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Introduction

Les notions de marge et de marginalité présentent un réseau sémantique aux embranchements multiples. À la marge littérale, celle du texte et de la page, se greffe la marginalité dans son sens social, une notion qui a connu plus d’une définition à travers le temps (davantage depuis la seconde moitié du xxe siècle en France et aux États-Unis) et selon les domaines de spécialisation, ainsi que la marginalité dans son sens géographique, longtemps synonyme de périphérie et d’aliénation économique. Nous retenons d’un ensemble de lectures[1] ces quelques considérations conceptuelles dominantes. Peut être perçu comme marginal ce qui se trouve excentré par rapport à une norme, à ce qui fait autorité. Aussi, quand bien même la marginalité se cristallise dans une dynamique relationnelle, elle ne suppose pas forcément un rapport de subjugation et peut être ou subie ou recherchée. Dans les deux cas, vu le préconçu de l’écart, elle suppose une trajectoire, d’où les termes de marginalisation/démarginalisation. Enfin, s’il lui est possible de s’ériger sur les bases d’une logique d’exclusion (le type de marginalité qui a longtemps prévalu dans les études sociologiques), il lui arrive d’exister autrement que dans la binarité : pour ce faire, elle doit savoir supporter les contradictions et les ambiguïtés qu’entraîne l’hétérogène.

Si nous nous intéressons aux notions de marge et de marginalité, c’est que nous voulons nous assurer, par le biais de la littérature – espace mimétique incontesté –, qu’il s’agit là de notions toujours pertinentes pour penser la différence et enrichir la réflexion sur la diversité et les minorités. Il est vrai que tout être minorisé n’est pas nécessairement marginalisé, mais le minorisé n’est minoritaire que parce qu’il cohabite avec un groupe dominant – la situation même du marginalisé, dénuée, il est vrai, de la dimension spatiale, celle reliée à l’écart. Quant à la diversité, tout comme la marginalité, elle suppose également une hétérogénéité. Un lien ténu, certes, mais suffisant pour maintenir que la marge, plus spécifiquement celle qui est mise en récit par un auteur, présente un matériel pertinent pour réfléchir à la manière dont, jusque dans nos récits, l’hétérogène affecte l’humain, ou encore dont l’humain gère l’hétérogène.

S’il est vrai qu’un très grand nombre d’oeuvres auraient pu se prêter à cette démarche, le choix de travailler sur Les héritiers de la mine, un roman de Jocelyne Saucier, repose sur la relation particulière que cette oeuvre entretient avec les notions de marge et de marginalité. Plusieurs ont découvert cette autrice québécoise, ancienne journaliste de profession, grâce à l’adaptation cinématographique de son roman Il pleuvait des oiseaux (Saucier, 2011, adapté par Archambault, 2019). Le même entrelacs singulier de personnages à la fois ordinaires et hors du commun est à la base de chacun des récits de Saucier, des personnages dont une certaine nordicité vient immanquablement influencer la trajectoire. À défaut de pouvoir ici considérer l’ensemble de ses textes (un travail d’une ampleur qui ne se prête pas au format de la présente publication), nous nous permettrons néanmoins de faire référence à certains d’entre eux en cours d’analyse. En ce qui concerne plus spécifiquement Les héritiers de la mine, il s’agit d’un roman social et de quête, qui raconte l’histoire du secret qui ronge les vingt et un enfants de la famille d’un prospecteur abitibien. Le récit, qui met notamment en jeu les thèmes du deuil, du poids de l’enfance et des allégeances, est porté par une narration polyphonique; six personnages intradiégétiques contribuent à lever progressivement le voile sur les circonstances à l’origine de la disparition d’une des leurs. Ce roman se prête donc par son histoire, mais aussi par sa forme et sa filiation littéraire (l’oeuvre de son autrice) à l’examen d’un imaginaire des marges.

Cette étude sur les différentes représentations de la marge et de la marginalité portera d’abord sur le cadre spatial, puis sur les personnages et enfin, plus spécifiquement, sur le personnage d’Angèle. Notre démarche, qui peut être qualifiée de poétique, s’inspire en partie de la sémiotique des personnages de Philippe Hamon (1983) et de certaines conceptions pragmatiques de Vincent Jouve (1998). Finalement, un ensemble de métaphores viendront clore la démonstration : celle du hors-champ cinématographique ainsi que trois figures géométriques pour penser la marge.

Le cadre spatial

Dans Les héritiers de la mine, trois éléments du cadre spatial viennent ancrer, dès l’incipit, le motif de la marge : le Nord, la ville minière et la maison des Cardinal. Chacun de ces lieux engage une réflexion singulière sur l’excentrement.

Le récit débute en 1995 à Val-d’Or, en Abitibi, alors que pour la première fois en trente ans, les Cardinal, c’est-à-dire les vingt et un enfants et leurs parents, se retrouvent rassemblés prétendument au grand complet, une conjecture qui constitue le noeud de l’intrigue puisqu’il s’agit de découvrir la vérité sur le sort d’Angèle, l’une des jumelles de la famille décédée à l’âge de dix-sept ans. Par le biais d’une narration autodiégétique, six frères et soeurs racontent tour à tour leur vie adulte et celle de leur enfance à Norco (ou Norcoville), une ville fictive que Saucier a imaginée à l’image de Barville, un village fantôme de l’Abitibi où elle a vécu adolescente (Desjardins, 2012 : 7).

