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Cette étude vise à comprendre des expériences de formation liées au travail du corps au sein d’un cours de voix offert dans un apprentissage professionnel de l’acteur. Dans ce contexte, certains enseignements ciblent essentiellement un engagement du corps, alors que d’autres l’intègrent aux exercices de voix et d’interprétation. Le corps étant le principal instrument de l’acteur, « c’est de lui que tout part et à lui que tout revient dans la plupart des formations » (Féral, 2003 : 23). D’emblée associée aux performances physiques et au langage corporel, l’implication du corps est loin de se limiter aux cours de mouvement tels que ceux en danse et en combat scénique qui sont souvent proposés dans les formations en interprétation théâtrale. Ce type de pratique est aussi omniprésent dans les cours d’interprétation et de technique vocale, où l’apprenant-acteur développe une maîtrise « de sa voix, de son souffle, de son corps, de ses yeux, de son visage, de son âme pour arriver à transmettre sa vision intérieure d’une oeuvre » (Pintal, 2001 : 89-90). L’observation qui fait l’objet de cet article repose spécifiquement sur un cours de voix et d’interprétation dispensé par Pascal Belleau à l’automne 2013 à l’École supérieure de théâtre de l’Université du Québec à Montréal (UQAM). Il s’agira de présenter le contexte général de la recherche, puis le programme du cours où s’est tenue la collecte de données. J’aborderai ensuite le concept d’expérience et la théorie de l’activité qui ont servi de cadres d’étude et d’analyse. Enfin, je discuterai des expériences de formation liées au travail du corps attendu dans cet apprentissage et je mettrai ces résultats en perspective, à la lumière de la théorie de l’activité.

Le contexte de la recherche

À l’occasion d’une recherche doctorale de nature qualitative interprétative (Skelling Desmeules, 2017), j’ai mené une étude de cas multiples afin de comprendre en quoi consistent les expériences de formation liées au travail du corps dans un cours de voix, un cours d’interprétation et trois autres cours de mouvement de la formation professionnelle de l’acteur offerte à l’École supérieure de théâtre de l’UQAM. Le choix de ces cours a été fait – notamment – en fonction de l’intérêt et de la disponibilité des professeurs à participer à la collecte de données. En ce qui concerne l’étude du cours Voix et interprétation I dont il est ici question, Pascal Belleau m’a accueillie durant les mois d’octobre, de novembre et de décembre 2013, aux fins de vingt-deux heures d’observation réparties sur six séances d’enseignement. J’ai, par la suite, mené une entrevue individuelle d’environ trois heures auprès de lui. Cette riche rencontre a permis d’aborder son bagage dans le domaine artistique et dans celui de l’éducation, de reconstruire en détail certaines expériences de formation ainsi que de réfléchir au sens qu’il accorde à celles-ci. J’ai également conduit un groupe de discussion post-observation auprès de six des vingt étudiants concernés afin de considérer leurs perspectives de manière complémentaire. Enfin, je me suis aussi appuyée sur des données provenant d’un entretien réalisé auprès de l’assistant d’enseignement[1], ainsi que d’un autre mené auprès de Marie-Claude Lefebvre, chargée de cours d’expérience, concernant aussi le travail vocal au sein du programme. La prise en compte de son point de vue a aidé, entre autres, à comprendre le bagage expérientiel des élèves au moment d’amorcer leur cursus auprès de Pascal Belleau.

Le contexte de formation

L’Université du Québec à Montréal offre une formation en théâtre depuis sa fondation en 1969. C’est en 1985 que le Département de théâtre y ouvre officiellement ses portes, aujourd’hui l’École supérieure de théâtre. Le programme de baccalauréat en art dramatique qui y est offert comprend quatre concentrations : études théâtrales, enseignement, scénographie et jeu. Cette dernière concentration, correspondant à la formation professionnelle de l’acteur, est échelonnée sur trois  ans et dessine un cheminement bien défini où les différents cours font l’objet de préalables. La première année de formation vise l’« exploration des moyens d’expression propres au langage dramatique ainsi que l’acquisition des connaissances théoriques et des compétences techniques inhérentes au théâtre » (Université du Québec à Montréal, 2018) et culmine sur une activité synthèse publique. La seconde année prolonge les apprentissages théoriques, pratiques et techniques, alors que la troisième consolide les acquis à travers différents contextes de production et de représentation. Chaque année scolaire comporte deux sessions (automne et hiver) de quinze semaines[2]. Les sessions des deux premières années proposent respectivement un cours de mouvement, un cours de techniques vocales, et un ou deux cours d’interprétation, en plus d’un ou deux cours théoriques[3], pour un total de cinq cours par session.

