Ancrée depuis plusieurs décennies dans le paysage universitaire québécois, la recherche-création y occupe aujourd’hui une place de choix ; elle y attire nombre d’artistes en formation, parfois venu·e·s spécialement de l’étranger pour bénéficier de nos programmes. En littérature, cette pratique se distingue à la fois de la creative writing états-unienne, orientée vers la méthode et la technique, et de la tradition française, qui a tendance, en dépit de programmes de plus en plus nombreux ouverts à la création, à continuer de romantiser la figure de l’écrivain, lequel ne saurait tirer son art de l’école. Discipline hybride, récente et perpétuellement en construction, la recherche-création littéraire telle que nous la pratiquons autorise aujourd’hui mémoires et doctorats, mais elle est encore décriée (serait-ce pudiquement) par les tenants d’un conservatisme qui se voudrait rigoureux, ou mise à toutes les sauces pour attirer le public, rendre plus attractifs des départements de lettres soucieux de recruter une nouvelle « clientèle », et abriter éventuellement toutes sortes de projets dont la singularité les désigne comme inclassables. Ce conflit ontologique ne date pas d’hier, et si la recherche-création est aujourd’hui légitimée par son succès public et les institutions universitaires qui l’ont adoptée, elle est encore et toujours sommée de faire ses preuves. Le paradoxe qui régit notre discipline, paradoxe intrinsèque qui unit et oppose les arts et leur enseignement, a été commenté dans de nombreux ouvrages, colloques, revues : un écrivain, plus généralement un artiste, ne tire pas sa légitimité de ses diplômes. Introduire à l’université des pratiques artistiques revient à y accueillir une forme d’incertitude. Marc André Brouillette a étudié ce phénomène et ses débats avec précision et acuité dans un récent article. Il y est question de l’éternelle défiance à l’endroit de la recherche-création, et de l’irréconciliable contradiction épistémologique entre un savoir rationnel et un savoir expérientiel, toujours déconsidéré. Ce savoir, ou cette expérience, n’appartient pas au champ traditionnel de l’érudition : peut-on tout de même le transmettre ? Puis-je enseigner quelque chose d’un savoir-faire acquis par la pratique, tandis que mon art consiste souvent à remettre en question ce que je sais ? Mon savoir n’est pas savant. Peut-être puise-t-il dans le doute, le mouvement, la porosité, l’essentiel de ce qui fait, à mes yeux, sa valeur. Au moment de présenter ce dossier, je me fais un devoir de délaisser ma plume d’écrivaine pour me conformer à la prose académique à laquelle je me crois conviée. L’ironie de ma situation me saute aux yeux : elle pointe précisément le paradoxe que je voudrais décrire, et que mes prédécesseur·e·s ont nommé, exploré, domestiqué, mais qui se manifeste à quiconque adopte cette inconfortable posture de s’asseoir sur deux chaises à la fois : comment concilier une pratique artistique « à part entière » (telle que l’entendait un récent slogan de l’UNEQ) et l’exigence institutionnelle ? On n’écrit pas pour se conformer, quelle que soit l’injonction. Littéralement, « s’exprimer » implique de déborder ses propres limites, de projeter l’intérieur sur une surface autre, et quelque chose en moi se crispe, se cabre, dès lors que l’écriture doit répondre à des règles, se restreindre à un cadre, s’y lover docilement jusqu’à le remplir, comme une pâte à gâteau finit par épouser les bords de son moule. Lorsque j’écris pour l’université, quelque chose en moi se fait pâte à gâteau. Je me scinde alors en deux entités aux volontés distinctes : l’une veut persévérer dans cette condition malléable, afin de satisfaire mes pairs ; l’autre rumine sa révolte et crève d’envoyer une brique du mur dans le mur. C’est ainsi que je me figure parfois la condition de l’enseignant-chercheur-créateur, artiste …
DÉMARCHES DE RECHERCHE-CRÉATION[Record]
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Claire Legendre
Université de Montréal