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Introduction

Le concept d’équilibre permet d’identifier le domaine de théorie économique dans la recherche actuelle en économie. Étant donné le grand nombre de théories économiques, le concept se rapporte difficilement à des croyances ou des visions spécifiques de la réalité économique. Il permet plutôt une cohésion de la modélisation économique au sein des sciences sociales. De cette manière, il correspond à un « style de raisonnement » typique pour la discipline économique (Hacking, 1992).

La place prépondérante que le concept occupe de nos jours a plusieurs origines. Avant même que la notion d’équilibre fasse son apparition, les arguments d’équilibre se retrouvaient déjà dans les premiers écrits modernes sur le commerce. Mais il a fallu attendre la fin du XVIIIe siècle pour que le concept entre dans le vocabulaire des économistes politiques. C’était un concept analogique et surtout normatif se rapportant à l’ordre naturel de l’économie. À la fin du XIXe siècle, il s’enrichit d’une signification analytique, principalement grâce à la différenciation entre équilibre statique et dynamique. Entre les années 1940 et 1960, le concept évolue en notion métathéorique reconnue comme la pierre angulaire de l’analyse axiomatique de l’équilibre général; cette dernière deviendra le fondement de la modélisation mathématique actuelle. On le retrouve également dans la théorie des jeux, où il est un des principaux outils d’analyse sans être restreint à l’étude en marché concurrentiel; il permet la formalisation d’environnements institutionnels et d’interactions stratégiques au niveau d’un individu ou d’un groupe. Dans presque tout modèle macroéconomique, la théorie de l’équilibre général reste le principal point de référence malgré sa pertinence limitée pour l’analyse empirique.

Ainsi, le concept a fonctionné différemment à travers le temps. Il est donc préférable de considérer son histoire comme un enchaînement de transformations correspondant à différentes cultures scientifiques en économie sans que celles-ci soient nécessairement réductibles. Néanmoins, l’histoire du concept est importante dans la mesure où autant les anciennes que les récentes significations sont utilisées simultanément dans la recherche économique actuelle et en politique économique.

1. Les premiers arguments d’équilibre

Avant l’utilisation explicite du concept, on peut retrouver les arguments d’équilibre dans des écrits économiques du XVIIe siècle. Puisque la forme d’argument est relativement simple, on pourrait également trouver des exemples plus anciens. La situation discursive de laquelle ces arguments ont émergé est le débat sur le commerce, principalement les pamphlets destinés aux conseils du commerce. Les arguments d’équilibre ont apporté des raisons de fixer des mesures quantitatives telles que la limite de prix, le niveau des taxes, les quotas d’importation, etc., ce qui manquait aux précédents arguments utilisant les concepts normatifs aristétoliciens ou médiévaux du juste prix. Pour donner un exemple : lorsqu’il parle de la limite entre un taux d’intérêt raisonnable et un taux usuraire illégitime, William Petty soutient que le taux d’intérêt ne devrait pas être plus élevé que la rente, sans quoi l’investissement financier l’emporterait sur la production agricole (Petty, 1899 : 48). On trouve des arguments similaires au sujet de l’offre et de la demande dans les écrits de Sir Dudley North ou de John Lock (Letwin, 1963 : 198; Tieben, 2012). Les arguments d’équilibre appartiennent aux arguments hypothétiques qui remplacent les arguments normatifs des mesures économiques comme les prix plafonds et le niveau des taxes. Ils nécessitent une notion d’interdépendance de plusieurs variables économiques où le changement de l’une en influence une autre et vice-versa. Le mécanisme causal de ce changement endogène ne doit pas être entièrement spécifié. Ainsi, les arguments sur l’équilibre étaient présents dans les écrits économiques avant que le concept soit explicitement utilisé en termes d’ontologie spécifique de la nature de l’ordre économique.

