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LE PASSÉ ET LE PRÉSENT

En 2001, Daniel Chartier, alors directeur de Globe. Revue internationale d’études québécoises – revue créée dans le sillage du référendum de 1995, qui se disait « la seule […] en français qui propose une lecture à la fois interdisciplinaire et internationale de la société québécoise[1] » –, avait réuni, à l’occasion de son huitième numéro, des chercheurs du monde entier afin de prendre le pouls des études québécoises à l’étranger. Pour une discipline traditionnellement localisée dans les institutions universitaires de la vallée du Saint-Laurent, l’étendue de son rayonnement avait de quoi surprendre : du Brésil jusqu’à la Chine, en passant par le Sénégal, l’Ouzbékistan et divers pays européens, on trouvait des chercheurs et des étudiants qui s’intéressaient au Québec[2]. Et parmi les vingt-cinq articles du recueil, on comptait quatre contributions originaires des îles britanniques[3].

Le Canada fait partie, on le sait, de l’histoire de l’Angleterre depuis le xviiie siècle au moins, bien qu’il ne constitue qu’une fraction de sa grande épopée impériale[4]. D’où venait alors cet intérêt pour le Canada français ? Rachel Killick, qui s’est vu octroyer la première chaire britannique en Quebec Studies à l’Université de Leeds en 2001, souligne avec perspicacité les facteurs conjoncturels qui auraient créé un climat propice à l’essor outre-Atlantique de la discipline[5]. D’abord l’affaire d’un ou deux professeurs qui, de passage au Québec pour une raison ou une autre, y ont découvert une société en bouillonnement et une langue et une littérature qui n’étaient pas exactement celles de leur formation hexagonale, puis sont revenus au Royaume-Uni avec le désir d’approfondir leurs connaissances et de les communiquer aux étudiants britanniques[6], ce n’est qu’à partir des années 1970, après que le Québec fut soudainement internationalisé en quelques années par l’éclat d’Expo 67, le « Vive le Québec libre ! » de Charles de Gaulle, l’intersection de la « Trudeaumanie » et de la crise d’Octobre (qui, rappelons-le, concernait directement le Royaume-Uni par le kidnapping d’un de ses diplomates), que ce coin du Canada apparut digne d’un intérêt plus que folklorique. Bénéficiant d’une nouvelle politique extérieure, à l’échelle fédérale comme provinciale, qui mettait quelques fonds à la disposition des délégations culturelles et, par extension, des chercheurs étrangers, les études québécoises et canadiennes ont pu gagner une des premières têtes de pont en dehors de l’Amérique du Nord[7]. The British Association for Canadian Studies (BACS) – avec à l’origine une forte composante francophone – est née en 1976 sous l’impulsion de Cedric May, un de ces « pionniers » débarqués (littéralement dans son cas : il avait fait sa traversée en paquebot) au Québec au moment de la Révolution tranquille[8]. Enfin, deux vagues d’expansion du secteur universitaire au Royaume-Uni – l’établissement de nouvelles universités durant des années 1960, puis la réforme majeure de 1992[9], deux mouvements ayant provoqué des assouplissements disciplinaires corollaires – ont créé des espaces institutionnels propices à recevoir et à canaliser de nouveaux champs de recherche çà et là dans les universités britanniques. À l’orée du nouveau siècle, donc, les études québécoises au Royaume-Uni gagnaient en importance et présentaient une allure plutôt encourageante.

Comme de juste, de jeunes chercheurs brillants venus de champs divers mettaient en route des recherches sur de multiples aspects de la langue et de la culture du Canada français, recherches qui furent suivies de la publication de plusieurs ouvrages marquants. À titre d’exemples (et pour ne citer que des monographies) : en études cinématographiques, Quebec National Cinema (2001) de Bill Marshall et Screening Quebec : Québécois Moving Images, National Identity and the Public Sphere (2004) de Scott MacKenzie (Glasgow) ; en linguistique, Language, Citizenship and Identity in Quebec (2007) de Leigh Oakes (Queen Mary University of London) et French in Canada : Language Issues (2007) de Maeve Conrick et Vera Regan (University College Dublin) ; en études littéraires, Mindscapes of Montreal : Quebec’s Urban Novel, 1960-2005 (2012) de Ceri Morgan (Keele) et What is Québécois Literature? Reflections on the Literary History of Francophone Writing in Canada (2013) de Rosemary Chapman (Nottingham); en science politique, Hierarchies of Belonging : National Identity and Political Culture in Scotland and Quebec (2007) de Ailsa Henderson (Édimbourg); et en sociologie, Liberal Nationalisms. Empire, State, and Civil Society in Scotland and Quebec (2013) de James Kennedy (Édimbourg). Il ne s’agit là que d’un échantillon d’une production universitaire riche et variée au sein d’une douzaine de départements irlandais et britanniques. Qui plus est, ces professeurs intégraient autant que possible des oeuvres et des problématiques québécoises dans leurs cours de premier cycle et, parfois, dans des projets de recherche doctorale.

