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Parler « d’art véritable », dans nos sociétés démocratiques, réveille les démons d’une élite cultivée jouissant de ses privilèges. Pour contrer l’aristocratie du goût, le moyen le plus efficace consistera à jeter le discrédit sur le jugement de goût lui-même. Chacun son goût. […] Mais en attaquant le jugement de goût, c’est l’art lui-même qu’on attaque, puisque toute oeuvre est le produit du jugement esthétique de l’artiste qui l’a créée.

Alain Roy (2007 : 94)

L’Inconvénient, revue québécoise fondée en 1999, prend appui sur une position de contestation ironique du désordre postmoderne. À l’unisson du procès de la fête de l’insignifiance proposé par Milan Kundera, de l’ère du vide de Gilles Lipovetsky, de la perte du « modèle amiable » des sociétés littéraires mettant fin à l’humanisme comme mode de vie (idée chère à Peter Sloterdijk) ou encore de l’homo festivus moqué par Philippe Muray, L’Inconvénient propose, au Québec, un regard ironique sur les progrès sociaux et artistiques en contexte de délitement postmoderne, la postmodernité étant conçue alors comme un détournement des hiérarchies modernes et du progrès artistique que celles-ci supposaient. Dans le paysage littéraire de l’époque, qui comprenait la revue Liberté, alors plutôt hétéroclite, L’Inconvénient se démarque, car elle « refuse explicitement le pluralisme », écrit sévèrement François Dumont en 2006. Il ajoute que, pour assurer une ligne idéologique stricte à la revue, « le comité de rédaction identifie un certain nombre de sujets sous forme d’appels à collaboration, mais il s’agit moins de questions que de conclusions auxquelles les éventuels collaborateurs pourront parvenir à leur manière » (Dumont, 2006 : 195). Cette remarque de Dumont parle alors des débuts d’une revue proposant une cohérence radicale dans un paysage culturel effectivement échevelé. Cette ligne stricte s’assouplit néanmoins au fil des numéros, jusqu’à la refonte de la revue en format magazine en 2014, laquelle s’accompagne d’un remue-ménage au comité de rédaction. Ce changement, sous forme d’ouverture, est à la fois idéologique et formel, non sans que de forts effets de groupe permettent de maintenir la revue au sein d’une communauté unie. À cet égard, je m’attarderai moins, dans le présent article, à explorer les modifications qui ont marqué la revue et les productions intellectuelles de ses acteurs qu’à tenter d’en saisir la formule primaire, le lieu commun permettant de lire l’unité d’un projet. Ma démarche, par la force des choses, paraîtra réductionniste, cette tare sociologique selon laquelle le critique effectue une « réduction au général », « tendant à montrer qu’un artiste “n’est que” le produit d’un contexte économique, d’une classe sociale, d’un habitus » (Heinich, 1998 : 15) ou, ici, d’une dynamique de groupe. Évidemment, les pratiques des acteurs de la revue que je décrirai dans ces pages, celles de Mathieu Bélisle, d’Alain Roy, de Yannick Roy ou de Carl Bergeron, ne sont pas toujours interreliées. Pour les besoins de ma démonstration, je défendrai pourtant cette idée : une forme, l’ironie, cache une conception du monde et surtout de la culture qu’elle travaille à défendre en ridiculisant le discours de ses vis-à-vis. Cette ironie est lisible dans les pages de L’Inconvénient, mais également dans les textes de natures diverses que ses collaborateurs ont fait paraître ailleurs.

Je procéderai en quatre temps : j’établirai d’abord cette stratégie formelle, que je nomme « l’ironie essentialiste ». Ensuite, je décrirai comment elle découle de trois « évidences » sociologiques. Je donnerai alors des exemples distincts de cette pratique, essayistiques, mais aussi fictionnels, en sortant alors quelque peu des pages de la revue. Enfin, je montrerai comment la revue adapte à la culture québécoise une impulsion idéologique issue d’un mouvement occidental plus vaste.

L’ironie essentialiste

D’une certaine manière, on peut rapprocher les collaborateurs et collaboratrices de L’Inconvénient de François Ricard et de Jean Larose, des écrivains qui « incarnent ces intellectuels lucides, universitaires, essayistes, peu enclins au lyrisme » (Bergeron et al., 2015 : 129) et que Jacques Pelletier (1994) agrège au sein d’une « nouvelle droite culturelle ». Le mot « lucide », notons-le, est large et n’interdit pas de rassembler des énonciations assez éloignées sur le plan idéologique. Précisément, la lucidité suppose une sorte de libération des ornières idéologiques, « voir clair » signifiant la fin des concepts compliqués qui bloquent l’horizon du réel. « L’Inconvénient, explique en entrevue Alain Roy, a un esprit bien à elle : sceptique et mordant, qui vise à exposer les nouveaux visages de la bien-pensance. Notre mandat est de remettre en question les conceptions courantes, les clichés, les idées reçues, les non-dits et les errements de notre société. » (Lalonde, 2011)

Contrer la bien-pensance suppose qu’une déformation idéologique – pensons à l’allégorie de la caverne de Platon – empêche la majorité des gens d’en percevoir la matrice, et il faut un esprit éclairé, hors des jeux conventionnels et principiels, pour en dénoncer la facticité. C’est en ce sens que Benoît Denis montre que l’énoncé ironique, le geste d’ironiser, malgré sa portée évaluative évidente, participe d’un « partage politique » nettement différent de celui de l’affirmation idéologique : l’ironie serait valorisée, en fait, comme « expression d’une indépendance d’esprit, d’une singularité lucide » (Denis, 2007 : § 8). Ainsi, le critique montre que l’idéologie est souvent conçue comme « conscience fausse », alors que l’ironie « met en évidence une contradiction entre un monde idéal, valorisé, et le monde tel qu’il est, dénonçant l’écart entre l’illusion enchantée de l’idéal ou de l’utopie et la réalité » (§ 9). Si l’ironie travaille sur le décrochage entre réalité et utopie, elle ne participe pas, toutefois, d’une évaluation négative de l’utopie. C’est en ce sens qu’elle est pan-idéologique. Pour mieux dire : l’ironiste n’est pas contre le monde idéal que suppose l’utopie, il veut simplement préciser qu’il s’agit d’un idéal, distinct du réel.