Cependant, les arguments impliquant l’interdépendance n’étaient pas tous rattachés au concept d’équilibre, comme en témoigne le Tableau économique de François Quesnay qui retrace les effets causaux de la croissance du secteur agricole sur les autres secteurs (Quesnay, 1766). Même si les conceptions de l’équilibre ne nécessitent pas une explication causale complète, elles ne doivent pas être confondues avec les arguments d’identité qui étaient également courants dans les écrits des XVIIe et XVIIIe siècles. La fameuse loi de Say est probablement l’exemple le plus connu, disant que l’offre et la demande agrégées ne peuvent diverger étant donné leurs déterminations mutuelles. Les identités doivent être satisfaites a priori; c’est sur ce principe que l’on peut bâtir les arguments d’équilibre. Le mécanisme de flux prix-espèces de Hume est un exemple d’un argument d’équilibre très influent qui montre la différence entre identité, équilibre et causalité (Hume, 1752 : 82). Hume explique qu’un excédent commercial ne peut être maintenu à long terme, comme le soutenaient les mercantilistes de l’époque, car l’afflux d’or augmenterait les prix intérieurs qui à leur tour entraineraient une baisse des exportations et une augmentation des importations jusqu’à ce que la balance des paiements soit restaurée. L’identité du niveau des prix et de l’offre de monnaie est supposée, l’argument d’équilibre est hypothétique, et le mécanisme de causalité de l’agent économique sensible aux variations de prix n’est pas spécifié.

2. Les concepts analogiques d’équilibre

Afin d’acquérir une valeur explicative, les arguments d’équilibre doivent inclure une dimension ontologique allant au-delà d’un raisonnement hypothétique : la nature du mécanisme causal qui entraine le changement endogène doit être spécifiée. Les économistes politiques classiques ont ajouté cette valeur explicative du concept par le biais d’une analogie entre ordre naturel et ordre économique. Les éléments du marché économique, soit les différents secteurs de commerce, sont liés les uns aux autres comme les éléments dans des domaines où la croyance d’un système ordonnée est déjà établie. Cette utilisation analogique du terme fut décisive pour instaurer la croyance en une sphère ordonnée de l’économie telle qu’un objet de recherche systématique.

Puisque le concept existait déjà dans d’autres écrits que les écrits économiques, la première apparition du concept dans l’histoire de la pensée économique est difficile à évaluer. On l’utilisait pour décrire des mouvements mécaniques, des forces interstellaires, des proportions anatomiques, etc., souvent avec des connotations créationnistes comme il était typique au XVIIIe siècle. Le Français Pierre de Boisguilbert (1646-1714), à qui Spiegel en attribue le premier usage, utilise ce terme quand il compare l’ordre économique et l’ordre divin (Spiegel, 1991 : 614). Pour lui, l’équilibre correspond à un état d’opulence. Il utilise aussi l’analogie des mécanismes selon la racine latine du mot (« balance égale ») pour expliquer le mécanisme de prix.

C’est comme une balance maintenue en équilibre, car le poids est égal dans chacune des deux échelles. Cent livres de toute matière qui soit ne peut recevoir une augmentation de deux livres dans une des deux échelles sans détruire l’équilibre. C’est exactement ce qui arrive au prix du grain. Une augmentation ou une diminution de vingt sacs au marché au-dessous ou en dessous de l’offre habituelle de cinq cents sacs hebdomadaires détruit la balance et la fait immédiatement chuter d’un côté

Boisguilbert, 1966 [1707] : 859

Après d’occasionnelles utilisations au début du XVIIIe siècle, le concept a pris place dans le vocabulaire des économistes politiques durant les Lumières écossaises à la fin du XVIIIe siècle. Même si le concept était déjà utilisé par James Stuart en 1769 (voir Milgate, 2008), Adam Smith représente le locus classicus du concept analogique de l’équilibre : il parle de la « force gravitationnelle » qui s’exerce sur le prix naturel (Smith, 1991 [1776] : 168). Selon Smith, ce prix naturel reflète les coûts de production (à long terme) tandis que le prix de marché varie selon les déviations de court terme de la demande ou de l’offre. Ces déviations sont « forcées » de revenir aux prix naturels à cause de la rivalité autant entre les consommateurs et les producteurs.

Le prix naturel est donc, pour ainsi dire, le point central vers lequel gravitent continuellement les prix de toutes les marchandises. Différentes circonstances accidentelles peuvent quelquefois les tenir un certain temps élevées au-dessus, et quelquefois les forcer à descendre un peu au-dessous de ce prix. Mais, quels que soient les obstacles qui les empêchent de se fixer dans ce centre de repos et de permanence, ils ne tendent pas moins constamment vers lui

Ibid. : 128

Les « forces gravitationnelles » du marché désignent les effets des changements de demande (selon le degré de désir de confort et de besoin de nécessités) étant donné les limites de la production (déterminées par les ressources naturelles locales, la technologie, le maintien du capital et le coût du travail). Ces « forces » économiques sont balancées par le mécanisme de prix qu’imposent les coûts et qui bénéficient des décisions des producteurs et des consommateurs. Par la rivalité que les coûts imposent, ils réagissent aux écarts de prix.

