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Introduction

Le développement du paradigme inclusif dans les politiques éducatives est une réalité partagée par de nombreux pays. Les principes de l’UNESCO (1994 et 2006) sont souvent cités comme référence dans la promotion d’une « école pour tous ». L’éducation inclusive se veut un mouvement d’une école plus juste et plus équitable, où aucun élève n’est exclu. Inscrite dans les programmes politiques des écoles aujourd’hui, l’éducation inclusive va au-delà de la déclaration d’intention, s’incarnant dans des formes d’organisation scolaire et pédagogique ainsi que dans des pratiques de terrain concrètes.

La diffusion de ce paradigme dans les systèmes éducatifs mérite une réflexion sur son sens et ses implications. En effet, plusieurs auteurs montrent bien le caractère polysémique de l’éducation inclusive, aussi bien dans ses principes directeurs, dans ses appellations que dans ses traductions en pratique (Bélanger et Duchesne, 2020; Prud’homme, Duchesne, Bonvin et Vienneau, 2016). De plus, de nombreux obstacles systémiques limitent considérablement les possibilités de transformation scolaire. Les multiples processus d’exclusion restent présents et ne sont pas nécessairement pris en compte dans les réformes visant l’inclusion (Goyer et Borri-Anadon, 2019; Potvin, 2013).

Ainsi, le paradigme inclusif est révélateur de plusieurs « impensés » quant aux enjeux de désignation des publics de la diversité, s’appuyant tantôt sur un discours très général, avec des termes comme « la diversité » ou « tous les élèves », ou sur un public spécifique, « les élèves à besoins éducatifs particuliers », « les élèves en situation de handicap », « les élèves migrants », etc. Le constat de cette alternance de vocable, dans un spectre allant du très général au très particulier, nous semble peu discuté dans la recherche en éducation inclusive. Certaines catégories de public sont explicitement désignées, d’autres semblent sous-entendues dans « la diversité ». L’objet de cet article est de clarifier les enjeux autour de la désignation et de la catégorisation dans le discours inclusif.

Problématique

Depuis le début du 21e siècle, le paradigme inclusif s’est progressivement constitué, en différentes vagues, mettant respectivement l’accent sur divers publics (Ramel et Vienneau, 2016) et sur divers processus d’exclusion (Goyer et Borri-Anadon, 2019). Il a d’abord visé à lutter contre la ségrégation, en préconisant l’accessibilité physique des élèves en situation de handicap à l’école, pour ensuite porter sur les inégalités de traitement vécues par les élèves marginalisés, invitant à se questionner sur les freins à leur accessibilité pédagogique. Plus récemment, les processus de catégorisation sociale de tous les élèves sont devenus un objet de préoccupation, alors que le discours inclusif fait de plus en plus de place à la reconnaissance de la diversité des élèves, en remettant en question les dérives d’une approche individualisante (Conseil supérieur de l’éducation, 2016 ; Goyer et Borri-Anadon, 2020). Ces différents mouvements, qui se cumulent plus qu’ils ne se supplantent, ont engendré, d’une part, une polysémie de ce qui est entendu par éducation inclusive et, d’autre part, une multiplicité des enjeux à considérer pour des milieux qui se veulent inclusifs. En effet, il ne suffit plus d’adopter une logique compensatoire à l’égard de certains publics jugés « vulnérables », ce que Potvin (2018) désigne comme étant la finalité d’équité de l’éducation inclusive, mais de se tourner également vers l’identification et la modification des processus socioscolaires qui construisent ces publics comme tels, référant à ce que cette même auteure qualifie de finalité de transformation sociale.