Vingt ans plus tard, malgré ces réalisations sûres et certaines, l’avenir de la discipline au Royaume-Uni est de nouveau remis en question. Déjà en 2001, Rachel Killick avait bien noté un souci majeur quant à la viabilité des études québécoises à long terme : « [L]’assise de ces études est toujours fragile en Grande-Bretagne, puisque les québécistes britanniques se trouvent normalement seuls et sans succession assurée dans leur département[10]. » Le sort même de sa propre chaire témoigne, tristement, de sa clairvoyance. Rachel Killick a pris sa retraite en 2008, en même temps qu’un collègue dix-neuviémiste. Dans le contexte d’une compression budgétaire, l’université décida alors de ne remplacer que celui-ci ; l’unique chaire en études québécoises au Royaume-Uni disparut ainsi du jour au lendemain. Et comme une bonne partie de cette génération de chercheurs est maintenant près de – ou a déjà pris – sa retraite, cette situation ne cesse de se répéter. Le premier Centre for Quebec Studies a été fondé à l’Université de Leicester par Christopher Rolfe en 1997, et a fermé à la retraite de ce dernier en 2010. Il en est de même pour les cours assurés par Bill Marshall à l’Université de Stirling et par Rosemary Chapman à l’Université de Nottingham, qui ont cessé en 2018 et en 2020 respectivement. Bien que plusieurs collègues continuent à participer aux réunions professionnelles et poursuivent leurs recherches sur le Québec même après la retraite, le problème du maintien et du renouveau des études québécoises au Royaume-Uni demeure actuel et sérieux.

Restent les centres et les groupes de recherche. Là aussi, on doit constater un certain rétrécissement. Le Groupe de recherches et d’études sur le Canada francophone (GRECF), lancé par Cedric May comme un groupe « spécialiste » au sein de la BACS en 1986, a tenu bon jusqu’en 2012, organisant des colloques importants à Cambridge, à Leicester, à Keele et à Londres. Malgré la vigueur et le dévouement des premiers adhérents, il fallait reconnaître qu’il n’était, un peu à l’image de la Confédération, qu’un groupe parmi une bonne douzaine, tous anglophones (geography, history, law, Canadian business and economic studies, etc.). La BACS continue d’être une présence importante au Royaume-Uni, avec un colloque annuel, des réunions et des conférences ponctuelles avec des invités québécois, et la publication d’une revue savante, le British Journal of Canadian Studies. Les contributions qui portent sur le Québec sont toutefois très minoritaires, surtout depuis une quinzaine d’années[11]. À la suite de la disparition du GRECF, qui ne bénéficiait d’aucune attache universitaire, Bill Marshall, alors professeur à l’Université de Southampton, fonda le Centre for Quebec and French-Canadian Studies (CQFCS) à la School for Advanced Study de l’Université de Londres, afin de créer un lieu central et permanent pour les québécistes du pays ainsi qu’un forum dans la capitale pour les écrivains, les cinéastes et les universitaires québécois de passage[12]. J’en ai pris la direction en 2014, et grâce à une aide financière de la Délégation générale du Québec à Londres (DGQL), il a pu poursuivre ses activités jusqu’à son déménagement postpandémique à King’s College London en 2022, où il est devenu le Quebec and French Canada Research Network (QaFCaRN).