Cette première représentation du Nord se double, avec Norco, de celle de la ville minière. Chacune des voix narratives contribue à insuffler à ce lieu une véritable profondeur temporelle dont la chronologie, vu la non-linéarité et la fragmentation de la narration, exige, il est vrai, un certain travail de reconstitution de la part du lecteur. Tout commence « en 1944 » alors que, creusant « une tranchée sur le lot 7 de ce qui [n’est] encore qu’un canton destiné à la colonisation » (Saucier, 2013 : 126), Albert Cardinal fait la découverte d’un « massif de zinc » que la « Northern Consolidated s’empresse de lui voler » (2013 : 25). L’ouverture de la mine entraîne le déménagement des Cardinal à Norco, mais la prospérité qui s’en suit s’interrompt brusquement « en 1957 » avec la chute du zinc à la bourse et la fermeture de la mine (2013 : 75 et 132). Comme la famille Cardinal compte plusieurs enfants, tous n’ont pas connu la ville dans son époque glorieuse. Par exemple, le premier narrateur, le cadet de la famille né longtemps après la fermeture de la mine, n’a aucun souvenir du « cinéma », « des restaurants » et « des épiceries » (2013 : 13). Enfin, il y a la dernière Norco, celle qui est revisitée par certains des enfants devenus adultes, celle qui est contemporaine de la narration et qui n’est plus qu’« un champ cerné par la forêt », que des vestiges de béton dévorés par la végétation (2013 : 50).

Norco déploie, à l’instar des villes et des villages dépeints dans les romans étudiés par Isabelle Kirouac Massicotte, dans Des mines littéraires, le même réseau sémantique de la « catastrophe » et de la « désolation » (Kirouac Massicotte, 2018 : 27). Cette décrépitude ne se révèle toutefois pas dénuée d’attraits, une nuance que Saucier a soin d’introduire explicitement dans le texte par le biais du personnage d’Émile, l’aîné des Cardinal. Son exil en Australie l’ayant amené à traverser plus d’une fois ce type de communauté vidée de son passé glorieux, il reconnaît y retrouver le même « sentiment d’urgence », la même « peur du vide » ainsi que le même « goût d’y plonger » (Saucier, 2013 : 118). Cette perspective de l’exilé contribue à renforcer l’image d’une région peuplée d’excentriques, d’individus sur lesquels les normes sociales et les codes de conduite semblent avoir peu de prise.

Il s’agit d’ailleurs d’un motif récurrent dans l’oeuvre de Saucier, qui fait en quelque sorte écho à l’imaginaire « de l’aventurier, du coureur des bois et de l’explorateur », un des quatre axes nordiques développés par Daniel Chartier, spécialiste de l’imaginaire du Nord (Chartier, 2015 : 15). Dans Il pleuvait des oiseaux (Saucier, 2011) et Jeanne sur les routes (Saucier, 2006), le Nord apparaît comme la terre d’accueil de diverses figures d’exilés, du travailleur immigrant au petit criminel, en passant par un certain nombre de « disparus » volontaires. Dans Les héritiers de la mine, comme dans Il pleuvait des oiseaux, cet imaginaire est soutenu en partie par des personnages de vieillards. Il y a notamment le personnage du père Cardinal, « un homme d’étude plus qu’un coureur des bois » (Saucier, 2013 : 127), qui, malgré le fait qu’il a « prospecté toute sa vie à côté de la chance » (2013 : 123), reste néanmoins perçu par ses enfants comme « un héros » de la trempe de « Christophe Colomb et de Jacques Cartier » (2013 : 129). Le personnage de son ami, « le vieux Savard », un « homme ravagé par des années d’errance » (2013 : 30), constitue également un autre exemple révélateur de ce type de nordicité. Mais, contrairement à Il pleuvait des oiseaux, les personnages d’enfants contribuent aussi à l’idée d’un territoire peuplé d’aventuriers, à la différence qu’eux n’ont pas connu l’exil, qu’ils sont de purs produits du Nord.

Au sujet de son enfance à Barville, Saucier insiste en entrevue sur la très grande liberté dont les jeunes jouissaient alors et raconte notamment que le curé payait ses frères pour brûler « les vieilles maisons » (Desjardins, 2012 : 7). Dans son récit, les enfants Cardinal mettent aussi le feu à la ville. À l’époque, précise l’autrice,

on ouvrait un moulin à scie ou une mine, les gens s’y installaient, ce qui donnait naissance à un village ou à une ville. Quand la mine fermait, les gens s’en allaient, mais il restait d’irréductibles habitants qui croyaient à la réouverture de la mine. Le nord de l’Ontario fourmille de ces villages fantômes parce que tout était laissé à l’initiative des gens. En Abitibi, le développement a été plus organisé et planifié. La désolation et l’isolement de ces petites villes font que le fait d’y habiter donne un grand sentiment de puissance. Voilà une caractéristique du Nord : la liberté à cause de l’espace

2012 : 7

Sans surprise, cette caractéristique traverse l’ensemble de l’oeuvre de Saucier. Dans le récit de la famille Cardinal, le champ lexical utilisé pour décrire Norco et ses environs connote la même désolation et le même isolement qui composent les souvenirs d’enfance de l’autrice. Le premier narrateur, le cadet de la famille, dépeint de mémoire le paysage qui s’étirait sous ses yeux lorsqu’il grimpait, plus jeune, sur le toit de la « cabane à dynamique » :

De la caserne de pompiers qui ne servait plus, mais rutilait de blanc au soleil […] jusqu’à ces masures de papier mâché qui s’égaillaient en bordure de forêt, il y avait trois vastes quadrilatères herbeux, et perdus dans la désolation, quelques maisons délabrées ou en voie de l’être. C’était pareil sur l’autre axe : de l’espace, de grandes herbes, des rues de bitume gris et vérolé, quelques constructions esseulées et, un peu partout, les monticules que laissaient les maisons qu’on avait transportées ailleurs : les fondations de ciment, les remises qui s’étaient affaissées, une carcasse d’auto qui n’avait pas voulu suivre. Et parfois, ô merveille, une maison coquette et proprette qui cultivait les fleurs et l’insolence

