Article body

Introduction

C’est en grande partie parce qu’on lui avait offert un alléchant panier de mesures d’une valeur de 211 millions de dollars américains que Google annonça, en janvier 2007, sa décision de construire une « ferme d’ordinateurs » à Lenoir, dans le comté de Caldwell en Caroline du Nord. Ce panier de mesures fut le facteur déterminant en faveur de Lenoir, dans la lutte qui l’opposait à des villes des États de Caroline du Sud et de New York[1]. De tels affrontements pour attirer des entreprises sont aujourd’hui monnaie courante. Un autre bel exemple, dont les membres de notre Société auront certainement entendu parler, est celui de Bombardier, qui a récemment choisi Montréal (Mirabel) pour la localisation de l’usine dans laquelle seront assemblés ses avions de la Série C. Bombardier est parvenu à obtenir des avantages appréciables des gouvernements en mettant en concurrence plusieurs villes, dont Montréal et Kansas City.

Deux questions, auxquelles cet article tente de répondre, se posent alors. Une telle concurrence entre gouvernements est-elle bénéfique? Si non, peut-on corriger les problèmes qui en découlent?

Le plan de cet article est le suivant. Dans la prochaine section, nous offrons une définition du concept de concurrence entre gouvernements et présentons quelques exemples. Après avoir présenté l’évolution de la pensée contemporaine dans le domaine à la section 2, nous proposons un bref survol des preuves empiriques sur le sujet à la section 3 et nous documentons quelques faits suggérant que cette concurrence pourrait s’intensifier à l’avenir à la section 4. Une brève parenthèse méthodologique constitue la section 5. La section 6 est consacrée à l’analyse des problèmes découlant de la concurrence entre gouvernements bienveillants alors que la section 7 s’intéresse aux bienfaits de cette concurrence lorsque les gouvernements sont des léviathans. Quelques unes des solutions aux problèmes liés à la concurrence sont l’objet de la section 8. Enfin, à la section 9, nous discutons des problèmes éventuels qui pourraient apparaître si ces solutions étaient appliquées. Une brève conclusion complète cet article.

1. Définition et quelques exemples

George Stigler a déjà proposé la définition suivante du concept de « concurrence » :

Competition is a rivalry between individuals (or groups or nations), and it arises whenever two or more parties strive for something that all cannot obtain.

Stigler, 1987 : 531

Utilisant cette définition de Stigler, mais précisant le sens de « strive for something that all cannot obtain », cet article se propose d’utiliser la définition suivante de concurrence entre gouvernements :

la concurrence entre gouvernements désigne une situation dans laquelle des gouvernements choisissent leurs politiques publiques de manière à :

  • attirer sur leur territoire un objet mobile dont la présence engendre des bénéfices pour leurs résidants, ou,

  • repousser de leur territoire un objet mobile dont la présence génère des coûts pour leurs résidants.

Un exemple largement étudié est celui de la concurrence fiscale pour attirer le capital. Dans le cas le plus simple, on considère un monde à deux régions, A et B. Chacune des régions impose le capital installé sur son territoire aux taux in rem[2]TA et TB, respectivement, parce qu’elles ont besoin de revenus fiscaux afin de fournir des biens et services à leurs citoyens et que le capital constitue, par hypothèse, la seule assiette taxable. Le capital est donc désirable. Le capital est cependant mobile : il peut être investi dans l’une ou l’autre des deux régions. Il est en fait supposé que les propriétaires du capital l’investissent dans la région offrant le rendement net le plus élevé. Ces propriétaires tiennent compte du niveau des impôts car ceux-ci ont pour conséquence de réduire le rendement net du capital investi. Pour un taux d’imposition TB donné, les décideurs de la région A comprennent que plus TA sera élevé, plus petite sera la quantité de capital investi sur son territoire. Les décideurs de la région B raisonnent évidemment de la même manière. Les deux régions choisissant leur taux d’imposition en tenant compte du fait qu’un taux trop élevé pourrait faire fuir le capital, il y a concurrence entre gouvernements au sens de la définition offerte ci-dessus. Notons que dans cet exemple, comme dans tous ceux que nous présentons ci-dessous, le choix de la politique TA par la région A dépend de TB, la politique de la région B. Formellement, s’il y a concurrence entre gouvernements, alors chaque gouvernement a une fonction de réaction décrivant son choix de politique en réaction aux différents choix de politiques des autres régions. Notons finalement qu’à l’équilibre, les choix de TA et TB déterminent l’allocation du capital mais aussi le niveau de bien-être des résidents des deux régions.

La concurrence entre gouvernements peut prendre de très nombreuses formes. Une liste non exhaustive d’autres exemples illustrant bien ce fait est présenté au tableau 1.

Tableau 1

Concurrence entre gouvernements

Concurrence entre gouvernements
1

Si le niveau de sécurité d’un bien X est observable, alors les consommateurs ne seront pas prêts à payer beaucoup pour les unités de X non sécuritaires. Mais si le niveau de sécurité est non observable, alors les consommateurs seront prêts à payer une somme identique pour une unité de X, quel que soit son niveau de sécurité. Dans ce dernier contexte, les firmes produisant des unités de X peu sécuritaires seront avantagées car typiquement, un niveau de sécurité plus élevé se traduit par des coûts plus élevés.

2

Notons également qu’un filet de sécurité sociale plus généreux peut se traduire par des impôts plus élevés pour les ménages à revenu élevé, ce qui pourrait les amener à quitter la région.

-> See the list of tables

Tous ces exemples constituent de la concurrence entre gouvernements au sens de la définition que nous avons proposée. Dans tous les cas, les politiques publiques du gouvernement d’une région ont un impact sur un objet mobile et, par ricochet, sur l’économie et le bien-être d’autres régions. Nous reviendrons sur certains de ces exemples dans la suite de cet article.

