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En 1935, Yvette Mercier-Gouin fait jouer sa pièce Cocktail sur la scène professionnelle du Théâtre Stella. Elle n’est pas la première à le faire, ayant été précédée dans ce domaine par deux générations de femmes, l’une composée de journalistes, l’autre formée d’actrices. En 1902, en effet, Paul Cazeneuve, alors directeur du Théâtre National Français, avait mis en scène un lever de rideau intitulé L’adieu du poète de Madeleine Huguenin, journaliste à La Patrie. L’année suivante, au même théâtre, Hindelang et De Lorimier, une pièce en quatre actes d’Éva Circé-Côté, journaliste à L’Étincelle, devenait la première oeuvre portant une signature féminine à occuper l’affiche entière. De Joséphine Dandurand, leur aînée, jusqu’à Marie-Claire Daveluy, la cadette, contemporaine et collègue d’Yvette Mercier-Gouin, les journalistes ont été ainsi un certain nombre à écrire pour le théâtre au début du xxe siècle bien que leurs pièces aient généralement été créées sur des scènes d’amateurs. Il en est de même pour les actrices, bien que celles-ci n’aient guère exercé leur plume avant la fin de la Première Guerre mondiale. De Rose Gervais (qui pratique son métier sous le nom de scène Liane Halmay) à Germaine Lippé (qui pratique parfois le sien sous celui de Fifine), les actrices forment un contingent d’auteures dramatiques souvent confinées à la forme brève de la pièce en un acte plus souvent destinée aux scènes populaires qu’aux grands théâtres de la métropole.

En 1936, Cocktail est publié dans la collection « La scène » aux Éditions Albert Lévesque, devenant ainsi la première pièce créée sur une scène professionnelle à être éditée sous la forme d’un livre par un éditeur indépendant[1]. Jusque-là, en effet, les pièces jouées sur ces scènes n’avaient été publiées que sous la forme de brochures, soit par les soins du théâtre lui-même – c’est le cas des pièces de Louis Guyon, créées entre 1902 et 1908 sur la scène du Théâtre National Français –, soit par un éditeur indépendant, Édouard Garand, dont la collection « Le Théâtre canadien » est destinée aux cercles d’amateurs. Le livre, rappelons-le, est un objet différent de la brochure. Imprimé sur un papier de meilleure qualité, mettant en oeuvre une typographie plus aérée, mais aussi plus soignée, le livre est conçu pour un usage de longue durée et il est plus volontiers acheté par les grandes bibliothèques qui en assurent ainsi la conservation. Sa diffusion, qui emprunte le circuit des grandes librairies plutôt que celui de l’abonnement, le soumet habituellement au jugement de la critique littéraire. Au début du xxe siècle, les pièces de théâtre publiées sous cette forme sont généralement l’oeuvre d’auteurs qui s’identifient comme écrivains, et elles appartiennent plutôt au registre du théâtre historique et nationaliste qu’à celui du théâtre comique.

Ainsi, si l’entrée en scène d’Yvette Mercier-Gouin représente une borne dans l’histoire culturelle du Québec, c’est qu’elle introduit, tant dans l’histoire de la littérature que dans celle du théâtre, la logique du répertoire dramatique et que, par là, elle assure la mémoire de son oeuvre. La création de Cocktail, sur la scène du Stella en 1935, et sa publication subséquente aux Éditions Albert Lévesque laissent ainsi entrevoir un changement de paradigme, qui repose sur l’unification des deux pratiques – le théâtre et le livre –, mais aussi sur le fait que l’écriture dramatique puisse apparaître, dès lors, comme une activité spécialisée, prise en charge par des professionnels qui choisissent d’en faire une carrière. Précisons tout de suite que le cas reste unique parmi les femmes auteures dramatiques, puisqu’il faudra attendre encore trente années pour que l’événement se reproduise (dans la carrière de Françoise Loranger) et qu’il l’est tout autant parmi les hommes dont aucun avant elle, mis à part Louis Guyon, n’a fait de l’écriture dramatique son activité principale.

Vraisemblablement, toutefois, le milieu n’était guère prêt à reconnaître à une femme le statut de premier auteur dramatique d’importance dans l’histoire du Québec, pas plus qu’il n’était prêt à consacrer comme oeuvres modernes et singulières les poèmes de Simone Routier ou les romans d’Éva Senécal et de Jovette Bernier, toutes trois les contemporaines d’Yvette Mercier-Gouin. C’est ainsi à Gratien Gélinas, le deuxième auteur dramatique à avoir à la fois fait créer sa pièce sur une scène professionnelle et publié sa pièce sous forme de livre, que reviendra l’honneur d’être consacré par l’histoire[2]. L’échec relatif de cette opération de mise en mémoire ne change cependant rien au caractère radicalement neuf d’une telle pratique. Il convient, dès lors, de revenir un peu en arrière et de réfléchir aux conditions qui ont rendu possible la carrière d’Yvette Mercier-Gouin dont l’oeuvre, plusieurs fois relue par la critique littéraire ces dernières années, est devenue l’icône de la dramaturgie bourgeoise au féminin.

Jouer selon les règles de la société bourgeoise

Le 17 décembre 1915, juste avant Noël, l’Auditorium de Québec présente une soirée de gala. Il s’agit de la première audition donnée par les élèves de René Gandrille, directeur du Conservatoire Français, qu’il a lui-même fondé deux mois plus tôt. Au cours de cette soirée, Yvette Ollivier, une jeune comédienne âgée de vingt ans, se distingue dans Les femmes savantes de Molière (Le Soleil, 1915a, 1915b). Deux mois plus tard, en février 1916, les élèves du Conservatoire présentent une autre soirée de gala. Yvette Ollivier est de la distribution de Modestie, une pièce en un acte de Paul Hervieu. Le chroniqueur du Soleil écrit alors : « Mlle Yvette Ollivier bien qu’imparfaitement apte au rôle de veuve, même de jeune veuve – et cela est tout à son avantage – y a manifesté une fois de plus le talent qu’on avait déjà eu l’occasion d’admirer chez elle en d’autres circonstances » (Le Soleil, 1916a). Le mois suivant, c’est dans L’ange Mikhaïl de Robert de Montesquiou qu’elle se distingue : « Mlle Yvette Ollivier y a apporté son jeu très étudié sous son apparente naïveté » (Le Soleil, 1916c). Suivra Véronique, opéra-comique d’André Messager, donné sous le patronage du premier ministre du Québec, Sir Lomer Gouin : « Mlle Yvette Ollivier, que nous connaissions déjà, […] ne manqua pas, avec la souplesse de talent et d’interprétation qu’on lui sait, de jouer Denise lestement » (Le Soleil, 1916d).