Le problème de la relève, peut-être inévitable étant donné la dispersion relativement clairsemée des québécistes à travers le vaste paysage universitaire britannique, la fragilité institutionnelle de cette discipline et le petit nombre d’étudiants qui choisissent le Québec comme sujet de doctorat sont autant d’éléments qu’accentue la conjoncture du moment. Il est impossible d’ignorer, par exemple, que l’expansion universitaire et disciplinaire évoquée plus haut, dont les effets furent positifs du point de vue de l’accès à l’éducation postsecondaire et de la variété de programmes et de cours offerts, a été suivie d’un changement radical dans le financement et la gouvernance des institutions mêmes, ce qui a eu des conséquences globalement négatives sur le plan de la pédagogie et de la recherche. Rappelons les faits. En 1998, le gouvernement de Tony Blair rétablit, pour la première fois depuis 1962, des frais de scolarité. Jusque-là, l’éducation postsecondaire était entièrement gratuite, l’État octroyant en plus des subventions pour couvrir les coûts de la vie estudiantine. Certes, à l’époque, les 1 000 £ (environ 2 500 $ CA selon le taux de change alors en vigueur) que devait payer l’étudiant britannique n’étaient pas, en soi, choquantes, se situant grosso modo dans la même fourchette que les droits demandés par les universités canadiennes (qui variaient, en 1999, de 1 668 $ au Québec à 4 113 $ en Nouvelle-Écosse[13]). Mais bientôt, le nouveau gouvernement conservateur, profitant de la brèche ouverte par les travaillistes, les augmentait à 3 000 £ en 2004 et, encore d’un seul coup, à la somme faramineuse de 9 000 £ en 2012. En ce qui concerne l’histoire des universités britanniques et leur récent virage vers la marchandisation de l’éducation postsecondaire – et Dieu sait, hélas, qu’il ne s’agit pas d’un phénomène uniquement britannique –, on ne peut guère faire mieux, dans le cadre de cette chronique, que de renvoyer le lecteur aux observations lucides et incisives de Stefan Collini[14]. Je ne veux cependant retenir ici que les conséquences pour les études québécoises, conséquences qui semblent d’ailleurs s’être accrues depuis la pandémie. La première, ressentie un peu partout dans les départements des humanités, est que les étudiants hésitent beaucoup avant de s’endetter à hauteur de 60 000 £ à 80 000 £ pour étudier pendant trois ou quatre ans des sujets qui seront, de toute évidence, « sans retombées économiques » pour eux, tels la littérature, le cinéma, l’histoire, la sociologie, la science politique… autrement dit la majorité des voies disciplinaires traditionnellement empruntées pour étudier le Québec. Les statistiques le démontrent : depuis quelques années, de moins en moins d’étudiants se dirigent vers les humanités, et dans un système qui dépend davantage de la contribution financière des étudiants que des crédits de l’État, les départements déficitaires en étudiants payants sont par définition à risque. La situation est particulièrement critique dans les départements ou facultés de Modern Languages, c’est-à-dire les départements de langues et littératures européennes – excluant les études anglaises –, qui demeurent le lieu d’accueil le plus fréquent pour les études québécoises au Royaume-Uni. Dans un récent article qui se penche sur un rapport de la British Academy de 2022 concernant l’état actuel de la discipline[15], Charles Burdett avance que si le déclin des inscriptions dans les cours de langues et de littératures continue, on verra fort probablement de plus en plus de restructurations disciplinaires, voire carrément des fermetures départementales[16], car ainsi va la logique marchande.

Une deuxième conséquence, pédagogique, découle de la première. Autrefois, les cours offerts par un département étaient soit des cours de base requis par la discipline (ce que les Américains appellent les service courses, tels « Introduction à la littérature française », « Historical Skills, Sources and Approaches », « Film and Genre », etc.), soit des cours qui portent sur les grands classements ou les auteurs canoniques que tout étudiant diplômé « doit » connaître (tels, pour me restreindre ici aux études françaises, « La Renaissance », « Le roman réaliste », « Molière », etc.), soit enfin des sujets amenés par la recherche, forcément personnelle et souvent de pointe, des professeurs. C’est surtout par cette dernière voie que les études québécoises sont entrées dans les départements britanniques de langues et littératures, de cinéma, de linguistique, de science politique, etc., grâce à des chercheurs qui ont trouvé un intérêt à la chose québécoise et avaient les moyens de le nourrir. À coup sûr, les étudiants s’associaient à cette aventure, justement par un intérêt intellectuel désormais partagé.

