J’ai deux livres en mains. L’un proclame n’intéresser personne, l’autre au contraire laisse entendre que quelque chose y est enfoui, ou à tout le moins déguisé, et qu’une lecture attentive pourrait y repêcher un surcroît de signification. Ont-ils des points communs ? C’est ma sixième chronique en ces pages, et s’il y a une chose que j’ai vérifiée avec la pratique, c’est qu’on peut désigner des points communs entre à peu près n’importe quels textes. Que voulez-vous, j’ai étudié la littérature à l’université, on ne se refait pas. Mais ce qu’on ne m’a guère appris sur les bancs d’école, c’est de savoir mettre en relief des éléments communs entre deux livres et le monde où nous vivons. Je veux dire une espèce de tripartition qui rend inconvenante toute tentative de lecture scolaire ou frivole. Il n’est absolument pas question de théorie. Car quand je dis « monde », je ne dis encore rien. Il faudrait ajouter chocs et fatigue, doutes et pertes, colères, ennuis et souffrances, échecs et désirs, joies et remords, générosités, mesquineries, culpabilité, et frottements et grincements et écoulements et suppurations et terreurs nocturnes ou diurnes, et repos avant que ça ne reparte pour un énième tour. Au-dessus de tout cela, comme en mortaise, la pensée fort simple du fait qu’on va mourir tôt ou tard, et que le temps, ce n’est pas trop de le rappeler, presse. Je vous sens tentés de synthétiser ce qui précède par la sentence « Daniel vieillit ». Je vous en prie, faites-vous plaisir, ce sera aussi lapidaire que vrai. Heureusement que ce sera vrai. Car le voilà, le point commun que je veux filer dans cette chronique : vieillir est bel et bien un privilège. Les livres de Mathieu Leroux et d’Emmanuelle Pierrot le montrent bien. Commençons par celui d’entre les deux qui passe au plus près du désastre. Pas le roman comme désastre, loin de là, mais le roman sur le désastre, à propos du désastre, en regard du désastre. J’aligne les formules syntaxiques en vain, sans approcher de ce que nous transmet réellement Camouflé dans la chair. Mathieu Leroux a écrit son récit à partir d’une expérience personnelle qui, manifestement, en a été une de mort imminente (near-death experience, comme le veut l’expression qui est monnaie courante même en français). Je l’ai approché comme un autre parmi ces récits de maladie qui font le bonheur et le foin des maisons d’édition depuis quelques années. La preuve, je repense à mes deux dernières chroniques et je m’aperçois qu’elles se penchaient aussi sur des récits de maladie, c’est dire. Dans Camouflé dans la chair, je savais qu’il était question d’un personnage si affligé physiquement qu’il n’était plus en mesure de bouger ni même de communiquer. J’avais des comparatifs illustres en tête, Johnny Got His Gun de Dalton Trumbo en 1939, Le scaphandre et le papillon de Jean-Dominique Bauby en 1997, et pourquoi pas toute l’oeuvre du poète français Joë Bousquet pendant qu’on y est. Or, je me trompais. Ou plutôt, je me trompais à moitié. Le livre de Mathieu Leroux est divisé en deux parties. La première raconte en effet l’épreuve d’une hospitalisation terrible. La seconde, toutefois, nous entraîne dans une nuit passée en boîte à partouzes gaies à Amsterdam. Je sais maintenant que j’aurais pu lire le livre à rebours sans en dénaturer la substance. Disons-le comme ça : sans peut-être le vouloir, Mathieu Leroux répond à la question qui me taraude depuis un moment quant à l’enflure contemporaine des autopathographies. Qui diable peut bien en venir à désirer lire la maladie des autres ? On …
Vieillir est un privilège
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Daniel Laforest
Université de l’Alberta
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