Au moment où se déroule la collecte de données, le programme comprend un cheminement de quatre cours de voix correspondant respectivement aux quatre premières sessions et s’inscrivant dans une filiation : Techniques vocales, Lecture et interprétation, Voix et interprétation I et Voix et interprétation II. Ce cheminement est offert par deux spécialistes de la voix : Marie-Claude Lefebvre enseigne les deux cours de voix en première année et Pascal Belleau, les deux autres en deuxième année. En première année, le cours Techniques vocales, donné lors de la session d’automne, se veut davantage orienté sur la pose de voix et la diction, alors que celui de la session dʼhiver, Lecture et interprétation, cible la diction et le travail du monologue. En deuxième année, le cours Voix et interprétation I approfondit la pratique des techniques respiratoires, de la diction, du tonus musculaire, de l’ancrage, de la détente et de l’élargissement du registre vocal, et mobilise ces apprentissages en situation de jeu. Les étudiants y explorent aussi la puissance vocale avant d’expérimenter la dimension radiophonique et de produire un « démo » de voix durant leur quatrième et dernier cours de voix du programme : Voix et interprétation II. Il est à rappeler que l’objectif de cet article n’est pas de fournir un compte rendu du programme actuellement disponible, mais de mieux comprendre des expériences de formation vécues dans le cadre du troisième cours de voix, Voix et interprétation I, et ce, au moment où la collecte de données a été effectuée et en fonction des participants concernés.

L’étude du travail du corps à la lumière du concept d’expérience et de la théorie de l’activité

Pour étudier le rapport au corps dans le cadre du cours Voix et interprétation I, je me suis appuyée sur le concept d’expérience (Dewey, 2005) et sur la théorie de l’activité (Engeström, 1987 et 2008).

Le concept d’expérience accorde une dimension émotionnelle, intellectuelle et pratique à ce que vit l’individu. Selon John Dewey (2005), le premier théoricien à avoir insisté sur son importance dans le domaine de l’éducation, l’expérience consiste en la réalité immédiate de l’individu, réalité qui se trouve à être médiatisée par les expériences passées comme elle médiatise, à son tour, les expériences futures. L’expérience est singulière pour chaque individu qui la vit en ce qu’elle réside dans l’interaction entre celui-ci et les différentes composantes de son environnement. Si cette définition n’explicite pas la nature de cette médiation, la théorie de l’activité, quant à elle, vient faire la lumière sur le processus d’échange et d’interaction qui survient entre l’individu et les différentes composantes de son environnement.

Cadre d’observation et d’analyse de la présente recherche, la théorie de l’activité permet d’approfondir la compréhension des expériences de formation vécues dans le cours Voix et interprétation I en portant l’attention sur différents aspects précis : le sujet, les outils, la communauté, la division du travail, les règles et l’objet. Le sujet fait ici référence au formateur, Pascal Belleau, alors que les outils correspondent aux diverses ressources (matérielles, conceptuelles, informationnelles) qu’il utilise au sein du cours. La communauté renvoie aux autres personnes concernées par celui-ci, soit principalement les étudiants, ainsi que l’assistant d’enseignement, voire l’enseignante (Marie-Claude Lefebvre) des deux cours de voix précédant le cours Voix et interprétation I. La division du travail réfère aux responsabilités distinctes des élèves et de l’assistant d’enseignement en lien avec la formation offerte, tandis que les règles concernent les manières d’agir et d’interagir au sein de la classe. Finalement, l’objet se rapporte aux objectifs liés au travail du corps vers lesquels le cours est orienté.

En plus de nous guider sur chacune de ces composantes, la théorie de l’activité propose différents angles d’étude à partir de sous-systèmes d’activités formés de leur mise en relation. Le sous-système sujet-outils-objet ou « production » réfère à la conception, à l’utilisation et à l’organisation des ressources (outils) par le formateur (sujet) dans le but d’atteindre des objectifs précis (objet). Le sous-système sujet-règles-communauté ou « échange » centre le regard sur la relation d’enseignement entre le formateur (sujet) et les autres personnes concernées par le cours (communauté) en fonction des façons d’agir et d’interagir au sein de la classe (règles). Le sous-système communauté-division du travail-objet ou « distribution » renvoie au travail (division du travail) de l’assistant d’enseignement et, surtout, à celui des étudiants (membres de la communauté) au regard des objectifs visés (objet). Finalement, le sous-système sujet-communauté-objet ou « consommation » dirige principalement l’attention sur la manière dont les étudiants (membres de la communauté) bénéficient du cours offert par le formateur (sujet) et atteignent des objectifs (objet). C’est ainsi que la théorie de l’activité permet, entre autres, de faire la lumière sur les relations didactiques, d’enseignement, d’apprentissage ainsi que sur les expériences vécues au sein de notre contexte, en prenant en compte les interactions entre les six composantes mentionnées ci-haut (Engeström, 1999; Park, 2008). La figure 1 présente ces dernières et les quatre sous-systèmes ayant ici servi d’angles d’étude.