2. Un peu d’histoire

Il faut probablement attribuer à Tiebout d’être à l’origine de la littérature contemporaine sur la concurrence entre gouvernements. Dans son article fondateur (Tiebout, 1956), il s’intéresse à l’action de gouvernements locaux en lien les uns avec les autres. Dans le monde étudié par Tiebout, ce sont les citoyens qui peuvent se déplacer d’une région à l’autre. Selon lui, en situation de laisser-faire, les paniers de biens, services et impôts offerts à leurs citoyens par des gouvernements locaux en concurrence sont optimaux au sens de Pareto, la mobilité des citoyens étant le mécanisme sous-jacent. Les citoyens insatisfaits du panier de biens, services et impôts offerts dans leur localité déménageront tout simplement pour s’établir dans une localité leur offrant un panier plus satisfaisant. Pour Tiebout, les citoyens « votent avec leurs pieds » et cela assure l’optimalité de l’allocation des ressources. Il ne démontre cependant pas ce résultat de manière rigoureuse et son hypothèse suscite beaucoup de controverse.

Une bonne partie de la controverse est cependant dissipée à la suite des travaux de Bewley. Dans un article de 1981, Bewley définit formellement ce qu’est un équilibre de Tiebout. Il s’agit d’une allocation satisfaisant à des conditions relativement conventionnelles. Plus précisément, une allocation est un vecteur ayant pour éléments les prix et les quantités des biens privés et publics de l’économie ainsi qu’un système fiscal pour chacun des gouvernements locaux. Une telle allocation est un équilibre de Tiebout si elle est faisable et si elle satisfait aux conditions suivantes :

  • Les consommateurs maximisent leur utilité.

  • Les firmes maximisent leurs profits.

  • Les citoyens habitent la localité qu’ils préfèrent et il y a mobilité parfaite. Les paniers du secteur public sont supposés donnés au moment du choix de leur localité par les citoyens. Autrement dit, les citoyens supposent que s’ils choisissent de s’établir dans une localité donnée, le panier de biens et services publics ne changera pas.

  • Les budgets des gouvernements locaux sont équilibrés.

  • Les gouvernements locaux maximisent le bien-être des citoyens établis sur le territoire sur lequel ils ont juridiction, c’est-à-dire les gouvernements sont bienveillants[3].

Bewley démontre que, de manière générale, un équilibre de Tiebout n’est pas un optimum de Pareto. Cela pourrait être dû au fait que les citoyens, au moment du choix de la localité dans laquelle s’établir, ne prennent pas en compte les économies d’échelle ou encore les complémentarités de goûts. Il va sans dire que la démonstration de Bewley marque un point tournant dans l’étude de la concurrence entre gouvernements. En effet, ayant compris que le laisser-faire n’est pas garant de l’optimalité dans l’allocation des ressources, des économistes ont alors développé une nouvelle approche qui consiste à identifier les inefficacités découlant de la concurrence dans le cadre de jeux non coopératifs.

La littérature sur la concurrence fiscale, cas particulier de la concurrence entre gouvernements, prend son envol au milieu des années quatre-vingt. Deux textes fondateurs, Zodrow et Mieszkowski (1986) et Wilson (1986), sont à cette époque publiés. Le modèle canonique de la concurrence fiscale, dit ZMW des initiales de ses fondateurs, est essentiellement celui que nous avons présenté dans la première section. Nous y reviendrons plus loin. Désormais, l’accent n’est plus mis sur la mobilité des citoyens – à la Tiebout –, mais plutôt sur celle d’autres objets, comme par exemple le capital dans les modèles ZMW. Par la suite, la concurrence fiscale et, plus généralement, la concurrence entre gouvernements, seront des thèmes parmi les plus étudiés en économie publique. Wilson (1999) et Brueckner (2003) constituent des survols récents et exhaustifs de la vaste littérature sur la concurrence fiscale. Ces auteurs ne tentent cependant pas de répondre à la question posée dans le titre de cet article : « La concurrence entre gouvernements est-elle bénéfique? ». Dans cet article, je survolerai donc moi aussi cette littérature, mais avec l’objectif de fournir des éléments de réponse à la question posée.

3. Preuves empiriques

Avant de s’intéresser au caractère bienfaisant ou malfaisant de la concurrence entre gouvernements, il est opportun de s’assurer qu’une telle concurrence existe bel et bien dans la réalité. Or, pour démontrer que les gouvernements sont en concurrence, on peut tout d’abord présenter quelques faits simples faciles à observer.

Par exemple, il semble raisonnable de conclure que la taxation du capital affecte l’investissement quand on prend connaissance de la liste des pays dans lesquels les Canadiens investissent[4]. À la lecture de cette liste, on constate qu’en 2003, parmi les 10 destinations les plus populaires de l’investissement canadien à l’étranger[5], il y avait 4 minuscules paradis fiscaux (Barbade, Bermude, Îles Caïmans, Bahamas) et l’Irlande (Guillemette et Mintz, 2004). Ces cinq pays, réputés pour leur faible taux de taxation sur le capital, attiraient plus de capitaux canadiens que des pays tels l’Allemagne, l’Australie, le Brésil ou même le Mexique, notre partenaire de l’ALENA. Les capitaux semblent donc attirés par les pays taxant faiblement le capital, ce qui pourrait se traduire par une concurrence entre gouvernements.

Il est également intéressant de constater que les taux d’imposition statutaires sur le revenu des corporations ont diminué en Europe depuis 1995 (European Commission, 2006, tableau II-5.1 : 88). Constatons aussi que les taux de taxation effectifs sur le capital ont diminué, mais moins, parce que durant cette période, la définition des assiettes imposables était élargie dans plusieurs pays en même temps que les taux statutaires diminuaient. Bien qu’il ne soit pas possible de conclure à ce stade-ci, notons que ces derniers constats pourraient découler d’une concurrence entre gouvernements.

3.1 Approche économétrique indirecte

Par ailleurs, de nombreuses études économétriques montrent l’existence de concurrence entre gouvernements. Une approche indirecte consiste à montrer que certains objets sont mobiles et qu’ils « réagissent » aux politiques publiques. Un grand nombre d’études portent sur l’investissement et semblent indiquer qu’une taxation plus lourde se traduit par un investissement plus faible. Le tableau 2 présente un bref résumé de quelques-unes de ces études.