Malgré la centralité des processus d’exclusion dans le développement du paradigme inclusif tel qu’on le connaît aujourd’hui, une difficulté demeure : la prise en compte de cette deuxième finalité de transformation sociale, tant au sein de la recherche-formation que des politiques éducatives et des pratiques scolaires. Cela amène différents auteurs à critiquer la portée réelle de ce paradigme, sujet à une édulcoration de ces principes (Larochelle-Audet, 2018), voire à leur récupération politique (Johansson, 2014; Ramel, 2015; Slee, 2014). Une analyse des pratiques de formation à l’enseignement au Québec (Borri-Anadon, Prud’homme, Ouellet et Boisvert, 2018) tend par exemple à montrer que ces dernières privilégient une finalité de l’ordre de l’équité, mais une finalité d’équité qui souffre néanmoins d’une dérive individualisante, et qui s’écarte ainsi d’une visée de transformation sociale. Cette dérive est visible dans les pratiques de formation qui mettent l’accent sur l’individualisation pédagogique et sur les valeurs ou attitudes (tolérance, empathie, décentration, etc.) reconnues comme centrales à l’établissement de relations interpersonnelles harmonieuses. Du même coup, les processus d’exclusion qui structurent ces pratiques, valeurs et relations sont ignorés, alors que leur examen est au centre de la finalité de transformation sociale.

En outre, la centration sur la finalité d’équité amène la nécessité de définir ses bénéficiaires, les « élèves vulnérables ». Alors que le paradigme inclusif remet en question l’approche catégorielle, la nouvelle catégorie de public « élèves à besoins éducatifs particuliers », au centre de politiques éducatives récentes qui se réclament inclusives (voir par exemple Ministère de l’Éducation et de l’Enseignement supérieur [MEES], 2017 au Québec; État de Vaud, 2011 et 2019), ne résout pas les écueils qu’elle tente d’éviter (Bauer, Borri-Anadon et Ngoenha, 2019). En effet, d’un côté, cette catégorie incorpore une diversité d’expériences qui sont alors invisibilisées. De l’autre, elle risque de renforcer une perspective psychomédicale dans l’appréhension des « besoins » des élèves si elle ne s’accompagne pas de modifications profondes dans les représentations des acteurs scolaires et dans l’organisation des services. Certains travaux sur les processus d’évaluation des besoins des élèves issus de l’immigration illustrent les différents rapports concurrentiels dans la mobilisation des marqueurs de la diversité par les intervenants scolaires, rapports qui oscillent entre médicalisation et culturalisation (Collins et Borri-Anadon, 2021; Borri-Anadon, 2019). Devant faire un choix souvent difficile entre les pôles « handicap » et « culture » dans la compréhension de ces besoins, les acteurs scolaires négocient les implications d’une altérisation de l’élève, en tant que différent ou déficient, ainsi que de l’allocation des ressources qui sont associées à ce « choix ». C’est le cas notamment lorsque l’accès à des services spécialisés est tributaire d’une approche catégorielle des difficultés qui hiérarchise le soutien offert aux élèves en fonction de leur appartenance à une catégorie de « handicap ».

Dès lors, faisant le constat de rapports ambigus, parfois concurrentiels et souvent non discutés entre les différents marqueurs de la diversité mobilisés par le paradigme inclusif, nous souhaitons proposer un outil théorique permettant de cerner les enjeux que ces rapports soulèvent. Il nous paraît en effet nécessaire de mettre à jour non seulement les interrogations et implications que la mise en évidence de ces marqueurs suscite, mais également ce qui est en jeu lors de leur mobilisation ou invisibilisation. Le carré dialectique présenté dans la section suivante permet, plus largement, une compréhension critique du paradigme inclusif et de ses discours sur la diversité en révélant les tensions en présence.

Un outil : le carré dialectique

L’outil proposé est une adaptation du carré dialectique de la différence culturelle développé par Ogay et Edelmann (2011). Dans cette section, nous allons présenter le travail originel avant de décrire plus en détail l’actualisation que nous en proposons pour répondre aux interrogations soulevées dans cet article.

Le carré de la dialectique de la différence culturelle

La réflexion proposée par Ogay et Edelmann (2011) s’inscrit dans une perspective interculturelle qui soulève la question de la visibilité spécifique du marqueur culturel. Les auteures évoquent à ce propos les ambiguïtés de la formation aux approches interculturelles, en montrant les hésitations, voire les contradictions, entre des postures ou objectifs consistant à reconnaître et valoriser ainsi que la présence de risques de stéréotypisation et de folklorisme.