Figure 1

Version simplifiée du schéma d’Yrjö Engeström (1987 : 78) présentant les composantes et les sous-systèmes d’activités étudiés

Version simplifiée du schéma d’Yrjö Engeström (1987 : 78) présentant les composantes et les sous-systèmes d’activités étudiés

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En s’appuyant sur l’utilisation complémentaire du concept d’expérience et de la théorie de l’activité, cette recherche insiste donc sur la singularité des expériences étudiées et, ce faisant, sur la contextualisation de l’étude.

L’expertise du formateur

Parce que la formation théâtrale est « affaire d’expérience vécue, de transmission orale » (Lecoq, 1997 : 12) et de traditions, la connaissance du parcours de formation ainsi que celle du cheminement dans le domaine artistique et professionnel du formateur sont essentielles à la compréhension de sa pratique. Au moment où se déroule la collecte de données, Pascal Belleau en est à sa vingt-huitième année d’enseignement au sein de l’École supérieure de théâtre. Après avoir suivi une formation d’acteur au Conservatoire d’art dramatique de Montréal, il fait une maîtrise en théâtre à l’Université du Québec à Montréal à la fin des années 1980. D’abord assistant d’enseignement, puis chargé de cours depuis 1985 à l’École supérieure de théâtre, il travaille aussi pendant près d’une dizaine d’années auprès d’Huguette Uguay, spécialiste et professeure de diction, dont l’enseignement et la collaboration ont grandement marqué son parcours. Également engagé comme professeur au Cégep de Saint-Laurent, il poursuit parallèlement une carrière professionnelle en théâtre jusqu’en 1996. Bien qu’il décide alors de se consacrer entièrement à l’enseignement, il continue de se considérer avant tout comme un acteur : « Je ne suis pas un professeur de théâtre. Quand je parle de leur métier, du futur métier d’acteur, je dis “notre métier”. Je me suis toujours considéré comme un acteur qui enseigne » (Pascal Belleau, entrevue du 6 décembre 2013). Pascal Belleau travaille, conjointement à la direction de l’École supérieure de théâtre et avec sa collègue Marie-Claude Lefebvre, à la conception et à la mise en place du cheminement progressif des différents cours de voix présentés ci-haut : « Comme […] je donne [les deux cours de voix de deuxième année] depuis vingt-huit ans, ce sont des cours que moi, j’aurais rêvé avoir » (idem).

Le bagage expérientiel des étudiants au moment d’amorcer le cours Voix et interprétation I

Puisque toute expérience d’un individu se trouve médiatisée par ses expériences passées, il importe de comprendre le parcours antérieur des étudiants suivant le cours Voix et interprétation I. Dans le cadre des deux formations de voix enseignées par Marie-Claude Lefebvre durant la première année du programme, ils sont sensibilisés au fait que le travail vocal est indissociable du corps :

En matière de voix, le corps, c’est à la fois simple et complexe parce que c’est à la fois l’acteur et à la fois l’instrument et l’instrumentiste. Et ce qu’il a à dire devient la partition avec laquelle il joue. […] On ne peut pas se mettre à hurler de tous ses poumons si on ne commence pas par la base du corps. […] Il y a toute une organisation du juste tonus qui doit être trouvée pour que le corps puisse être mobile, souple et que l’instrument puisse vibrer, résonner et être entendu

(Marie-Claude Lefebvre, entrevue du 20 décembre 2013).

Les apprenants-acteurs sont donc amenés à prendre conscience de leur corps en tant qu’instrument vocal et, plus précisément, de leurs appareils respiratoire et phonatoire en travaillant la pose de voix et la diction :

La pose de voix, c’est l’art d’être entendu; la diction, c’est l’art d’être compris. La pause de voix, c’est tout ce qui est posture, respiration, phonation. Donc la capacité de bien timbrer sa voix, d’être bien positionné, d’avoir une respiration qui est juste en regard des nécessités de la projection. Parce que respirer pour parler, dans la vie de tous les jours, c’est une chose; respirer pour parler dans une salle de 600 places, ça en est une autre. Donc il y a un mécanisme respiratoire qui est différent d’une respiration de surface […]. On a besoin d’une respiration plus profonde; on a besoin d’une respiration dont l’expiration est mieux appuyée pour reprendre un terme que tout le monde utilise. Posture, respiration et ensuite tout le travail sur l’assouplissement de la voix et sur l’élargissement du registre

(idem).

