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Dans ce numéro de la revue Aequitas consacré à la santé mentale, nous souhaitons faire un rapprochement, voire intégrer dans l’univers du handicap celui des troubles psychiques, univers trop souvent séparés par différentes approches et théories disciplinaires. Il existe pourtant entre ces deux univers de multiples recoupements. Pensons ici, notamment, aux enjeux et défis que sont les déterminants personnels et environnementaux de la participation sociale, l’exercice de la citoyenneté, l’adaptation d’une identité de « personne différente », au rétablissement, etc. Ce rapprochement permet ainsi d’envisager l’approche du rétablissement comme étant un corolaire au modèle du MDH-PPH en ce sens que les deux approches mettent de l’avant la prise en compte de barrières environnementales, sociales, culturelles, institutionnelles et individuelles pour comprendre la construction de l’identité des personnes, tous types d’incapacité confondus.

Les articles présentés dans ce numéro de la revue ont ainsi pour objectif de contribuer à l’enrichissement des connaissances dans le domaine de la santé mentale, certes, mais aussi dans celui de l’articulation possible entre le domaine de la santé physique et celui de la santé mentale. À ce titre, depuis les tout débuts de la modélisation du Processus de production du handicap (PPH), ses concepteurs insistent sur le fait que ce modèle s’applique à tous les types d’incapacité et, de ce fait, permet de comprendre et d’expliquer les situations de handicap dans lesquelles se trouvent les personnes présentant des singularités tant sur le plan corporel que mental.

Pourtant, si la version de 2018 du modèle est largement diffusée, utilisée et validée dans le domaine de la déficience physique, il en va autrement de son utilisation lorsqu’il s’agit des personnes présentant des troubles de santé mentale. Ce modèle qui permet de cibler des facteurs de risque et de protection sur les plans personnels, environnementaux et de la participation sociale peut en effet s’avérer un précieux outil pour aider les acteurs du domaine de la santé mentale (professionnels, chercheurs, personnes directement concernées par les troubles psychiques) à mieux comprendre et expliquer les causes du développement des incapacités psychiatriques dans leurs aspects médicaux et sociaux. Le modèle contribue à mieux comprendre le maintien de ces troubles en raison, entre autres, de la stigmatisation et de la discrimination auxquelles sont confrontées les personnes vivant avec des troubles de santé mentale.

Un premier article, sous la plume d’Anick Sauvageau, Marie-Josée Drolet, Breitner Gomez et Catherine Briand relève le défi de mieux comprendre les ressemblances philosophiques entre l’approche du rétablissement (AR) couramment utilisé dans le champ de la santé mentale et le modèle du MDH-PPH. Les auteurs de cet article, spécialistes de l’une ou l’autre de ces approches, analysent ces ressemblances selon cinq angles : anthropologique, environnemental, axiologique, éthique et politique en adoptant une « position non clivée entre le domaine de la santé mentale et celui de la santé physique, mais plutôt [une] vision intégrée et holistique de la santé et de l’être humain ». À l’issue de cet exercice d’analyse herméneutique, les auteurs ont repéré toute une série de ressemblances – et quelques différences –selon les cinq angles qu’ils ont privilégiés, et ce, tant sur les plans quantitatif que qualitatif. Selon les auteurs, ces ressemblances philosophiques peuvent s’expliquer selon deux points importants : leur origine commune dans les mouvements de défense des droits humains et l’influence importante de la prise en compte de l’environnement pour comprendre les situations de handicap ou de vulnérabilité des personnes, groupes ou communautés marginalisés par leur expérience. Ce premier article adopte donc la pensée des concepteurs du MHD-PPH sur le fait que le modèle s’applique à tous les types d’incapacités et, notamment, celui des troubles de santé mentale.