Saucier, 2013 : 13

Cette description permet à la romancière de planter le décor d’une civilisation réduite à ses vestiges, soumise à la volonté d’une nature souveraine. Cernée par la forêt, la ville de Norco se présente aux lecteurs comme un îlot de civilisation coupé du reste du monde. Ni routes ni chemins ne viennent d’ailleurs quadriller l’horizon, une absence de ligne de fuite qui crée un effet étrange d’atemporalité, à moins qu’il ne s’agisse plutôt d’une façon d’être au présent, le désir de fuir ou de rester n’entrant pas en jeu. Le tableau fait naître dans son ensemble une impression d’abandon et de solitude, mis en valeur notamment par les références aux quelques maisons « perdues » et « esseulées » dans toute cette vastitude. Les narrateurs successifs contribueront tour à tour à enrichir cette première image de la ville où ils ont grandi, chacun brodant son récit à partir du même champ lexical de la désolation et de l’isolement. Cette singulière poésie du territoire, nous la retrouvons dans le film de Sarah Fortin, Nouveau Québec (2021), un drame/thriller psychologique sous forme de huis clos dont l’action se situe à Schefferville. Dans de nombreuses scènes, la caméra explore avec la lenteur de celui qui erre les terres en friche, les carcasses de voitures, les maisons isolées. Le contraste entre l’exiguïté des lieux où cohabitent allochtones, Innus et Naskapies et les dimensions quasi infinies du territoire qui les entoure produit un effet saisissant, une impression qui nous ramène à ce « vide » vertigineux mentionné précédemment. Et tout comme dans Les héritiers de la mine, ce n’est pas la nostalgie des grands centres urbains ou même de l’époque de prospérité de la ville minière qui domine, mais bien ce sentiment de puissance dont parle Saucier en entrevue. Ses personnages sont maîtres de leur territoire, tout comme les habitants de la communauté autochtone du film de Fortin. Dans les deux mises en récit (mises en scène), ce type de liberté se révèle à travers leurs désirs, leurs manières de voir le monde, de se comporter, « d’exister ».

La démarche annoncée au début de notre article consiste à examiner les lieux et ensuite leurs habitants. Ce dernier glissement dans notre analyse souligne le lien qui soude la marge spatiale et la marge sociale. Il est possible de faire ici un rapprochement avec le recadrement conceptuel de la marge auquel ont procédé les géographes dans les dernières années et qui consiste à favoriser « une approche culturelle et sociale », au détriment d’une conception « fondée sur une relation asymétrique entre territoires », nommément le centre et la périphérie (Depraz, 2017 : 387). Du reste, le territoire, dans l’oeuvre de Saucier tout comme dans le film de Fortin, est presque un personnage en soi, ce que confirme d’ailleurs cette dernière en entrevue (Blais, 2022). Dans ces circonstances, on comprendra notre difficulté à parler strictement d’espace marginal sans se référer aux êtres qui s’y déploient. Sur cette remarque, revenons à l’analyse de la marginalité dans le cadre spatial et examiner à présent la demeure des Cardinal.

Les enfants Cardinal grandissent dans un quadruplex que le père a déménagé « de Perron à Norco » et dans lequel, outre une ouverture dans le plafond de la cuisine pour permettre à la mère de monter à l’étage sans devoir passer par l’extérieur et quelques murs « défoncés », aucune rénovation n’a été effectuée (Saucier, 2013 : 9-10), d’où l’apparence « biscornue » de cette habitation (2013 : 37). Les réminiscences des narrateurs au sujet de cette maison familiale construisent pour le lecteur le sens d’une horizontalité et d’une verticalité. De tous, l’aînée des filles apparaît comme la plus nostalgique de la maison familiale. Elle se remémore sa maison « éclairée comme une cathédrale », une analogie qui confère un sens de hauteur, de grandeur, ainsi qu’une verticalité, que les détails subséquents sur l’occupation spécifique des lieux viennent renforcer (2013 : 35). Il y a d’abord la cave où le père, que « la vie domestique » n’intéresse pas (2013 : 51), se réfugie; c’est là son royaume où seulement quelques-uns de ses fils sont invités à descendre. Il y a ensuite la cuisine du rez-de-chaussée, l’univers de la mère : avec une famille si nombreuse, celle-ci disparaît perpétuellement derrière ses « casseroles » (2013 : 40-41). Ce n’est d’ailleurs que la nuit que la mère se permet une escapade au deuxième étage (2013 : 45), véritable repaire de la marmaille. Ce second étage, constitué de deux logements, contient notamment la salle de lavage, soit le « domaine » de l’aînée (2013 : 38) et la « salle d’étude » (2013 : 38). Les autres pièces servent de chambres pour les enfants, les parents dormant pour leur part au rez-de-chaussée. Ainsi, aucun des enfants, sauf l’aînée, n’a de chambre assignée ni même de lit : tous couchent « là où ils [trouvent] une place vide, la seule règle étant que les filles et les garçons ne dorment pas ensemble »; certains finissent donc par passer « la nuit sur le divan du salon ou sur une pile de vêtements dans la salle de lavage » (2013 : 47). L’aînée précise d’ailleurs n’avoir vu son père à l’étage qu’à une seule occasion (2013 : 51). Ainsi, on voit bien en quoi l’occupation de cet univers familial confère à celui-ci une horizontalité (l’espace que se partagent les enfants) ainsi qu’une verticalité (père, mère, enfants). Enfin, l’apparence unique de cet « enchevêtrement de portes et de cuisines-salons » témoigne moins du pragmatisme du père que de son indifférence pour un certain type d’attentes sociales, de même que d’une certaine désorganisation dans la manière de vivre (2013 : 37). Comme cette dernière remarque nous ramène à nouveau aux personnages, nous conclurons donc cette première partie de l’étude sur la marginalité spatiale, avant de poursuivre sur la marginalité des sujets.