À côté des analogies physiques et célestes, les analogies anatomiques étaient aussi fréquemment utilisées dans les textes du XVIIIe siècle. Après la découverte de la circulation sanguine par William Harvey, plusieurs auteurs économiques ont décrit le commerce en termes anatomiques. L’argent circule dans l’économie comme le sang dans les veines. Thomas Hobbes a été l’un des premiers à le faire; John Pollexfen, Jacob Vanderlint, Philip Cantillon et d’autres l’ont suivi en qualifiant le trésor public de « coeur » de l’État et la monnaie du « sang » qui permet à ses « organes » d’atteindre d’autres États – par exemple en finançant une armée (voir Walter, 2011 : 40-47). Ces analogies anatomiques étaient valides dans les deux sens dans la mesure où la notion d’équilibre a été aussi habituellement utilisée par des traités médicaux lorsqu’on parlait de l’économie du corps et de son équilibre naturel. Les maladies étaient définies selon leur divergence de cet équilibre, de sorte que l’équilibre prenne une signification de modération et absence d’excès.

L’utilisation de ces analogies a contribué à l’établissement du domaine de l’économie politique comme un objet ordonné. Cela jette les bases d’une croyance en ce que « certaines forces systématiques ou persistantes, régulières dans leur fonctionnement, sont au travail dans le système économique », ce qui est la caractéristique la plus générale du concept d’équilibre selon Milgate (2008). L’analogie fut mise en avant pour contrer la vision selon laquelle les phénomènes économiques sont une manifestation de forces de pouvoir aveugles, ce qui les rend non intelligibles et non prédictibles en termes systématiques. Le contraste avec le concept de pouvoir se retrouve à travers les futures transformations du concept.

L’usage analogique du concept a également apporté la signification normative connue de l’harmonisation des intérêts dans une société de libre marché. Le prix naturel de Smith implique une harmonie entre les trois classes des salariés, des capitalistes et des propriétaires terriens. Son analogie a nourri l’idée qu’une fois laissée à elle-même, l’économie constitue spontanément son ordre intérieur de sorte que les interventions sur le marché cherchant à contrôler l’économie perturbent son ordre naturel, et donc l’harmonisation des intérêts. La libre concurrence permet aux forces naturelles de l’économie d’atteindre un état économique ordonné, harmonieux et désirable. Tout en soutenant plusieurs responsabilités du gouvernement, Smith considérait le libre-échange comme le système de la liberté naturelle : mobilité complète des ressources et libre entrée et sortie de tous les marchés. Son système de liberté naturelle concerne les institutions qui encouragent la rivalité entre les agents économiques et qui sont nécessaires au fonctionnement des « forces gravitationnelles » du marché (Smith, 1991 [1776] : 687).

Les économistes politiques classiques se sont peu forcés à déchiffrer l’analogie du concept d’équilibre au point que la nature des forces économiques pourrait être testée empiriquement ou même déterminée analytiquement. En fait, si utilisés uniquement d’une manière analogique sans le raisonnement hypothétique mentionné dans la section précédente, les économistes politiques classiques n’ont rajouté que peu de choses aux arguments normatifs des philosophes naturalistes. Quant à la signification normative du concept d’équilibre, elle n’a jamais été soutenue, jusqu’à nos jours, sans faire référence à des éléments analogiques (voir Düppe, 2011).