Situé dans la perspective de l’accompagnement, l’article de Marcos Azevedo porte plus particulièrement sur la manière dont le travail d'accompagnement médico-social influe sur les pratiques de mobilité quotidienne de personnes vivant avec des troubles psychiques. On y retrouve des données issues d'observations directes et d'entretiens réalisés avec, d’une part, des intervenantes et intervenants d’un Service d'accompagnement médico-social pour adultes handicapés (SAMSAH) et d’un Service d'accompagnement à la vie sociale (SAVS) situés dans une métropole française et, d'autre part, avec des personnes profitant de ces services. L’auteur traite, dans une première partie, des limitations quant à la mobilité associées aux troubles psychiques qui conduisent à diverses formes d’isolement et à des situations de handicap. Dans la deuxième partie, il met l’accent sur la manière dont les équipes médico-sociales des deux services étudiés tentent de remédier à ces situations. Enfin, à l’aide du MDH-PPH, il analyse, dans une troisième partie, les liens entre les pratiques de mobilité quotidienne et la participation sociale des personnes. L’originalité de cet article repose entre autres sur le fait que l’auteur démontre que la mobilité réduite ne concerne pas uniquement les personnes ayant des incapacités physiques, mais aussi psychiques. Nombreuses sont en effet les personnes ayant un trouble psychique qui ont énormément de difficulté à se déplacer dans l’espace citadin en raison de la honte qu’elles ressentent vis-à-vis du regard des autres. Elles évitent ainsi de nombreux déplacements, non en raison de limitations physiques, mais en raison de freins psychologiques à ne pas affronter le jugement d’autrui. Encore une fois, le modèle du MDH-PPH permet ici de révéler que les troubles de santé mentale, comme les incapacités physiques, ont des répercussions semblables sur la vie des personnes.

Dans un troisième article, Claude Deutsch s’intéresse au modèle français des groupes d’entraide mutuelle (GEM) en santé mentale. Il se demande si leur évolution permet toujours de se définir par l’entraide ou si, au contraire, leur vocation est travestie par les normes de leur fonctionnement telles qu’elles furent précisées par la circulaire ministérielle du 5 août 2005. Au final, l’article statue sur le fait qu’il existe de réelles difficultés à faire exister un lieu d’entraide entre usagers qui soit reconnu et encadré par l’appareil psychiatrique lequel, selon lui, vise à leur contrôle. La réflexion à la base de cet article n’est pas ancrée dans le modèle du MDH-PPH, mais pose avec acuité la question du contrôle social que peuvent exercer des organisations dont le leadership n’émane pas des personnes directement concernées. Il faut reconnaitre, en effet, que les GEM français ont été créés à l’initiative des soignants (Durand, 2020).

Évy Nazon, Dominique Therrien, Isabelle St-Pierre et Ruth Philion proposent pour leur part un article portant sur les modalités de stage en sciences infirmières favorisant l’équité pour les étudiantes en situation de handicap. Reposant sur une étude multi-cas menée auprès de deux étudiantes, une présentant une dyslexie et l’autre un TDA/H, et de deux superviseures cliniques, elles et ils présentent et discutent de leurs résultats en prenant appui sur le modèle d’accompagnement de Curran ainsi que sur le MDH-PPH.

Une des prémisses de leur analyse est que les accommodements accessibles en classe peuvent difficilement s’offrir en contexte de stage, et qu’aucun guide ne propose des mesures spécifiques pour outiller les superviseures et les stagiaires dans ce contexte. Étant donné que dans les établissements d’enseignement « l’offre de services est le plus souvent fondée sur une approche individuelle [...], [il importe] que les superviseures cliniques [développent] une relation plus personnelle avec les étudiantes en situation de handicap ». La création d’un climat de confiance devient dès lors d’une importance capitale pour relever les défis auxquels sont confrontées étudiantes et superviseures. Dans ce cas-ci, le MDH-PPH a permis aux auteurs de mettre en relief les facteurs environnementaux pour analyser les situations des étudiantes et des superviseures. Les auteurs concluent à l’effet que le modèle de Curran est tout à fait désigné « dans l’accompagnement d’étudiantes présentant une dyslexie et un TDA/H, mais [pourrait] également être utilisé auprès d’étudiants ayant un trouble de santé mentale par sa portée universelle ».