Tableau 2

Études sur l’investissement

Études sur l’investissement

-> See the list of tables

Notons que même si ces études montrent que le capital est mobile, on ne peut tout de même pas parler de mobilité parfaite. C’est ce qui explique que les effets de la taxation ne soient pas toujours aussi importants que ce à quoi on s’attendrait. Gordon et Bovenberg (1996) croient qu’il en est ainsi simplement parce que les investisseurs ne peuvent connaître toutes les opportunités d’investissement.

Par analogie, utilisant la même approche indirecte, mais dans un tout autre segment de la vie économique, quelques auteurs ont montré qu’une politique de dissuasion plus ferme (c’est-à-dire des sanctions plus sévères ou une plus grande probabilité de détection des crimes) dans une région donnée amène les criminels à quitter son territoire pour d’autres régions. Ce phénomène de « déplacement spatial du crime » est documenté dans Jacob, Lefgren et Moretti (2007)[6]. Ce phénomène peut conduire les régions à se concurrencer de manière à éviter d’être la cible privilégiée des criminels.

3.2 Approche économétrique directe

Tel que nous le disions ci-dessus, s’il y a concurrence entre gouvernements, alors chaque gouvernement a une fonction de réaction décrivant son choix de politique en réaction aux choix des politiques des autres régions. Ainsi, dans l’exemple de concurrence fiscale à deux régions présenté dans la première section, le choix de TA par la région A peut être représenté par une fonction de réaction, disons fA(TB), qui donne le TA optimal en fonction des choix de politiques de B. Une approche directe pour tester l’existence de concurrence fiscale consiste donc à montrer qu’un changement de taxe TA par la région A se traduit par un changement systématique de la taxe TB par la région B. Cela revient à vérifier la pente, f’A, de la fonction de réaction. Dès lors que cette pente n’est pas nulle, il y a comportement stratégique et on peut conclure à la présence de concurrence entre gouvernements. Les résultats de la littérature tendent à démontrer l’existence de concurrence entre gouvernements :

  • Hayashi et Boadway (2001) trouvent qu’au Canada, une augmentation du taux de taxe statutaire sur le revenu des corporations par la province A se traduit par un accroissement du taux équivalent dans la province B. Les fonctions de réaction des gouvernements provinciaux seraient donc à pente positive.

  • Cavlovic et Jackson (2003) obtiennent des résultats similaires, toujours pour le Canada. Ils montrent cependant qu’il n’y a pas de concurrence dans l’établissement de l’impôt sur le revenu des particuliers.

  • Altshuler et Goodspeed (2003) montrent que dans l’établissement des taxes sur le capital, les pays européens ont une fonction de réaction à pente positive.

  • Brueckner (2003), dans son survol de la littérature empirique de la concurrence entre gouvernements, rapporte que dans un bon nombre d’études, on a obtenu que la fonction de réaction était de pente non nulle.

En résumé, les études de l’approche indirecte laissent croire que des objets tels que le capital sont mobiles et réagissent aux politiques publiques, alors que celles de l’approche directe semblent confirmer que les gouvernements réagissent aux politiques publiques choisies par les autres gouvernements. Dans leur ensemble, les études économétriques tendent à confirmer l’existence de concurrence entre gouvernements.

4. Intensification de la concurrence

À la relecture de la définition proposée dans cet article, on constate que la concurrence entre gouvernements suppose la présence de deux facteurs fondamentaux : (a) un objet mobile, et (b) deux régions ou plus dans lesquelles l’objet peut se localiser. Sachant cela, il est intéressant de se demander si l’accélération de la « mondialisation » dont on parle tant dans les médias a eu pour conséquence d’intensifier la concurrence entre gouvernements. Or, il y a des phénomènes agissant sur les deux facteurs fondamentaux de notre définition qui laissent croire que la concurrence pourrait s’être intensifiée depuis quelques décennies.

  • Tout d’abord, il semble que le coût de transport des marchandises ait diminué. Hummels (2007) documente cette diminution. Il montre par exemple que le coût de transport des marchandises par avion a diminué de manière importante depuis 1955. Le coût de transport par bateau a également diminué depuis 20 ans, mais a augmenté récemment avec la hausse du prix du pétrole. Cependant, dans ce dernier cas, on doit noter que la « qualité » du transport par bateau s’est améliorée. En fait, la qualité du transport peut être mesurée de plusieurs manières : vitesse, protection contre les intempéries, proportion des biens endommagés. Or, le transport par conteneurs s’est généralisé depuis les années soixante, ce qui a permis une amélioration significative de la qualité du transport par bateau. Si les coûts de transport par bateau n’ont pas diminué autant que ceux du transport par avion, on a tout de même assisté à une hausse de la qualité du transport par bateau qui compense possiblement la hausse des prix des carburants. Enfin, le transport par avion est aujourd’hui beaucoup plus utilisé que dans le passé. Aux États-Unis, par exemple, le transport par avion n’était utilisé, en 1955, que pour une très faible proportion des marchandises importées et exportées hors de l’Amérique du Nord. En 2004, cette proportion était de 1/3 pour les importations, et de 1/2 pour les exportations. L’usage plus important de l’avion pour le transport des marchandises se traduit évidemment par une hausse de la qualité du transport.

  • Un autre phénomène important est la diffusion rapide des technologies de l’information et des communications (TIC) depuis le début des années quatre-vingt. Un indice de cette diffusion rapide est que la part des investissements en TIC dans l’investissement non résidentiel a beaucoup augmenté depuis 1980 dans les économies les plus importantes de la planète. Colecchia et Schreyer (2002) rapportent que cette part a augmenté au Canada, passant de 9,1 % en 1980 à 21,4 % en 2000. C’est la même chose aux États-Unis (de 15,2 % en 1980 à 29,9 % en 2000) ou encore au Japon (de 7 % en 1980 à 16 % en 2000)[7].