Durant cette première année de formation, les étudiants s’appliquent à « bien accorder » leur instrument vocal pour ensuite pouvoir l’utiliser au maximum de leurs capacités. Ils se familiarisent ainsi avec les fonctions de la cavité buccale et de la cavité nasale, du larynx, du pharynx, de la trachée, des bronches, des poumons, de la cage thoracique, du diaphragme et des muscles abdominaux. Ils sont sensibilisés à l’importance d’avoir « une juste posture et un juste tonus […] donc, [d’]être le plus droit possible sans être raide; [d’]être dans le meilleur tonus possible sans être tendu » (idem). Ils apprennent à être à l’écoute de leur corps et à minimiser les tensions inutiles pouvant entraver le travail vocal.

Il va sans dire que les apprenants-acteurs amorcent ce type de formation avec des bagages expérientiels très différents les uns des autres. Quelques-uns peuvent déjà avoir suivi plusieurs cours de voix avant de commencer la formation de l’acteur, alors que d’autres peuvent n’avoir encore jamais effleuré le sujet. De surcroît, ils commencent leur cursus avec différentes particularités ou conditions physiques (cyphose, lordose, par exemple) qui peuvent influencer leur approche vocale. La plupart d’entre eux ont « souvent beaucoup de tensions et à travers ce lot de tensions, ils peuvent être soit sur-tonifiés à cause de certaines activités particulières ou sous-tonifiés à cause d’un manque d’activité particulière » (idem), ce qui leur crée des besoins spécifiques quand vient le temps d’utiliser la voix. Leurs apprentissages se veulent ainsi personnels en ce qu’ils sont dépendants de la singularité de leur corps. En ce sens, les deux premiers cours de voix offerts par Marie-Claude Lefebvre en première année de programme permettent de devenir l’expert de son corps comme de son instrument vocal. C’est en développant une meilleure compréhension de leur voix et de son fonctionnement que les participants peuvent ensuite apprendre à l’utiliser à son plein potentiel. Parce que chaque personne évolue selon ses propres caractéristiques physiques, ses tensions corporelles ou ses conditions particulières, les étudiants ne terminent jamais ce cours « dans le même moule physique et avec la même façon de bouger » (idem). Dans cette ligne de pensée, Marie-Claude Lefebvre les invite à ne pas chercher à atteindre une norme en ce qui concerne la pose de voix, mais plutôt à viser une évolution personnelle tout en respectant leur corps, leurs conditions physiques et leurs limites. La première année de formation s’achève donc avec un bagage commun sans que, pour autant, chacun ait touché le même niveau de maîtrise de leur instrument vocal.

Le cours Voix et interprétation I

La singularité du cours Voix et interprétation I tient, entre autres, de l’intégration plus organique « du jeu dans l’apprentissage des techniques élocutoires » (Pascal Belleau, entrevue du 6 décembre 2013). Contrairement à ce qu’il a vécu durant sa propre formation, Pascal Belleau ne conçoit « aucune dichotomie entre la voix, l’émotion et le corps » (idem) et vise à « créer une fusion » (idem) entre le travail du corps, de la voix et du jeu au sein de son cours. Tout au long de celui-ci, l’enseignant pousse les étudiants à rester en état de contrôle vocal et physique en jouant des personnages dont le travail d’interprétation nécessite un grand investissement corporel et émotionnel. Liée au tonus musculaire, cette approche fait en sorte que ni les émotions ni les mouvements ou les postures inhabituelles de l’acteur en situation de jeu ne nuisent à sa voix. Pour y parvenir, il est nécessaire de développer une conscience aiguisée du corps en tant qu’instrument, tel que Pascal Belleau le précise :

Avec moi, les étudiants travaillent musculairement. Je développe la conscience du corps. C’est que le corps doit être un instrument que l’acteur contrôle complètement. […] Ils [les étudiants] vont comprendre corporellement comment maintenir le diaphragme sans être en tension dans tout le reste du corps. Tout ce qu’ils ont travaillé en première année sur la détente en est la base. Après, ils vont devenir capables de cibler ce qu’il y a à travailler musculairement au niveau de l’ouverture et du maintien thoracique sans être obligés d’être en état de tension

(idem).