Mais comment entretenir et développer cet intérêt dans une nouvelle économie du savoir où l’étudiant est en passe de devenir client, alors que le client, comme chacun sait, est roi ? Il suffit de remplacer « consommateur » par « étudiant » et « e-commerce » par « université » dans la réflexion suivante sur la stratégie marketing des « décideurs » du xxie siècle pour se désoler des tendances analogues qui se manifestent dans l’administration des départements des humanités :

Que ce soit dans un magasin ou sur l’immense centre commercial que représente le e-commerce, le consommateur d’aujourd’hui a compris qu’il était au centre des débats. Il se sait courtisé par les services marketing des entreprises, « analysé » par les experts de la Data, scruté par les commerciaux en tout genre… Pourtant, plus que jamais, le client décide de son achat. Quand, auprès de quelle enseigne, à quel prix… ? Toutes ces questions, le consommateur du xxie siècle en a pleinement conscience, et pour s’inscrire dans la tendance du « collaboratif », il use (et abuse parfois) de son pouvoir de décision[17].

Voilà exactement le genre de raisonnement qui, pour Stefan Collini, ne devrait pas prendre le dessus dans la direction des universités britanniques. Pourtant, il est de plus en plus évident que c’est précisément cette logique-là qui tend à démoder toute approche de l’objet d’étude par les classements traditionnels, qu’ils soient géographiques ou politiques (« le Québec », « le Canada »), historiques (« le siècle classique », « la modernité »), axiologiques (« les grands auteurs du programme »), voire par les distinctions fondamentales comme l’idée même d’une littérature « nationale ». Dans un marché universitaire de plus en plus appelé à répondre aux crises présentes et à offrir des objets de réflexion et d’enseignement qui seraient immédiatement relevant and relatable aux yeux de l’étudiant d’aujourd’hui, le Québec se présente de prime abord comme un objet culturel (littéraire, historique, politique…) difficile à « vendre », du moins dans les termes de son enseignement traditionnel. Son héritage est européen, blanc et colonialiste, son histoire, quand elle n’est pas confédérale, demeure essentiellement provinciale et catholique, son passé immédiat (voire son présent) s’affiche comme un brin trop nationaliste, et son avenir ne pèse pas lourd dans les grands débats actuels qui agitent le monde. Il n’est pas nécessaire d’articuler la question dans les termes « originels » d’un Dominique Garand se justifiant de lire encore Groulx, Basile, Ferron[18]… On pourrait aussi bien se demander : pourquoi lire, c’est-à-dire lire de manière critique, la littérature, l’histoire et la culture québécoises tout court ?

Fournir une réponse à cette dernière question n’est pas chose facile pour le professeur à l’étranger qui essaie de nos jours de faire entrer le Québec dans des programmes d’études fondés sur d’autres objets scientifiques et en mutation vers d’autres buts pédagogiques. Je me permets de restreindre la question, encore une fois, à la discipline que je connais le mieux, celle des Modern Languages, et plus spécifiquement des French Studies. Il est significatif que plusieurs départements au Royaume-Uni aient récemment changé de nom pour se dévêtir des habits devenus trop étriqués de la tradition nationale. Par exemple, mon département à King’s College London, celui des études françaises, a récemment fusionné avec les départements de littérature comparée, d’études allemandes, et d’études hispaniques et portugaises pour devenir le Department of Languages, Literatures and Cultures. De même, The Institute of Modern Languages Research (IMLR) de l’Université de Londres, où le CQFCS siégeait à la School of Advanced Study de 2012 jusqu’en 2022, est maintenant The Institute of Literatures, Cultures and Societies (ILCS). Le directeur actuel de cet institut, Charles Burdett, pointe le défi principal qui se présente aux institutions et aux chercheurs, lequel devrait résonner particulièrement fort chez les québécistes de toute allégeance :

A major challenge is how the study of the national—present at the core of many departments within the disciplinary area of Modern Languages—can be combined with the study of the transnational, and how the framework of the field as a whole can be more attuned to practices of human mobility and cultural exchange[19].