    Tel que souligné à grands traits par Friedman (2005), les TIC permettent la gestion à distance de la production. Il est donc raisonnable de croire que la diffusion des TIC combinée à une réduction des coûts de transport des marchandises rendent possible et possiblement avantageux – parce que réduisant leurs coûts – pour les firmes le fait de localiser la production des biens et services loin des consommateurs. En définitive, ces phénomènes rendent le capital productif plus mobile ce qui peut avoir pour conséquence d’intensifier la concurrence entre gouvernements.

  • Un troisième phénomène important est que la migration internationale semble aujourd’hui plus aisée qu’auparavant. Par exemple, la convention de Schengen en vigueur en Europe depuis 1995 permet la libre circulation des personnes entre les pays de la zone Schengen. Par ailleurs, l’inégalité des revenus entre les pays développés et les pays en voie de développement a généré des migrations importantes dans le passé[8]. Une fois que des communautés d’immigrants furent bien établis dans les pays d’accueil, des réseaux d’aide facilitant la migration furent mis en place. Et comme les incitations à l’émigration demeurent, les flux migratoires continuent d’être importants. Lemaitre et Thoreau (2006) présentent des statistiques qui laissent croire que les flux migratoires ont été importants ces dernières années. Par exemple, la proportion des Canadiens nés à l’extérieur du Canada est passée de 17,2 % en 1995 à 18,9 % en 2004. En fait, pour les 21 pays de l’OCDE pour lesquels Lemaitre et Thoreau rapportent des statistiques à travers le temps (au moins deux années entre 1995 et 2004), tous sans exception ont vu la proportion de leurs citoyens nés à l’extérieur croître[9].

  • Un quatrième et dernier phénomène, plus difficile à documenter, est la plus grande décentralisation de l’action des gouvernements à travers le monde[10]. Notons tout d’abord que pour des raisons essentiellement politiques, il y a plus de pays aujourd’hui qu’il y a 25 ou 50 ans. Il y a donc plus d’acteurs sur la scène internationale qui peuvent se livrer concurrence.

    De la même manière, on a assisté depuis quelques décennies à un mouvement de décentralisation à l’intérieur des pays. Les grandes organisations internationales favorisent en effet la décentralisation de l’action gouvernementale, des gouvernements centraux vers les gouvernements régionaux. Pour l’OCDE, il faut favoriser la décentralisation pour des raisons économiques, pour accroître l’imputabilité ou encore pour que les biens et services fournis publiquement reflètent mieux les préférences des citoyens. À l’inverse, les arguments en faveur de la décentralisation sont de nature plus politique à la Banque mondiale et au Fonds monétaire international (FMI). Ainsi, on favorise la décentralisation pour affaiblir les régimes autoritaires et centralisateurs, pour favoriser l’unité des pays dans lesquels des minorités menacent de se séparer ou encore pour faciliter la transition du socialisme au capitalisme. Notons qu’une plus grande décentralisation à l’intérieur d’un pays a également pour conséquence d’accroître le nombre d’acteurs pouvant se livrer concurrence. Cependant, il n’est pas évident sur le plan théorique qu’un accroissement du nombre d’acteurs doive se traduire par une intensification de la concurrence[11].

En définitive, la conjonction des quatre phénomènes a probablement mené à une intensification de la concurrence. Par ailleurs, rien ne laisse entrevoir que la concurrence entre gouvernements diminuera à l’avenir. Fournir des éléments de réponse à la question posée dans le titre de cet article n’en est alors que plus pertinent.

5. Parenthèse méthodologique : objectifs des gouvernements

On ne peut discuter des possibles avantages de la concurrence entre gouvernements sans avoir au préalable convenu de leur objectif et de la manière dont leurs décisions sont prises. Il se peut en effet que la concurrence soit bienfaisante lorsque les gouvernements ont un objectif y, mais pas lorsque leur objectif est z. De la même manière, un mode de prise de décision différent pourrait affecter le caractère bienfaisant (ou malfaisant) de la concurrence.

On peut généralement distinguer trois façons d’envisager les gouvernements en économie publique.

  • Gouvernements bienveillants : un gouvernement bienveillant a pour objectif la maximisation du bien-être des résidents du territoire sur lequel il a juridiction. Il est généralement supposé que les décisions gouvernementales sont prises par un dictateur bienveillant et éclairé. Ainsi, le dictateur de la région j maximise le bien-être des résidents de la région j.

  • Gouvernements de type Leviathan : un tel gouvernement a pour objectif la maximisation de son propre bien-être, lequel peut être mesuré de diverses façons. Il est habituellement supposé qu’un dictateur (malveillant) prend les décisions pour le gouvernement. Un exemple classique de gouvernement de ce type en est un qui maximise ses revenus de taxation. Des gouvernements de ce type correspondent à la vision de l’école des choix publics (public choice) de la première génération.

  • Gouvernements élus : ces gouvernements sont constitués d’individus élus, maximisant leur bien-être, lequel est typiquement d’autant plus élevé que les politiques publiques sont adéquates, mais aussi que le prestige et les rentes de la charge publique sont élevés. Les décisions sont généralement prises par les élus, mais les bureaucrates et des groupes de pression peuvent affecter le processus décisionnel. Cette vision est celle de la nouvelle économie politique (political economics[12]).

Dans ce qui suit, nous préciserons lorsque nécessaire le type des gouvernements qui sont en concurrence les uns avec les autres.

6. Problèmes découlant de la concurrence avec gouvernements bienveillants

Nous entreprenons maintenant notre analyse normative de la concurrence entre gouvernements. Dans cette section, nous présentons tout d’abord quelques remarques sur le mécanisme de la concurrence. Supposant ensuite que les gouvernements sont bienveillants, nous abordons le principe de sélection tel qu’élaboré par Sinn (2003). Nous présentons enfin une analyse classique de la sous-optimalité de l’allocation résultant de la concurrence entre gouvernements bienveillants.

6.1 Quelques remarques sur le mécanisme de la concurrence

Les économistes ont généralement une opinion favorable de la concurrence dans le secteur privé de l’économie, même si la plupart d’entre eux reconnaissent ses limites. Par contre, dans le cas de la concurrence entre gouvernements, il y a peut-être lieu de mettre notre préjugé favorable au rancart.