La lucidité dont se réclame L’Inconvénient participe d’une ironie que l’on peut rattacher à la revue Liberté d’André Belleau, mais aussi de Ricard, à ceci près que, avec le temps, la « lucidité » s’est alourdie d’une connotation, celle consacrée par le néolibéralisme, appelant la population à revenir au réel, au pragmatisme : on ne peut prendre son ambition sociale pour le possible ou ses principes pour des faits, voilà en substance la ligne idéologique lucide en économie. La lucidité se charge alors clairement de pessimisme, lequel définit la revue L’Inconvénient, selon la notice que lui consacre Rachel Nadon (2017) dans le Dictionnaire des intellectuel.les au Québec : « Ce pessimisme renvoie à un “réalisme”, à une lucidité radicale : l’intellectuel “pessimiste” voit les choses “simplement comme elles sont”. » (Nadon, 2017 : 183) Carl Bergeron (2012) n’est-il pas l’auteur d’un essai qui décrivait la lucidité de Denys Arcand au sein d’une génération de baby-boomers définie comme lyrique?

En guise d’exemple de cette posture, on peut prendre la rubrique des « bogues » qui paraît pendant plusieurs années dans les dernières pages de la revue, entreprise qui prend fin lors de la refonte en format magazine, au printemps 2014. Un livre a d’ailleurs recueilli, à l’occasion du cinquantième numéro de la revue, les plus vibrants de ces « bogues » sous le titre évocateur de Les inconvénients du progrès. Cette rubrique sert à mettre en évidence des absurdités du monde contemporain. Il s’agit « de courts billets d’humeur destinés à consigner, souvent sur un ton satirique et narquois, des observations sur les travers, les contradictions, les conformismes, les mensonges ou les ridicules de notre époque » (Bélisle et al., 2013 : 8-9). On ajoute qu’il « y a dans l’ironie, la légèreté, la fausse candeur, la quotidienneté, la brièveté même du “bogue”, quelque chose à quoi nous tenons infiniment; c’est peut-être, au fond, dans ces quelques pages […] que loge discrètement l’âme de notre revue » (Ibid., 2013 : 11). C’est ici que la lucidité et le pessimisme de L’Inconvénient gagnent à être considérés sous une forme englobante, spécifique, celle de l’ironie essentialiste, assez proche de ce que Pierre Schoentjes (2001) nomme « l’ironie moderne » d’un Thomas Mann. En effet, en montrant les « choses comme elles sont », on désigne une conception du réel mise en rapport (et en hiérarchie) avec un ordre irréel (et parfois délirant). Si je mentionne que l’ironie est essentialiste, cela signifie que le réel sur lequel les acteurs de L’Inconvénient s’appuient n’est pas exactement factuel : il découle d’une suite de présupposés partagés entre gens lettrés, des évidences que le bon sens ne peut que percevoir. Bref, le réel doit être conçu ici, comme la culture, dans un sens moderne : il fait référence au beau, au légitime, au conforme. J’ajouterais que le terme « essentialiste » s’inscrit ici dans la polarité moderne/postmoderne, que recoupe dans le discours social la polarité essentialisme/relativisme. Je m’appuie en ce sens sur les débats des années 1980 opposant Jean-François Lyotard et Jürgen Habermas. Ce dernier, défenseur de la modernité et allergique au concept de postmodernité, voyait dans la valorisation du nouveau paradigme postmoderne une simple « anarchie esthétisante » (Habermas, 1988 : 5) propre à l’hégélianisme de droite, à laquelle se rattachaient, pour le philosophe, Heidegger, Foucault et Derrida (1988 : 398). Habermas défendait alors une conception de la culture essentialiste, s’appuyant en cela sur les prémisses de l’École de Francfort.

Pour illustrer cette forme d’ironie, prenons un « bogue » d’Alain Roy, dans lequel il traite de la « vertu écologique » de Toyota, qui envoie à tous ses clients une circulaire sur papier glacé dans laquelle on explique qu’on ne leur enverra plus de lettres à l’avenir, par respect pour l’environnement; désigner l’ironie de la situation (nous sommes dans l’eiron classique) paraît ici sans grande conséquence, à ceci près que Roy postule en creux qu’il y a dans ce geste une sorte de vertu écologiste complètement détachée de la réalité, véritable branding qui vise à dorer l’image d’une compagnie bien davantage qu’un geste éthique. Il n’y aurait là qu’une image de marque, un geste idéologique pour s’inscrire dans l’air du temps.

Dans un autre « bogue », Roy traite de la nomination de Montréal comme Capitale mondiale du livre, dans le prolongement de la 10e Journée mondiale du livre et du droit d’auteur. Avant d’en arriver à son « bogue », il nous met en appétit par une question rhétorique :

Vous pensiez savoir que 40 % de la population du Québec appartient à la catégorie des « analphabètes fonctionnels », […] que nos bibliothèques sont médiocrement garnies, […] que nos enfants ne lisent plus, […] que les cahiers littéraires de nos journaux sont d’une pauvreté triste à pleurer, etc. [?]