Dès l’incipit du récit, l’évocation d’une région isolée, peuplée d’individus vivant librement convoque l’imaginaire de la nordicité. Considérer le Nord comme un espace en marge est un jugement de l’ordre de l’interprétation, une évaluation de lecture qui émane à la fois de facteurs subjectifs (intrinsèques au lecteur) et des effets du texte. On peut imaginer que, pour les enfants Cardinal, la maison, et non pas l’église, l’école ou la rue principale, est le véritable centre de Norco et que Norco, puisqu’ils n’ont jamais habité d’autres villes, est le centre du monde, du moins du leur. D’ailleurs, comme nous le verrons, ce sont eux qui règnent sur les lieux : s’ils en sont les rois, et non pas les malheureux sujets repoussés dans les marges, Norco est par conséquent leur royaume. D’ailleurs, même adulte, le cadet continue à soutenir que la ville « aurait dû s’appeler Cardinal » (2013 : 10), ne serait-ce que parce que le gisement de la mine a été trouvé par Albert Cardinal. Par ailleurs, pour l’ensemble de la progéniture des Cardinal, c’est bien la campagne environnante, là où habitent ceux qu’ils ont surnommés les « cul-terreux », qui correspond à l’espace en marge. Et, pour ces derniers, c’est évidemment l’inverse. Traverser la délimitation de la ville ou mettre le pied sur la pelouse des Cardinal revient à outrepasser une frontière, à passer dans un autre univers, à se retrouver ailleurs. Une transgression, comme nous le verrons, qui se paie assurément de coups et d’humiliations.

Cette première partie illustre la difficulté d’isoler le lieu du sujet qui le traverse et l’habite, une difficulté qui renvoie aux deux facettes de la marginalité, « celle du signifiant spatial » et « du signifié social » (Bailly et al., 1983 : 110). Passons à présent à l’analyse de la marginalité chez les personnages.

Les personnages

L’apparence non conventionnelle de la maison des Cardinal reflète l’excentricité de ses habitants, une fonction classique des lieux dans la fiction. De la perspective d’un des narrateurs, la « maison est à l’image de la famille. Déglinguée, mutilée, mais tenace » (Saucier, 2013 : 49). La référence à la notion de ténacité nous ramène à cette puissance de liberté que procure, selon Saucier, le fait de vivre dans le Nord. Ainsi, quoique l’aspect délabré des lieux fasse surgir l’idée de négligence domestique, dans le roman, ce délabrement ne correspond aucunement à l’idée d’une affligeante pauvreté. Même si les narrateurs tracent tous le portrait d’une enfance vécue dans le désordre absolu, ce n’est pas pour autant une enfance misérable.

Par ailleurs, ce désordre revêt différentes formes. S’il y a bien sûr le désordre matériel : les vêtements qui s’empilent continuellement dans la salle de lavage (2013 : 38), le fouillis permanent dans les chambres (2013 : 37), la cuisine toujours en chantier (2013 : 40-42), la cave remplie de minerais (2013 : 51), les rénovations faites à la vite ou jamais terminées (2013 : 10), il y a aussi (surtout) le désordre social, celui qui renvoie à l’anarchie totale et parfois violente que génère invariablement toute bande d’enfants laissée à elle-même. Car, en effet, chez les Cardinal, comme l’explique l’autrice en entrevue, ce sont « les enfants [qui] prennent le contrôle de la famille. Ils s’élèvent par eux-mêmes, ils vivent par eux-mêmes » (Desjardins, 2012 : 7). Le seul moment où la mère impose un certain ordre est quand tous les enfants se retrouvent à table pour souper (Saucier, 2013 : 43). Le reste du temps, les jeunes Cardinal sont libres de vivre comme ils l’entendent. Bien sûr, comme dans toute famille, il y a des rituels, et celui des Cardinal consiste à permettre à leurs enfants de dynamiter de la roche le jour de leur septième anniversaire (2013 : 16). Bref, leur mode de vie s’écarte passablement d’une certaine idée de la norme, de l’habituel, de l’attendu.

D’ailleurs, l’absence de discipline et d’ordre ou plutôt l’inexpiable indocilité des enfants se vit aussi à l’extérieur de chez eux. Pour les voisins, ce sont de véritables petits insurgés sur qui les parents n’exercent aucune autorité. Quand la mine ferme en 1957, ils prennent sur eux de détourner l’attention des gens sur les activités illicites de leur père. Ce dernier a alors entrepris d’exploiter à ses frais et clandestinement un gisement d’or auquel il n’aurait jamais osé rêver et qu’il croit lui revenir « de plein droit » (2013 : 141). Norco apparaît à partir de ce moment comme l’espace de transgression par excellence. Sous la gouverne de Geronimo, l’un des frères aînés, commence alors une guerre de la terreur, véritable « guerre de feu » (Kyloušek, 2018). Le clan, maudit par les quelques dizaines de familles demeurées à Norco, multiplie sans pitié les actes d’intimidation : les enfants des Cardinal exhibent les « carcasses » des chats des voisins, brûlent les champs et tourmentent les élèves qui viennent de la campagne environnante (Saucier, 2013 : 102), ceux qu’ils ont surnommés « les culs-terreux ». Cette « armée de libération et d’oppression » sévit pendant les cinq années où le père exploite son filon en secret (2013 : 142).