Étudions ce qui fait en sorte que la concurrence est avantageuse dans le secteur privé. Tout d’abord, dans le secteur privé, les acteurs du marché maximisent leur propre bien-être. Or, tel n’est pas nécessairement le cas de la concurrence entre gouvernements. Par exemple, dans le cas de gouvernements élus, il peut y avoir dissonance entre les objectifs des citoyens et ceux des dirigeants. Il est difficile de croire que la main invisible puisse être bénéfique alors que ceux qui prennent les décisions ne maximisent pas systématiquement le bien-être de ceux qui les subissent[13].

Un deuxième élément crucial du mécanisme de la concurrence, qui est présent lorsque celle-ci est à l’oeuvre dans le secteur privé mais qui est largement absent dans le cas de concurrence entre gouvernements, est l’élimination des mauvais acteurs. En effet, la concurrence dans le secteur privé suppose une sélection naturelle darwinienne des firmes les plus innovantes et efficaces, et la faillite des autres. Il en résulte que les consommateurs peuvent acheter des biens produits efficacement. Il est assez évident qu’une sélection naturelle n’est que très peu à l’oeuvre dans le cas de gouvernements élus. Tout d’abord, les gouvernements ne font généralement pas faillite et donc, ils ne disparaissent pas. Deuxièmement, les élus peuvent être sanctionnés et ne pas être réélus. Il demeure cependant que les décisions gouvernementales sont prises par des structures pérennes, impliquant une bureaucratie habituellement puissante et des partis politiques qui se succèdent au pouvoir. Bref, bien que le marché politique soit d’une certaine efficacité, cette dernière est trop faible pour faire en sorte que le mécanisme de concurrence soit nécessairement bienfaisant.

Il y a donc des particularités de la concurrence entre gouvernements qui suggèrent qu’elle peut faire problème. Examinons ce qu’il en est dans le cas de gouvernements bienveillants.

6.2 Principe de sélection

Dans son livre The New Systems Competition, Sinn présente la définition suivante du principe de sélection :

The Selection Principle says that governments have taken over all those activities which the private market has proved to be unable to carry out. Because the state is a stopgap which fills the empty market niches and corrects the failures of existing markets, it cannot be expected that the re-introduction of the market by the back door [i.e. the competition between governments] will lead to a reasonable allocation result. Instead, it must be feared that the failures that originally caused the government to take action will show up again at the higher level of government competition.

Sinn, 2003 : 6

Rappelons que l’allocation des ressources par le marché en laisser-faire n’est pas optimale au sens de Pareto dès lors que dans l’économie, il y a des biens publics, des externalités, des technologies de production permettant à des firmes d’exercer un pouvoir de marché ou encore des problèmes d’information. Dans tous ces cas, le premier théorème du bien-être n’est pas vérifié. Il est généralement admis qu’un des rôles des gouvernements est de corriger les ratés du marché. Mais tel que suggéré par Sinn, il y a alors lieu d’être pessimiste quant au caractère bienfaisant de la concurrence entre gouvernements car ceux-ci tendent à agir dans des domaines ou secteurs de l’économie dans lesquels la concurrence et le marché ont montré leurs limites. Dans les termes de Sinn, cela donne : « governments are coping with the rejects of the competitive process. » (Sinn, 2003 : 6). On pourrait difficilement être plus clair.

Pour bien comprendre l’argument de Sinn, il est utile de reprendre un de ses exemples. Examinons donc l’action de gouvernements bienfaisants ayant à établir des normes de sécurité pour des produits de consommation.

Supposons tout d’abord que la situation initiale est le laisser-faire, sans intervention gouvernementale. Dans ce monde, si les caractéristiques de sécurité d’un bien ne sont pas observables (information asymétrique), on observera possiblement un « marché des citrons » (Akerlof, 1970) où seuls les biens de niveau de sécurité faible seront échangés. Le cas échéant, un gouvernement peut alors améliorer l’allocation des ressources en imposant une norme de sécurité minimale à un niveau adéquat[14]. Un raté du marché permet donc de justifier l’intervention gouvernementale.

Supposons maintenant que la région A soit ouverte au commerce et que les biens que les consommateurs achètent puissent provenir de la région A, mais aussi d’autres régions (B, C,…). Supposons également que l’origine du bien et ses caractéristiques de sécurité ne soient pas observables. Même si le gouvernement de A impose une norme de sécurité minimale pour les unités du bien produites chez lui, les consommateurs de A ne sont pas bien protégés car ils peuvent, sans le savoir, acheter des unités provenant d’autres régions dont les normes ne sont pas aussi contraignantes.

Conscient de ce que les producteurs domestiques seront désavantagés par la mise en place de normes de sécurité élevées (coûts plus élevés des exportations) mais par ailleurs peu efficaces pour protéger leurs citoyens, les gouvernements en concurrence seront incités à fixer des normes de sécurité peu ou pas contraignantes. Bref, il résultera de cette concurrence entre gouvernements des normes de sécurité trop faibles et un niveau de bien-être inférieur à celui atteint en l’absence de concurrence.

Selon Sinn, cette histoire est une description fidèle des évènements ayant mené à la diffusion du virus de la vache folle en Europe. Dans les pays européens, la réglementation des céréales contenant de la viande et des os et entrant dans l’alimentation des bovins n’était pas suffisamment stricte. On ne commença à réagir que lorsque plusieurs cas d’infection furent rapportés. On se doit de conclure ici que la concurrence entre gouvernements peut engendrer des problèmes très graves.

6.3 Sous-optimalité de la concurrence entre gouvernements

Nous présentons maintenant l’analyse classique de la concurrence entre gouvernements bienveillants. Pour ce faire, il est nécessaire d’introduire quelques notations. Soit un monde simple à deux régions, A et B. Supposons que le bien-être des résidents de la région A dépende de la politique publique PA choisie en A mais possiblement aussi (mais pas nécessairement) de la politique PB choisie en B. Le bien-être est donné par la fonction WA (PA , PB). De manière équivalente, le bien-être des résidents de B est donné par la fonction WB (PA , PB).