Enfin, ce numéro de la revue Aequitas propose un article hors thème prolongeant la réflexion sur le handicap. Sous la plume de Dominique Masson, Stephen Baranyi et Ilionor Louis, les auteurs s’intéressent à l’intersection entre le mouvement féministe et les mobilisations réalisées, en Haïti, par des organisations de femmes présentant des incapacités. Ils mettent en relief que « selon la nouvelle génération d’organisations de femmes handicapées (OFH) qui a émergé en Haïti à partir de 2008, ni les revendications du mouvement féministe et celui des personnes handicapées, ni les transformations institutionnelles obtenues par ceux-ci [...] n’ont pris en compte les voix et les expériences spécifiques des femmes en situation de handicap ». Les auteurs s’appuient sur une étude qualitative qu’ils ont conduite auprès de trois OFH haïtiennes : l’Association filles et femmes au soleil (AFAS), l’Union des femmes à mobilité réduite d’Haïti (UFMORH) de Port-au-Prince et l’Association des femmes handicapées du Sud (AFHS), basée aux Cayes pour analyser cette situation. Les auteurs mettent en relief la position minoritaire de ces organisations « dans des rapports de domination entrecroisés [à la rencontre du genre et du capacitisme] ». De plus, le fait que ces OFH soient de petite taille et ancrées localement pose obstacle à ces mobilisations intersectionnelles; leur action demeurant « encore à l’étape de la reconnaissance et de la représentation ». On sait par ailleurs que le contexte sociopolitique actuel ne favorise pas que leurs revendications portent fruits. Cet article, bien qu’il ne se situe pas comme tel dans la thématique de la revue qui est d’intégrer les troubles de santé mentale dans le champ du handicap rejoint, en partie du moins, celui de C. Deutsh sur les GEM en ce qu’il révèle les difficultés d’exister en tant que minoritaires au sens sociologique du terme.

Enfin, dans la rubrique « Échos de la communauté », Claude Deutsch rend un vibrant hommage au psychiatre, psychanalyste, critique littéraire, écrivain et poète Roger Gentis disparu en 2019, lequel a consacré une partie importante de sa vie à lutter contre la maltraitance asilaire, maltraitance qu’ont également connue les personnes vivant avec des incapacités physiques.


In this issue of Aequitas dedicated to mental health, we wish to bring together, even to incorporate the universe of mental health disorders into that of disability. These two universes are too often kept apart by various approaches and theories. However, multiple overlaps exist between them. Let’s think for instance of the issues linked to personal and environmental determinants in relation to social participation, to citizenship, the issue of identity in both cases, that of recovery, etc. Bringing them together allows to consider the recovery approach as a corollary to the HDM-DCP model, because both approaches bring forward taking into account environmental, social, cultural, institutional and individual barriers to understand the construction of persons’ identity, whatever the functional limitations.

Therefore the articles presented in this issue aim at contributing to the enrichment of knowedge in the field of mental health, as well as the possible linking between the fields of physical and mental health. For this purpose, since the very beginning of the modelization of the Disability Creation Process (DCP), its founders have emphasized the fact that this model applies to any type of disability, and therefore allows to understand and explain disability situations experienced by persons presenting singularities at body level as well as mental.

However, if the 2018 version of the model has been widely circulated, used and validated in the field of physical disability, its use in the field of mental health is another matter. This model, which allows to target risk and protection factors on personal and environmental levels and on social participation, could be a useful tool for stakeholders in the area of mental health (professionals, researchers, concerned persons with mental disorders) to better understand and explain the causes of psychological disabilities development, as to their medical and social features. The model contributes to better understand the persistence of these disorders due to the stigmatization and discrimination that persons with mental disorders have to face.

The first article by Anick Sauvageau, Marie-Josée Drolet, Breitner Gomez and Catherine Briand takes on the challenge of better understanding the philosophical similarities between the recovery approach (RA), commonly used in the field of mental health and the HDM-DCP model. The authors, specialized in one or the other of these two approaches, analyze these similarities from five angles: anthropological, environmental, axiological, ethical and political, while adopting a “posture that unlocks the divide between the fields of mental and physical health, that is an integrated and holistic vision of health and human being”. Following this hermeneutics analysis, the authors point out a series of quantitative and qualitative similarities –and some differences- within the five angles chosen. According to the authors two main reasons may explain these philosophical similarities: their common origin anchored in human rights movements and the significant influence of taking into account the environment to understand disability or vulnerability situations of persons, groups or communities marginalized by their experience. This first article therefore adopts the thinking of the HDM-DCP founders that the model applies to all types of disabilities and among them, mental health disorders.