C’est ici, bon gré mal gré, que les études québécoises au Royaume-Uni peuvent trouver leur remède dans le mal. Dans une discipline où la nation a été sans conteste le paradigme dominant pendant au moins quarante ans (ce qui coïncide par ailleurs avec le temps où les études québécoises s’enseignent au Royaume-Uni), un changement de focalisation pourrait s’avérer salutaire. Il ne s’agit pas de tourner le dos à cette idée puissante qui, on ne le sait que trop bien, est encore vivace partout dans le monde, même si elle paraît actuellement en perte de vitesse au Royaume-Uni et au Québec. Jocelyn Létourneau termine justement sa récente étude sur La condition québécoise avec une réflexion sur la disposition collective de la jeunesse dans une province mue par d’importants changements démographiques et idéologiques, mais encore grosse de son histoire nationale. Pendant longtemps, cette grossesse était censée accoucher d’un État indépendant et souverain, un État-nation dans le bon vieux sens du terme. Mais le temps change, et les jeunes des années 2020 ne sont plus les jeunes des années 1960 : « L’indépendance dans ce contexte ? La question ne se pose pas vraiment pour la plupart des jeunes parce qu’ils envisagent la société et le monde à partir du modèle de l’interdépendance et de la souveraineté dispersée ou partagée[20] […]. » Cela ne veut pas dire que l’identité qu’on avait autrefois l’habitude de cerner par la confiante épithète « nationale » (déclinée en québécoise, canadienne-française, francophone, ou autre) est désormais à jeter aux oubliettes. Sans entrer dans un débat terminologique encore en formation au sein de plusieurs disciplines, citons un théoricien qui revendique le terme transnational au-delà d’autres formulations conceptuelles concurrentes, telles l’international, le postnational, le cosmopolite, le postcolonial ou le planétaire, toutes coupables, à son avis, d’avoir prétendu dépasser la force encore déterminante de la nation :

“Transnational” does not imply that nations no longer play a role, but recognises that nations remain decisive actors in a globalised world, regardless of whether one characterises nations with Benedict Anderson as imaginary communities that define themselves through common language and culture or as institutions of border management that inwardly ensure homogenisation through exclusion, as Étienne Balibar emphasises. “Transnational” marks the active movement of persons, ideas, things, and money beyond nations and nationality, an overcoming of the force fields of the nation[21].

Dans cette optique, malgré l’imprécision relative du terme et son potentiel de flotter à travers différentes disciplines, les travaux des chercheurs britanniques se montrent particulièrement aptes, à partir des exemples québécois, à contribuer à la compréhension des phénomènes (culturels, linguistiques, politiques) associés à la nation en mutation.

LE PRÉSENT ET L’AVENIR

Au lieu de dresser une liste exhaustive de l’ensemble des études et des cours au Royaume-Uni qui pourraient avoir un quelconque rapport avec le Québec comme ce fut la coutume dans les bilans précédents, je préfère retenir ici trois parcours de recherche qui me paraissent particulièrement prometteurs dans le contexte du maintien, du renouveau et d’une éventuelle expansion des études québécoises au Royaume-Uni.

Ceri Morgan, professeure à l’Université de Keele et poète/écrivaine d’origine galloise, entame une étude sur les représentations littéraires, en français et en anglais, des « régions » au Québec, provisoirement intitulée Heartlands/Pays du coeur : Geohumanities and Quebec’s “Regional” Fiction. Si Montréal était, pendant et après la Révolution tranquille, un espace hybride à reconquérir au nom d’un Québec ailleurs homogène et « national », Ceri Morgan entend analyser les espaces littéraires hors Montréal, de plus en plus nombreux dans la fiction du xxie siècle, et dont la frontière avec l’« urbain » paraît de moins en moins claire dans le contexte de la mondialisation. L’analyse va mobiliser les ressources de plusieurs disciplines annexes, actuellement réunies dans le nouveau champ des Geohumanities, lequel s’opère déjà à l’intersection de la géographie, de l’histoire, de la sociologie, de l’anthropologie et des pratiques créatrices. Ce projet bénéficie d’une bourse de 200 000 £ du Arts and Humanities Research Council (AHRC).