Yvette Ollivier est de la première promotion des élèves de Gandrille à Québec. Acteur français, René Gandrille était arrivé à Québec en janvier 1915 et avait fondé la Troupe de la Comédie française, installée à l’Auditorium. Son conservatoire, qu’il inaugure peu après et qui est rapidement fréquenté par les jeunes gens et les jeunes filles de la bonne société de Québec, est créé sur le même modèle que celui d’Eugène Lassalle à Montréal, dans le dessein de « former les élèves à la diction française à l’usage de ce merveilleux outil de la pensée, de cette langue française où les chefs-d’oeuvre ne se comptent plus » (Le Soleil, 1916b). Gandrille se défend bien de vouloir former des acteurs : « Jamais un seul instant, ni les organisateurs ni les membres du comité de patronage n’ont pensé à créer une école de théâtre ou une pépinière d’acteurs et d’actrices » (Le Soleil, 1916b), ni même à développer le goût du théâtre proprement dit. C’est la volonté de corriger la diction française de leurs enfants qui paraît avoir motivé « les principaux chefs du gouvernement provincial, […] les journalistes et […] les financiers sous le patronage desquels il a été fondé » (Le Soleil, 1915a). Rappelé par le ministère de la Guerre pour servir dans l’armée française, il quitte Québec en avril 1916.

Au début du xxe siècle, l’art du théâtre reste intimement lié à l’art des relations mondaines, et la pratique de la scène est un art parfaitement intégré à la vie bourgeoise. L’avocat Nazaire Ollivier, père d’Yvette, était professeur de droit romain à l’Université Laval, directeur de L’union libérale (1888-1893) puis député de la circonscription de Lévis (1897-1898). Il avait publié un opuscule en hommage à Octave Crémazie (1888) et déposé une thèse de droit à l’Université Laval, intitulée De la nullité des contrats (1890). Orpheline de père dès l’âge de trois ans, la jeune Yvette Ollivier fait néanmoins partie de la société bourgeoise, libérale et philanthrope de la ville de Québec, où elle apprend à maîtriser l’art des relations mondaines. Son parcours est ainsi caractéristique de celui d’une jeune fille de son époque et de son milieu, mais d’une famille qui valorise le talent et les oeuvres de l’esprit.

Toutes les femmes qui écrivent au début du xxe siècle partagent cette formation[3]. Née dans une famille d’allégeance politique libérale, Joséphine Marchand fut comédienne amateure lors de soirées de bienfaisance et auteure dramatique comme son père, Félix-Gabriel Marchand, qui allait devenir premier ministre du Québec. Il en est de même d’Anne-Marie Gleason (Madeleine), de Robertine Barry (Françoise), d’Éva Circé-Côté, de Gaétane de Montreuil et même de Laure Conan, toutes auteures dramatiques, mais aussi filles de bonne famille, nées et élevées dans les milieux politiques d’allégeance libérale et toutes engagées dans le mouvement d’action féminine. Toutes sont également journalistes, que l’on envisage sous cette appellation les femmes qui gagnent leur vie de cette manière ou celles qui, ayant une autre profession ou n’en ayant pas, collaborent néanmoins de façon suivie aux journaux. À ces femmes plus âgées, succède, dans les années 1920, une nouvelle génération parmi lesquelles nous retrouvons Marie-Claire Daveluy, Emma Gendron et Alice Pépin-Benoit qui reproduisent le même parcours, soit alliant l’écriture dramatique au journalisme.

Ce qui distingue la carrière d’Yvette Mercier-Gouin de celle de ces femmes est que jamais elle n’a pratiqué le journalisme, ni en professionnelle ni en dilettante. Elle appartient à une nouvelle génération de femmes pour qui le théâtre se définit d’abord par la scène. Mais peut-il être question, pour une jeune fille de la bonne société, de se produire ainsi en public, autrement que dans le cadre d’exercices scolaires, ceux du Conservatoire Gandrille, ou dans le cadre très occasionnel des fêtes de charité, à la manière de Joséphine Marchand ? On se rappellera tout de même que la carrière d’actrice de Joséphine Marchand a cessé au moment de son mariage avec Raoul Dandurand, et que la présence de la famille sur les scènes de charité allait, par la suite, être assurée par leur fille Gabrielle, bien que les textes que celle-ci y joue soient parfois écrits par sa mère[4]. Une fois mariées, ces femmes se retrouvent généralement dans des rôles plus discrets, au conseil d’administration des divers conservatoires, à la production de spectacles de charité, mais aussi, comme je l’ai suggéré d’entrée de jeu, assise à leur table de travail, à écrire.

La carrière d’actrice d’Yvette Ollivier aurait donc dû s’arrêter en 1917, année de son mariage avec un jeune avocat, Léon Mercier-Gouin, lui-même élève du Conservatoire Lassalle de Montréal, remarqué par son interprétation du rôle de Néron dans le Britannicus de Jean Racine, présenté au Théâtre His Majesty’s, le 27 mai 1913 (La Presse, 1913a, 1913b, 1913c), spectacle repris à Québec le 31 mai de la même année. Le mariage est un des grands événements mondains de l’année. Léon Mercier-Gouin est du même milieu qu’Yvette Ollivier, étant le petit-fils d’Honoré Mercier et le fils de Lomer Gouin, alors premier ministre du Québec (1905-1920). Il a terminé ses études de droit à l’Université Laval de Montréal, où il fut l’élève d’Édouard Montpetit. Spécialisé en droit commercial et industriel, il deviendra bientôt lui-même professeur à l’École des hautes études commerciales, où il rejoint son maître. Les familles Mercier et Gouin sont elles aussi de celles qui accordent une grande attention aux oeuvres de l’esprit et à l’engagement social. En conséquence, même si le jeune couple, installé à Montréal, est encore relativement anonyme, il fréquente les théâtres et consacre une bonne partie de son temps à l’action philanthropique : l’aide aux vieux couples en particulier, mais aussi, de manière continue, l’oeuvre du Conservatoire Lassalle[5].

Depuis la fin de la Première Guerre mondiale, émerge à Montréal ce qu’on appellera bientôt la Jeune Scène, qui s’inspire à la fois du mouvement du Petit Théâtre, off Broadway, et du nouveau théâtre communautaire français mis en place par Jacques Copeau, Léon Chancerel et Henri Ghéon (Saint-Jacques et Robert, 2010). Il s’agit là d’un théâtre qui va peu à peu conquérir son indépendance, par rapport aux scènes commerciales, mais aussi par rapport aux organisations sociales (comme la Société Saint-Jean-Baptiste) et religieuses (comme l’Association canadienne de la jeunesse catholique) qui parrainent nombre de cercles dramatiques. Le milieu francophone de la jeune scène se déploie autour de la figure de Jeanne Maubourg, qui assure fréquemment la mise en scène des pièces d’amateurs de ce réseau[6]. Actrice européenne de formation lyrique, arrivée à Montréal en 1917, celle-ci poursuit une double carrière d’actrice et de professeure. Depuis 1921, elle dirige la section de comédie de la Société canadienne d’opérette qu’elle a contribué à fonder avec son mari, le chef d’orchestre Albert Roberval. Plusieurs de la trentaine de jeunes acteurs qui se produisent dans ces troupes que l’on dira bientôt semi-professionnelles, qui vont des Compagnons de la Jeune Scène jusqu’aux Anciens du Gesù, ont été ses élèves. C’est sous leur direction, à l’un et à l’autre, le plus souvent sur la scène du Monument-National, que seront créées la quasi-totalité des pièces écrites par des femmes au Québec entre 1921 et 1933. On leur doit ainsi notamment la création de Aux jours de Maisonneuve (14 mars 1921) de Laure Conan, Maisonneuve d’Éva Circé-Côté (2 avril 1921), Le mirage d’Alice Pépin-Benoit (20 novembre 1921), La beauté de Simonne Martineau (24 avril 1924) et les deux pièces en un acte de Rose Gervais, Inexpérience ou Si femme savait et Le premier pas (23 janvier 1933).