2013 :18

« Eh bien, détrompez-vous!, écrit l’essayiste, car Montréal est nommée Capitale du livre de l’UNESCO, pour 2005. » On conçoit ici comment fonctionne le ressort ironique : la réalité du livre au Québec, que Roy décrit de façon très négative, est en contradiction frappante avec la nomination de l’UNESCO. Au sujet du « programme » des « festivités » du livre, Alain Roy ajoute à l’ironie en décrivant l’illustration qui orne ledit programme :

[…] un acrobate de cirque en train de lire […], d’ailleurs dans une position quelque peu inhabituelle […] : le gars se tient appuyé sur ses avant-bras, cul par-dessus tête, avec les pieds dans l’air [sic], lesquels lui font comme deux antennes géantes. […] [L]es créatifs des agences de pub ne pouvaient quand même pas nous montrer un lecteur assis dans un fauteuil. Beaucoup trop terne et trop statique. Non, il fallait un concept plus dynamique, […] car au cas où vous ne le saviez pas [sic] : lire, c’est plate; et la règle numéro un de toute campagne de publicité réussie, [...] c’est de transformer le défaut du produit en qualité.

2013 : 20-21

Ce dernier exemple permet de bien débrousser le phénomène qui mène de la lucidité au pessimisme et enfin à l’ironie essentialiste. La lucidité est présente dans l’entrée en matière : la lecture est impopulaire, mal servie, à l’agonie. Le pessimisme recouvre partiellement l’entrée en matière et le sujet posé, à savoir Montréal est nommée Capitale mondiale du livre par l’UNESCO, alors que tout va mal; cette nomination ne saurait d’aucune manière changer l’inclinaison naturelle de notre postmodernité. La jonction entre la lucidité et le pessimisme offre alors à l’ironie générale du propos son essence à défendre. Car l’essence, chez Alain Roy ne se révèle jamais autant que lorsqu’on parle de littérature et d’art : l’essence de la littérature est une activité visiblement solitaire, ennuyeuse au milieu de la fête postmoderne puisqu’elle est méditative; ce que les festivités révèlent, c’est un détournement de la lecture et de la littérature, au profit de cette fête de l’insignifiance kundérienne, celle qui consiste à transformer la profondeur en acrobatie, qui consiste, pire, à mettre le cul par-dessus la tête; dans son roman L’impudeur, Alain Roy fait de cette prépondérance de la sexualité et du corps dans une oeuvre comme celle de Nelly Arcan la faillite de la bonne littérature, proustienne et flaubertienne[1].

Trois « évidences » sociologiques

Pour comprendre la « subjectivité engagée » de L’Inconvénient, il faut évoquer trois évidences sociologiques dont la revue est héritière, parfois à son corps défendant. La première concerne l’art et son appréciation sociale : il est convenu que nous assistons dans les sociétés démocratiques à un rabaissement de l’art au goût de la plèbe[2]. La deuxième évidence, très intimement liée à la première affirme que, si le goût classique, vulgaire ou raffiné tient à une sorte de loi naturelle de la beauté, il doit bien exister, à l’époque moderne et libérale, un système d’échanges permettant aux transclasses (selon le concept de Chantal Jaquet) d’acquérir le fameux goût distinctif[3]. Dans La distinction, Pierre Bourdieu expose le fonctionnement de la valeur symbolique, notamment en montrant que le bon goût artistique est toujours différé, désintéressé, à distance, en opposition au mauvais goût, aux effets trop évidents, peu subtils, grossiers[4]. Dans son geste même de révéler l’idéologie derrière le goût supposément naturel[5], Bourdieu participait au basculement de l’ordre culturel, celui ayant percolé après la Seconde Guerre mondiale pour donner lieu à ce qu’on nomme aujourd’hui, banalement, la postmodernité. Voilà la dernière évidence qu’il me faut poser : le goût naturel classique, systématisé autour d’usages transposables par la modernité, devient, à l’ère postmoderne, une idéologie perceptible. Préférer la musique classique au rock’n’roll est une excentricité (au mieux), un péché d’élitisme (au pire); mépriser la culture populaire : une faute de goût, un déphasage, un réflexe réactionnaire[6].

Pour les animateurs et animatrices de L’Inconvénient, il est manifeste – et sans doute davantage dans les dix premières années de la revue – que le bon goût semble se perdre en période postmoderne, alors que le vulgaire et le ridicule conquièrent l’espace public. Les « boules roses », oeuvre d’art décorative surplombant la rue Sainte-Catherine à Montréal, paraissent en ce sens bien préjudiciables à une appréciation élevée de l’art. Dans un texte sur cette « oeuvre d’art », Mathieu Bélisle s’intéresse à la fois à l’objet lui-même et au commentaire enthousiaste d’une critique journalistique sur cet objet. Le texte s’ouvre sur une litote : « Quiconque est passé récemment par le centre-ville de Montréal n’aura pas été sans remarquer les milliers de boules roses suspendues au-dessus de la rue Sainte-Catherine. » (Bélisle et al., 2013 : 39) Bélisle y va ensuite d’un constat littéral, manière de refuser a priori une valeur profonde au projet, mais toujours avec la fausse candeur du « bogue » : « On ne sait trop que penser de cette immense guirlande, sinon qu’elle est très rose et très voyante. Les fillettes de cinq ans, dont je vous apprends en primeur que le rose est la couleur préférée, l’aiment beaucoup. » (Ibid. : 38-39) Ce constat trop mince, convient l’essayiste, doit chercher les secours théoriques d’un article du Devoir expliquant le projet. On apprend dans cet article, ironise Bélisle, que l’oeuvre est « judicieusement intitulée Les Boules roses » et qu’elle s’inscrit dans « les strates physiques et anthropologiques d’une portion de la rue Sainte-Catherine » (Ibid. : 39), rien de moins, ironise encore l’essayiste. L’article du Devoir parle d’un « tableau impressionniste grandeur nature » travaillant des nuances de bleu qui contrastent avec le ciel et produisent un jeu raffiné avec l’horizon, ce sur quoi Bélisle ajoute : « Mais enfin, murmure le lecteur incrédule, il ne s’agit quand même que de boules roses! […] Erreur! […] C’est une OeUVRE, une vraie, qui cache une réelle intention, un vrai concept […] il ne s’agit pas d’une simple décoration. » (Ibid. : 40) L’article du Devoir se termine en saluant la ténacité des promoteurs des boules roses, car le service des incendies, pour des raisons de sécurité, aurait tenté d’empêcher le projet. Bélisle termine son texte par ces mots : « Heureusement pour nous, l’audace a finalement eu raison de la bêtise administrative. » (Ibid. : 40)