Généralement, l’analyse normative de la concurrence entre gouvernements consiste à caractériser les politiques publiques que choisirait un dictateur bienveillant maximisant le bien-être des résidents des deux régions, par exemple WA (PA , PB) +WB (PA , PB). On peut ensuite comparer ces politiques optimales à celles que choisissent des gouvernements en concurrence. Deux résultats peuvent être aisément obtenus. Premièrement, si une externalité existe (c’est-à-dire si WAest affecté par PB, et vice versa), alors l’allocation des ressources résultant de la concurrence ne constitue pas un optimum de Pareto. Cela tient au fait qu’en concurrence, chacun des gouvernements néglige l’effet externe de ses choix de politique sur le bien-être des résidents de l’autre région. Deuxièmement, il est possible de montrer que :

  • si l’externalité est négative, alors le niveau de PA en situation de concurrence est trop élevé relativement au niveau optimal;

  • si l’externalité est positive, alors le niveau de PA en situation de concurrence est trop petit relativement au niveau optimal.

Aux fins d’illustration, considérons quelques uns des exemples de la première section à la lumière de ces derniers résultats.

Notons que dans l’exemple 3, la concurrence fiscale entre gouvernements a pour conséquence de réduire le fardeau fiscal du capital. Évidemment, pour un niveau donné de biens et services fournis par les gouvernements, cela doit se traduire par un fardeau fiscal plus lourd pour le travail. Ce phénomène explique que la concurrence fiscale pour le capital suscite un grand intérêt chez les spécialistes mais aussi plus généralement dans les médias.

L’exemple qui suit est une variante du cas précédent. Il nous sera utile dans les prochaines sections.

En résumé, lorsque les gouvernements sont bienveillants, la concurrence entre gouvernements peut mener à la génération d’externalités faisant en sorte que le niveau des politiques publiques est inadéquat et que l’allocation des ressources est sous-optimale. À ce stade, il est utile de mentionner que les problèmes découlant de la concurrence avec gouvernements bienveillants sont en principe tout aussi présents dans le cas de gouvernements élus. En effet, il est possible que les élus poursuivent d’autres objectifs que celui de maximiser le bien-être des citoyens de leur région, mais cela ne permettra en rien de résoudre le problème d’externalités que nous venons d’analyser.

En conclusion, notons que dans l’analyse présentée, les politiques sont dites optimales lorsqu’elles maximisent le bien-être total, soit WA (PA , PB) +WB (PA , PB). Les politiques adoptées en concurrence sont non optimales puisqu’elles diffèrent et ne permettent pas d’atteindre un niveau de bien-être total aussi élevé. Mais il est évidemment possible que pour une région donnée, le niveau de bien-être soit plus élevé lorsque les politiques mises en place sont celles choisies par des gouvernements en concurrence plutôt que celles dites optimales. Nous y reviendrons plus loin.

7. Bienfaits de la concurrence avec des gouvernements de type Leviathan

Lorsque les gouvernements sont de type Leviathan, la concurrence entre gouvernements peut être bienfaisante. Un exemple célèbre de Brennan et Buchanan (1980) permet de le comprendre[16]. Imaginons tout d’abord un monde à une seule région. Dans cette région, un gouvernement de type Leviathan maximise ses revenus fiscaux en taxant à un taux in remT un objet A (une assiette fiscale quelconque). Ce gouvernement étant un Leviathan, il ne fournit pas de services publics aux citoyens et il s’approprie l’ensemble des revenus de taxation (donnés par T.A). L’action du gouvernement s’apparente donc à du vol pur et simple et le bien-être des citoyens est d’autant plus élevé que le taux d’imposition est faible. Supposons que le gouvernement doive respecter une constitution lui imposant un taux de taxe maximal TC. Si l’objet A est inélastique à la taxation, alors le Leviathan choisit évidemment le taux maximal permis par la constitution, soit T = TC.

Supposons maintenant qu’il y a plusieurs régions et que dans chacune d’elle, un gouvernement de type Leviathan est à l’oeuvre. Si l’objet imposable A peut se localiser dans l’une ou l’autre des régions, alors, ceteris paribus, la quantité de l’objet A qui se localise dans la région i est d’autant plus grande que le taux d’imposition en i est faible et que ceux des autres régions sont élevés. La mobilité de l’objet A le rend élastique à la taxation et crée une concurrence entre gouvernements. Avec un objet A élastique à la taxation, on montre facilement que le taux d’imposition maximisant les revenus de taxation, disons TM, n’est pas nécessairement le taux d’imposition maximal : TM < TC[17]. La concurrence entre gouvernements réduit donc le taux d’imposition choisi par un gouvernement de type Leviathan, ce qui se traduit par une hausse du bien-être des citoyens. On peut donc dire que la concurrence entre gouvernements protège les citoyens des gouvernements voraces.

Bien qu’intéressante, l’approche des gouvernements de type Leviathan est une approche extrême pour le moins discutable et les résultats qui en découlent sont à la limite de la caricature[18]. Elle a le mérite de la simplicité mais certainement pas celui du réalisme. Cette approche aura, malgré tout, été à l’origine de la nouvelle économie politique qui, avec ses gouvernements élus et ses solides fondements microéconomiques, offre une alternative intéressante à l’approche des gouvernements bienveillants.

8. Solutions au problème des externalités

Revenons maintenant au cas plus réaliste où les gouvernements ne sont pas des léviathans. Tel que nous l’avons vu ci-dessus, lorsque les gouvernements sont bienveillants, la concurrence crée un problème d’externalités qui a pour conséquences que le niveau des politiques publiques est inadéquat et que l’allocation des ressources est sous-optimale. Ce problème d’externalités est également présent dans le cas de gouvernements élus.

