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Une recension en miroir

Les 44 contributions réunies par Maria Fernanda Arentsen et Florence Faberon et les 29 contributions coordonnées par Frédéric Reichhart, Aggée Célestin Lomo Myahzhiom, Zineb Rachedi et Michel Mercier se centrent sur les représentations francophones contemporaines du handicap à partir d’espaces différents. Ces ouvrages donnent à voir des apports scientifiques, praticiens ou citoyens (voire tentent de concilier les trois postures) sur le lien social au prisme d’une altérité liée à une situation de handicap. Ils peuvent aussi bien intéresser un lecteur profane concernant l’altérité liée au handicap qu’un lecteur plus averti, expert de la question de la diversité ou des disability studies. La mise en perspective proposée ici s’attache plus particulièrement aux contributions proposant ou intégrant une réflexion sur les croisements de catégories d’appartenance réelle ou supposée des personnes : situation de handicap, genre et multiculturalisme. Dans quelle mesure les approches interculturelle d’une part et intersectionnelle de l’autre sont mobilisées par les contributeurs et les contributrices pour réfléchir à la dimension croisée des dénominations et aux catégorisations mobilisées dans leurs travaux, qu’elles soient reprises des référentiels de l’action publique, des représentations des acteurs ou de théories scientifiques ? L’approche interculturelle et l’approche intersectionnelle sont-elles combinées afin de servir d’éléments d’une posture critique comme c’est le cas depuis une trentaine d’années maintenant concernant les personnes migrantes (Vatz-Laaroussi, Lessard, Montejo et Viana, 1995) ?

Présentation de Regards croisés sur le handicap en contexte francophone, coordonné par Maria Fernanda Arentsen et Florence Faberon

Tourné vers le questionnement de la question de la citoyenneté et du handicap de manière politique mais aussi dans la pratique quotidienne au plus près des personnes, cet ouvrage, paru au quatrième trimestre 2020, est issu d’un programme franco-canadien né en 2018 et porté par les universités de Clermont Auvergne et de Saint-Boniface. Les textes réunis par Maria Fernanda Arentsen et Florence Faberon donnent à voir de manière articulée l’interrelation entre réflexion scientifique et action politique dans une perspective pluridisciplinaire (droit, histoire, littérature, sociologie, anthropologie, psychologie…). Les contributions émanent tant d’auteurs individuels que collectifs, elles reflètent aussi bien des questionnements macro, avec par exemple l’interrogation de normes sociétales, que des situations plus micro au plus près des personnes dans différentes sphères (travail social, médiation artistique, école, famille, travail, santé).

Organisation du volume

L’ouvrage débute par une section nommée « Rapports introductifs », qui donne l’opportunité à Patrick Fougeyrollas et Éric Martinent de revenir sur le contexte précédant l’adoption de la Convention internationale des droits des personnes handicapées promue par l’Organisation des Nations-Unies (ONU). Ce choix d’utiliser le même terme de « rapport » que l’ONU dans le monitoring de la situation des états signataires permet de poser le cadre général relatif à la participation sociale en tant qu’élément d’un vivre-ensemble respectueux de chacun et chacune de ses membres. Les coordinatrices ont structuré les contributions en deux parties abordant chacune trois thématiques. La première partie orientée vers les enjeux sociétaux mais aussi scientifiques de la promotion d’une société inclusive réunit 22 chapitres. Ils abordent aussi bien les représentations actuelles des acteurs que la formation aux nouveaux enjeux de l’inclusion ainsi que les représentations du handicap véhiculées par des productions artistiques. La seconde partie de l’ouvrage donne à voir la mise en oeuvre de la participation sociale. Elle est structurée autour de trois thématiques : le développement de cadre juridique pour agir, la transformation des catégories et des désignations autour de l’inclusion et enfin des illustrations de pratiques inclusives dans différents espaces. Dix-neuf contributions constituées de retours d’investigations scientifiques ainsi que de propos d’acteurs et d’actrices de terrain sont proposées. Les chapitres de la première partie fournissent des éléments notionnels utiles à la compréhension des chapitres suivants, plus tournés vers des situations particulières de faire ou d’appartenir à la société. La contribution de Pierre Ancet conclut cet ouvrage en évoquant l’intérêt pour chacun et chacune, quelle que soit sa place d’acteur et d’actrice, à s’ouvrir et à entrer en relation dans une attitude de réciprocité.