Dans le cadre de ce cours, les élèves poursuivent et approfondissent le travail vocal amorcé en première année. En devenant encore plus attentifs à leurs tensions corporelles, à leur état de contrôle vocal et musculaire, ils sont davantage capables de solliciter uniquement les muscles nécessaires pour parvenir à l’action voulue. Ainsi, les tensions et les blocages corporels inutiles sont volontairement minimisés, et l’utilisation de leur appareil vocal s’en trouve optimisée.

Une approche selon laquelle tout part du corps

« Parce que la voix, c’est corporel » (idem), tous les cours de la session sont amorcés par deux types d’échauffement. Les étudiants sont responsables, à tour de rôle, de créer des exercices physiques de trente minutes et de les partager à leurs collègues. Après quoi, Pascal Belleau dirige un échauffement vocal d’une trentaine de minutes. Par la suite, la formation est conçue de manière à ce qu’une des deux séances hebdomadaires soit principalement axée sur la diction, la pose de voix ainsi que la projection et que l’autre permette l’intégration de la voix à l’interprétation de scènes théâtrales.

Durant le cours hebdomadaire réservé à la diction, la pose de voix et la projection, les élèves se rassemblent d’abord dans un studio de répétition aux fins de l’échauffement physique et vocal. Ensuite, ils se déplacent vers un laboratoire d’enregistrement. Dans ce local, ils prennent place derrière des bureaux munis d’un appareil d’enregistrement et d’écouteurs pour améliorer individuellement leur diction. Durant ce type d’atelier, chacun veille à être à l’écoute de son corps, de son tonus musculaire et de ses tensions à minimiser : « Si tu as une tension dans le corps, ton articulation risque d’être plus maniérée; si tu n’as pas de tonus et que tu es mou, tu risques d’avoir une diction qui est molle » (Pascal Belleau, entrevue du 6 décembre 2013). En deuxième partie du cours, les étudiants se dirigent en alternance vers une des deux salles de théâtre du pavillon universitaire (en fonction des disponibilités) où la diction est jumelée à la pose de voix et à la projection. Pascal Belleau propose alors une vaste gamme d’exercices techniques et de visualisation qui ciblent la détente, la posture adéquate, la respiration, la projection et la musculation :

Ce sont surtout des exercices qui vont être physiques, que j’appelle des exercices un peu magiques, comme celui du roseau, un exercice où les participants se balancent et qui peut durer une demi-heure. […] Les étudiants ferment les yeux et ils doivent visualiser qu’ils ont des racines qui sortent de la plante de leurs pieds et que, peu à peu, elles descendent partout [au sol]. Pour moi, l’histoire est très importante : je raconte une histoire et, physiquement, cela les amène dans un certain contrôle au niveau du tonus et dans une posture faisant que la voix va être dans une détente

(idem).

Si, au travers d’activités de visualisation, Pascal Belleau facilite l’ancrage, la conscience corporelle, la posture et le tonus musculaire, il transmet aussi d’autres entraînements plus techniques, en lien avec, notamment, la respiration théâtrale. Une routine respiratoire est instaurée dès le début de la session et sa pratique « permet une amplification de la voix, une justesse du médium vocal ainsi [que son] contrôle » (document rédigé par Pascal Belleau dans le cadre du cours). En entrant dans cette routine, les apprenants-acteurs décortiquent le mécanisme respiratoire en plusieurs actions et apprennent à contrôler l’inspiration et l’expiration en fonction de chacun des réservoirs d’air que sont le ventre et la cage thoracique. En guise d’exemple, j’ai pu observer Pascal Belleau qui guidait ainsi cet exercice :

  1. inspiration air-ventre [ventrale], plus inspiration air-cage [thoracique]; expiration sur le [ɑ];

  2. inspiration air-ventre [ventrale], plus inspiration air-cage [thoracique]; expiration air-ventre; maintien cage ouverte; inspiration air-ventre; expiration air-cage; expiration air-ventre sur le [ɑ] (notes d’observation, sixième séance d’observation, 2 décembre 2013).