Le fait que le concept d’équilibre ait davantage importé un caractère de familiarité au discours économique qu’expliqué des mécanismes de marché était toujours vrai lorsqu’à la fin du XIXe siècle les premiers auteurs néoclassiques s’emparent du concept, comme William Stanley Jevons. Son analogie concerne l’équilibre des prix et celle d’un pendule  :

On ne peut pas davantage connaître ni mesurer la gravité dans sa nature que l’on peut mesurer un sentiment : mais, de la même façon que l’on mesure la gravité par son effet sur la mesure d’un pendule, on peut estimer l’égalité ou l’inégalité des sentiments par les décisions de l’esprit humain. La volonté est notre pendule, et ses oscillations sont minutieusement enregistrées par le prix sur le marché

Jevons, 1970 [1871] : 11

Cependant, déjà avant Jevons, certains auteurs sceptiques s’interrogeaient sur les mérites empiriques de l’analogie. John Stuart Mill avait souligné le fait que les lois économiques ne sont validées que sous certaines conditions très strictes qui ne peuvent, à l’inverse des lois naturelles, jamais être observées dans la réalité (à cause de l’absence d’expériences contrôlées). Étant donné la présence d’interférences non économiques, on ne peut qu’observer la tendance vers un état d’équilibre. Les lois classiques du marché ne sont valides que « de façon abstraite », c’est-à-dire « elles ne sont vraies que sous certaines suppositions, dont seules les causes générales – des causes communes à tous les cas de figure – sont prises en considération » (Mill, 1844 : 144-145). Sous cette forme, Mill a ouvert la voie à la notion analytique du concept d’équilibre. Il a pointé que les conditions de départs de l’équilibre, concrètement, pouvaient changer « en cours de route »; par conséquent, le phénomène statique d’un marché à l’équilibre doit être enrichi d’une théorie du changement dynamique (Mill, 1848 : 421). Ainsi, Mill a introduit une distinction qui se retrouvera dans toute analyse subséquente de l’équilibre : la différence entre analyse statique et analyse dynamique.

3. Le concept analytique de l’équilibre

C’est seulement dans les derniers déciles du XIXe siècle, et particulièrement après le travail de Léon Walras (1834-1910) que l’équilibre est devenu un concept théorique pouvant être analysé sans qu’il soit nécessaire de faire référence à d’autres domaines de recherche. L’idée de Walras de représenter l’économie en système d’équations dans les Éléments d’économie politique pure  (2003 [1874]) fut décisive. Comme l’usage non conceptuel du mot lorsqu’on parle de l’équilibre de la balance des paiements, l’équilibre correspond à l’état du marché où la demande est égale à l’offre. Les équations sont définies selon l’offre et la demande de tous les marchés de biens et de facteurs où le prix dépend du bien du marché en question et des prix de tous les biens et facteurs compléments ou substituts. L’équilibre général correspond à un ensemble de prix qui résout simultanément toutes les équations.

Même si Walras tenait son inspiration d’un manuel de Louis Poinsot sur l’équilibre mécanique du système solaire (Ingrao et Israel, 1990 : 88) et qu’il a plus tard défendu son approche par une analogie des concepts économiques et mécaniques (rareté et utilité sont liées l’un à l’autre comme force et énergie, voir Mirowski et Cook, 1990), il n’a jamais cru que les phénomènes économiques et naturels étaient réductibles l’un à l’autre. Il allait au-delà du raisonnement analogique en mettant l’accent sur la structure mathématique commune tout en reconnaissant les différences ontologiques entre ces domaines. Par conséquent, Walras distinguait, comme Mill, économie pure, économie appliquée et économie sociale; c’est seulement dans le contexte d’économie pure que l’on peut définir un équilibre. Le concept analytique de l’équilibre selon Walras fournissait très peu d’engagements ontologiques. À la place, il ouvrait la porte à la modélisation mathématique, en particulier à l’algèbre linéaire.

Le but du système de Walras était de représenter l’interdépendance de tous les marchés. Tous les agents économiques apparemment isolés se retrouvent connectés par le système de prix. Ainsi, l’équilibre contraste avec la fragmentation de l’économie qui exclut de parler de l’économie comme un tout. Cette volonté de capturer l’interdépendance est souvent contrastée par l’analyse d’Alfred Marshall (1890). Cette dernière présente le concept d’équilibre partiel tandis que le premier considère l’équilibre général. Marshall a tenté de comprendre le mécanisme de marchés isolés, ceteris paribus tous les effets des autres marchés. Cette analyse a été permise grâce à la distinction entre plusieurs facteurs de causalité étant pertinents à différentes périodes (Marshall, 1890, livre V). Il distinguait premièrement la période où les biens sont déjà produits et de ce fait que l’offre est fixée, de sorte que les prix dépendent uniquement de la demande; ensuite vient la période de court terme où la production peut être augmentée en jouant sur les facteurs de production dans les limites des coûts variables; troisièmement, à long terme les techniques de production peuvent changer tandis que la demande est stable. Par conséquent, déterminer l’équilibre dépend de la période étudiée. C’est par ces distinctions des périodes que Marshall traite le problème de l’analyse dynamique (les changements de conditions initiales telles que le revenu et la technologie qu’amène un déséquilibre).