La forme brève du « bogue » accentue le caractère implicite des présupposés du texte; toute une vision du monde fait fonctionner ce « bogue », sans qu’elle n’ait à être décrite, c’est pourquoi l’ironie y est maîtresse. De fait, on sent bien que le rose constitue un premier aspect du problème, couleur criarde, peu noble, enfantine (et donc facile); inutile de mentionner cette anthropologie des couleurs, elle doit être d’emblée partagée. De même, en se moquant du projet célébré comme objet artistique dans les pages du Devoir, l’auteur propose a contrario une définition de l’art qui en fait tout autre chose qu’un artifice qui balise le quotidien; l’art a, pour Bélisle, valeur d’exception, il ne peut être aussi platement visible. Enfin, il y a dans le texte de Bélisle le refus d’accorder un sens démesuré à cette manifestation, ironisant sur l’excès de sens que lui accorde la critique du Devoir. Certaines choses ne méritent ni interprétation ni investissement intellectuel, il y va de l’essence de ce qu’est l’art et de ce qu’il n’est pas.

Il s’agit d’une question épineuse qu’on rencontre dans bien des textes publiés en marge de L’Inconvénient : l’essence de l’art ne doit d’aucune manière être confondue avec ce que les industries culturelles ou, pire, des théoriciens et des artistes postmodernes traitent comme de l’art. L’usage ne change pas l’essence. Alain Roy en fait d’ailleurs l’objet de sa charge dans un essai paru dans le numéro dix de la revue, intitulé « L’art n’est pas une subversion ». L’essai part d’un constat dont on reconnaît bien le goût moderne, mais il est ici, en apparence, déchargé d’ironie :

Raymond Carver rappelait, il y a quelques années, cette vérité qui heurte notre sens commun : « l’art n’est pas expression de soi », mais qui comprend encore cela alors que les écrivains eux-mêmes, ou ceux que l’on appelle ainsi, pratiquent ce genre inqualifiable de l’« autofiction » en s’imaginant peut-être qu’ils sont ainsi les héritiers de Proust?

Roy, 2002 : 33

Cette confrontation entre l’usage et la tradition est directe; pourtant, on peut voir dans l’énonciation de Roy les traces de l’ironie essentialiste qui caractérise l’écriture dans la revue. Entre l’antiphrase, « cette vérité qui heurte notre sens commun », l’assertion interrogative, « mais qui comprend encore cela », la relativisation statutaire, « ou ceux que l’on appelle ainsi », et l’hyperbole moqueuse, « s’imaginant peut-être qu’ils sont ainsi les héritiers de Proust », l’énoncé de Roy joue de figures qui mettent constamment à distance son jugement. Cette mise à distance rhétorique structure la connivence autour d’une culture partagée : le réel et les usages littéraires contemporains « inqualifiables » sont en porte-à-faux avec l’évidence, l’essence littéraire, la vérité, pas seulement avec les goûts de l’essayiste. Avec « notre sens commun », Roy pointe les ravages que la postmodernité et son pragmatisme universitaire, comme je le développerai plus loin, ont semé dans la sphère culturelle québécoise en quelques années; le « qui comprend » se veut précisément un appel aux bons entendeurs, rouage premier de l’ironie; « que l’on appelle ainsi » dénonce moins les écrivains, qui constituent la cible indirecte de l’essai de Roy, que l’institution qui consent de la valeur à ces pratiques « vulgaires ». Voici où réside l’ensemble des problèmes que dénoncent les penseurs de L’Inconvénient : dans une industrie culturelle et une institution littéraire qui échappent au bon sens.

Un dernier « bogue », plus que révélateur, permettra de clarifier cet élément qui se révèle central dans la poétique de la revue. Signé par Yannick Roy et intitulé « Fin de l’histoire de l’art », ce « bogue » traite d’une exposition de tableaux dans une galerie de Westmount. Seule étrangeté : tous ces tableaux ont été réalisés par des chimpanzés. L’essayiste ironise alors sur la fin d’une longue discrimination dont les singes ont été victimes, sur leur nomination prochaine au Conseil des arts du Canada et termine son texte en parlant des résultats « foudroyants » de cette exposition :

On aurait pu s’attendre naïvement à ce que les artistes chimpanzés commencent par le commencement et franchissent laborieusement toutes les étapes qu’ont dû franchir avant eux leurs confrères humains : art rupestre, art totémique, miracle grec, icônes byzantines, […] etc. Mais ces prodigieux primates ont enjambé d’un coup des dizaines de siècles, sans détours avec une audace inouïe, pour plonger en pleine modernité et se livrer aux recherches et aux expérimentations les plus avancées de l’automatisme et de l’action painting.