La marginalité de ces enfants-rois constitue ainsi une différence voulue, recherchée; elle correspond à une liberté portée à bout de bras, à un mode de vie où le désir de résister revient comme un leitmotiv obsessionnel. Le patronyme « Cardinal », dont le sens étymologique est « qui sert de pivot », sied particulièrement bien à ces enfants qui s’autodésignent comme les « King[s] » de Norco (2013 : 14), comme une famille de « la première importance » (au sens propre). À noter que cette marginalité n’en est toutefois pas moins codifiée, normée, balisée. Être un Cardinal, même durant la guerre de feu, ce n’est pas baisser « les culottes des petites filles », ni « chaparder des billes », ni multiplier les « crocs-en-jambe » (2013 : 14), mais plutôt « assujettir » les autres à leurs propres bêtises (2013 : 102), refuser les « mollasseries » de la vie », autrement dit, se moquer de toute quête de bonheur ringard (2013 : 62).

Ces frères et soeurs, jusque dans l’âge adulte, persistent par ailleurs à définir leur existence par opposition à celle des autres, comme l’illustre cette remarque du cadet : « Notre famille est l’émerveillement de ma vie et mon plus grand succès de conversation. Nous n’avons rien en commun avec personne, nous nous sommes bâtis avec notre propre souffle, nous sommes essentiels à nous-mêmes, uniques et dissonants, les seuls de notre espèce » (2013 : 9). Ceux qui occupent l’avant-scène – les narrateurs surtout – ont gardé un vif dédain pour la vie rangée, normée. Les aînés sont en cavale : l’un s’est fait chirurgien de guerre pour la Croix-Rouge (2013 : 155-188), l’autre cache une vie de joueur compulsif sous l’identité fictive d’un riche prospecteur australien (2013 : 117-123), un troisième, père célibataire ayant recueilli plus d’un orphelin, vit dans l’abnégation totale (2013 : 177-178). Les filles sont aussi du compte. L’aînée, mariée plus d’une fois, mère de nombreux enfants, finit seule, dans un loyer misérable, abandonnée de tous (2013 : 115). L’une des jumelles, Carmelle, vit dans l’extrême nord du Québec à « Kangirsujuaq », la communauté inuite de son mari dont elle a adopté la langue et le mode de vie (2013 : 60). Ces quelques exemples suffisent à évoquer l’image d’un clan d’irréductibles Gaulois. Et quoique les marginalités présentées jusqu’ici comportent les inévitables déclinaisons de l’opposition nous/eux, un personnage en particulier arrive à proposer une marginalité qui déborde le cadre de ce binarisme rigide, il s’agit d’Angèle.

La marginalité du personnage d’Angèle

Il n’y a qu’un seul couple de jumeaux parmi les vingt et un enfants. Ce sont Carmelle (dont il a été question précédemment) et Angèle, des jumelles identiques (Saucier, 2013 : 61-62), mais au caractère bien distinct : la première est « dure comme la pierre », la seconde, l’image même de « l’insouciance du bonheur » (2013 : 61-62). Lorsque les fillettes n’ont que cinq ans, un couple de Westmount pour qui le père Cardinal effectue des travaux de prospection, les McDougall, offre de les adopter (2013 : 63-67). Devant cette proposition, les parents choisissent de laisser leurs filles décider (une décision cohérente avec leur laisser-faire parental), alors que les autres enfants, eux, s’opposent violemment à ce qu’on leur arrache ainsi leurs soeurs. Et quoique le couple rentre chez lui bredouille, Angèle refuse de mépriser, malgré son allégeance familiale, ce bonheur facile. La fillette accepte d’abord les cadeaux que lui offrent les McDougall – des poupées, des belles robes (2013 : 83) –, puis va passer les vacances d’été chez eux (2013 : 75) et, enfin, entre au pensionnat grâce à leur aide (2013 : 87). Et pour s’être délibérément et aussi facilement laissé « séduire » par les « belles choses » de la vie, ces « charmanteries » qui irritent tant les siens (2013 : 74), Angèle est surnommée « La Jumelle », « L’Adoptée » par son clan, qui s’assure de lui gâcher les courts moments qu’elle passe encore en famille. Marginalisée parmi les siens, Angèle subit néanmoins avec un panache sans égal les pires humiliations, généralement orchestrées par Geronimo, alias Laurent, ce grand frère qui, une fois adulte, fera pourtant son éloge :

Elle était la plus brillante de nous tous, elle aurait empourpré notre nom de fierté si nous l’avions laissé vivre, elle était le plus pur joyau de notre famille, mais tellement imprévisible, tellement déroutante! Comment cette fille pouvait-elle s’intéresser à la fois aux mathématiques des nombres imaginaires et à la guenille? […] Elle avait appris l’anglais chez les McDougall, le latin avec les bonnes soeurs, s’intéressait aux civilisations anciennes et aux mathématiques modernes, et elle avait réussi à garder sa place à la maison malgré cette vie qu’elle avait ailleurs

2013 : 163-164

L’éloge du frère est construit à partir du champ lexical de la minéralogie : Angèle est « brillante », un « pur joyau », et rien de moins que la perle rare de la famille[2]. Mais ce passage dénote aussi la marginalité interstitielle de cette soeur qui s’obstine à vivre simultanément dans deux groupes que tout oppose. La marginalité d’Angèle s’accommode non seulement d’un « ou » inclusif, mais s’accompagne aussi (surtout) d’une posture d’occupation. Il s’agit de ne pas perdre sa place, aucune de ses places. Ce qui nous amène enfin à parler de ce fameux néologisme, « aheumplace ».