À l’inverse, Walras, dans le cadre de son analyse de l’équilibre général, contourne le problème dynamique en parlant de auctioneer qui identifie l’ensemble des prix d’équilibre en « criant haut et fort » des prix aléatoirement avant que toute transaction soit faite (Jaffe, 1967). Cette comparaison avec le marché financier n’est pas une réelle identification des causes menant le prix à l’équilibre, comme le ferait Marshall, mais rend possible un algorithme décrivant les variations de prix dans le cadre d’un système d’équations. L’auctioneer walrasien, comme invention analytique, permet à la théorie de l’équilibre de développer ses propres problèmes théoriques avant ses applications. Lorsque Walras considère l’évolution réelle des prix, il prend du recul et se réfère une fois de plus à une analogie naturelle, un lac agité par le vent, en défendant l’idée que les conditions initiales sont en constante évolution à cause des changements provoqués par un déséquilibre (Walras, 2003 [1874] : 380). La nature, qui n’est plus la source d’une croyance en un monde ordonné, change plus vite que le marché s’adapte.

Il existe une autre différence analytique que l’équilibre statique et dynamique entre Marshall et Walras. Il s’agit de l’idée d’agrégation et de désagrégation : peut-on comprendre les conditions d’équilibre du marché en analysant le niveau individuel? Tous les deux le présumaient, mais Marshall contournait le problème par ce qu’on appelle de nos jours l’agent représentatif de sorte que l’utilité marginale du revenu est identique à tout niveau de revenu. Walras considère similairement demande et offre sous forme de fonctions agrégées, à la différence que les systèmes d’équations, en principe, peuvent être décomposés en fonctions individuelles; cette supposition sera adoptée par les économistes néoclassiques jusqu’à 1970, où le contraire sera prouvé comme nous allons le voir ci-dessous.

Après Walras, une transformation significative du concept concernant sa dimension normative du bien-être a eu lieu. La concurrence parfaite de Walras implique des prix indépendants des fonctions de demande et d’offre individuelles, puisqu’ils sont « donnés » aux agents économiques. Ainsi, il abolit le lien entre l’idée de concurrence et les institutions de libre-échange puisqu’il n’est plus aussi évident dans quel contexte institutionnel on peut appliquer la théorie de l’équilibre général. Pour Walras, ce n’est pas la tâche de l’économie pure. Il en résulte que la signification normative du concept d’équilibre n’est plus l’harmonie des intérêts dans un « système de liberté naturelle »; désormais, l’absence de gaspillage et l’allocation efficace des ressources sont les implications normatives du processus d’ajustement du marché. L’économie néoclassique du bien-être ne suggère pas un cadre institutionnel ou une politique économique en particulier, mais expose les critères selon lesquels on juge cette dernière interventionniste ou non.

4. Équilibre et temps

La distinction entre équilibre statique et dynamique est restée le moteur des innovations du concept d’équilibre tout au long de la première partie du XXe siècle. Le problème du changement dynamique s’est complexifié avec les effets à court terme de l’incertitude de l’investissement à long terme, plutôt qu’avec les effets de revenu. La conséquence de cette incertitude est que les taux de profits ne sont plus identiques sur tous les marchés. Le concept d’équilibre est relégué à l’arrière-plan d’une série de questions institutionnelles portant sur les théories des cycles économiques et monétaires mises de l’avant par des économistes autrichiens. Par exemple, Böhm-Bawerk parlait d’un équilibre intertemporel considérant simultanément le long et le court terme selon un arbitrage des consommations actuelles et futures (Böhm-Bawerk, 1899). Cette considération de l’incertitude dans l’analyse de l’équilibre, et particulièrement après les travaux de John Maynard Keynes, a apporté une série de nouveaux problèmes analytiques largement inconnus des économistes du XIXe siècle et, par la suite, vaguement liés à la théorie des prix; ce qui deviendra plus tard la macroéconomie a pris forme en se distanciant de l’analyse de l’équilibre.