Dans les domaines de la sociolinguistique et de la philosophie politique, Leigh Oakes s’associe avec des collègues en Allemagne et au pays de Galles pour se pencher sur des questions à la fois pratiques et éthiques autour de l’intégration linguistique dans trois contextes « nationaux ». Intitulé The Ethics of Linguistic Integration: Realities, Expectations, Prospects, ce projet prend les exemples de l’Angleterre, du pays de Galles et du Québec pour répondre à des questions telles que : dans quelle mesure les nouveaux arrivants doivent-ils apprendre les langues de la société d’accueil et, le cas échéant, jusqu’à quel niveau de maîtrise ? Comment et quand les nouveaux arrivants doivent-ils utiliser ces langues ? Comment concevoir l’intégration linguistique lorsque plus d’une langue peut servir de langue d’intégration ? Quels sont les rapports d’attraction ou de force entre langues d’usage et langue(s) nationale(s) dans un contexte où l’anglais joue de son statut de lingua franca planétaire ? Quel degré de soutien ou de formation linguistique les sociétés d’accueil devraient-elles fournir pour permettre aux nouveaux arrivants d’acquérir ces langues ? Et dans quelle mesure les besoins linguistiques des nouveaux arrivants devraient-ils être pris en compte par les institutions publiques dans des domaines tels que l’éducation, les soins de santé ou la justice et le maintien de l’ordre ? Ancré dans la conviction qu’une approche interdisciplinaire est la seule qui serait à même de répondre aux défis de la politique linguistique dans les conditions réelles de l’immigration, ce projet s’appuie sur l’expérience de ces trois cas afin de développer un cadre théorique intégré pour l’étude de l’éthique de l’intégration linguistique dans les démocraties libérales.

Enfin, les travaux de Bill Marshall se révèlent singulièrement parlants dans ce contexte, car ils sont le produit de toute une carrière consacrée non pas spécialement au Québec ni même aux French Studies (c’est un chercheur vraiment polymathe et polyvalent, travaillant depuis longtemps au croisement de diverses disciplines : cinéma, littérature, théorie littéraire, études postcoloniales et queer), et qu’ils mobilisent très souvent des exemples québécois pour éclaircir des problèmes intellectuels dans d’autres domaines. Bien qu’il ne revendique pas lui-même le terme de transnational, son parcours en tant que chercheur démontre une volonté constante d’interroger le paradigme national, soit en récusant des homologies trop faciles entre les représentations littéraires ou cinématographiques et le nationalisme, soit en nuançant les interactions entre les différentes possibilités qu’offrent les représentations nationales de toutes sortes. Son premier livre, Quebec National Cinema, fut qualifié par André Loiselle de « livre le plus ambitieux, le plus nuancé, et le plus informatif que nous avons en anglais sur le cinéma québécois[22] ». Loin d’appliquer la grille d’un Québec-souverain-sur-le-point-de-naître mécaniquement sur tous les films du corpus, cependant, Bill Marshall problématise l’idée même de la nation telle qu’elle est réfractée par les divers prismes que constituent le contexte politique, les conditions de production, le genre (dans les deux sens du terme, filmique et sexuel), la vision du cinéaste, etc., et la contraste aux exemples tirés des autres traditions cinématographiques. Le résultat comprend la nation et le nationalisme comme des références quasi obligatoires pour les cinéastes québécois de l’époque de la Révolution tranquille et ceux qui suivront, mais montre que la représentation cinématographique n’entre pas toujours dans les cases faciles.

Si cet ouvrage se présentait ostensiblement comme un livre de Quebec Studies dans la tradition la plus pure, son livre suivant, autrement plus ambitieux, montre clairement les possibilités d’une approche transnationaliste où le Québec peut offrir une perspective inédite sur des problèmes d’ordre théorique. Certes, The French Atlantic[23] prend pour objet la nation – « française » si l’on veut –, mais la nation vue à travers ses multiples interactions et mutations au sein de l’espace atlantique, lui-même un immense carrefour des ambitions et des cupidités d’autres nations durant la longue histoire de la modernité européenne. Le Québec y est convoqué, tout comme la France et l’Amérique française, mais pas en tant que totalité ni centre à partir duquel peut rayonner une quelconque essence identitaire. Nantes, Québec, Saint-Pierre-et-Miquelon, La Nouvelle-Orléans, Cayenne et Montevideo : ce sont autant de lieux qui décentrent le monopole d’une identité « nationale », d’abord la française, mais aussi celles qui en découlent dans les périphéries, par exemple la québécoise.