Intérêts et limites de l’ouvrage

Les différentes contributions réunies dans cet ouvrage se rapportent à des perspectives concernant l’agir politique avec la volonté que la recherche théorique puisse orienter ou être orientée par les mouvements citoyens ou les agirs professionnels. Les perspectives sont portées par une volonté manifeste de science en société, les contributeurs et contributrices sont donc aussi bien des scientifiques que des artistes ou des représentants associatifs. Au-delà de la mention de la francophonie dans le titre collectif, la dimension culturelle est évoquée dans certaines contributions en lien notamment avec la question de l’accès aux espaces et pratiques culturelles ou aux productions artistiques (Pascale Auraix-Jonchière ; Susanne Commend et Maria Fernanda Arentsen). La recherche systématique de racines lexicales évoquant les croisements des désignations des individus renvoyant à des formes d’analyse interculturelle ou intersectionnelle indique que cette perspective est sous-investiguée. La racine « intercultur- » apparait 16 fois : fréquemment dans les présentations des auteures et auteurs (intitulé de laboratoire ou mots-clés) et six fois dans une contribution portant sur l’analyse critique des résultats d’une recherche internationale (ontribution à laquelle j’ai participée avec Michèle Vatz-Laaroussi). La racine « intersection- » est plus fréquente avec 32 occurrences, mais seulement quatre textes l’emploient en faisant référence à l’approche intersectionnelle : le chapitre utilisant la notion d’interculturalité évoqué précédemment, la contribution de Mona Paré sur les femmes handicapées et leur place en droit, l’étude de Léna Diamé Ndiaye et Guipinhali Nathalie Sombié sur les jeunes enfants en situation de handicap au Manitoba et enfin le rapport introductif de Patrick Fougeyrollas. Or, outre ces quatre contributions en sciences humaines et sociales, plusieurs chapitres traitent, d’un point de vue juridique, des liens entre handicap et une autre caractéristique : l’autochtonie (Laurent Sermet), un passé colonial des outre-mer français (Marc Joyau ; Bertrand François-Lubin), les migrants en situation de handicap (Florian Aumond) et les « personnes handicapées dans les pays arabes » (Magdi Shouaib).

Une numérotation homogène sur l’ensemble de l’ouvrage plutôt que par thématiques aurait encore plus renforcée la structuration. Malgré ce choix de mise en forme, cet ouvrage est accessible pour un lectorat novice, il permet de prendre connaissance des enjeux et des débats autour du handicap. La richesse de ces textes peut également intéresser le lectorat plus averti s’intéressant par exemple aux manières d’accompagner un vivre-ensemble qui soit inclusif dans sa conduite quotidienne et non seulement de manière déclarative. Plusieurs contributions invitent à poursuivre la réflexion sur la prise en compte des situations complexes liées au handicap dans lesquelles des rapports croisés de domination/dévalorisation peuvent s’observer, comme celles évoquées précédemment. De plus, certaines contributions traitent des représentations du handicap de manière plus anthropologiques, que cela soit en Italie (Fabio Ferruci) ou dans des espaces régionaux singuliers (Virginie Duhamel ; Franck Chignier-Riboulon).

Présentation d’Au carrefour de l’altérité. Pratiques et représentations du handicap dans l’espace francophone, sous la direction de Frédéric Reichhart, Aggée Célestin Lomo Myahzhiom, Zineb Rachedi et Michel Mercier

Paru également au quatrième trimestre 2020, cet ouvrage ambitionne d’aller au-delà du concept d’inclusion, comme le mentionne l’un des coordinateurs dans l’avant-propos. Présentant différentes théories concernant le handicap en tant qu’objet d’investigation scientifique en sciences sociales, Michel Mercier invite le lectorat à considérer les 29 textes dans une vision « capacitante » et non plus « entravante » ou limitante de la société pour les personnes qui la composent. Écrites par les autres coordinateurs (Aggée Célestin Lomo Myahzhiom, Frédéric Reichhart et Zineb Rachedi), l’introduction et la conclusion générale tentent de faire de cet ouvrage plus qu’une collection de contributions individuelles portant sur les représentations multiples du handicap dans l’espace francophone. Malgré la volonté affichée par les coordinateurs d’avoir une perspective transversale concernant l’objet handicap, la majorité des contributions, y compris celles en littérature ou en théologie, reposent sur des théories issues de l’anthropologie, de l’ethnologie et plus généralement de la sociologie. Seule une contribution, en psychologie, se centre sur l’analyse d’une activité co-construite par une personne en situation de handicap avec une aide humaine.