Bélisle etal., 2013 : 48

Crûment, nous dit Roy, des singes lancent de la peinture sur des toiles. À ses yeux, prendre ce geste pour de l’art fragilise l’essence de l’art et même l’essence de l’humanité, seule capable de comprendre une volonté artistique. Plus que jamais, on dévoile la faillite des institutions censées protéger une conception de l’art. Ce qui se révèle également avec moins d’ambiguïté, en raison de son caractère ridicule, c’est la dénonciation des « nouveaux venus » en art : le spécisme devient une manière de sémiotiser un problème un peu plus difficile à formuler, celui de la démocratie culturelle. Il faut, aux acteurs et actrices de la revue, d’autres formes que l’essai pour analyser ce problème contemporain.

La démocratie dans la pomme

Carl Bergeron signait en 2016 un curieux carnet vaguement autobiographique, Voir le monde avec un chapeau, dans lequel un jeune intellectuel se plaint de la marche du monde postmoderne, des barbecues vulgaires dans les parcs urbains, de la technologie qui détache l’humain de sa part charnelle. Ce vibrant plaidoyer pour une haute culture décomplexée – le narrateur se dit victime de moqueries en raison de son accent distingué, par exemple – se voit bien résumé par cette formule :

Un romancier britannique, […] a déjà dit que si la littérature du xxe siècle était ironique, c’était parce que les écrivains n’avaient plus de domestiques. Confrontés à des problèmes quotidiens qu’un statut aristocratique […] leur aurait épargné au xixe siècle, ils avaient adapté leur style jadis transcendantal à l’horizontalité de leur condition démocratique.

Bergeron, 2016 : 43-44

Ce qui fascine dans cette description au caractère éloquemment autojustificatif, c’est l’identification implicite de l’essayiste à la culture aristocratique; s’il est ironique, comprend-on dans l’ordre du texte, cela s’explique par le fait que sa culture doit affronter sa « condition démocratique ». L’ironie essentialiste se présente effectivement, d’un point de vue éthique et poétique, en tant que conséquence d’une fragilisation de la conception hégémonique de la culture dominante : nul besoin d’ironiser sur la culture vécue par tous si cette culture est conçue dans l’évidence de son illégitimité. Au-delà de l’idéologie culturelle qu’on peut retrouver dans les pages du périodique, nous pouvons constater la prégnance d’une poétique ironique qui souligne le danger qu’encourt la culture trop démocratique.

Pour montrer le déploiement, dans la revue, de l’ironie essentialiste contre la masse démocratique, j’emprunterai un détour et j’aborderai une publication au statut différent : le roman d’Alain Roy, L’impudeur. Ce roman met en scène deux chargés de cours en littérature, Xavier et Antoine, assiégés par la dérive postmoderne. Ces personnages se distinguent effectivement par leur culture, leur façon de consommer, leurs valeurs, et si la menace qui pèse sur cette culture est avant tout sociale, elle prend aussi la forme d’un autre personnage, féminin cette fois : il s’agit de Vanessa, étudiante en littérature et compagne d’Antoine, symbole de l’invasion du vulgaire dans les hautes sphères de la connaissance. En effet, Vanessa représente dans le roman de Roy le phénomène Nelly Arcan : elle se met à écrire sur sa vie et sans doute sur son corps un roman bien intitulé Danseuse nue, lequel remporte un vif succès. Il est vendu dans toutes les bonnes librairies et jusque dans les pharmacies. On connaît l’irritation que cause à Alain Roy, essayiste, la prétention artistique des écrivains d’autofiction. En ce sens, dans L’impudeur, Vanessa transgresse la juste conception de l’art sur divers plans : elle dépasse Xavier et Antoine en prestige social sans passer par le doctorat, se propulsant depuis sa position de bachelière ès lettres; son succès met en perspective la vie stérile des chargés de cours, érudits épris des Liaisons dangereuses et de toute une littérature de convention; enfin, elle laisse pénétrer la vulgarité dans le temple sacré des lettres et, par son succès, souille la définition essentielle de la littérature. Or, le titre du roman de Roy, L’impudeur, désigne le trait qui sépare le plus Vanessa des chargés de cours, à savoir sa sexualité assumée, son discours d’affects bas mélangés à des velléités esthétiques qui, pour les personnages, n’ont rien à voir ensemble. C’est, dira-t-on, ce mélange entre émotion esthétique et sensation libidinale que met en péril ce que les personnages nomment « l’égalitarisme démocratique » (Roy, 2008 : 207). On reconnaît ici la mécanique décrite par Bourdieu : le proche, le corps, la sensation première seront conçus dans leur facilité et rejetés comme vulgaires; le goût à distance, gratuit, encodé paraît seul légitime au bon sentiment esthétique. Dans le roman, la réaction ironique prend donc la forme d’une rencontre outrancière entre l’émotion distinguée de la culture et l’émotion vulgaire du corps.

Dans son essai consacré à la condamnation de l’autofiction, Alain Roy poursuit son réquisitoire en élargissant la liste des accusés :

Le plus déplorable est que l’université, qui devrait être en principe la gardienne de la tradition, c’est-à-dire de la sagesse et du savoir accumulés au fil des siècles, ait pu croire utile et nécessaire d’identifier ce « nouveau genre » et, par le fait même, d’oeuvrer à sa promotion. Combien de savants docteurs n’ont-ils pas cru bon de nous expliquer que le « génie créateur » est un « produit de l’idéologie romantique » et que le « mystère de l’inspiration divine » n’est qu’une « affabulation d’écrivain voulant dorer sa propre étoile »? Ce que cache cet arrogant prosaïsme, outre de l’envie, c’est la méconnaissance du fait que l’étoile de l’écrivain n’est justement pas la sienne; c’est la nôtre à tous. L’écrivain parle pour nous et, oui, on peut bien dire qu’il a du « génie » s’il est capable de ce qui est impensable à la plupart des hommes : s’oublier soi-même au profit de l’oeuvre qu’il a reçu la mission d’écrire.