Ce travail continue avec sa contribution au recueil récent Cinéma-monde : Decentred Perspectives on Global Filmmaking in French. Bill Marshall commence avec une question qui interpelle le lecteur en études cinématographiques, justement, et lui demande de considérer d’un regard neuf les tensions implicites dans l’idée d’un « cinéma monde », ou de « global filmmaking », lorsqu’on y ajoute le qualificatif « in French » ou « francophone » :

Cinéma-monde always came with a question mark: it was a hypothesis, a heuristic device, conjuring up a “what would happen if” we looked at francophone film production through a slightly different lens. Simultaneously, it diverted us from, or even re-energised and re-focused, that “F” word which so bedevils work in the discipline due to its baggage of implied binaries and hierarchies. The centrality of language invoked by “francophone” might be re-harnessed not according to official unifications and diversities […], but to make audible that “Frenchness” in a special way[24] [].

Il n’est pas surprenant que, dans l’élaboration de son argument, les « autres optiques » mobilisées par l’auteur incluent, entre autres, celles de Claude Jutra, d’Éric Canuel, de Xavier Dolan et de Chloé Leriche afin de mettre au point une problématique précise qui concerne le « national » dans la production et la réception de films au sein d’un marché aujourd’hui planétaire. Car encore une fois, c’est le Frenchness spécifique au Québec – dont les corpus littéraire, cinématographique et politique sont tellement riches en réflexions précisément sur ces questions – qui est à même d’offrir des perspectives utiles à d’autres chercheurs… si seulement ils en avaient une meilleure connaissance.

Faire mieux connaître le Québec aux chercheurs et au public du Royaume-Uni est l’ambition avouée du QaFCaRN. Comme son nom l’indique, il ne s’agit pas d’un centre, mais d’un réseau. L’an dernier, j’ai publié, avec mon collègue Steven Palmer de l’Université de Windsor, un recueil d’études interdisciplinaires sur l’Exposition universelle de Montréal, intitulé Expo 67 and Its World : Staging the Nation in the Crucible of Globalization, où la tension entre le local, le national et le mondial a été retenue comme fil directeur[25]. Cet ouvrage était issu d’un grand colloque que nous avions organisé sur quatre jours dans le cadre de l’ancien CQFCS, à Londres, en 2017, pour coïncider avec le cinquantième anniversaire de l’événement. Nous y avons convoqué littéraires, historiens, sociologues, muséologues, historiens de l’art et de l’architecture, spécialistes d’études culturelles et cinématographiques, musiciens, et même une chorégraphe et des danseurs. Le QaFCaRN, inauguré en même temps que notre livre, est en quelque sorte conçu à l’instar de cette rencontre, voire à l’instar de l’Expo 67 elle-même. Au lieu de nous cantonner dans une forme d’étude régionale ou bêtement « nationale », nous voulons offrir les études québécoises comme un terrain interdisciplinaire à partager, où de nouveaux liens peuvent se nouer entre chercheurs et où de nouvelles directions intellectuelles peuvent trouver leur voie.

En ce sens, le QaFCaRN reprend le flambeau laissé par la revue Globe. J’aimerais donc terminer avec son « énoncé de mission » de 1998, dans la mesure où l’ambition d’encourager des « lecture[s] à la fois interdisciplinaire[s] et internationale[s] de la société québécoise » nous tient également à coeur.

Souvent invoquée, l’interdisciplinarité est moins communément encouragée de manière concrète et continue. Globe constitue un des rares lieux au Québec où cette ambition trouve une réalisation et où une pensée et une pratique interdisciplinaires s’actualisent. De numéro en numéro, la revue a construit une manière de lire le Québec qui a joué un rôle dans la façon dont on peut penser cette société aujourd’hui. Le regard pluriel porté sur son objet attire tout naturellement l’attention des chercheurs étrangers qui travaillent sur la société québécoise. Ils considèrent Globe comme une fenêtre sur la recherche contemporaine sur le Québec et un lieu de synthèse de recherches novatrices[26].

Espérons que les études québécoises au Royaume-Uni – comme chez nos collègues au Québec ou ailleurs, du reste – vont trouver les moyens de porter ce flambeau plus loin et plus haut[27].