Le carré qu’elles proposent permet de rendre explicites des impensés du rapport à la différence culturelle, et notamment le fait qu’il s’agit d’un rapport qui se construit avant tout dans une relation dynamique. La tension dialectique permettant de conceptualiser la complexité de ce rapport à la différence culturelle est présentée dans la figure 1.

Figure 1

Le carré dialectique de la différence culturelle selon Ogay et Edelmann

Le carré dialectique de la différence culturelle selon Ogay et Edelmann
Source : Ogay et Edelmann (2011, p. 59 )

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Construit lui-même à partir de travaux précédents (Edelmann 2007; Helwig, 1967; Schulz von Thun, 1997), il met en évidence quatre pôles correspondant à des valeurs (égalité, diversité, indifférence et culturalisation) et les relations entre ces dernières. Ces valeurs peuvent justifier, consciemment ou inconsciemment, des pratiques, en particulier pédagogiques.

Ainsi, un enseignant ou une enseignante qui considère qu’un traitement juste est un traitement où tout élève reçoit la même chose peut justifier ce choix par l’importance attribuée à la valeur d’égalité. Toutefois, une forte emphase sur une valeur engendre un risque d’« exagération » de cette dernière, qui peut avoir certaines conséquences. Les lignes verticales correspondent à la « dévalorisation des valeurs positives qu’entraîne un excès sur un seul des pôles de la dialectique » (Ogay et Edelmann, 2011, p. 60). Ainsi, une exagération de la valeur d’égalité peut conduire à une indifférence aux différences, voire à une assimilation. Plusieurs travaux ont d’ailleurs montré les dangers d’un système se réclamant égalitaire et masquant du même coup les plus ou moins privilégiés (Bourdieu, 1966; Dubet, 2004). Par ailleurs, une exagération de la valeur de diversité peut mener à une cristallisation des différences et des identités, voire à de la culturalisation, dont les effets ont également été critiqués (Abdallah-Pretceille, 1999). Indifférence et culturalisation sont reliées par une relation de surcompensation, indiquant une forme d’évitement de l’investissement que le rapport dialectique égalité-diversité requiert. En ce sens, des lignes de développement existent néanmoins entre les différents pôles du carré : Ogay et Edelmann (2011) expliquent qu’elles relèvent d’une prise de conscience des risques et des conséquences de l’exagération d’une valeur, permettant ainsi à l’individu de réfléchir sur son propre positionnement. Ces lignes soulignent l’idée d’un rapport dynamique et en constante évolution.

Ce carré est mobilisé par les auteures pour éclairer les logiques d’action des professionnels en formation et en enseignement ainsi que les contradictions, qui peuvent être interprétées dans une compréhension binaire du rapport à la différence, où une valeur est opposée à une autre. La dialectisation du rapport à la différence s’inscrit dans une réflexion complexe qui nécessite non seulement une prise de recul sur les catégories de pensée mais également une interrogation du sens de ces dernières et des conséquences de leurs usages. Son utilisation dans deux articles est éclairante. Tout d’abord, Gremion, Noël et Ogay (2013) mobilisent le carré dialectique dans une analyse théorique, discutant des rapports entre les enjeux de l’éducation interculturelle et ceux de la pédagogie spécialisée. Elles montrent l’utilité de l’outil pour penser les risques similaires d’exagération de la valeur de diversité autour d’une visibilisation de la différence, qu’elle soit culturelle ou relevant du handicap, relevant d’une « culturalisation » ou à d’une « handicapisation ». Ensuite, Noël et Ogay (2017) l’utilisent dans un article empirique cette fois : les résultats montrent sa pertinence comme grille de lecture de la posture pédagogique en contexte hétérogène, en particulier sur les tensions inhérentes à l’axe diversité-égalité. Ces auteures soulignent également la contribution du carré au niveau collectif en analysant les conséquences de cette posture sur le groupe-classe. Si le carré semble ainsi revêtir un intérêt pour la conceptualisation du rapport à la diversité, nous souhaitons l’articuler plus explicitement aux enjeux actuels du paradigme inclusif et de ses impensés.