Le versant anglophone de la jeune scène montréalaise se déploie d’abord à l’ombre de l’Université McGill, où est fondée la troupe des Community Players (1920-1924), troupe que rejoignent bientôt Rupert Caplan et Martha Allan, et qui créera Namounah, pièce en un acte d’Emma Gendron (21 avril 1922). En 1924, Caplan et Allan quittent Montréal pour les États-Unis. Le premier rejoint la troupe des Provincetown Players, qui avait connu ses heures de gloire quelques années plus tôt, mais il aura encore l’occasion de travailler avec Susan Glaspell. La seconde se dirige vers la Californie et rejoint la Pasadena Community Playhouse, fondée en 1917 par Gilmor Boren, encore très actif. Mise ainsi en veilleuse pendant cinq ans par quelques-uns de ses principaux acteurs, la jeune scène anglophone va néanmoins connaître un spectaculaire renouveau avec la création du Montreal Repertory Theatre, qui donne sa première représentation le 26 mars 1929.

On se serait sans doute attendu à ce que le retour sur scène d’Yvette Ollivier, un peu plus de dix ans après son mariage – soit le temps imparti aux maternités – s’effectue sur la jeune scène francophone, autour de Jeanne Maubourg. Or c’est au Montreal Repertory Theatre, avec Martha Allan, qu’elle fait son second début. Membre régulier de la troupe à partir de 1932-1933, elle remonte sur scène dans les productions francophones de la troupe. Ainsi, en décembre 1932, elle crée le rôle de Soeur Sainte-Hélène-Marie dans Matines et Laudes de Léopold Houlé, sous la direction de Ferdinand Biondi, pièce qu’elle jouera jusqu’à la finale du Festival d’art dramatique national. De même, en mars 1933, elle joue dans Noé, pièce en quatre actes d’André Obey, dont la mise en scène est signée conjointement par Martha Allan et Pacifique Plante, coproduction des Anciens du Gesù et du Montreal Repertory Theatre. Au cours de ces années, en effet, la collaboration entre les deux jeunes scènes montréalaises, la francophone et l’anglophone, se fait plus régulière, et Yvette Mercier-Gouin, qui assume la succession de Ferdinand Biondi à la direction du Montreal Repertory Theatre français (1934-1935), aura maintes fois l’occasion de travailler avec Jeanne Maubourg et ses élèves.

Parallèlement, depuis septembre 1933, elle siège au comité de direction de l’École du Spectacle de Montréal, affiliée au Théâtre Stella, que vient tout juste de fonder Laurette Larocque-Auger, comédienne et metteure en scène de l’Outaouais à qui, dès son retour de Paris, l’Université d’Ottawa a confié l’enseignement de la diction et de l’art dramatique. Outre Mercier-Gouin, le comité de direction de l’École est composé de Martha Allan, de Marie-Claire Daveluy, d’Édouard Montpetit, de Léopold Houlé, de René du Roure, d’Henri Letondal et de Jacques Laflèche (La Presse, 1933c). Ferdinand Biondi en est le régisseur. Yvette Mercier-Gouin boucle ainsi sa carrière d’actrice en revenant au milieu même qui lui avait donné naissance. Formée au Conservatoire, elle revient au Conservatoire, mais à un Conservatoire nouveau genre, dont l’objectif avoué est de former de jeunes acteurs et non seulement d’améliorer la diction des jeunes bourgeois par la pratique du théâtre. De mondaine, l’activité théâtrale de Mercier-Gouin se fait alors professionnelle[7], d’autant qu’elle se déroule en parallèle à celle qui l’a ramenée sur les planches, au Montreal Repertory Theatre.

Cette orientation dans la trajectoire de l’actrice n’est pas un incident singulier. Le bureau de direction de l’École du Spectacle réunit plusieurs réseaux qui comptent dans la vie intellectuelle de Montréal, et cette coalition vise le développement d’une activité théâtrale de qualité solidement instituée[8]. René du Roure et Édouard Montpetit ont été actifs sur la scène théâtrale, le premier dirigeant plusieurs représentations en français à l’Université McGill ; le second, devenu l’un des intellectuels les plus influents de l’époque, ayant autrefois exercé ses talents dans les revues annuelles d’étudiants à l’Université de Montréal. Martha Allan, Henri Letondal, Léopold Houlé et Ferdinand Biondi viennent directement du Montreal Repertory Theatre, bien qu’Henri Letondal soit depuis quelques années membre de la troupe Barry-Duquesne installée au Théâtre Stella. Il y succède à Antoine Godeau comme metteur en scène et, en 1933, il vient tout juste d’être nommé gérant général de l’Académie canadienne d’art dramatique, dont Léon Mercier-Gouin est le conseiller juridique. Il y a là une des étapes les plus remarquables de la progressive fusion entre la jeune scène montréalaise, francophone et anglophone, et le milieu professionnel du théâtre. Toutefois, on remarquera tout autant qu’Yvette Mercier-Gouin, comme toutes les femmes de la bonne société qui ont exercé leur talent sur la scène, déplace son activité au moment où advient cette professionnalisation. Sa carrière d’actrice touche ainsi à sa fin.

Écrire le sujet féminin

Depuis le début des années 1930, Yvette Mercier-Gouin publie des nouvelles et des reportages dans La revue moderne[9], revue fondée par Madeleine, qui, on le rappellera, a été la première femme à faire jouer une pièce sur une scène professionnelle au Québec. Elle y côtoie d’autres femmes qui lui ressemblent pour avoir commencé leur vie publique comme comédiennes sur la jeune scène francophone ou anglophone. Un sondage prospectif, dans les années qui suivent, tend en effet à confirmer l’importance de l’activité théâtrale dans l’émergence de la carrière des écrivaines. Auront ainsi été comédiennes Laurette Larocque-Auger et Jovette Bernier – toutes deux publieront aussi des nouvelles dans La revue moderne – de même qu’Anne Hébert et Gabrielle Roy. Quelques-unes de ces actrices écriront pour le théâtre. C’est le cas, par exemple, de Laurette Larocque-Auger, qui écrit pour le Caveau d’Ottawa, mais sans jamais publier ses pièces, et qui, sous le nom de Jean Despréz, deviendra la plus célèbre auteure de radioromans de son époque. Celles qui choisiront de publier leurs oeuvres, c’est-à-dire de s’identifier comme écrivaines, le feront dans d’autres genres. C’est le cas de Jovette Bernier et de Gabrielle Roy qui, avant même que d’écrire pour la scène, bifurquent vers la chronique, le reportage et le roman.