La marge occupée

Nous avons déjà mentionné l’anarchie permanente qui règne dans la maison familiale. Sans surprise, l’absence de règles, même les plus fondamentales, combinée à l’économie de biens, débouche sur une logique de combat. « Il y avait [se remémore le cadet], les batailles avant l’école pour retrouver nos bottes, les batailles le soir pour nous faire une place devant la télé, les batailles tout le temps, pour rien, par plaisir, par habitude » (Saucier, 2013 : 10). L’aînée des filles fait aussi référence aux « batailles pour la vaisselle » de même qu’à celles « pour le divan à trois places » (2013 : 34-35). Ainsi, l’espace domestique apparaît chez les Cardinal comme un lieu où la survie n’est assurée que par la capacité de chacun à s’approprier une place. De cette lutte incessante émerge le code « Aheumplace » que l’aînée définit ainsi :

Le mot, à l’origine, avait été une phrase, un avertissement bien sonné. « Que personne ne prenne ma place! » ou quelque chose du genre. Avec le temps et l’usage répété qui en avait été fait, la phrase est devenue « Aheumplace ». […] Le mot a servi à bien d’autres choses que les batailles du divan. Aheumplace pour une chaise, pour tout ce que nous désignions propriété personnelle et qui, nécessairement, faisait l’objet d’un jeu de pouvoir. […] Il est devenu Aheumchemise, Aheumbottes, Aheumstylo, Aheumcarabine, AheumCornFlakes. Bien fragile façon de préserver un droit de propriété dans une maison où rien, même pas un endroit où dormir, ne nous était assigné personnellement

2013 : 36

Pour les enfants des Cardinal, « faire sa place » consiste à se rendre « visible », à asseoir sa « souveraineté », sa valeur, à l’instar des revendications associées au mouvement Occupy (Dechézelles et Olive, 2017 : 11). Car qui dit famille nombreuse, dit rang, ordre, hiérarchie (l’un des sens que revêt l’adjectif « cardinal »). En ce sens, la marginalité des Cardinal émerge à la lecture comme une marginalité scalaire. Lorsqu’un récit accumule les personnages dissonants, tous occupent rarement la même position sur l’échelle de la non-conformité. Chez les Cardinal, les plus astucieux, les plus forts se méritent un surnom qui permet de les distinguer : de ce nombre, on compte notamment « Geronimo » (chef apache), « Mustang », « Tintin » et « Eltoro ». Pour le cadet, alias « Le Fion », le surnom procède d’une logique inverse : c’est un enfant « fragile », « sans aucun instinct », incapable de suivre le reste du clan (Saucier, 2013 : 54). Adulte, il devient fonctionnaire, une profession à l’opposé de ce que vénère le clan. Le Fion occupe pour ainsi dire l’extrémité gauche de l’axe des Cardinal. Une place peu reluisante, certes, mais non pas synonyme d’exclusion : quoiqu’il n’ait jamais eu la force de porter leurs valeurs, il demeure un des Cardinal dans « son refus de ce qui n’était pas d’une vérité absolue » (2013 : 54). Sa position montre qu’il n’est pas impossible d’être le mouton noir d’un troupeau de… moutons noirs. Bref, chez les Cardinal, on est plus ou moins « inclus », plus ou moins « exclu », selon la part de pouvoir que l’on sait arracher. Et le code de cet univers chaotique est « aheumplace ».

C’est toutefois ce dernier code qui signe l’arrêt de mort d’Angèle. Nous avons déjà mentionné que le père Cardinal exploite pendant un moment un gisement d’or à son compte. Or le jour où la compagnie recommence à survoler le territoire, le père, pressentant la réouverture de la mine, doit rapidement trouver une solution pour effacer les traces de son exploitation illégale (2013 : 151). Il est d’abord question de dynamiter l’endroit, mais les risques sont nombreux. Angèle, âgée alors de 17 ans, assiste au remue-méninges qui a lieu entre les fils aînés et leur père. Au cours de la réunion, elle prend la parole pour exiger « [q]ue personne ne prenne [sa] place » (2013 : 210), puis elle quitte la pièce. Le reste du clan perçoit alors son intervention comme « un affront sans nom »; « L’Adoptée » n’a pas utilisé le code d’usage. La suite des événements révélera un acte de provocation d’une nature beaucoup plus sombre. Quand, quelques heures plus tard, le fameux tunnel explose, les plus vieux comprennent qu’Angèle ne reviendra pas. Voulant préserver leurs parents, qu’ils croient à tort ignorants de l’événement tragique, et le reste de la famille, ils forcent Carmelle à revêtir les vêtements d’Angèle pour mettre en acte la scène de son départ (définitif) vers Montréal.

Par son sacrifice, Angèle « [scelle] son appartenance à la famille Cardinal » une fois pour toutes (2013 : 212). Un geste de solidarité, d’abnégation, posé dans un « aheumplace » détourné. Jusqu’à la toute fin, cette soeur refuse la norme, celle du centre, et celle de la marge, faisant fi, dans un affront impardonnable, du pacte exclusif d’une marge familière. Ce personnage, bien qu’elle ne soit pas métisse, a la capacité de réunir des pôles contradictoires, à l’image de la « new mestiza » de Gloria Anzaldúa (Anzaldúa, 2012 : 101). En faisant le pari de vivre « dedans » et « dehors », elle crée une troisième zone, une marge qui peut se lire comme un tiers espace au sens que lui donne Homi Bhabha, soit celle d’une hybridité qui « rend possible l’émergence d’autres positions » (Bhabha et Rutherford, 2006 : 99). Force est d’admettre cependant que cet espace de synthèse se trouve marqué par la fusion du difficilement conciliable, fusion certes fragile, instable, mais surtout coûteuse puisqu’elle exige un constant effort d’assertion, d’appropriation et se solde par la mort prématurée d’Angèle et sa parole empêchée.