De la différence culturelle à la différence universelle, une réflexion plus large sur le statut des différences et leur rapport à la normalisation

À la suite de ces travaux ayant mobilisé le carré dialectique de la différence culturelle (Gremion, Noël et Ogay, 2013; Noël et Ogay, 2017), nous aimerions ici prolonger la réflexion, en situant le carré de la différence culturelle dans un questionnement plus général sur la différence en tant que telle. En relation avec le développement du paradigme inclusif, nous estimons en effet que la dialectique soulevée dans le carré permet de révéler avec pertinence certains impensés du rapport à la différence.

La contextualisation du carré dans le paradigme inclusif nous amène à préciser certaines références théoriques qui assoient notre réflexion, et ce, dans le prolongement des pistes esquissées par Ogay et Edelmann (2011). Notre réflexion s’inspire de la théorie sociale critique développée par Fraser (2005 et 2009). Elle met au centre de la lecture du social les enjeux de pouvoir et traite de la notion de justice dans sa dimension économique (distribution des biens et du capital économique) mais également dans sa dimension culturelle (légitimité et valeur sociale de l’expression de l’identité) :

[…] l’injustice est le produit des modèles sociaux de représentation, d’interprétation et de communication, et prend les formes de la domination culturelle (être l’objet de modes de communication qui sont ceux d’une autre culture, et qui sont étrangers ou hostiles à la sienne propre), de la non-reconnaissance (devenir invisible sous l’effet de pratiques autoritaires de représentation, de communication ou d’interprétation de sa propre culture) ou de mépris (être dépréciés par les représentations culturelles stéréotypiques) ou dans les interactions quotidiennes.

Fraser, 2005, p. 17, nous surlignons

Une société juste est une société qui permet à chacun et chacune de pouvoir accéder à la participation sociale et citoyenne. Ce principe est souvent repris dans les fondements du paradigme inclusif, notamment par le concept d’accessibilité (Ramel et Vienneau, 2016). Par son interrogation large des rapports de pouvoir sous-tendant le social et les différentes expressions que peut prendre l’injustice, la théorie sociale critique permet de dépasser les biais de lecture unidimensionnelle amenés par les approches ne s’intéressant qu’à un seul marqueur. Elle nous permet ici d’élargir la dialectique proposée par Ogay et Edelmann (2011) à une vision intersectionnelle de la problématique, mettant en évidence la pluralité des marqueurs contribuant à la diversité de l’ensemble du public cible de l’éducation inclusive (UNESCO, 2020).

Le carré dialectique adapté dans une perspective critique et intersectionnelle

Dans les lignes qui suivent, nous allons présenter le carré dialectique appliqué au paradigme inclusif (figure 2). Cette schématisation permet une lecture critique de l’éducation inclusive en tant que paradigme en rendant visibles la problématique des rapports de pouvoir et celle de la discrimination, à travers une lecture intersectionnelle qui considère la pluralité des marqueurs et les relations entre ces derniers. Nous nous centrerons davantage sur les processus de construction d’un rapport à la diversité qui sont mis en évidence que sur des valeurs à proprement parler. L’accent sur les processus permet de remettre en question les mécanismes de construction de l’altérité, non pas isolément mais en relation les uns aux autres. Notre proposition n’écarte pas le fait que certaines valeurs soient au fondement de ces mécanismes (pour justifier un processus de reconnaissance, on peut mobiliser la valeur de diversité par exemple), mais l’objectif est ici de montrer comment les différents enjeux du paradigme inclusif – en tant que processus – s’articulent les uns aux autres.

Nous détaillerons d’abord l’axe vertical, à savoir le rapport entre reconnaissance et désignation, ainsi que celui entre dénormalisation et invisibilisation. Nous expliquerons ensuite l’axe horizontal et la lecture critique et intersectionnelle qu’il permet.

Figure 2

Le carré adapté dans une perspective critique et intersectionnelle

Le carré adapté dans une perspective critique et intersectionnelle
Conception : Stéphanie Bauer et Corina Borri-Anadon

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Tensions verticales

La lecture verticale du schéma permet de mettre en évidence les enjeux relatifs à la visibilité/invisibilité des marqueurs. Sur le côté droit, la tension relative à leur imperceptibilité est soulignée, entre dénormalisation et invisibilisation, et sur la gauche, la tension relative à leur visibilité est soulignée, entre reconnaissance et désignation.