Un des traits les plus singuliers de la carrière d’Yvette Mercier-Gouin est donc le choix qu’elle fait d’écrire pour le théâtre. La création de sa première pièce, Maman Sybille, a lieu le 8 février 1933, au Studio du Montreal Repertory Theatre, dans une mise en scène de Martha Allan. La pièce est reprise quelques mois plus tard au Ritz-Carlton lors d’une soirée entièrement consacrée aux oeuvres musicales et littéraires écrites par des femmes, soirée organisée par Mercier-Gouin elle-même (La Presse, 1933a, 1933b). Nous ne savons pas grand-chose de cette petite pièce en un acte, à laquelle la critique ne porte qu’une attention distraite, et que l’auteure, comme la plupart des actrices de son temps qui écrivent pour le théâtre – Rose Gervais, Simonne Martineau, Laurette Larocque-Auger –, choisit de ne pas publier. Il en est de même de cette autre pièce en un acte, Un homme, créée en novembre 1937 au Théâtre His Majesty’s, sous les auspices du Montreal Repertory Theatre, dans une mise en scène d’Henri Letondal.

En revanche, la création de Cocktail, le 22 avril 1935, sur la scène du Théâtre Stella, ne passe pas inaperçue. Première pièce canadienne et première pièce écrite par une femme à être jouée sur la scène professionnelle du Stella, Cocktail marque une borne dans l’écriture de l’auteure qui, une première fois, aborde un genre dramatique de longue durée – il s’agit d’une comédie dramatique en trois actes –, occupant seule l’affiche de la soirée. C’est visiblement Henri Letondal, qui en tant qu’acteur a créé Maman Sybille et qui siège avec elle au bureau de direction de l’École du Spectacle, qui permet à Yvette Mercier-Gouin de franchir le pont qui sépare la scène amateure du Montreal Repertory Theatre et la scène professionnelle du Stella, où il créera aussi Marie-Claire ou L’amour en tablier au cours de la saison suivante, soit en octobre 1935. Après la fermeture du Théâtre Stella, la carrière de Mercier-Gouin se poursuit sur la scène du Théâtre Impérial, où est créé Le jeune dieu (1936), puis sur celle du Théâtre Arcade, où sont joués Le plus bel amour ou Zone libre (1941), Péché de femme (1943), Sous le masque (1944) et Porté disparu (1945). Entre-temps, en mai 1939, elle a l’occasion de faire créer La réussite à Paris, au Théâtre Daunou. En douze ans, Yvette Mercier-Gouin aura ainsi fait jouer dix pièces[10].

De cet ensemble, deux pièces seulement ont été publiées : Cocktail (1935) et Le jeune dieu (1936). Une stratégie de publication indique un comportement précis dans le champ littéraire. En effet, publier, c’est se définir comme écrivain et prendre le moyen pour conquérir ce statut. Parmi les femmes dont il a été question plus haut, seules quelques journalistes ont poursuivi cet objectif. Toutefois, l’écriture dramatique n’a joué pour la plupart d’entre elles qu’un rôle secondaire. L’écriture dramatique apparaît comme complémentaire à l’activité journalistique et à l’activité théâtrale, mais elle n’en représente pas le centre avant Yvette Mercier-Gouin, dont le passage à la scène professionnelle marque ici un tournant essentiel. Toutefois, les conditions de l’édition théâtrale ne permettent pas aux auteures dramatiques qui font du théâtre le centre de leur carrière – en particulier aux actrices qui écrivent – d’atteindre un statut durable dans le champ littéraire. C’est ce que tendent à démontrer les carrières ultérieures de Laurette Larocque-Auger, d’Anne Hébert ou de Rina Lasnier, qui, ayant commencé leur carrière par l’écriture dramatique, s’illustreront comme écrivaines, mais en faisant bifurquer leur écriture vers d’autres genres : la première, vers l’écriture radiophonique ; les deux autres, vers la poésie. Enfin, faut-il insister encore sur le fait que la publication est la condition essentielle de la mémoire historique ? Car publier du théâtre, c’est avant tout s’inscrire au répertoire. Il n’existe guère de texte dramatique qui, resté inédit, ait connu une seconde production à la scène. Il n’en existe guère non plus qui, resté inédit, ait été reconnu comme une oeuvre littéraire majeure. Dans ce contexte, doit-on s’étonner du fait que l’essentiel de la production dramatique d’Yvette Mercier-Gouin soit restée inédite ou doit-on s’étonner, au contraire, que deux pièces nous soient néanmoins parvenues ?

Revenons un peu en arrière. En 1927, la Bibliothèque de l’Action française est depuis un an sous la direction d’Albert Lévesque, qui crée alors un certain nombre de collections parmi lesquelles la collection « La scène », dont il confie la direction à Marie-Claire Daveluy avec l’objectif de « sortir des sentiers battus du théâtre historique canadien-français, “tout en restant dans le domaine de l’inspiration régionale” » (cité dans Michon, 1999 : 289-290). C’est donc à celle-ci que l’on doit la publication de Cocktail en 1935, et c’est elle encore qui, l’année suivante, publie Le jeune dieu, mais dans le recueil Les oeuvres d’aujourd’hui (Mercier-Gouin, 1937 : 101-174) et non dans la collection, qui s’est éteinte avec Cocktail[11]. On voit là poindre la figure de l’éditeur de théâtre, qui est plus souvent un dépisteur de talents qu’un lecteur de manuscrits.

Les deux femmes se connaissent, puisqu’elles siègent toutes deux au comité de direction de l’École du Spectacle du Théâtre Stella. La carrière d’Yvette Mercier-Gouin croise ainsi constamment celle de plusieurs femmes influentes. Certaines appartiennent au milieu politique, telle Adine Roy, l’épouse de Louis-Alexandre Taschereau, qui l’aurait encouragée à poursuivre sa carrière théâtrale : « Je dois à madame Taschereau mon goût pour le théâtre. Grâce à elle, je n’ai pas craint de me lancer dans cette voie[12] » ([Anonyme], 1935). D’autres, on l’a vu, ont permis la réalisation de sa carrière dramatique : Martha Allan, au Montreal Repertory Theatre, bien sûr, mais aussi Jeanne Maubourg et surtout Antoinette Giroux qui créent les rôles qu’elle écrit. « Toutes mes pièces ont été écrites pour mademoiselle Giroux » ([Anonyme],1936 : 17), déclarera-t-elle ainsi sans hésiter, mettant en évidence la relation solidaire qui unit la carrière de l’actrice – premier grand rôle féminin du Stella puis de l’Arcade, en quête de pièces qui mettent son talent en valeur – et celle de l’auteure dramatique, qui voit par là ses pièces jouées sur les plus grandes scènes du Québec. Enfin, comme Madeleine, Marie-Claire Daveluy est journaliste et auteure dramatique, avant d’être à la source de la publication des écrits d’Yvette Mercier-Gouin.