Il faudra attendre John Hicks (1904-1989), en réponse aux travaux de Lindahl et Hayek dans la tentative de réconcilier les théories keynésienne et walrasienne, pour voir apparaitre une interprétation différente de l’équilibre. Hicks répond aux problèmes du temps et de l’incertitude par la notion de l’équilibre temporaire (Hicks, 1939). Il précise le processus par lequel l’économie atteint l’équilibre en termes séquentiels. Il définit une période du marché, « une semaine », comme la période nécessaire à réaliser le plan de production et effectuer une transaction. L’équilibre n’est plus défini selon les perturbations de long et court terme comme au XIXe siècle. Les ajustements et décisions sont séparés de manière séquentielle. Dans la mesure où chaque transaction amène un nouvel équilibre, Hicks contourne le problème de la coordination des attentes. Chaque période connait son propre prix d’équilibre.

De plus, la dimension normative du concept d’équilibre a été influencée par ces nouveaux problèmes de temporalité, comme en témoigne l’idée du socialisme de marché de Oskar Lange (Lange et Taylor, 1938). Lange reprend la théorie de l’équilibre général de Walras en considérant la propriété publique des facteurs de production. Le « bureau central » de la planification fixe les prix comme l’auctioneer, observe les déviations de la demande et de l’offre grâce aux données d’inventaire, et atteint l’équilibre en adaptant le prix des facteurs en conséquence. À l’inverse de cette vision de l’équilibre, Friedrich Hayek met de l’avant un concept de concurrence qui s’oppose à toute notion d’équilibre : les institutions concurrentielles sont louables, car elles résultent de l’utilisation des connaissances locales. Le mécanisme de prix apparait supérieur à un système bureaucratique dans un environnement en constante évolution, soit en déséquilibre (Hayek, 1945).

5. Analyse axiomatique de l’équilibre

Entre les années 1940 et 1960, le concept d’équilibre est devenu le principal moyen d’avancement de la modélisation mathématique, remplaçant les théories économiques conceptuelles et littéraires. Il devient le symbole de la distinction des sciences économiques et des autres sciences sociales (Düppe et Weintraub, 2014). Ce développement s’articule autour de l’application mathématique de l’approche axiomatique à la théorie de l’équilibre général. Les premières contributions ont été des preuves de l’existence d’un équilibre. On les doit à John von Neumann, John Nash, Kenneth Arrow, Gérard Debreu, et Lionel McKenzie (qui utilisent différentes versions du théorème de point fixe de Brouwer, voir Weintraub, 1983; Debreu,1987). Elles marquent le début de plusieurs décennies d’avancement des outils mathématiques afin de déterminer les axiomes nécessaires pour démontrer non seulement l’existence, mais aussi l’unicité, la stabilité et l’optimalité de l’équilibre (Ingrao et Israel, 1990). Dans les années 1970, il devient nécessaire de définir les conditions d’équilibre, les axiomes, pour toute théorie économique.

L’axiomatisation des théories de l’équilibre était, tout comme les mathématiques à la même époque, forgée par un conflit d’image de connaissance (Dalmedico, 2001). Dans le même esprit que John von Neumann, plusieurs économistes mathématiciens ont pris l’approche axiomatique comme une clarification des éléments comportementaux et institutionnels (producteurs, technologie, consommateurs, marchandises) de la théorie de l’équilibre. Les axiomes sont vus comme des propriétés ontologiques qu’on doit vérifier pour que l’équilibre dans une économie concurrentielle existe, soit déterminé empiriquement (caractère unique), soit stable et inclut les propriétés voulues en matière de bien-être (optimalité). Les premières preuves d’existence sont considérées comme un exercice préliminaire aux nouvelles solutions des problèmes traditionnels (Arrow, 1968). Le succès de l’approche axiomatique repose essentiellement sur la plausibilité de ses axiomes à décrire la réalité économique. La rationalité des agents économiques ayant un caractère d’optimisation s’avère une condition centrale de l’équilibre.