Des solutions ont été proposées à ce problème des externalités. Mais en plus de ne pas faire consensus quant à leur efficacité à régler les problèmes, ces solutions ne sont pas faciles à mettre en oeuvre. Ces solutions, de la plus simple à mettre en oeuvre à la plus complexe, sont les suivantes[19] :

  • Changer les règles du jeu : certains prétendent que les règles du jeu de la concurrence entre gouvernements sont à l’origine des problèmes et que pour que la concurrence soit bienfaisante, il s’agit simplement de choisir les bonnes règles.

    Changer les règles du jeu n’est pas simple mais reste possible. Un exemple récent de changement de règles nous est fourni par la décision de l’OCDE de forcer ses membres et ses partenaires commerciaux à passer à un régime de taxation du capital non préférentiel (OECD, 1998). Tel que nous l’avons vu dans l’exemple 4 de la section 6.3, un régime préférentiel en est un dans lequel la région J impose le capital mobile (provenant de l’étranger) à un taux TJ,M possiblement différent de celui s’appliquant au capital immobile (domestique) qui est, lui, taxé au taux TJ,I. En pratique, avant la décision de l’OCDE, bon nombre de pays taxaient à un taux plus faible le capital étranger que le capital domestique : le capital mobile avait donc droit à un régime préférentiel. L’OCDE a donc forcé des pays à adopter un régime de taxation non préférentiel dans lequel tout capital est taxé au même taux, ce qui revient à imposer la contrainte : TJ,M = TJ,I. L’espoir des dirigeants de l’OCDE était qu’un tel changement de règles rendrait la concurrence plus bienfaisante. Nous y revenons ci-dessous.

  • Harmonisation : cette solution est en apparence très simple. Les pays en concurrence doivent simplement convenir du niveau adéquat de la politique économique harmonisée et s’y tenir.

    Par exemple, dans le cas du jeu standard de concurrence fiscale (exemple 3 de la section 6.3), on pourrait simplement convenir du niveau d’imposition harmonisé sur le capital dans les pays en concurrence. On pourrait également choisir une solution un peu moins rigide et convenir que les taux d’imposition des différents pays doivent se situer à l’intérieur d’une fourchette négociée. Même si cette solution est en principe simple, notons que les pays européens ne sont pas encore parvenus à trouver un terrain d’entente quant à l’harmonisation de l’assiette de l’impôt sur le revenu des sociétés. Il n’est tout simplement pas question d’harmoniser les taux statutaires de taxation. En pratique, donc, les intérêts des divers pays européens sont probablement trop divergents[20] pour que ce type de solution soit mis en oeuvre[21].

  • Centralisation : la centralisation désigne le fait de retirer des mains des gouvernements régionaux la responsabilité de décider du niveau d’une politique publique et de remettre cette responsabilité à un gouvernement supra-régional (central). Sur le plan conceptuel, il est facile de comprendre que si le problème des externalités vient de ce que les gouvernements en concurrence ne prennent pas en compte l’effet externe de leurs décisions, alors le fait de centraliser devrait régler le problème. En effet, un gouvernement central devrait en principe choisir le niveau des politiques publiques en tenant compte de leurs impacts sur toutes les régions.

    Même si cette solution a des avantages, on comprend aisément le caractère difficile de sa mise en oeuvre dans un grand nombre de situations. Tout de même, l’Union européenne est un exemple d’un regroupement de pays étant parvenus à centraliser un bon nombre de politiques publiques.

9. Problèmes avec les solutions

Au-delà de la difficulté de les mettre en oeuvre, les solutions présentées à la section précédente ne font pas consensus. Plusieurs auteurs ont en effet identifié des problèmes potentiels qui pourraient surgir si ces solutions étaient appliquées. Nous présentons donc, pour chacune des solutions de la dernière section, ces problèmes potentiels.

9.1 Changement dans les règles du jeu, gouvernements bienveillants

De nouvelles règles du jeu peuvent corriger certains problèmes, mais elles peuvent aussi en exacerber d’autres. Il n’est alors pas évident que les nouvelles règles soient préférables.

Comme nous l’avons vu à la section 8, l’OCDE a voulu (et veut encore) changer les règles du jeu de la concurrence entre gouvernements dans l’espoir de rendre cette concurrence bienfaisante. Pour l’OCDE, les régimes de taxation préférentiels rendent la concurrence malfaisante et il suffit de changer les règles en interdisant ces régimes préférentiels (c’est-à-dire en imposant des régimes non préférentiels) pour que la concurrence devienne bienfaisante. Or, Keen (1999) et Marceau, Mongrain et Wilson (2007) ont montré que les nouvelles règles du jeu peuvent rendre la concurrence entre gouvernements plus problématique[22]. Selon eux, lorsqu’on passe d’un régime préférentiel à un régime non préférentiel, la concurrence fiscale pour le capital mobile est réduite car dans un régime non préférentiel, il est plus coûteux de diminuer son taux d’imposition car les taux d’imposition sur le capital mobile et immobile sont liés. Cependant, il y a malgré tout concurrence fiscale et le capital immobile, qui était auparavant imposé au niveau optimal, est maintenant moins imposé, ce qui constitue une détérioration causée par les nouvelles règles du jeu. Bref, les nouvelles règles du jeu réduisent la concurrence fiscale sur le capital mobile, mais au prix d’une taxation inadéquate du capital immobile. Il n’est alors pas du tout évident que le bien-être collectif soit plus élevé avec les nouvelles règles.

9.2 Harmonisation, gouvernements bienveillants

Si les pays conviennent d’harmoniser un instrument de politique économique, il est possible que ces mêmes pays se concurrencent avec d’autres instruments. Cet argument est développé par Boadway, Cuff et Marceau (2002) dans le contexte de la concurrence fiscale pour attirer le capital. Tel que le montrent ces auteurs, l’harmonisation de l’impôt sur le capital devrait permettre de le fixer à un niveau adéquat, ce qui est une amélioration. Cependant, les pays peuvent alors choisir de se concurrencer avec d’autres instruments. Boadway, Cuff et Marceau donnent l’exemple d’une politique de redistribution moins généreuse, ce qui accroît le taux d’activité et tend à réduire les salaires, à l’avantage du capital et des firmes. Cette manipulation à la baisse des politiques redistributives réduit le bien-être collectif. En bout de ligne, il peut être préférable de ne pas harmoniser les impôts sur le capital. Cela peut être préférable à une situation où il y a concurrence entre les pays par le biais de politiques redistributives moins généreuses.