Ce réseau d’influences croisées, entièrement féminin, se reflète dans l’écriture. Chrystl Verduyn a remarqué la parenté qui traverse l’écriture des femmes au début des années 1930 :

Déjà en 1930, les femmes faisaient la critique d’une formation qui préparait mal la jeune femme à la vie qui l’attendait. Ce faisant, elles remettaient en question également l’image de la femme promue par les normes éducatives de la société. C’est une image que bien des écrivaines ont par la suite étudiée et rejetée. Quand on examine la production romanesque de la femme québécoise entre les deux guerres, on s’aperçoit que cette critique remonte visiblement à 1931, notamment à deux romans importants publiés cette année-là : La chair décevante de Jovette Bernier et Dans les ombres d’Éva Sénécal.

Verduyn, 1992 : 62

Or, remarque encore Verduyn, ces deux romans, comme le sera Cocktail, sont publiés aux Éditions Albert Lévesque, inaugurant la collection « Romans de la jeune génération ».

Les premières pièces de Mercier-Gouin relèvent de ce paradigme en proposant des personnages féminins mal préparés à affronter le monde. Dans Cocktail, Nicole, orpheline de mère, a déjà été mariée une première fois à un homme qui apparaît comme le prolongement du père, et qui, d’ailleurs, a été choisi par lui : « J’avais vingt ans. Tu me l’avais choisi. Il était ton meilleur directeur » (Mercier-Gouin, 1935 : 93). Le mariage, semble-t-il, n’a pas été heureux : « Il était trop intelligent, trop fort pour moi. Toujours il commandait, ordonnait, décidait. J’aurais peut-être eu des goûts, des désirs, une personnalité, sa volonté m’annihilait » (p. 92). Vingt ans plus tard, devenue veuve, Nicole espère se remarier avec un homme qu’elle aurait choisi elle-même. Comme l’a noté Chrystl Verduyn avec bonheur : « La tension de la pièce, et sa tragédie, se dégagent du fait qu’en bonne fille-femme “formée”, Nicole, malgré une conscience qui s’éveille, croit que François va pouvoir la rendre à elle-même […] » (Verduyn, 1990 : 53). Devenir sujet par le regard de l’autre se révèle toutefois impossible, d’autant que le regard de François n’est guère porté à envisager les femmes comme des sujets et que celles-ci ne sont, à ses yeux, que des objets interchangeables. Après s’être toute sa vie soumise à une autorité trop forte, Nicole découvre que la légèreté de l’être mondain n’est que superficialité et tromperie.

Dans Le jeune dieu, Lisette a épousé Didier, héritier d’une vieille famille de la noblesse française qu’elle a préféré à son ami Jacques, un jeune médecin canadien avec lequel elle a été élevée. Elle s’est laissé séduire par un monde ancré dans des traditions anciennes, doté de prestige, mais incompatible avec la vie moderne et au bord de la ruine. À l’exigence de sa belle-mère, la marquise, qui « dort avec, sous son oreiller, la pile imposante de [ses] parchemins de famille » (Mercier-Gouin, 1937 : 111), elle constate qu’elle a peu à peu renoncé à être elle-même : « J’ai tout abdiqué mes goûts, mon indépendance, ma gaîté [...] Je me suis habillée, ou plutôt fagotée, comme les autres. J’ai renoncé au rouge. J’ai fait du tricot, de la tapisserie. Je me suis ennuyée… » (p. 138). Toutefois, Lisette, motivée par sa maternité, se ressaisit et rentre en Amérique, où elle ne peut que constater l’erreur que fut son mariage. Aussi, c’est en victime consentante, ayant renoncé à l’amour qu’elle découvre éprouver pour Jacques, qu’elle se prépare à consacrer sa vie à son mari et à son fils.

Les deux pièces qui suivent reprennent un motif proche, mais en marquant une évidente rupture de ton. Marie-Claire ou L’amour en tablier inverse le point de vue, et si l’incompétence du père, qui a jadis abandonné sa famille, contraint la jeune femme à trouver une place de bonne d’enfants, celle-ci s’y révèle comme le sujet de sa propre vie, bien que le contexte lui permette mal de penser épouser un jour le fils de la maison. Toutefois, la pièce se présente comme une comédie, et le retour approprié du père rétablit la jeune fille dans ses droits. De même, c’est pour préserver le bonheur familial que la protagoniste de La réussite a jadis renoncé à une aventure amoureuse, et c’est avec sérénité qu’elle transmet à sa fille Henriette, elle-même amoureuse d’un homme marié, l’expérience ainsi acquise.

Le sujet féminin mis en scène par Yvette Mercier-Gouin évolue de pièce en pièce à travers des intrigues qui présentent certaines composantes itératives. Ainsi, la crise est rendue possible par l’assujettissement du personnage à une autorité parentale déficiente ou abusive qui entrave le développement du moi féminin. « J’avais pris l’habitude de vivre de ton cerveau à toi. Tu m’avais formée à ne jamais avoir une autre opinion que la tienne » (Mercier-Gouin, 1935 : 93), reproche Nicole à son père. De même, c’est en orpheline que Lisette est séduite par l’ancien monde et qu’elle consent d’abord à se soumettre à l’autorité de sa belle-mère, alors que Marie-Claire appartient à une famille ruinée par un père alcoolique et volage qui la prive de son avenir. L’absence de modèles de comportements adaptés au monde moderne est d’abord causée par la mort prématurée des mères, qui interrompt la chaîne de transmission de l’expérience féminine, car on ne saurait compter pour authentique l’affirmation de Monsieur Ardouin qui rappelle à Nicole que sa mère « n’aurait jamais eu l’idée de s’intéresser à autre chose qu’aux enfants et à la maison » (p. 94), pas plus que ne nous convainc Jacques, qui rappelle à Lisette que son bonheur est « dans le chemin droit, celui qu’ont suivi [s]a mère, [s]a grand-mère et toutes les autres qui sont venues avant [elle] » (1937 : 172). Dans ces deux exemples, les mères sont parlées à la voix passive par des hommes qui transmettent avant tout une image préformée de ce que doit être la vie d’une femme, image qui est précisément ce qui entrave la réalisation du sujet féminin au présent. Aussi, Marie-Claire, qui est seule, cherche-t-elle ailleurs la source d’une expérience plus contemporaine. Elle la trouve chez Madame Roussel, qui fut jadis une amie de sa mère et qui rétablit le caractère féminin de la transmission. De même, le renversement de perspective que présente La réussite (par l’exacte inversion de la situation mise en place dans Cocktail) engage précisément le rétablissement de la filiation féminine, quand la mère explique à sa fille les motifs qui ont présidé à son renoncement.