Selon une autre vision de l’axiomatisation de la théorie de l’équilibre, la structure mathématique de la théorie n’est que peu liée à ses interprétations possibles. Les innovations des nouveaux outils mathématiques peuvent élargir, limiter ou créer de nouvelles explications au niveau de théories économiques. De nombreux économistes mathématiciens, étant souvent associés à Gérard Debreu, se sont concentrés sur le développement de nouveaux outils mathématiques comme la théorie de la mesure, l’analyse non standard et d’autres. Le mot d’ordre épistémologique est la généralité mathématique qui n’est pas nécessairement corrélée à une application économique à plus grande échelle : la topologie étant plus générale que, par exemple, les équations différentielles. Puisque les problèmes de stabilité nécessitent des outils moins généraux que ceux nécessaires à prouver l’existence de l’équilibre, ces derniers ont joué un rôle plus important. Les propriétés clés qui ressortent de cette approche axiomatique sont la convexité, la monotonie, la différentiabilité, la continuité, etc. plutôt que les idées comportementales de la rationalité. De plus, l’analyse de l’équilibre n’était pas reliée aux institutions concurrentielles. Ce concept est absent de la Théorie de la valeur (1959) de Debreu. La méthode axiomatique amène la séparation du raisonnement mathématique et économique de sorte que les effets sur le raisonnement économique sont indéfinis et non anticipés.

Ce conflit d’image a rarement été confronté, de telle sorte qu’il n’y a jamais eu de consensus parmi les praticiens de l’économie au sujet du statut exact des axiomes : hypothèses, propriétés ontologiques de base, ou concepts auxiliaires permettant de créer une pluralité de théories contextuelles (Düppe, 2012). Par conséquent, le concept d’équilibre jusqu’à nos jours joue un double rôle au sein de la théorie économique. Il fait référence à la solvabilité analytique d’un modèle et à la fois à une solution des problèmes économiques réels en facilitant la modélisation des conséquences sur tout le système économique. Après la diffusion des modèles d’équilibre général dans l’ensemble de la discipline économique pendant les années 1970, le concept a creusé un clivage entre l’analyse des structures théoriques et l’élaboration d’interprétations économiques.

Au sein des cercles d’économistes mathématiciens, le programme de recherche de la théorie axiomatique de l’équilibre général a montré des résultats décevants : la stabilité ne peut être déterminée, l’unicité de l’équilibre requiert des hypothèses ad hoc relativement fortes, et de surcroît, en 1974, Hugo Sonnenschein, Rolf Mantel, et Debreu ont démontré que les fonctions de demande excédentaire manquent de structure même en supposant des individus rationnels. La théorie donne peu de structure aux données empiriques. De simples questions de statique comparative (comme les effets d’une réduction d’impôts sur l’offre et la demande), qui sont la norme en enseignement économique au moins depuis les années 1960, ne peuvent plus être considérées comme rigoureuses. On doit imposer une structure supplémentaire afin de générer des résultats déterminés empiriquement (tels que l’élasticité constante des fonctions, une distribution spécifique du revenu et d’autres).

Au milieu des années 1970, les espoirs d’après-guerre au sujet du futur de la théorie de l’équilibre général se sont effondrés. Cependant, des économistes mathématiques comme Frank Hahn jugeaient positifs ces mauvais résultats dans la mesure où ils permettent de démentir les croyances rattachées à la notion d’équilibre telles que ses aspects normatifs (Hahn, 1973). Selon la perspective adoptée dans cet article, l’analyse axiomatique de la théorie de l’équilibre a contribué à la correction des croyances établies par le concept analogique d’équilibre.

6. Concepts d’équilibre en théorie des jeux

Après le livre fondateur de John von Neumann et Oskar Morgenstern The Theory of Games and Economic Behavior (1944), la théorie des jeux, après un certain délai, a transformé le concept d’équilibre. La question de la « convergence de noyau » explorée dans les années 1960 a été particulièrement formatrice. Le noyau est un concept d’équilibre datant d’Edgeworth et de sa théorie des échanges : il inclut toutes les allocations pour lesquelles aucun individu ne gagnerait à se séparer des autres (dans le cas de deux individus, le noyau exclut les allocations qui rendent un individu pire qu’en situation d’isolement). La question de la convergence des noeuds était de savoir si le nombre d’allocations efficaces tend vers la solution par la concurrence des prix lorsque le nombre d’individus augmente. La convergence du noyau a ainsi ouvert le pas à l’intégration de la théorie des jeux dans la tradition de la théorie économique en élargissant les perspectives de la théorie de l’équilibre de la concurrence au comportement stratégique. En fait, la concurrence apparait comme un cas particulier de jeu non coopératif – oceanic games, comme les appellent Milnor et Shapley (1961). La convergence de noyau a aidé à « sauver » les normes de la modélisation mathématique établies dans la théorie de l’équilibre général au moment où leurs mauvais résultats la fragilisaient (Rizvi, 1994).