Roy, 2002 : 33

Ici, nous voyons que l’université constitue, par-delà l’évolution des pratiques littéraires, le symbole même de la corruption postmoderne. Si, en effet, la « gardienne de la tradition » crée du « nouveau », si de « savants docteurs » condamnent avec « arrogance » les croyances passées, peut-on dire que l’institution travaille contre la finalité de l’art (ou sa mission)? À la fin de L’impudeur, Antoine, au bout de sa déconvenue, assiste à un colloque sur l’art. Un savant universitaire écossais, Robson, y soutient que l’oeuvre d’art n’a plus la nécessité de faire naître des émotions esthétiques. En réaction à cette communication, Antoine pestera : « Une oeuvre qui ne produit aucun effet esthétique est une oeuvre ratée, voilà tout. C’est un déchet auquel il est inutile de s’intéresser et qui ne mérite pas que l’on fabrique de laborieuses théories pour le réhabiliter. » (Roy, 2008 : 229) Robson oppose alors les « récents développements de l’art contemporain » froissant Antoine, qui s’exclame :

Ce dont il s’agit n’a rien à voir avec les récents développements de l’art contemporain. […] C’est une question beaucoup plus fondamentale, qui concerne la nature même de l’art. – La nature de l’art? répéta Robson en faisant une grimace amusée, comme si le mot « nature » était le plus absurdement grotesque qu’un esthéticien du xxie siècle eût pu utiliser.

Ibid. : 229

Toute la salle alors se désolidarise d’Antoine pour prendre le parti de Robson, consacrant le triomphe postmoderne et foulant aux pieds l’essence esthétique de l’art. Ainsi, le personnage du roman, à l’instar de l’essayiste dans la revue, se désolidarise des universitaires et de leurs théories.

Ce qui fascine dans cette mise en parallèle du roman et de l’essai de Roy, c’est à la fois la mécanique identique – souligner l’évidente essence de l’art, se voir opposer une vulgaire pratique de l’art, démocratique et universitaire – et le constat final, bien institutionnel, qui émaille cette mécanique : tout se passe comme si la parole de Roy et de plusieurs auteurs de L’Inconvénient partait d’une tradition culturelle assiégée, dans la foulée de l’École de Francfort. La revue culturelle devient alors la fortification depuis laquelle défendre le bien évident contre les charges démocratiques portées par l’université. La revue a d’ailleurs publié récemment un numéro sur ce thème intitulé « Grandeur et misère de l’université » (no 77, été 2019). Mathieu Bélisle relevait, dans l’éditorial présentant le dossier, deux « tendances » qui témoignent de la précarité des arts et des sciences humaines à l’université : 1) « le désir d’offrir des programmes d’études tournés vers le monde actuel »; cette obsession du présentisme est une tendance dans laquelle s’inscrivent les programmes de création et 2) la tendance « qui consiste à transformer la recherche et l’enseignement en occasion de militantisme » (Bélisle, 2019 : 5). Ces deux pratiques malmènent le rapport à la tradition et à l’essence, dans la mesure où le militantisme tente précisément de décloisonner, au nom du féminisme, des cultures populaires, du décolonialisme, le « bon goût » pour le rendre davantage démocratique; la création, quant à elle, évite de « mettre à distance » le sujet apprenant, lui intimant de se regarder soi-même.

Dans une lecture de l’oeuvre de Giuseppe Tomasi di Lampedusa publiée dans L’Inconvénient, Bergeron part de la thèse de Nicolas Berdiaeff selon laquelle l’aristocratie est moins une « classe » qu’un « principe spirituel » (Bergeron, 2015 : 23). Ce déplacement des conditions matérielles (permettant l’habitus aristocratique) vers un « pur esprit » est caractéristique de cette translation vers la modernité, alors que les principes héréditaires et les privilèges qui y sont rattachés ont dû trouver une voie de démocratisation. Si être aristocrate devient moins l’essence de l’être – par la naissance – que l’attitude, dès lors le principe paraîtra socialement acceptable : « Ainsi un paysan peut-il avoir l’esprit noble (au Québec, Félix Leclerc a représenté à merveille cet archétype) et un membre de la haute société, l’esprit plébéien. » (Ibid. : 23) Or, il faut bien examiner de quelle façon l’essence se déplace : la noblesse passe de l’être – le noble a un rapport noble à la culture – à la chose – l’objet culturel noble anoblit ceux qui le consomment. Il y a là une sorte de lieu commun, assurément, mais Carl Bergeron fonde sa conception de l’art sur la répétition de celui-ci, comme s’il n’était pas topos, mais vérité fragilisée par l’ère postmoderne. En ce sens, son essai sur Lampedusa se termine par un rapprochement entre « la nature spirituelle du principe aristocratique » et « la transmission de la culture », qui ne seraient « qu’une seule et même chose » (Ibid. : 26). C’est dire que l’existence de la culture est assurée par le maintien d’une aristocratie cultivée, quand bien même elle ne dispose d’aucun pouvoir, disons, temporel.

Deux courts exemples permettront d’étendre cette crainte démocratique à d’autres manifestations, moins explicites.