Organisation du volume

Quatre sections reflètent les interrogations scientifiques dans une approche théoricienne académique ou dans une approche plus de terrain menées par des chercheurs et chercheuses oeuvrant en espace universitaire ou auprès d’organisations non gouvernementales internationales ou nationales. La démarche scientifique mise en oeuvre dans chaque chapitre est perceptible au travers de la présentation des sources étudiées dans chacun d’eux, avec une présentation spécifique à chacun. La première section réunit huit contributions relatives aux représentations sociales du handicap, que ce soit dans une perspective anthropologique, théologique, littéraire ou ethnologique. Les auteurs et auteures évoquent des éléments aussi bien camerounais, français qu’haïtiens. La contribution de Denis Poizat relative au risque de dénominations sociales ou politiques éthiquement correctes se centre uniquement sur la dimension discursive des dénominations quand elles ne participent pas à une transformation des représentations de chacun et chacune. Il s’agit plus d’un texte de type liminaire ou d’une postface que d’un chapitre théorique en tant que tel. La deuxième partie de l’ouvrage invite à considérer la prise en compte du handicap dans des politiques publiques dans différents espaces sociohistoriques et culturels. La troisième section, exclusivement franco-française, s’intéresse, quant à elle, à la question de la participation sociale à des activités plus de loisirs, que cela soient des activités physiques et sportives, des visites de musées ou la pratique théâtrale en collectif amateur. En donnant la parole aussi bien à des chercheurs camerounais, tunisiens que français, la quatrième et dernière partie de cet ouvrage se clôt sur des thèmes qui font plus souvent l’objet de publications dans des revues scientifiques plus généralistes, dans des numéros thématiques relatifs à l’école, l’enseignement spécialisé ou encore à l’accès et au maintien dans l’emploi.

Intérêts et limites de l’ouvrage

L’un des intérêts majeurs de cet ouvrage est de proposer quelques contributions d’espaces anthropologiquement moins promus dans des publications scientifiques occidentales : Cameroun (5 contributions), Haïti (chapitres 9 et 17), Burkina Faso (chapitre 14) et Tunisie (chapitre 25). Quatorze contributions concernent la France, une la Belgique (chapitre 12) et une le Québec (chapitre 13). Il aurait été intéressant de souligner davantage les dénominateurs communs entre les contributions des différents pays ou la manière dont elles ont été réunies. La conclusion propose quelques pistes, mais qui auraient mérité d’être tissées en tenant compte des contributions réunies dans l’ouvrage. De manière générale, il est dommage que ce panorama francophone ne propose pas un ou des questionnements sur les liens entre universel et particulier ou sur le fait que les personnes en situation de handicap vivant dans une société donnée ne sont pas uniquement des acteurs asexués d’âge indéterminé. Les mêmes paradigmes et approches théoriques sont utilisées pour étudier les représentations contemporaines que ce soit en France, en Wallonie, au Québec, à Haïti ou en Tunisie. Au-delà d’une conceptualisation proche de la différence à la norme recouverte par les différentes langues des espaces mentionnés par les coordinateurs dans leur introduction, il aurait été intéressant d’investiguer plus avant la dimension coloniale héritée des politiques antérieures.

Les recherches lexicales menées sur la version numérique de l’ouvrage indiquent que la racine « intersection- » n’est pas présente, et ce, bien qu’une contribution porte sur le vieillissement des personnes en situation de handicap intellectuel et que plusieurs évoquent une dimension coloniale des représentations contemporaines du handicap en Afrique. La racine « intercultur- » apparait quant à elle deux fois : une fois dans l’introduction en tant que qualificatif de l’ouvrage (p. 14) et une fois en bibliographie d’une contribution (p. 58).