Ce type de techniques doit être pratiqué régulièrement en dehors des heures de classe pour augmenter le contrôle musculaire et être appliqué de plus en plus naturellement en situation de jeu. Ultimement, cette attention au processus respiratoire aide à accroître le potentiel corporel qui permet de faire résonner la voix dans l’espace, comme Pascal Belleau le décrit :

Quand le corps est très bien habitué à une bonne posture, à la respiration théâtrale et surtout au maintien thoracique assumé, il peut y avoir une amplification de la respiration qui va même aller jusque dans le dos. […] Dans un premier temps, c’est au niveau buccal. Il faut que la mâchoire soit détendue, ce qui fait que quand tu vas dire un texte ou faire un son, c’est comme une sensation de chatouillement au visage. Il y a des vibrations qui existent parce que le corps est détendu. Dans un deuxième temps, quand ils le maîtrisent bien, ça va aller dans le cou. Après, ça va aller dans le haut des omoplates et vers une fin de session où ils ont beaucoup travaillé, bien ça peut aller jusqu’au milieu du dos. Et là, à ce moment-là, la voix prend une amplification non pas juste au niveau de la force vocale, mais aussi au niveau de la rondeur de la voix. Donc ça, c’est en ce qui a trait aux résonateurs. C’est la chose que tu ne peux pas faire quand le reste n’a pas été bien intégré

(Pascal Belleau, entrevue du 6 décembre 2013).

Ces exercices sur les résonateurs sont amorcés plus tard dans la session, lorsque se développe une conscience du corps, d’un tonus musculaire adéquat et d’une aisance quant à la respiration théâtrale. C’est ainsi que, durant l’une des deux séances hebdomadaires, Pascal Belleau offre un large éventail d’exercices à la fois corporels et axés sur la diction, la pose de voix et la projection.

Intégrer la voix au travail d’interprétation

Au moment où se déroule la collecte de données, ce cours est conçu de manière à ce que la deuxième séance hebdomadaire intègre les apprentissages sur la voix au travail d’interprétation. Durant celui-ci, les jeunes acteurs doivent constamment amplifier leurs mouvements au maximum :

[Cette amplification] n’est pas juste pour [faire] beau ou différent; c’est pour qu’ils aient des difficultés encore plus grandes qu’une scène réaliste où ils vont s’asseoir et se lever. […] Ce qui est intéressant, c’est que l’acteur aille dans un paroxysme au niveau de l’émotion, au niveau vocal par le fait même, et, surtout, au niveau physique, ce qui amène des tensions au niveau vocal

(Pascal Belleau, entrevue du 6 décembre 2013).

Ce type de jeu théâtral étant exigeant physiquement, il est très difficile de rester en état de contrôle du corps et de la voix. Les étudiants se rendent alors compte des postures efficaces par rapport à la respiration et à la projection, puis tentent de parvenir à un état de contrôle pendant leur scène. Ce faisant, il leur sera ensuite plus facile d’en faire autant dans d’autres situations de jeu moins exigeantes corporellement. En première partie de session, des équipes de deux sont constituées pour interpréter une scène de théâtre réaliste à deux personnages. Parce que les mouvements et les émotions sont amplifiés, celle-ci perd son réalisme pour se transformer en « scène de tension » (Pascal Belleau, entrevue du 6 décembre 2013). En deuxième partie de session, on leur propose de jouer des scènes de théâtre tragique de Jean Racine (aussi à deux personnages), mais cette fois en équipe de cinq. Par exemple, dans un extrait de la pièce Britannicus, trois personnes peuvent jouer le personnage Britannicus et deux autres, celui de Junie, ce qui les oblige à repenser la division des répliques de manière à ce que certaines d’entre elles soient prononcées par une seule personne et les autres, par un choeur d’interprètes.

Bénéficier d’un accompagnement individualisé

Pendant le travail des scènes, un horaire est établi de manière à ce que chaque équipe voie sa séance de cours divisée en trois parties : une première se fait avec Pascal Belleau dans une salle de théâtre, une seconde se déroule avec l’assistant d’enseignement dans un studio et une troisième se passe sans la présence du formateur ou de son assistant. En interagissant ainsi auprès de petits groupes en rotation, Pascal Belleau et l’assistant d’enseignement peuvent plus facilement offrir un accompagnement individualisé afin de les aider à approfondir et à orienter leur interprétation, puis à se perfectionner sur le plan vocal :

Le fait de travailler en sous-groupes me permet de les arrêter durant leur scène. On corrige, ils reprennent et ils continuent. C’est-à-dire que corporellement, ils comprennent ce qu’ils doivent améliorer au niveau vocal, de la projection, des résonateurs, de l’articulation, ou s’il y a des tensions. Ils le perçoivent corporellement, ils l’analysent, ils le refont correctement ou ils le refont [...] jusqu’à ce qu’ils y parviennent. C’est pour ça qu’on ne peut travailler que cinq répliques [à la fois,] jusqu’à tant qu’ils comprennent quel est le déclencheur physique qui va les amener à avoir quelque chose de correct

(Pascal Belleau, entrevue du 6 décembre 2013).