La tension entre reconnaissance et désignation n’est pas nouvelle. Elle fait écho aux travaux sociologiques interactionnistes qui se sont intéressés à la construction sociale des catégories et à leur rôle dans les interactions (Berger et Luckmann, 1966; Mead, 1967). Lorsqu’une différence est nommée, elle devient un fait social, susceptible d’être mobilisé par les individus et groupes pour se définir eux-mêmes. Pensons par exemple à la défense des personnes en situation de handicap, celle des droits civiques, à l’expression de l’identité, du droit à la différence, etc. La revendication d’une appartenance particulière et la mise en évidence du marqueur associé, qu’il soit racial, ethnique, culturel, linguistique ou autre, a accompagné les luttes sociales. Cette reconnaissance devient aussi une ressource cognitive contribuant à la « définition de la situation » (Thomas, 1923), ainsi qu’une ressource politique, susceptible de légitimer des systèmes de relations sociales inégaux, tels que le racisme et le capacitisme (Annamma, Connor et Ferri, 2016 ; Erevelles et Minear, 2010 ; Gillborn, 2015). Ainsi, que ce soit dans le champ du handicap ou de l’interculturel, les marqueurs, qu’ils soient revendiqués ou attribués, contribuent à la construction de frontières destinées à les maintenir (Juteau, 2018).

Le deuxième axe vertical met en lumière les enjeux autour de l’invisibilité. Le développement du paradigme inclusif s’est accompagné, dans les dernières années, de l’avènement de divers concepts s’inscrivant dans la foulée du modèle social du handicap et d’une vision « positive » de la diversité (Larochelle-Audet, 2018), manifeste notamment dans l’avènement de la pédagogie universelle (Bergeron, Rousseau et Leclerc, 2011). À cet égard, Frandji et Rochex avancent :

[…] la problématique qui émerge ainsi mobilise les rhétoriques de l’éducation inclusive. Elle s’appuie notamment sur la métacatégorie des « besoins éducatifs spécifiques ou particuliers » (Special Educational Needs, SEN) qui permet sous une même approche – individualisante, souvent essentialisante – d’associer, en les redéfinissant, toutes les formes de catégorisations observées.

Frandji et Rochex, 2011 p. 101

Cet ensemble conceptuel – diversité, pédagogie universelle, besoins éducatifs – traduit bien cette deuxième tension, constituée d’une part d’un pôle de dénormalisation qui vise à « permettre aux personnes avec un handicap de vivre pleinement leurs différences sans avoir à les modifier pour être acceptées en société » (Aucoin et Vienneau, 2015, p. 70) et, d’autre part, d’un pôle d’invisibilisation, ou « fourre-tout », comme le nomment Gremion, Noël et Ogay, ce qui conduit « à l’indifférence à la différence » (2013, p. 59).

Les deux axes verticaux illustrés dans ce carré et les tensions qui s’y réfèrent soulignent l’importance d’une vigilance critique à l’égard de la catégorisation des groupes minorisés (O’Donnell, 2015). Les pointillés reliant les deux axes verticaux témoignent du fait qu’ils sont eux-mêmes en tension. Alors que le paradigme inclusif cherche à la fois à reconnaître, valoriser et tirer parti de la diversité (Prud’homme, Bergeron et Borri-Anadon, 2016), il repose sur une conception large, voire non problématisée de cette dernière. En ce sens, les tensions verticales mettent de l’avant les formes de non-reconnaissance et de mépris de l’injustice conceptualisée par Fraser (2005).