On le voit, les deux premières pièces d’Yvette Mercier-Gouin répondent parfaitement, quoique sur un mode dramatique, aux enjeux que propose l’écriture des femmes au début des années 1930 et l’on comprend l’intérêt qu’Albert Lévesque porte à ces pièces. Toutefois, il s’agit là d’une parenté transgénérique, où les textes dramatiques reprennent une esthétique et une réflexion d’abord développées dans les romans de ces femmes de la jeune génération. Or reposant de plus en plus sur l’analyse introspective, explorant l’intériorité du personnage aux prises avec le monde, le roman moderne – puisque c’est de lui qu’il s’agit – n’admet plus guère le déploiement d’une action mélodramatique, et il résiste au récit du bonheur familial qui meuble encore, dans les années 1930, les scènes de théâtre. De même, l’écriture romanesque est de plus en plus distante de l’actualité immédiate qui ébranle le monde moderne, et rares sont les récits qui envisagent les conséquences de la Crise puis celles de la guerre. Ce sont pourtant là, précisément, les thèmes que déploient les pièces d’Yvette Mercier-Gouin, après La réussite, dans une série de drames de guerre. Peut-être peut-on voir là une première raison du silence éditorial qui entoure la suite de l’oeuvre d’Yvette Mercier-Gouin.

Écrire la figure de l’artiste

Ce silence éditorial n’engage cependant pas le milieu théâtral lui-même qui, en matière d’esthétique, a ses exigences et ses pratiques propres. Or la critique théâtrale a senti aussi bien que la critique littéraire la rupture générationnelle que représente la création de Cocktail, et cela, bien qu’elle l’ait envisagée autrement. Du groupe formé par Yvette Mercier-Gouin, Léopold Houlé et Henri Letondal, qui se retrouvent au Théâtre Stella après avoir travaillé au Montreal Repertory Theatre, Jean Béraud écrira ainsi qu’il s’agit

d’une nouvelle génération d’auteurs de théâtre, que l’on pourrait appeler nos auteurs mondains, dont le mérite principal consistera à reléguer aux oubliettes les manuels d’histoire, pour chercher autour d’eux les thèmes de leurs pièces. Leur observation, tout intérieure, restera artificielle, mais ils écriront des pièces où la tenue littéraire, à défaut de connaissances dramaturgiques, marquera un progrès notable sur leurs devanciers immédiats.

Béraud, 1958 : 199

Or, en 1935, Léopold Houlé n’a encore publié que Le presbytère en fleurs. De même, Henri Letondal n’a alors publié que ses Fantoches, recueil des sketches écrits pour Le Quartier latin entre 1919 et 1921. De leurs autres pièces – ils en ont fait créer une dizaine chacun entre 1930 et 1940 –, le public ne connaît que ce qu’il en a vu ou que ce que les critiques en ont écrit. Dans ces circonstances, la singulière conjoncture créée par le succès à la fois éditorial et scénique de Cocktail[13] propulse son auteure au premier rang de la nouvelle dramaturgie, d’autant qu’elle est la seule du groupe à ne pas exercer, en même temps qu’elle écrit, le métier de critique – lequel est, on s’en doute, le creuset de conflits d’intérêts multiformes. Notons au passage que Béraud choisit le qualificatif « mondains » pour qualifier les trois auteurs dramatiques de l’époque qui ont le plus réfléchi à la vacuité de la vie moderne, à travers des intrigues où les personnages cherchent le sens à donner à une vie qui se déploie entre les cocktails et les adultères, et qui finissent par trouver refuge au cloître (Léopold Houlé, Matines et Laudes, 1930) ou dans l’écriture (Yvette Mercier-Gouin, Péché de femme, 1943). Mais peut-être s’agit-il davantage de désigner le caractère encore étroitement bourgeois de l’activité théâtrale montréalaise qui commence tout juste à se dégager des impératifs du théâtre commercial et qui n’a pas encore atteint sa pleine modernité. Cette modernité pointe néanmoins dans l’écriture par l’émergence de la figure de l’artiste.

Dans l’oeuvre dramatique d’Yvette Mercier-Gouin, l’assujettissement du personnage féminin à l’autorité d’autrui se traduit en premier lieu par la relation difficile que ce personnage entretient avec la parole, ce qui nous permet d’envisager cette autorité dans son sens étymologique, qui dote le personnage autoritaire d’une aura créatrice, à l’origine de l’acception contemporaine du mot auteur. La figure singulière de l’artiste émerge dès Cocktail, bien que de manière détournée. Ainsi, quand Monsieur Ardouin, le banquier, dit « J’aurais voulu être artiste » (Mercier-Gouin, 1935 : 55), il superpose à son métier de banquier l’image fantasmée du créateur, et apparaît comme un personnage doublement détenteur d’une parole autoritaire. D’une part, il est le père de Nicole, celui qui lui a jadis imposé un mari qui était le double de lui-même ; d’autre part, il est celui qui énonce les mots qui composent la vie de sa fille : « Je surprenais sur mes lèvres ta façon de t’exprimer » (p. 93). Aussi, le statut de Nicole peut-il être comparé à celui de l’actrice qui, sur scène, joue un rôle écrit par quelqu’un d’autre, dans une histoire construite dans les mots mêmes de cet Autre. Pour accéder au statut de sujet actif de sa propre vie, Nicole doit se réapproprier sa parole, mais aussi son jeu, voire l’action dramatique elle-même. Au deuxième acte, au moment où les personnages se préparent à un bal masqué, la mise en abyme du théâtre – qui se réalise à travers le choix des costumes – offre à Nicole divers scénarios qui représentent autant de lectures possibles de sa relation à François : Roméo et Juliette, Faust et La Dame aux camélias. Ayant choisi « une robe 1830 » (p. 63), Nicole se voit confrontée à un scénario de mélodrame dont elle ne maîtrise pas l’issue et qui, par conséquent, la détruira.