Le premier exemple se trouve dans le numéro intitulé « Le sens perdu de la filiation » (no 54, automne 2013). Dans ce numéro, Yannick Roy signe un long essai d’ouverture. On se souvient que Roy énonçait, dans un « bogue », la fin de la discrimination envers les animaux, l’animalité en art devenant, pour lui, une manifestation de la fin de la culture légitime. Dans son essai intitulé « Culture et sentiment », l’essayiste poursuit son raisonnement en s’interrogeant sur l’amour parental et le sentiment d’amour particulier (car infini), quasiment anxiogène, qui suffoque le parent moderne. Son hypothèse, devant ce désarroi, instillant une lourdeur dans « la charge d’éduquer » les enfants, ce n’est pas que « des menaces » nouvelles et nombreuses planent sur ceux-ci, écrit-il. « Ce qui rend plus lourde [cette charge] […], [c’est] la destruction bien réelle de ce qui autrefois “contenait” l’enfance et lui servait de cadre, à savoir le monde des adultes » (Roy, 2013 : 13). Il précise plus loin :

Tout se passe comme […] s’il était impossible de devenir adulte en dehors de la structure offerte par telle ou telle culture particulière. C’est en effet la culture qui, depuis la nuit des temps, trace des chemins, distribue des rôles, propose des modèles, assigne des limites, en un mot donne à l’existence une forme sans laquelle il s’avère impossible de quitter l’enfance.

Ibid. : 13-14

Ce constat crépusculaire n’a rien pour étonner dans les pages de la revue, et l’énoncé même du thème du numéro pointait déjà vers ce type de constat. Ce qui étonne, en revanche, c’est le développement de sa pensée, qui emprunte aux essais de Montaigne la notion « d’engeance », manière de concevoir sa descendance comme une pure animalité. Élever un enfant, dans le discours classique de Montaigne, expose Roy, c’était « s’inquiét[er] de l’animalité de l’homme » et de son « déficit de sens » en regard de la culture : « Car c’est bien là ce que la froideur [éducative] de Montaigne vise à préserver, […] ce qu’elle met dans la balance en face des soins tout maternels dont on entoure nos enfants : une culture, c’est-à-dire un ordre symbolique qui les précède et qui leur survivra. » (Ibid. : 17) La perte de la distance, de la froideur, de la hauteur aristocratique dans la conception du monde rend les parents aujourd’hui angoissés, trop proches de leurs enfants et donc trop désespérés comme éducateurs. « Le sentimentalisme incurable de notre temps » (Ibid. : 18) serait donc le nom de l’animalité revenue dans nos sociétés après l’abandon de la retenue cultivée : « Nos sentiments deviennent l’espace même que nous habitons et tiennent lieu, pour ainsi dire, de “culture” ou de “monde”. L’homme moderne a été privé de la possibilité de les maintenir à distance » (Ibid. : 19). Dans cette structure, on retrouve donc, pareille à l’esprit démocratique, des « sentiments » proches et vulgaires, l’animalité et l’enfance. L’homologie fonctionne rondement et transforme l’axiologie postmoderne en dégénération culturelle.

Le dernier exemple se trouve dans l’un des numéros que je considère parmi les plus importants de L’Inconvénient, puisqu’il contient une grande part d’autojustification de la position énonciative de la revue : « La mort de la critique » (no 42, août 2010). On y découvre notamment un long texte du critique attitré de la revue, David Dorais, qui constituera le point de départ de l’ouvrage qu’il fera paraître sur la critique littéraire (À quoi sert la critique littéraire?, 2018). Le texte qu’y signe Mathieu Bélisle se retrouvera quant à lui en bonne place dans son essai Bienvenue au pays de la vie ordinaire.

Tout le numéro, évidemment, revient sur la « baisse du niveau », en critique, au Québec. Semblable à l’anti-intellectualisme atavique du peuple québécois (« Pourquoi craindre les intellectuels? », no 50), la mort de la critique (ou de l’esprit critique) est un poncif, un symptôme de la perte de sérieux de la culture dans notre société. Alain Roy énonce par exemple, dans le premier texte du numéro, l’absence de « critique » professionnelle en littérature, et notamment dans Le Journal de Montréal : « Cette situation en dit long sur l’intérêt que portent nos patrons de presse à la littérature, qu’ils perçoivent manifestement comme une chose ennuyeuse, difficile, voire élitiste et dépassée, en tout cas sans intérêt pour le grand public, lequel préfère évidemment entendre parler de musique pop et de ce cinéma hollywoodien. » (Roy, 2012 : 9) L’intérêt de la masse : voilà ce qui tue la critique. Que les médias, plutôt que de guider le bon goût, suivent la volonté démocratique participe de cette disparition concertée de la pensée élevée. Mathieu Bélisle, dans « Pourquoi la critique littéraire se porte mal » fait un pas de plus, en s’interrogeant sur le manque de sens critique dans le discours critique québécois. On reconnaîtra la structure de son analyse : « La littérature québécoise n’est plus un rêve ou un projet [comme historiquement elle le fut], elle est devenue une fête. Et quoi de plus incompatible avec la fête que l’activité de la critique? » (Bélisle, 2010 : 65) La fête – de l’insignifiance, du festivalesque, de la carnavalisation des goûts – constitue une nouvelle fois une menace : « [La critique] ne peut exercer son activité sans contredire profondément l’humeur festive de son public. Et comme les vrais critiques sont toujours, par quelque côté, de tristes sires vaguement misanthropes, on ne les invite plus à la fête. » (Ibid. : 66) La masse ne sait plus entendre le discours lucide (et donc pessimiste) capable de lui révéler le laid sous le kitsch, l’absurde derrière le dramatique, l’éculé sous le mielleux : comme l’aristocrate de Carl Bergeron ou les chargés de cours d’Alain Roy, ces critiques deviennent des parias, sans pertinence sociale, contraints de se retrancher dans des lieux précis – des revues culturelles – et d’adopter une ironie bien affûtée pour défendre ce qu’il reste de la culture d’antan.