Un personnage hors champ

Cette dernière observation nous conduit à considérer une particularité dans la construction narrative. Quoiqu’Angèle soit sans l’ombre d’un doute le personnage central du récit, ce n’est pas elle qui raconte son histoire, puisqu’elle est depuis longtemps décédée au moment où se tient la réunion familiale à l’Hôtel des Quatre Temps à Val-d’Or (Saucier, 2013 : 24). C’est d’elle qu’il est question, mais elle n’a pas de droit de parole. Cette soeur ne « prend véritablement vie » que lorsque les narrateurs, ses frères et soeurs, se remémorent des scènes de leur enfance. Le lecteur ne bénéficie donc que d’un ensemble de perspectives tierces pour se fabriquer une image de celle autour de qui se tend le fil du récit. Et comme tous ces discours qui la construisent émanent d’une culpabilité nourrie par l’oeuvre du temps et les allégeances trompées, comment se garder d’y voir une boursouflure de l’éloge? Angèle, l’ange immolé au plus doux des sourires (2013 : 61), celle qui avait tout pardonné (2013 : 77), tout accepté, même les pires cruautés des siens, se lit telle une hyperbole. Pourtant, derrière ce portrait sanctifié, il y a bel et bien eu une « vraie » Angèle, dans la mesure bien sûr où l’on se laisse prendre au jeu de la fiction. Ce personnage « existe » donc en quelque sorte en marge de la parole, hors d’elle-même et uniquement à travers la psyché des autres.

Pour mieux illustrer cette position marginale qu’Angèle occupe dans l’espace diégétique et narratif, le hors-champ se révèle un concept intersémiotique tout à fait pertinent. Si, minimalement, la notion désigne la « portion exclue du cadre » (Kondrat, 2020 : Section II.1), elle présente, tout comme la marge, une qualité extensible. Pour l’activer, encore faut-il déplacer le point de mire pour tenir compte de sa composante subjective, considérant que le hors-champ ne surgit qu’« au moment de la prise de conscience de ce qui n’est pas montré » (2020 : Section II.1). Cette conceptualisation élargie du hors-champ dépasse largement la faculté de voir et touche à tout ce qui est de l’ordre du manque et de l’absence, c’est-à-dire ce qui n’est ni vu, ni entendu, ni ressenti. Sur ce point, le cas du personnage d’Angèle est particulièrement évocateur. Bien qu’Angèle soit absente des scènes qui se déroulent à l’Hôtel des Quatre Temps, elle envahit toutefois tout l’espace diégétique, soit l’action qui se déroule dans la salle de réception de l’hôtel (certains de ses frères et soeurs la cherchent des yeux, croient la voir ou espèrent la rencontrer), ainsi que l’espace de la narration, c’est-à-dire les pensées de chacun des narrateurs. Son fantôme hante l’esprit de ceux qui partagent le secret de sa disparition et qui comprennent que cette réunion a toutes les chances de faire éclater la vérité au grand jour. Le décalage entre leurs pensées et leurs paroles, entre ce qu’ils gardent pour eux et ce qu’ils partagent avec ceux qui les entourent, révèle des silences sur ce qui, étant de l’ordre de l’indicible, ne s’entendra pas. À elle seule, Angèle, en personnage hors champ exemplaire, réussit à mettre efficacement « en relation les catégories du montré et du non-montré, du présent et de l’absent, du dedans et du dehors » (2020 : Section II.2).

Du côté de la réception, cette position particulière d’Angèle présente tous les éléments susceptibles d’influencer le lecteur. Sa construction décalée joue positivement sur les modalités de la réception, et son opacité, loin de lui nuire, contribue à faire d’elle un de ces êtres de papier singuliers que l’évanescence rend d’autant plus fascinant, une perspective qui rejoint celle de Jouve sur « l’effet – personne » voulant que la contradiction des « codes affectifs » soit plus performante que l’alignement des affects pour le lecteur (Jouve, 1998 : 213). Saucier aurait choisi d’intégrer différemment ce personnage dans le récit que le motif de la marginalité aurait débouché sur d’autres représentations. Le personnage d’Angèle n’est pas atypique dans l’oeuvre de l’écrivaine. Il pleuvait des oiseaux est construit autour du récit d’un homme déjà mort, et c’est grâce à une enquête menée à partir des témoignages de survivants, d’un corpus de photos et de ses tableaux que cet être se laisse découvrir. Le personnage de la grande Jeanne, dans Jeanne sur les routes, procède d’un mécanisme narratif semblable : un autre fantôme que piste une narratrice nostalgique de son enfance. Pour ces personnages, comme pour Angèle, la marginalité se construit à partir de perspectives tierces dont l’assemblage se joue dans l’épaisseur qui sépare le texte et son lecteur – dans l’acte de lecture. Bref, l’apport herméneutique qu’introduit le hors-champ dans une réflexion sur la marginalité n’est pas sans intérêt et entraîne des considérations poétiques et pragmatiques.

Conclusion

Cette étude des représentations de la marge et de la marginalité dans la construction des éléments du cadre spatial et des personnages du roman de Saucier, Les héritiers de la mine, montre le riche potentiel herméneutique que constituent ces notions pour penser la différence. Au moment d’en offrir une synthèse, les trois figures géométriques recensées lors d’une étude précédente sur les représentations de la marginalité (Beaudoin, 2019) s’imposent : celles du cercle, de la ligne et de l’axe scalaire.