Tensions croisées

Le carré permet également une compréhension croisée des enjeux propres à chaque tension représentée par les axes verticaux. Tandis que ces derniers traduisent la problématique de la catégorisation centrée sur la mobilisation d’un seul marqueur ou encore sur l’absence de mobilisation de ces derniers, le croisement entre ces deux axes met en évidence les tensions relatives à la prise en compte d’une pluralité d’entre eux. En effet, le concept d’intersectionnalité présente alors un intérêt heuristique pour l’analyse. Développée initialement par Crenshaw (1989) pour insister sur la nécessité d’intégrer la question raciale dans la problématique féministe, l’intersectionnalité vise une compréhension plus large des phénomènes sociaux, croisant plusieurs rapports sociaux et analysant les relations entre eux (Fassin, 2015). C’est le cas par exemple des travaux se réclamant des disability critical race studies, qui tendent à montrer que le capacitisme et le racisme agissent de façon interdépendante (Adams et Erevelles, 2016; Annamma, Connor et Ferri, 2016), et notamment de leur articulation au sein des interprétations des intervenants scolaires des « difficultés » des élèves (Collins et Borri-Anadon, 2021). Ainsi, dans notre carré, les flèches croisées témoignent du fait que la reconnaissance met souvent en lumière une seule facette de l’expérience (par exemple, la situation d’un élève à partir d’un seul marqueur), mais invisibilise du même coup les autres marqueurs la traversant.

La flèche reliant dénormalisation et désignation pose quant à elle la question de la permanence de l’attribution d’étiquettes dans des catégories qui peuvent chercher à combattre l’enfermement identitaire mais en imposant de nouvelles identités. L’avènement de nouvelles catégories pour désigner ce qu’on l’on nommait naguère les « handicapés » (telles que « les élèves à besoins éducatifs particuliers », « les élèves dys- », etc.) vise à rendre cette catégorisation plus respectueuse mais, comme l’indiquent Frandji et Rochex :

Cette « liste » [qui] semble d’ailleurs se renouveler et se compléter en permanence, tant elle est liée au développement de procédures d’analyses statistiques liées au repérage des « groupes à risque » ou des élèves à « besoins spécifiques », jou[e] sur les variables pour un ciblage se voulant de plus en plus précis, voire pointilleux, sous le modèle de l’analyse épidémiologique.

Frandji et Rochex, 2011, p. 101

Dans le même ordre d’idées, on peut relever que cette omniprésence des catégories ainsi institutionnalisées semble aller de pair avec la nouvelle gestion publique (Maroy, 2013 et 2017). Leur valeur instrumentale est forte pour le pilotage « par les nombres » des systèmes scolaires et les exigences de reddition des comptes (Felouzis et Hanhart, 2011). À la suite de Booth (2003), on peut néanmoins s’interroger sur la compatibilité de cette nouvelle gestion publique avec le paradigme inclusif et sa finalité de transformation sociale. En ce sens, et selon la conceptualisation de l’injustice de Fraser (2005), les tensions croisées témoigneraient d’une certaine domination culturelle à travers l’absence de prise en compte, voire la cooptation managériale, de la diversité des marqueurs définissant la situation des élèves.

Apports du carré pour le développement de l’éducation inclusive

Le carré adapté que nous avons présenté ici permet donc de contribuer à la compréhension des processus d’exclusion et des tensions existantes au sein du paradigme inclusif. Il dévoile les processus de saillance de la diversité, en les mettant en miroir avec les processus d’occultation. En ce sens, il constitue un outil utile pour problématiser la diversité, visibilisée et invisibilisée. Au-delà de sa finalité intrinsèque et cognitive de conceptualisation, le schéma peut être utilisé en éducation inclusive à différentes échelles.