La figure de l’artiste, qui s’inscrit d’abord dans le personnage du père, se déploie aussi à travers les personnages de séducteurs qui interpellent le personnage féminin. La place prédominante occupée par Monsieur Ardouin dans l’économie de Cocktail rend forcément plus faible le caractère autoritaire des figures de François (le médecin français que Nicole entend épouser) et de Charles (le précepteur anglais qui est amoureux de Nicole), mais plusieurs pièces subséquentes déploient autrement cette logique du double séducteur. Dans Le jeune dieu, Jacques et Didier forment un couple où sont confrontés le caractère moderne de l’Amérique et le caractère archaïque de la noblesse française, mais aussi l’investissement professionnel du « géant de la science médicale » (1937 : 141) et l’oisiveté contemplative du lecteur amateur qui n’a « pas l’habitude des corvées aux heures régulières » (p. 165). La figure de l’artiste se trouve ainsi déchirée entre celle du chercheur, qui parvient au sommet de sa carrière, et celle de l’écrivain, incapable de publier ses « petits travaux » (p. 141). On comprend le désarroi de Lisette découvrant qu’elle s’est laissé séduire par une esthétique de pacotille, représentée par Didier, un écrivain qui ne parvient jamais à imposer son autorité, soumis qu’il est d’abord à sa mère – gardienne des traditions familiales – puis à Jacques, qui le fait vivre. La position d’autorité appartient au second. Enfin, La réussite présente un dernier cas où l’action dramatique repose sur le choix entre deux prétendants[14]. Dans cette pièce, la figure de l’artiste est accomplie, puisqu’il s’agit d’un peintre que le personnage féminin a aimé autrefois et auquel elle a finalement renoncé parce que cette aventure éphémère aurait mis en péril un bonheur familial plus stable. Toutefois, on notera que l’attrait qu’a exercé Maurice sur ce personnage n’est pas strictement de nature intellectuelle ; c’est d’abord un désir physique qu’il a suscité chez cette femme qui, pour la première fois de sa vie, s’est alors sentie vivre pleinement.

Toutes ces figures sont masculines, le personnage féminin trouvant plutôt sa réalisation dans la maternité. Or cette maternité est forcément problématique, puisqu’elle engendre une deuxième série de doubles, les mères se projetant dans leur fille (projection problématique dans Cocktail, où le dénouement se vit par substitution de la fille à la mère ; projection harmonieuse dans La réussite, qui reproduit l’action sur deux générations successives) ou projetant l’être aimé dans leur fils (dans Le jeune dieu, le fils de Lisette porte aussi le prénom de Jacques). Si la mère trouve dans cette responsabilité une sorte de sens à sa vie, elle n’en réalise pas le plein potentiel pour autant. Cette réalisation est impartie à la génération suivante et reportée chaque fois dans l’avenir. Là est un des éléments les plus intéressants de la construction de Cocktail que de situer l’action à ce moment précis où la mère doit faire le bilan de sa vie et mesurer le rôle qu’a joué la maternité dans l’accomplissement du sujet féminin, puis de montrer le désarroi de Nicole prenant conscience de son échec. Et si La réussite, dont l’action se situe au même moment crucial de la vie d’une femme, n’engendre pas de crise, c’est que cette crise a eu lieu autrefois et qu’elle a alors contribué à rendre le personnage féminin à lui-même. De sorte que l’accomplissement dans la maternité n’est possible qu’à la condition de renoncer au désir, c’est-à-dire à la fois à l’objet désiré (Jacques dans Le jeune dieu, Maurice dans La réussite) qu’à la sensation elle-même, sensation instable et perturbatrice.

Toutefois, si la figure masculine de l’artiste est ainsi constamment renvoyée hors de l’univers dramatique, ce n’est pas seulement pour permettre la réalisation de la maternité, c’est aussi parce qu’elle est masculine et qu’elle entrave l’émergence d’une figure féminine de l’artiste. On a vu comment Cocktail ébauchait une première figure féminine à travers le personnage de Nicole, un moment considérée comme une actrice. De telles figures sont absentes du Jeune dieu et de La réussite. C’est dans Marie-Claire ou L’amour en tablier qu’elle apparaît une première fois de manière accomplie. Dans ce cas, l’artiste n’est ni actrice ni peintre ; elle est tout de suite écrivaine. Madame Roussel, en effet, « écrit des livres qui se vendent cher » (Mercier-Gouin, [1935] : 29). De même qu’elle achète tous les casseaux de fraises de la mère Villeneuve pour l’aider à traverser la crise économique, madame Roussel a jadis acheté à son ancien propriétaire au bord de la ruine la maison où se déroule l’action de la pièce. Or c’est dans cette maison, qui fut celle de son enfance et qui est maintenant louée à une famille de la ville, que Marie-Claire est revenue travailler comme bonne d’enfants. L’écrivaine apparaît ainsi comme la gardienne de la mémoire familiale, mémoire héritée du père de Marie-Claire, qui renonce à ses devoirs au moment où il vend la maison et abandonne sa famille, et qui lui sera remise à son retour, à la fin de la pièce.

Le personnage trouve sa pleine réalisation dans la Gertrude de Péché de femme, dont on découvre peu à peu qu’elle est romancière et qu’elle publie à Paris, sous un pseudonyme masculin, des romans dans lesquels Maurice trouve un certain réconfort à son mariage raté. D’une certaine manière, Péché de femme synthétise toutes les pièces antérieures d’Yvette Mercier-Gouin. On y retrouve, mais en sourdine, le motif central de Cocktail, quand Dastous réitère sa déclaration d’amour à Gertrude dont il avait autrefois tenté déjà, mais sans succès, de séduire la mère. À mots couverts, l’on comprend que, dans cette affaire, Gertrude n’est pas aussi innocente qu’elle ne le paraît quand elle le repousse en précisant : « Je n’aurai plus jamais le courage vis-à-vis de vous de jouer la comédie du naturel et de l’amabilité » (Mercier-Gouin, [1943] : 10). De même, la pièce inverse l’enjeu du Jeune dieu : médecin de grande renommée, Maurice a épousé Jacqueline, une femme superficielle et frivole, qu’il a préférée à Gertrude, sa soeur aînée plus sérieuse, et il découvre trop tard l’amour profond et réciproque qui aurait pu les réunir. Enfin, comme madame Roussel dans Marie-Claire ou L’amour en tablier, Gertrude est la conservatrice de la maison familiale, où les personnages viennent se réfugier et où, finalement, alors que la guerre a transformé le manoir en hôpital pour convalescents, ils trouveront un sens à leur vie.

Le tapuscrit de Péché de femme, conservé à la bibliothèque de l’Université Laval, porte une dédicace manuscrite, de la main de l’auteure : « À mon père » (p. 2). Dans la maison familiale où se déroule la pièce, toutes les pièces rappellent la mémoire de la mère, mais Gertrude apprécie en particulier le grenier, où elle a réuni les meubles de ce qui fut autrefois le bureau de son père : « Je me réfugiais ici, dans mon bien-aimé grenier. Je travaillais, j’écrivais… Écrire, c’est pour moi un refuge contre toutes les épreuves » (p. 49). En effet, si la fille qu’est Gertrude s’est enfin approprié la parole autoritaire, ce qu’avait échoué à faire la Nicole de Cocktail, ce n’est pas pour renier son père, mais au contraire pour s’en réclamer. Ainsi, la figure de l’artiste a pu être féminisée, bien que l’autorité elle-même reste encore de souche masculine. En conséquence, l’écriture exige que le sujet désinvestisse la féminité : Gertrude a renoncé non seulement à Maurice, mais à tout rapport amoureux, de même qu’elle n’envisage aucune maternité autre que celle qui l’a engagée à assurer le bonheur de ses frère et soeur, maintenant devenus adultes.

