchent à échapper à leur condition de femme (trop vieille dans le cas d’Éveline, trop jeune dans celui d’Ellen) par le voyage dans un pays nord-américain à la fois étrange et familier. Cependant, leur tentative se solde par un échec ; ils ne parviennent pas à imiter le parcours d’anciens explorateurs à la manière de Jack Waterman.

À son arrivée à destination, les signes de l’hyperréalité se font de plus en plus visibles pour la voyageuse : de l’impeccable communauté californienne à la société stérile floridienne, en passant par la culture cinématographique new-yorkaise, on voit ces lieux s’ouvrir aux formes hyperréelles : tous hétérotopiques, ils donnent une impression immédiate de paradis, mais révèlent progressivement leur caractère déconcertant, suffocant ou désertique. C’est de l’intérieur de ces paradis étouffants que surgit et devient patente l’étrangeté de la voyageuse. Pourtant, les limitations, l’étrangeté et les formes hyperréelles n’empêchent en rien l’accomplissement de son désir de réunification. Si ce désir se réalise à travers sa quête, la confrontation réelle ou symbolique avec la mort ne peut être évitée. En effet, pour la voyageuse ainsi confrontée à l’hyperréel, seule la violence de la mort peut représenter un véritable retour au réel, qui s’offre comme réponse à cette déconstruction, à cette neutralisation des sens. C’est l’acte radical qui permet de s’arracher à cette société homogène où la culture est sursignifiée et dépouillée de ses secrets.