Historiquement parlant, ce renouveau de la théorie des jeux dans les années 1960 était teinté d’ironie. Le noyau fait référence à un autre concept plus général de la théorie des jeux coopératifs : un « ensemble stable ». La théorie des jeux coopératifs permet à certaines ententes de tenir même si certains individus étaient plus avantagés sans elles. C’est le concept d’équilibre général central du livre de von Neumann et Morgenstern (1944). Principalement à cause des interprétations de Morgenstern et de sa formation à l’école autrichienne, la théorie des jeux était initialement présentée en contraste avec l’équilibre concurrentiel puisque ces derniers excluaient les efforts de stratégie et de pouvoir. Cette opposition est tombée dans l’oubli dès que la concurrence fut considérée comme analytiquement réductible à la théorie des jeux.

Le concept d’équilibre le plus dominant en théorie des jeux est celui d’une solution non coopérative qu’on doit à John Nash : aucun joueur ne peut gagner à changer son comportement unilatéralement étant donné les comportements des autres joueurs. La preuve d’un tel équilibre a inspiré celle d’Arrow et de Debreu pour leur théorie de l’équilibre général (Düppe, 2012). Les applications suivantes de l’équilibre de Nash sont devenues centrales à toute théorie des jeux, entrainant un grand élan de recherche dans l’élaboration de contraintes d’informations imposées à certains ou tous les joueurs : différents types de jeux (jeu asymétrique, jeu séquentiel, stratégie mixte, jeu évolutif où l’on attribue des traits (génétiques) aux joueurs), différents marchés (équilibre de Cournot dans un duopole, équilibre de Lindhal en réponse au problème des biens publics), également différents types d’enchères. La théorie des jeux, en contraste avec la théorie de l’équilibre générale, se concentre davantage sur la description du contenu comportemental et du contexte institutionnel. Cependant, aucune de ses applications institutionnelles ne remplace le concept d’équilibre de Nash.

La théorie des jeux s’est avérée importante en introduisant de nouvelles méthodes empiriques en économie comme les théories cognitives et les méthodes expérimentales. Les résultats, cependant, concernent les hypothèses de comportement et non le concept d’équilibre même. Il est encore difficile d’imaginer le rattachement aux sciences économiques d’une théorie sans concept d’équilibre.

7. L’analyse de l’équilibre en macroéconomie de nos jours

Malgré que la théorie de l’équilibre général, comme vu ci-dessus, s’avérait pratiquement sans conséquence pour la recherche empirique, elle restait le principal point de référence, allant de pair avec les méthodes économétriques, de l’ensemble des théories macroéconomiques. L’équilibre général est omniprésent en macroéconomie depuis les travaux de Robert Lucas, Thomas J. Sargent, Edward C. Prescott et d’autres (Snowdon et Vane, 2005). Il est utilisé dans les modelés d’équilibre général dynamique stochastique (DSGE). Ces modèles comportent des variables stochastiques et sont calibrés de manière à reproduire les caractéristiques des séries temporelles historiques. On contourne les problèmes analytiques de l’analyse axiomatique de l’équilibre en imposant une structure aux agents économiques (généralement avec des fonctions Cobb-Douglas, rappelant les agents représentatifs de l’analyse de Marshall). Après la crise financière de 2008, les modèles DSGE et l’impératif de l’équilibre ont été mis à mal (Colander, 2010). Même si le concept n’est plus indispensable dans des domaines émergents comme l’éconophysique, car les techniques de simulation basés sur les agents échappent à la solvabilité analytique, il reste qu’une grande partie de la théorie macroéconomique est loin d’incorporer ces outils et de s’éloigner de l’analyse de l’équilibre général.