La lecture des différentes contributions réunies dans la partie relative aux politiques publiques invite cependant à réfléchir à la dimension interculturelle et intersectionnelle des processus sociaux. Des contributions dans une perspective sociohistorique traitent du handicap au Cameroun dans le cadre de la colonisation française et ses effets délétères jusqu’à aujourd’hui (Alioum Idrissou et Aggé Célectin Lomo Myazhiom ; Roger Noutcha). D’autres contributions, relatives aux pratiques actuelles d’accès aux services des personnes handicapées au Burkina Faso (Félix Compaoré et Sarata Joëlle Estelle Koudougiu-Kaboré), en Belgique wallonne (Paul Van Walleghem) ou au Québec (Sonia Rioux), invitent à se questionner sur ce qu’est la participation sociale dans les différents pays. L’analyse de l’auto-organisation en collectif de personnes en situation de handicap à Haïti pointe que s’il s’agit d’un élément important pour structurer la mise en oeuvre d’une société inclusive, il est difficile pour des associations de dimension locale de maîtriser une ingénierie de projets selon des normes occidentales afin de les financer (Frédéric Reichhart et Carl-Henry Saint-Pierre). Malgré un manque de perspective critique sur la dimension transculturelle des outils, des méthodes et des théories utilisés, la qualité des descriptions des études peut permettre de sensibiliser des étudiants à la diversité des représentations contemporaines du handicap. Des professionnels généralistes oeuvrant dans l’humanitaire peuvent également consulter cet ouvrage avec profit pour comprendre les mouvements sociaux et politiques passés et leurs répercussions dans l’imaginaire collectif et sur les pratiques institutionnelles et individuelles actuelles.

Commentaires généraux

Reflétant des postures éthiques de construction de la connaissance sociale s’inspirant pour de nombreuses contributions de celles menées dans le courant des disability studies, ces deux ouvrages offrent aux lecteurs et lectrices profanes comme spécialistes des représentations intéressantes des études, travaux, réflexions et expertises sur le handicap en tant que situation d’entrave liée à des spécificités humaines des fonctionnements physiques, psychiques, cognitifs ou comportementaux, qui diffèrent des représentations socioculturelles d’une société donnée à un moment donné. Leurs contenus s’adressent aussi bien à un lectorat expert des questions de l’inclusion conçue en référence au champ du handicap qu’à un lectorat interrogeant l’inclusion, l’altérité ou la diversité à partir d’autres horizons comme la migration ou les appartenances culturelles. Bien que les titres soient relativement similaires, puisqu’ils se réfèrent aux représentations du handicap dans la francophonie, les deux ouvrages résultent en fait de réseaux de chercheurs qui se déploient différemment : l’un plutôt dans une approche occidentale transatlantique et l’autre davantage dans le cadre de collaborations Nord-Sud.

En proposant différents regards, ces deux ouvrages invitent à se décentrer des enjeux de politiques sociales, qui par leurs spécificités nationales ou leurs champs d’applications invisibilisent les parcours et les vécus des personnes, y compris celles qui sont au croisement de désignations. Pour aller plus loin, il aurait été intéressant que les coordinateurs ou les contributeurs réfléchissent à la dimension proprement interculturelle/transculturelle des modèles théoriques qu’ils utilisent. En effet, les représentations du handicap en tant qu’entrave par la société ou en tant que caractéristique des individus sont marquées par les aires géographiques et culturelles, comme l’indiquent plusieurs contributions de chacun des ouvrages. Même si les approches interculturelle et intersectionnelle sont peu mobilisées dans les contributions, il faut souligner que certaines d’entre elles suggèrent de telles pistes d’analyse en interrogeant l’altérité du handicap pour des personnes dont d’autres caractéristiques les désignent également comme différentes des normes sociales habituelles (autochtonie, genre, âge, etc.). La fécondité des croisements pour comprendre la complexité des vécus interindividuels, les processus intergroupes ou les traitements sociaux politiques liés au handicap existent déjà en langue anglaise (Engel et Munger, 2017[2003] ; Quinlan, Bowleg et Ritz, 2008), dont certains incluant des situations d’autochtonie (Meekosha, 2006 ; Melbøe et al., 2016) ou des rapports post-coloniaux, comme dans la grande Caraïbe (Conrad et Blackman, 2018). Ces ouvrages invitent à développer ces perspectives en langue française.