Traditionnellement, la figure géométrique du cercle, composée de l’enchâssement de deux ensembles, le centre et la marge, se présente comme la métaphore de choix pour illustrer la notion de marge. La marginalité imaginée par Saucier dépasse largement cette métaphore qui surgit à la lecture lorsque la différence est strictement pensée sur les bases d’une logique d’exclusion. Certaines de nos remarques au sujet des enfants des Cardinal ou de la nordicité soulignent par ailleurs le critère de subjectivité inhérent à ce type de distinction et parlent d’une fluidité qu’entrave trop souvent une compréhension restrictive de la différence.

Le personnage d’Angèle introduit pour sa part une marginalité qui emprunte non pas la traditionnelle métaphore de la figure géométrique du cercle, mais qui fait intervenir celle de la ligne qui démarque : en choisissant de « se laisser adopter », Angèle passe une frontière immatérielle, invisible, mais non moins réelle, une transgression qu’on lui pardonne mal. Or le type de marge qu’elle choisit d’habiter présente la capacité d’être densifiée et épaissie. Ce nouvel espace marque sa différence, mais lui permet aussi de consolider une nouvelle identité, un aspect que nous avons illustré à l’aide des notions de tiers espace et de mestiza. Dans L’éloge des frontières, Henri Dorion présente une perspective semblable. Les frontières, écrit le géographe québécois, ont « sur la vie des peuples […] deux effets différents, mais non contradictoires. D’une part, elles consolident les identités; parfois, elles les modifient; il arrive même qu’elles les créent » (Dorion, 2006 : 44). La marge-frontière se pare ainsi d’une épaisseur seulement si elle refuse la binarité, ce que fait Angèle, mais pas Carmelle. Séduite aussi par les « belles choses », cette dernière n’a cependant pas le courage d’assumer cette part d’elle-même. Pis encore, la trahison de sa soeur la force à adopter le comportement d’un garçon manqué, d’où son surnom, La Tommy. Celle-ci ne voit que deux désirs impossibles à concilier : adhérer aux valeurs de sa famille ou bien goûter au plaisir d’une féminité en éveil. L’allégeance au clan l’emporte. Elle n’enfreint sa propre loi qu’une seule fois au cours de son enfance (Saucier, 2013 : 93-94), un épisode qui la jette dans la honte et la crainte des représailles. Cette frontière, elle n’osera la traverser à nouveau qu’une fois Angèle disparue à jamais et, encore, uniquement dans l’anonymat le plus complet (2013 : 95). Les pulsions qui la traversent ne sont vécues que dans le refoulement; il n’y a aucune épaisseur dans cette marginalité frontière.

On pourrait cependant objecter que la connexion « psychique » qui l’unit à sa jumelle opère à l’instar de ce même type d’espace de marginalité. Carmelle peut « voir » en pensée Angèle quand celle-ci se trouve « chez les McDougall ou au couvent » (2013 : 197). Elle est témoin de sa mort par le biais de ce même mécanisme psychique (2013 : 198-199). Après sa mort, elle ressuscite Angèle en faisant venir sur ses lèvres son sourire (2013 : 61). Cet espace qui unit les jumelles même au-delà de la mort peut se lire comme une marge : un espace spirituel qui n’est accessible que pour Carmelle, en retrait de la « réalité » de tous. Un espace-pont qui unit momentanément ces deux soeurs que tout sépare, même la vie. Une frontière que Carmelle transgresse avec la bénédiction de son mari, qui accepte de « partager [sa] femme avec l’âme d’une morte » (2013 : 60).

En ce qui concerne la transgression, nos observations montrent que l’idée de trajectoire se présente dès qu’on déplie les figures de la marge : alors que la ligne active la possibilité de transgression – Carmelle est tentée par les belles robes –, la seconde, le cercle (centre/marge), convoque l’image du déplacement, de l’errance, de possibles va-et-vient, voire les différentes migrations des enfants des Cardinal, une fois l’âge adulte atteint.

Les marginalités recensées comprennent une dernière figure, celle de l’axe scalaire, qui correspond à un axe greffé sur le cercle ayant la ligne comme point zéro. Cette figure englobe par conséquent les deux autres figures et émerge lorsque la marginalité procède d’une gradation, d’une hyperbole. L’horizontalité convoquée par la mise en récit de l’espace domestique implique cette idée de hiérarchie, de degré, d’échelle. Le fils aîné y fait référence lorsqu’il parle de son père et de sa préférence pour Geronimo (2013 : 144), ou encore quand Carmelle redouble d’ardeur dans leur « guerre de détestation » (2013 : 79) pour éviter de se retrouver, par association, dans la posture impossible de sa jumelle.

En somme, ces trois figures, le cercle, la ligne et l’axe, sont à la base de la construction des personnages et des lieux que déploie le récit de Les héritiers de la mine. Leur enchevêtrement entraîne une polysémie de la différence qui se répercute, comme on a vu avec la métaphore du hors-champ, jusque dans l’acte de lecture. Chacune de ces figures peut être porteuse d’une marginalité sombre et aliénante, tout autant que d’une marginalité vivifiante et revendiquée. Si avec Angèle, l’autrice rompt avec la matrice d’une marginalité sociale synonyme d’exclusion, c’est par le jeu d’un leitmotiv revendicateur, détourné à la manière de Réjean Ducharme, qu’elle vient faire écho à l’espace de rébellion imaginé par bell hooks (1989) : « aheumplace », « aheumplace », « que personne ne prenne ma place ». Quand les marges sont pensées non pas en tant « qu’un “plus” ou un “moins” par rapport à un centre ou une périphérie », mais bien comme « des territoires différents, des territoires “autres” […] qu’il s’agit donc d’appréhender pour eux-mêmes » (Dupraz, 2017 : 388), elles peuvent alors ouvrir des pistes intéressantes pour penser la pluralité, la diversité, la différence.