Un petit Québec

Limiter la lecture de la revue L’Inconvénient à une sorte de réaction rhétorique pourra sembler réducteur. Après tout, il aurait été à propos de s’intéresser aux thématiques particulières des numéros de la revue, qui constituent autant de manières de déplorer le recul de la culture, de l’humanisme, des lettres, etc., ou de noter la filiation philosophique de plusieurs auteurs avec le nietzschéisme et d’examiner ce que signifie cette filiation. De même, pour la tentation d’explorer le réseau collaboratif de la revue, aux poreuses frontières avec Argument, dirigée notamment par Daniel Jacques et Patrick Moreau, deux collaborateurs occasionnels de L’Inconvénient, mais aussi avec une revue de création comme XYZ. La revue de la nouvelle ou de voir comment les acteurs de ces revues agissent au nom des mêmes notions d’élévation artistique, de liberté de l’art, de grandeur dispensatrice[7].

L’ironie essentialiste me paraît importante à analyser en raison d’abord de son efficacité et de sa grande diffusion dans notre univers médiatique. Elle réussit mieux que d’autres stratégies – disons, les énoncés idéologiques de premier degré comme on en retrouve chez Mathieu Bock-Côté ou dans la revue À babord! – à convaincre du caractère naturel des postulats inférés. En effet, l’ironie se présente comme une stratégie de défense dialectique, socratique, elle avance à couvert, les assertions sont terrées sous des présupposés bel et bien idéologiques. L’analyse de cette ironie est pertinente également en raison de l’essence défendue, qu’il faut savoir expliciter. C’est là l’engagement particulier de cette revue.

Cet article a montré comment la polarité bien développée par Bourdieu entre le « proche et le loin » le « facile et le difficile », « le vulgaire et le légitime » participe intrinsèquement de l’axiologie de la revue. On rencontre ce postulat chez Mathieu Bélisle, qui dénonce, au début de son essai, « la domination de la vie ordinaire », au Québec :

Les politiciens, les artistes et les rares intellectuels qui ont droit de cité sont ceux qui renoncent d’emblée à marquer leur appartenance à un ordre différent de celui de l’homme et de la femme du commun, ceux qui évitent d’inscrire leurs préoccupations dans un domaine autonome – je n’ose dire : supérieur –, ceux qui consentent, en somme, à n’afficher aucune prétention.

Bélisle, 2017 : 10

L’opposition entre le commun (valorisé) et l’extraordinaire (dénoncé) au Québec constitue l’angle de lecture de Bélisle tout au long de son essai, rappelant la perte du bon goût esthétique chez Roy. Il me semble même que nous pouvons en retrouver des traces dans des essais à caractère plus savant, comme si cette ironie essentialiste pouvait se plier à tous les genres. Dans son essai sur la critique littéraire au Québec, David Dorais dénonce, par exemple, la « critique de proximité », qui mesurerait toute oeuvre en regard de l’expérience empirique commune (le réalisme), qui mettrait l’accent sur l’émotivité du critique ainsi que sur les thèmes évidents (au détriment de la manière, de la forme, de l’écriture) et, enfin, qui ferait preuve d’optimisme (au détriment d’une forme de lucidité). Ces essais, évidemment, de par leur forme ne se développent pas dans l’ironie, mais postulent fortement que le bon et le beau sont dans le lointain, dans l’extraordinaire, dans le raffiné. Et étrangement, ils affirment que le Québec en général, dans la critique, dans les arts, dans les institutions, ne sait pas atteindre cette hauteur.

En conclusion, on ne peut que souligner la défense franche, visière relevée, qu’on fait de la littérature dans les pages de cette revue. Plus qu’ailleurs, sans doute, et depuis la fin de l’aventure de Contre-jour surtout, la littérature est le prisme de lecture de L’Inconvénient. La hauteur éthique du littéraire, répétée à force d’ironie, en est assurément le coeur engagé, c’est le « grand récit » perdu dans notre sphère médiatique qu’on veut néanmoins maintenir en vie. En effet, les fictions de ces lettrés font volontiers ressembler ces derniers à des Don Quichotte. Cet état de fait impose une réflexion plus large, capable d’envisager l’hégémonie médiatique et les positions qu’elle assigne à certaines valeurs. Pour le dire autrement, il se pourrait qu’en regard de l’ouverture relativiste postmoderne, célébrant l’hybridation, l’hétéroclite, le populaire, la diversité culturelle et les identités sexuelles multiples, la littérature comme ordre ne puisse trouver de place confortable. La description de L’Inconvénient que cet article propose tend à montrer comment la rhétorique de ses collaborateurs les situe, mais il se peut également que leur place leur soit assignée par la configuration axiologique postmoderne. Le récit est évidemment connu et se résumera au délitement de l’idéologie arnoldienne de la culture, Matthew Arnold étant le précurseur des Cultural Studies qui visent à cultiver les masses ouvrières afin de favoriser leur émancipation; la prémisse étant néanmoins que la haute culture est supérieure à la culture des gens modestes et que seule cette haute culture permet une véritable libération. La revue L’Inconvénient est un lieu d’exploration tout particulièrement révélateur de cette continuelle métamorphose de l’hégémonie.