Marcos Azevedo’s article deals with the way medico-social support influences daily mobility life habits of persons with psychological disorders, on the basis of direct observations and interviews, on one hand with professionals of a medico-social support service for adults with disabilities (SAMSAH) and of a social life support service (SAVS) in a French metropolis, and on the other hand with users of these services. In the first part, the author deals with mobility limitations associated with mental disorders leading to various forms of social withdrawals and disability situations. The second part presents the work of the support teams of both services to tackle these situations. In a third part, using the HDM-DCP, the author analyzes the links between the persons’ daily mobility life habits and their social participation. The originality of this article lies, amongst other, on the fact that the author shows that mobility limitations are not only due to physical disabilities but also to mental health disorders. A lot of persons with mental disorders do experience significant difficulties to move around urban spaces because of the shame they feel being seen by others. Therefore they avoid moving around not because of physical limitations but in order not to face others’ judgment. Thus the HDM-DCP allows showing that mental health disorders, as well as physical disabilities, have similar implications on the persons’ life.

In the third article, Claude Deutsch presents a French model of self-help groups in the field of mental health (GEM). He wonders whether their evolution still allows defining them as self-help groups or if their institutionalization since a ministerial regulation (dated Aug. 5, 2005) has framed their norms of functioning, has distorted their initial purpose. The article shows the difficulties for a self-help group to exist while being acknowledged and framed within the psychiatric system which aims at controlling the users of such groups. This article raises the critical question of social control that can be exerted by organizations which leadership is beyond the control of the concerned persons. According to Durand (2020), the French GEM have indeed been created by health care professionals.

The forth article, by Évy Nazon, Dominique Therrien, Isabelle St-Pierre and Ruth Philion, touches upon the modalities of nursing sciences internships enhancing equity for students with disabilities. Based on a multi-case study of two female students with disabilities, one of them with AD/HD, the other with dyslexia, and two female clinical supervisors, the authors present and discuss their results drawing on the Curran Coaching Model and the HDM-DCP. One of the premises of their analysis states that the accommodations available in class can hardly be provided in a context of internship and that no guide includes specific measures to assist supervisors and students in that context. In education institutions “services are most often provided on an individual basis […], [it is therefore important] that the clinical supervisors [develop] a more personal relationship with the students with disabilities”. Fostering a climate of trust is then of crucial significance to take on the challenges that students and supervisors have to face. In this case the HDM-DCP has allowed the authors to highlight environmental factors to analyze the situation of the students and supervisors. In conclusion, the Curran Model proves to be quite appropriate “for supporting students with AD/HD and dyslexia, and could be used also with students with mental health issues, given its universal scope”.

The last paper presented in this issue does not belong to the thematic dossier on mental health. Dominique Masson, Stephen Baranyi and Ilionor Louis explore the intersection between the feminist movement and the mobilizations of women with disabilities’ organizations in Haiti. “According to the new generation of organizations of women with disabilities which started in Haiti in 2008, neither the demands of the feminist movement and of the movement of persons with disabilities, nor the institutional changes that these movements gained […] took into account the voices and specific experiences of women with disabilities.” To analyze this situation the authors draw on a qualitative study of three women’s organizations: [Association of Sunlight Girls and Women] (AFAS), [Union of Haïti Women with Reduced Mobility] (UFMORH) in Port-au-Prince and [Association of Southern Women with Disabilities] in Les Cayes. They highlight the minority position of these organizations “in the gender and ableism intersectional relationships of domination”. Moreover, these organizations being of small sizes and situated locally raise obstacles to intersectional mobilizations. Therefore their actions remain “still at the stage of gaining recognition and representativeness”. Besides it is well known that the sociopolitical context does not help for their demands to succeed. Although this article does not touch upon the issue of mental health, it can be linked to some extent to C. Deutsch’s paper on the self-help groups (GEM) as it highlights the difficulties of existing as minorities.

In the « Echoes of the community », Claude Deutsch pays heartfelt tribute to Roger Gentis, psychiatrist, psychoanalyst, literary critic, writer and poet who died in 2019. Roger Gentis is known for having dedicated a great part of his life to fight against abuse in institutionalized mental health care, abuse that persons with physical disabilities have suffered too.