Pascal Belleau rassemble ensuite deux équipes : pendant que l’une se met en situation de jeu, l’autre observe et note les commentaires du formateur. Ceux-ci peuvent porter sur la diction, la prononciation, le découpage du texte, les intentions des personnages, les ruptures vocaliques et rythmiques. Ils peuvent aussi référer au travail de :

  • leur médium (ex. : la voix était trop nasale, donc trop « dans le nez »);

  • leur posture (ex. : la tête était trop avancée; les genoux étaient bloqués; le corps se balançait involontairement d’une jambe à l’autre);

  • leur maintien thoracique;

  • leurs tensions corporelles (ex. : tension dans la gorge, dans la mâchoire);

  • leurs tics physiques (ex. : avec la tête, les sourcils, une main, un pied, voire les orteils);

  • leur regard;

  • leurs attitudes (ex. : visage trop sévère);

  • l’utilisation de leurs résonateurs;

  • la rondeur et la résonance de leur voix (notes d’observation, séances d’observation 1, 3, 4, 5 et 6, soit les 7, 28 et 31 octobre ainsi que le 25 novembre et le 2 décembre 2013).

Chaque équipe termine donc ces séances en recevant plusieurs pages de commentaires annotés par leurs collègues afin d’ajuster leur répétition hors cours. Ces « coachings pédagogiques » (Pascal Belleau, entrevue du 6 décembre 2013) offrent un cadre pour les pratiques hors cours et maintiennent l’ancrage physique d’une formation vocale intégrée à une recherche d’interprétation.

Apprivoiser l’étrange en soi

Durant le travail d’interprétation, la deuxième partie de la session consiste à sortir de sa zone de confort en optant pour un rôle inhabituel, c’est-à-dire en choisissant, sans tenir compte du sexe, un personnage en fonction d’un nouveau type d’énergie à explorer. Le but n’est pas de se rapprocher des archétypes de genre ni des voix de composition, mais plutôt d’apprivoiser en soi l’inconnu, l’étrange. En s’engageant dans des personnages dont l’énergie et les caractéristiques sont très éloignées des leurs, certains élèves peuvent parfois se sentir déstabilisés. C’est notamment le cas pour celui qui a choisi d’intégrer le choeur représentant Junie dans une scène de la pièce Britannicus de Racine :

Je suis souvent en force dans mes rôles; je joue toujours des personnages colériques. […] Je me suis donc dit qu’il fallait que j’aille dans la vulnérabilité. […] C’est quelque chose que je n’avais jamais fait. C’était vraiment le vide total et c’était déroutant. […] La piste de travail que j’ai essayée, c’était de me sentir le plus fragile possible physiquement, chose qui ne m’est jamais arrivée dans la vie

(étudiant, groupe de discussion réunissant six étudiants du cours, 17 décembre 2013).

Durant le groupe de discussion se tenant à la fin de la session, les étudiants s’étant impliqués dans un personnage du sexe opposé affirmaient avoir apprécié cette expérience. Bien qu’ils aient très peu de chances de revivre cette possibilité dans le contexte professionnel, ils reconnaissaient la pertinence de s’attaquer à différents types d’énergie et d’élargir ainsi leur registre d’interprétation dans le cadre de leur formation. En ce qui a trait à l’effort vocal et physique, le fait de jouer un personnage du sexe opposé peut aiguiser leur conscience corporelle et diriger leur concentration sur certains objectifs particuliers, comme l’a rapporté cette étudiante :

Au niveau vocal, c’était super exigeant parce que j’étais avec deux gars qui ont vraiment une grosse voix [dans le travail de choeur lié au personnage Britannicus]. Et, chaque fois, Pascal me disait qu’il fallait que ma voix rivalise avec la leur. […] Ça m’a demandé une grande détente et, en même temps, une grande ouverture de la cage. Ce travail m’a vraiment demandé d’avoir une écoute des autres et de moi-même, de bien soutenir mon appui, d’avoir la cage thoracique la plus ouverte possible, d’essayer d’aller chercher mes résonateurs au maximum. Donc, ça m’a vraiment demandé une grande conscience corporelle

(étudiante, idem).

