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L’économie et la psychanalyse ont-elles des proximités, des complicités, des points d’accroche? Oui, répondent de manière convaincante Gilles Dostaler et Bernard Maris à travers une lecture croisée des oeuvres de Freud et de Keynes. Ainsi, Freud compare la relation entre principe de plaisir et principe de réalité à celle entre consommation immédiate et épargne. Sur l’articulation entre l’individuel et le collectif, Freud et Keynes ont des analyses comparables : l’individu est un être d’emblée collectif, sensible au mimétisme et à la contagion, ce qui permet à Keynes de développer une conception du fonctionnement des marchés opposée à celle de Walras et, avec « le concours de beauté », de mettre en évidence les phénomènes d’autoréférentialité au coeur des mouvements spéculatifs. Par ailleurs, Keynes s’appuie sur le lien établi par Freud entre érotisme anal et thésaurisation pour dénoncer le caractère morbide de l’amour de l’argent, et réclamer « l’euthanasie du rentier ». La monnaie, néanmoins, permet de canaliser la pulsion de mort. « Il vaut mieux, écrit Keynes, que l’homme exerce son despotisme sur son compte en banque que sur ses concitoyens » (Keynes, cité par Dostaler et Maris : 78). Cette nature ambivalente de la monnaie est essentielle. D’un côté, l’accumulation pour elle-même, le désir illimité d’argent n’est autre que l’expression de la pulsion de mort : « la pulsion de mort prend chez Keynes la forme de l’amour de l’argent » (p. 63). De l’autre, « la monnaie agit comme un leurre qui canalise tous les désirs et les pulsions de violence » (p. 92) et « la rivalité entre les acteurs marchands trouve à se réguler au travers de l’élection d’un signe unanimement reconnu par tous comme représentant la richesse sociale » (p. 93).

À travers le double prisme de Freud et de Keynes, Dostaler et Maris développent alors une analyse originale du capitalisme qui intègre, dans sa dynamique première, la pulsion de mort. Pour ce faire, ils reviennent sur deux textes fondateurs de Freud : Au-delà du principe du plaisir qui introduit cette notion et surtout Le malaise dans la culture, écrit par Freud quelques mois avant le déclenchement de la crise de 1929, qui met à jour la pulsion de mort qui couve sans cesse dans les sociétés humaines. L’apport de Dostaler et Maris est alors de transposer l’analyse de Freud, en considérant qu’à l’instar de la culture, le capitalisme — dont « le langage, celui des marchés, des contrats, de l’accumulation, de l’argent, des besoins et de la mondialisation recouvre et modèle aujourd’hui la civilisation » (p.12) — bride la pulsion de mort sans jamais parvenir à l’éliminer. Cette analyse ne se réduit pas à une dialectique du bien et du mal. En détournant la violence vers le profit et l’énergie agressive vers la croissance, le capitalisme refoule, détourne, mais n’éteint jamais la pulsion de mort. Celle-ci rôde, attend son heure. L’accumulation de déchets, la misère au coeur de la profusion ou la finance qui ne fonctionne plus que pour elle-même ne doivent pas être interprétées comme des effets pervers ou des dysfonctionnements temporaires. Au contraire, ils témoignent du combat fondateur, au sein même du capitalisme, entre Éros et Thanatos.

En désignant la pulsion de mort au coeur même du capitalisme, Dostaler et Maris montrent donc que celui-ci tente, comme toutes les sociétés humaines, de concilier et de détourner les pulsions agressives, destructrices de l’homme. Néanmoins, ce « détour de production » risque, à la mesure de sa puissance productive, de signifier la fin de l’homme (« Il est à craindre que l’espèce humaine ne disparaisse avant le capitalisme », p. 141). Or, si les dangers sont nombreux — désordres climatiques, démographie galopante, inégalités croissantes, vieillissement des populations occidentales, etc. —, peut-on aller jusqu’à ne déceler que les signes précurseurs de la sombre victoire de Thanatos sur Éros? « Le marché est délétère en ce qu’il est une généralisation de l’égalité et de l’envie entre les hommes. Abolissant les relations de hiérarchie et de vassalité pour les soumettre à la pseudo-égalité de la loi monétaire, il crée les meilleures conditions du mimétisme » écrivent-ils (p. 118). Ne contribue-t-il pas, pour autant, à libérer certaines populations d’une sujétion beaucoup plus violente que celle de l’envie de posséder? Quant aux voies esquissées dans l’épilogue, elles sont soit utopiques, soit foncièrement pessimistes. Dans le deuxième chapitre, Dostaler et Maris rappelaient que Keynes admirait Solon, orchonte d’Athènes en 594 av. J.-C., parce qu’il avait, le premier, « dévalué la monnaie pour le bien des citoyens » (Keynes, cité par Dostaler et Maris : 68). Quid, par exemple, de la possibilité d’un retour de l’inflation, et de « l’euthanasie des rentiers » (Keynes, cité par Dostaler et Maris : 19), qu’elle pourrait déclencher?

La première version de Malaise dans la culture, que Freud remit à son éditeur en novembre 1929, se terminait ainsi : « Et maintenant, il faut s’attendre à ce que l’autre des deux “puissances célestes”, l’Éros éternel, fasse un effort pour s’affirmer dans le combat contre son adversaire tout aussi immortel ». Un an plus tard, les nazis étaient entrés en masse au Reichstag, et Freud ajouta une ultime phrase : « Mais qui peut présumer du succès et de l’issue? » Le pessimisme de Dostaler et Maris semble aller au-delà. Il n’en reste pas moins que le double prisme de Freud et de Keynes se révèle passionnant pour analyser le capitalisme. Ni foncièrement bon, ni foncièrement mauvais, celui-ci est, comme toutes les sociétés humaines, le théâtre d’un combat permanent entre Éros et Thanatos où la psychologie des individus tient toute sa place.