Outre une analyse des discours enseignants prolongeant les travaux de Noël et Ogay (2017) et l’utilisation en formation à des fins de réflexivité et d’auto-analyse (Ogay et Edelmann, 2011), le carré dialectique peut revêtir un intérêt heuristique dans une lecture critique des politiques éducatives. En effet, le développement du paradigme inclusif en éducation s’incarne dans des choix politiques locaux qui constituent des interprétations, bricolages et compromis des injonctions des organisations internationales. Ainsi, cet outil peut soutenir l’analyse des impensés de la prise en compte de la diversité. La dénomination des certaines catégories au sein des politiques éducatives (leur reconnaissace) et leur incidence sur l’accès à des services ou des ressources dans le cadre scolaire (la redistribution) soulève en effet la question de la légitimité de ces catégories, des principes les justifiant, au regard d’un paradigme censé promouvoir la justice et la réussite pour tous (Lavoie, Thomazet, Feuilladieu, Pelgrims et Ebersold, 2013). Force est de constater que les politiques inclusives, bien qu’à visée universelle, continuent de catégoriser certains publics sans que cette dénomination s’accompagne d’une lutte explicite contre les obstacles systémiques à la transformation sociale dont elle-même fait partie. Or, comme l’affirme Huttunen (2007) à propos de la théorie de Fraser, le manque de reconnaissance (misrecognition) n’appelle pas simplement à une politique de l’identité, mais à s’assurer que tous et toutes soient considérés comme des acteurs et actrices à part entière et que leur participation sociale soit garantie en levant les obstacles systémiques qui l’entravent. Ainsi, on peut constater un certain paradoxe dans les politiques se qualifiant d’inclusives mais qui sont structurées autour de niveaux d’intervention hiérarchisés, selon une perception des « besoins/difficultés » des élèves (termes par ailleurs souvent confondus). Cette hiérarchie construit une vision de la différence graduée, de la moins problématique à la plus problématique, qui, en tant que discours légitimé politiquement, fait courir le risque de construire et de renforcer chez les professionnels de l’éducation et d’autres domaines de l’accompagnement – ceux à qui la mission inclusive incombe in fine – une vision de la différence et du rôle attendu peu en adéquation avec les finalités inclusives. Une interpellation explicite des quatre pôles présentés dans notre schéma peut permettre de faire la lumière sur les risques encourus par des choix, parfois implicites, de publics bénéficiaires et de ressources relatives ainsi que sur la construction arbitraire de l’altérité.

Conclusion

L’objectif de cet article était de discuter d’enjeux liés aux rapports inclusion/exclusion au sein du paradigme inclusif à partir d’une adaptation du carré dialectique du rapport à la diversité d’Ogay et Edelmann (2011). Alors que le carré dialectique initial mettait en évidence les rapports à la différence culturelle, nous en avons proposé une lecture inclusive et élargie à une interrogation du rapport entre les différents marqueurs de la diversité, donnant lieu à une mise en évidence de la conceptualisation de la diversité proposée et des tensions la sous-tendant. Qu’elle soit mobilisée dans les programmes de formation ou dans les projets de recherche, la conceptualisation de la diversité nécessite de considérer l’ensemble des enjeux illustrés par le carré dialectique. En effet, si la recherche et la formation en éducation inclusive se revendiquent d’un paradigme prônant une vision « positive » de la diversité, la prudence est de mise sur l’utilisation du terme, sa plurivocité et les réalités multiples et complexes auxquelles il renvoie. Ainsi, le fait de révéler la diversité – ou comme le proposent Prud’homme, Bergeron et Borri-Anadon (2016) « la reconnaître, la valoriser et en tirer parti » – n’est pas exempt du risque d’une transformation de l’expérience de l’Autre en objet de savoir à analyser, catégoriser, voire d’une dénaturation de cette dernière, à la lumière de ce que Sousa Santos dénomme une méthodologie extractiviste (Godrie et Dos Santos, 2017). À cet égard, nous estimons que le carré dialectique renouvelé représente un outil cognitif et pragmatique pertinent pour considérer des enjeux occultés de la diversité et de sa mobilisation en recherche-formation. Comme le soulignaient Ogay et Edelmann (2011) dans le cadre du carré originel, « chercheurs comme formateurs, nous devons reconnaître nos ambivalences devant la différence culturelle, les comprendre et les expliciter, non comme une contradiction qu’il faudrait résoudre, mais comme une dialectique » (p. 65). La présente réflexion se veut une contribution à cet égard. En effet, il nous paraît important de terminer notre propos en insistant sur le statut d’outil de réflexion du carré dialectique. Il permet de poser des questions, soulever des enjeux parfois occultés dans le discours en éducation inclusive, mais ne constitue pas une panacée dans la recherche en éducation ou dans d’autres domaines de l’accompagnement. Pour qu’il puisse garder sa fonction critique, une prise de recul est nécessaire sur le modèle proposé, ses catégories et les relations entre elles, afin qu’il ne devienne pas lui-même un outil de réification de la pensée.