Une seconde fois, l’écriture d’Yvette Mercier-Gouin débouche sur une pièce où le personnage féminin atteint la sérénité dans le renoncement au désir. De même que La réussite marquait le rétablissement de la filiation maternelle dans la transmission de l’expérience féminine, l’émergence du personnage de l’écrivain, comme forme particulière de la figure de l’artiste, rétablit la filiation paternelle. Dans La réussite, la maternité avait suffi à l’accomplissement du sujet féminin. Il en est de même dans Péché de femme, où l’écriture joue le même rôle, mais dans l’accomplissement du sujet artiste. Aussi, Gertrude est-elle un personnage sans véritable intensité dramatique. Son drame à elle a été vécu longtemps auparavant, et l’écriture apparaît comme le refuge d’une femme qui a renoncé à toute vie mondaine, voire à toute vie publique, et qui consacre son énergie à convaincre les autres personnages de renoncer à leurs drames et à leurs tragédies personnelles au nom de valeurs supérieures. Observant la relation pure qui unit Gertrude à l’écriture (à laquelle se substitue un temps l’hôpital de guerre), c’est un Dastous repenti qui s’exclame : « Vous êtes loin sur la route lumineuse, Gertrude, nous perdons le souffle à vous suivre » (p. 69). Avec Péché de femme, où se conclut la quête d’identité du personnage féminin, l’écriture d’Yvette Mercier-Gouin perd le ressort dramatique qui lui permettait jusque-là d’avancer. Sa carrière d’auteure tire à sa fin.

Renoncer au théâtre

En 1945, est créé Porté disparu, la dernière pièce d’Yvette Mercier-Gouin, qui appartient à la série des drames de guerre que l’auteure écrit entre 1940 et 1945[15]. La pièce est immédiatement adaptée pour la radio et diffusée sur les ondes de Radio-Canada la même année. Ce n’est pas la première fois qu’Yvette Mercier-Gouin écrit pour ce médium encore relativement neuf. En 1938, elle avait fait diffuser une adaptation de Cocktail. De même, depuis 1940, elle a écrit un reportage sur La chute de la France, une série de dramatisations historiques mettant en valeur les personnages de Paul Chomedey de Maisonneuve, de Wilfrid Laurier, de Joseph Howe et de Lord Elgin, ainsi qu’une émission culturelle intitulée Visages de France. La suite de la carrière d’Yvette Mercier-Gouin se déroule à la radio, où elle fera jouer des adaptations de toutes ses pièces[16]. Ce déplacement, depuis la scène vers les ondes, n’est en rien exceptionnel. À cette époque, plusieurs autres femmes investissent les ondes après avoir été tentées par une carrière d’auteures dramatiques (Jean Despréz) ou même de romancières (Jovette Bernier ou Germaine Guèvremont). De plus en plus, la radio apparaît aussi comme le creuset d’une nouvelle génération d’écrivaines qui, telle Françoise Loranger, y font leurs classes. Toutefois, Yvette Mercier-Gouin ne s’engage pas dans l’écriture d’un radioroman, bien qu’elle ait été visiblement tentée, un temps, par les genres plus narratifs. Outre les nouvelles et les récits qui paraissent dans La revue moderne dans les années 1930, elle avait en effet publié, en 1937, deux romans pour enfants : José en vacances et José chez tante Ninette, tous deux illustrés par son fils aîné, Lomer Gouin. Dans cette veine, l’écriture ne connaîtra pas de suite.

La carrière radiophonique d’Yvette Mercier-Gouin se déroule à l’ombre de celle de ses deux fils. En 1945, en effet, l’année même de la dernière pièce de l’auteure, Lomer Gouin écrit son premier radiothéâtre, Pastorale, diffusé par Radio-Canada en octobre. En 1949, son autre fils, Ollivier Mercier-Gouin, présente lui aussi une première série dramatique en quatre épisodes, intitulée Librairie Métropole et diffusée par Radio-Canada. Au moment où elle cesse d’écrire, ses deux fils prennent la relève. La trajectoire de Lomer retournera de la radio vers la scène où il fait jouer, en 1950, un Polichinelle qui étonne la critique par sa modernité. Ollivier, qui publie ses Poèmes et chansons en 1957, opte plutôt pour la réalisation, et il assure la mise en ondes d’à peu près tous les textes de sa mère.

On le voit, la carrière radiophonique d’Yvette Mercier-Gouin repose sur un réseau d’acteurs tissé aussi serré que celui qui avait rendu possible sa carrière théâtrale. De même, cette activité radiophonique n’a guère laissé que des traces fragmentées d’une écriture qui, après Péché de femme, semble se lover sur elle-même, opérant par recyclage de textes antérieurs, dont on ignore dans quelle mesure ils ont été récrits ou prolongés. La radio, en effet, partage avec le théâtre cette culture de l’éphémère – celle de la représentation ou de la diffusion comme événement unique et non reproductible, à saisir dans le présent du moment –, qui entrave la mémoire comme la recherche historique. Aussi la transmission, l’opération par laquelle se crée une culture théâtrale de longue durée, est-elle avant tout réalisée à travers ces réseaux de personnes, répartis dans le temps et dans l’espace concrets, qui s’enrichissent les uns les autres par contacts immédiats. Il y a là une culture différente de celle qui anime le champ littéraire, lequel est fondé sur un objet matériel (le livre) dont plusieurs institutions assurent la conservation, la reproduction et la relecture. Il s’agit là d’un mode de transmission radicalement différent du premier.

Ainsi, s’intéresser à l’oeuvre d’Yvette Mercier-Gouin peut désigner, dans la première optique, l’effort consenti à repérer à travers elle les traces d’une activité théâtrale spécifiquement féminine, une activité dense et continue, caractérisée par une passion du théâtre qui se manifeste chez l’actrice comme chez l’écrivaine, dont on sent, sans jamais pouvoir l’affirmer de manière sûre, l’influence sur les générations qui vont suivre. Dans la seconde optique, Yvette Mercier-Gouin reste l’auteure d’une seule oeuvre, Cocktail, dont on hésite encore à qualifier l’importance dans l’histoire littéraire, faute de suffisantes relectures, peut-être, mais surtout parce que l’esthétique qui est à son origine n’a plus cours, ni sur la scène théâtrale ni dans le champ littéraire. Visiblement, Yvette Mercier-Gouin ne s’est jamais définie comme une écrivaine, puisque ses textes sont pour la plupart demeurés inédits. N’eût été l’intervention de Marie-Claire Daveluy dans la publication de Cocktail, cette oeuvre singulière aurait été oubliée comme l’ont été celles des autres femmes dont les noms ont été cités ici. On aura compris que le présent article avait pour projet de saisir ce double mouvement de mémoire et d’oubli et, à travers lui, de comprendre pourquoi l’écriture dramatique au féminin n’est jamais saisie que comme une grande nouveauté, dans une histoire qui ne présente jamais qu’un début – faute de mémoire justement –, mais dont la profondeur historique, en réalité, ne saurait être oblitérée si facilement.