9.3 Centralisation, gouvernements élus

Tel que nous le mentionnions ci-dessus, avec des gouvernements bienveillants, la centralisation permet de résoudre le problème des externalités. Mais évidemment, dans la réalité, les gouvernements ne sont pas parfaitement bienveillants, ils sont plutôt élus. Tel que nous le verrons ci-dessous, la centralisation et les gouvernements élus ne font pas nécessairement bon ménage.

Un des problèmes fréquemment attribué à la centralisation est que des contraintes diverses, possiblement politiques, peuvent rendre difficile le choix de politiques publiques différentes dans les différentes régions. C’est ce que Oates (1972) suggérait lorsque, dans son analyse classique du fédéralisme fiscal, il faisait l’hypothèse qu’un gouvernement central choisit une politique identique et uniforme pour toutes les régions. Évidemment, le problème (et la perte de bien-être qui en découle) vient de ce que différentes régions peuvent avoir des préférences différentes pour les biens et services gouvernementaux. Bref, si un gouvernement central choisit une politique identique pour toutes les régions[23], alors le bénéfice de la centralisation est que le problème d’externalités est réglé (ou à tout le moins réduit) mais au prix d’une uniformité coûteuse s’il y a hétérogénéité dans les préférences[24].

Notons qu’il y a une littérature empirique qui montre que les gouvernements centraux ont habituellement une tendance à l’uniformité. Ainsi, Strumpf et Oberholzer-Gee (2002) expliquent qu’à la suite de la levée de prohibition aux États-Unis en 1933, les États américains devinrent responsables de la mise en oeuvre des politiques de contrôle de la vente d’alcool. Les auteurs montrent que les États (composés de counties) qui firent le choix de la décentralisation au niveau du county sont ceux dans lesquels les préférences étaient hétérogènes. À l’opposé, ceux dans lesquels les préférences étaient plus homogènes firent le choix de centraliser le contrôle au niveau de l’État. La centralisation semble donc être une solution acceptable, mais seulement s’il n’y a pas de différences marquées dans les préférences régionales. Par ailleurs, Faguet (2004) montre qu’une décentralisation survenue en Bolivie en 1994 a considérablement changé la nature des investissements publics. Il montre par exemple qu’il y a eu un accroissement des investissements en éducation dans les régions ayant les taux d’analphabétisme les plus élevés. De la même manière, les investissements publics en aqueducs, égouts, ou en systèmes d’irrigation pour l’agriculture semblent se faire, depuis 1994, dans les régions ayant les besoins les plus criants, ce qui n’était pas nécessairement le cas avant 1994.

Un autre problème de la centralisation avec gouvernements élus est que les élus du gouvernement central sont possiblement moins imputables que ceux des gouvernements régionaux. Cela est possible si les actions des élus du gouvernement central sont moins facilement observables. Cette plus grande marge de manoeuvre des élus du gouvernement central leur permet de s’approprier des rentes que les élus des gouvernements régionaux ne peuvent s’approprier. Les décisions prises par le gouvernement central quant aux politiques économiques sont, par ailleurs, dans ce cas généralement moins adéquates[25]. Bref, la centralisation peut régler le problème des externalités, mais au prix de voir les élus du gouvernement central s’approprier des rentes plus importantes et prendre des décisions moins avantageuses. Notons que dans une étude de 59 pays sur la période 1980-1995, Fisman et Gatti (2002) ont montré que la décentralisation est généralement associée à un niveau de corruption plus faible des autorités gouvernementales, ce qui semble confirmer que la centralisation peut poser des problèmes sur le plan de l’imputabilité.

Un dernier problème de la centralisation est le possible dysfonctionnement des gouvernements centraux. Ainsi, dans les législatures des gouvernements centraux dans lesquelles les élus proviennent de différentes régions, l’exigence fréquente d’une majorité forte peut rendre difficile la prise de décision et créer beaucoup d’inertie. Le jeu des coalitions peut également faire en sorte que des régions soient mal traitées parce qu’elles n’appartiennent pas à la coalition « gagnante ». La centralisation se traduit alors par de l’incertitude (les régions ne savent pas a priori si elles appartiendront à la coalition gagnante) et une allocation inégale et inefficace des ressources[26]. Un autre problème, du même ordre, est que des compromis doivent souvent être négociés pour maintenir une union (fédération) entre régions ayant des intérêts divergents. La menace de quitter l’union par certains peut mener à l’adoption de politiques désavantageuses pour ceux qui demeureraient membres de l’union de toute manière[27]. Notons pour terminer que les législatures des gouvernements régionaux peuvent également avoir leur part de problèmes. Cependant, dans la mesure où les intérêts sont plus convergents à l’intérieur des régions que dans une collection de régions, certains problèmes ci-dessus sont exacerbés dans les législatures centrales alors que d’autres, tels que les compromis nécessaires pour contrer une menace de quitter une union, ne sont présents que dans le cas des législatures centrales.

Conclusion

La concurrence entre gouvernements semble réelle. Il existe, par ailleurs, des facteurs observables laissant croire qu’elle pourrait s’intensifier. Répondre à la question posée dans le titre de cet article est donc pertinent. À cette question, nous répondons par un non. La concurrence entre gouvernements n’est probablement pas bienfaisante car elle peut mener à des choix de politiques désavantageuses pour toutes les régions.

Par ailleurs, les économistes n’ont pas encore identifié de solution permettant de régler les problèmes découlant de la concurrence que nous avons relevés dans cet article. Tel que précédemment expliqué, il faut se méfier de l’harmonisation et probablement plus encore de la centralisation. Il vaut possiblement mieux accepter la concurrence, malgré les problèmes qu’elle cause, que de tenter de remédier aux problèmes à l’aide de solutions mal adaptées.