Ce type d’activité se veut donc l’occasion d’intégrer leurs apprentissages vocaux à un jeu particulièrement exigeant. Certains se concentrent sur leur ancrage, ce qui les aide notamment à soutenir un rôle plus autoritaire. D’autres tendent à développer une agilité ou une fragilité physique, ce qui les aide à investir un rôle plus vulnérable. Au sein de ce cours, les étudiants cherchent alors à construire des personnages « uniques et représentatifs de leurs couleurs d’acteurs » (Pascal Belleau, entrevue du 6 décembre 2013). L’important n’est pas de proposer de « belles images » (idem) pour être original : « si tu pars corporellement pour travailler la voix et l’intégration émotive, ça va systématiquement être unique et différent parce qu’on part de toi » (idem). Il s’agit donc d’apprivoiser l’étrange en soi afin d’élargir ses possibilités de jeu et d’ainsi proposer des interprétations singulières.

Puiser des émotions viscérales

Au fil de ses expériences d’enseignement, Pascal Belleau a constaté que plusieurs sont souvent portés à démontrer l’émotion plutôt que de la ressentir. Dans le cadre du cours Voix et interprétation I, ceux-ci sont donc amenés à interpréter des émotions profondes (peur, joie, amour, colère, tristesse) durant leur scène : « Je veux que ce soit viscéral » (Pascal Belleau, entrevue du 6 décembre 2013). Le travail sur « la viscéralité » (idem), référant à celui des émotions qui partent du centre du corps (le ventre, les « tripes ») pour ensuite être exprimées par le corps et par la voix et, ultimement, être ressenties par les spectateurs, est bien énoncé par Pascal Belleau :

Ce qui est viscéral est inconscient (opposé à réfléchi), profond et intime. Ce mot fait référence aux tripes, c’est-à-dire qu’il connecte l’intention aux sentiments primaires tels la peur, l’amour, la confrontation à la mort ou, au contraire, la joie extrême. Les sentiments ou les émotions doivent naître de la région ventrale ou abdominale, remonter le diaphragme, passer par un larynx détendu et sortir sous forme de sons, de bruits et, bien sûr, de mots

(document rédigé par Pascal Belleau pour les étudiants du cours).

Cette recherche de la viscéralité conduit les élèves à mettre en application leurs différents apprentissages. Par exemple, durant les cours observés, les étudiants devaient minimiser leurs tensions corporelles, éviter de percher leur voix et s’assurer d’avoir une projection adéquate. Pendant les exercices, Pascal Belleau s’adressait souvent à eux en leur disant : « Plus! » Ce faisant, il leur demandait d’amplifier les mouvements et les émotions de leur personnage, ce qui les aidait à s’approcher de l’état viscéral. Il leur fallait alors s’investir entièrement dans la situation de jeu et vivre de fortes émotions devant leurs collègues. Placés dans une position de vulnérabilité, quelques-uns peuvent avoir l’impression de se « mettre à nu » sous le regard des autres :

La viscéralité, c’est comme une mise à nu. […] Tu sais, dans la vie, quand j’ai des crises de larmes ou des éclats de rire, c’est très viscéral. Et c’est carrément une mise à nu que de les vivre aussi intensément devant des gens. Tu découvres à quel point tu peux être vulnérable. C’est difficile à contrôler au début parce que ça saisit. Ce n’est pas des choses que tu vis devant les gens, d’habitude, une viscéralité comme ça. […] Tu te sens proche des gens parce que tu as partagé cette viscéralité-là avec eux et qu’ils t’ont écouté. Et de la voir, chez les autres… De voir la sensibilité sans filtre de quelqu’un… Tu as l’impression de le connaître par coeur. Et dans le fond, c’est peut-être une personne avec qui tu n’as pas beaucoup d’affinités dans le groupe, mais ça rapproche beaucoup… de soi et des autres

(étudiante, groupe de discussion réunissant six étudiants du cours, 17 décembre 2013).

Différentes propositions incitent ainsi les étudiants à se surpasser physiquement et émotionnellement pour ensuite les amener à puiser et à exprimer ces émotions viscérales durant l’interprétation de leur scène respective. L’implication vocale se veut alors particulièrement exigeante pour les acteurs en formation qui se doivent d’être respectueux et bienveillants les uns envers les autres.

Veiller à nourrir un sentiment de confiance en soi et en l’autre

Dans le cours Voix et interprétation I, les étudiants sont responsables de veiller au confort et à la sécurité physique de leurs collègues et de leurs partenaires. Lorsqu’il leur faut amplifier au maximum les mouvements et les émotions, ils s’assurent d’éviter les collisions entre deux personnes ou, encore, entre une personne et un mur ou un objet. De même, quand ils sont très proches ou en contact physique, il est nécessaire d’être à l’écoute et respectueux les uns envers les autres. Si certains sont très à l’aise avec cette proximité, d’autres peuvent éprouver un inconfort, comme l’exprime cette étudiante :

Juste avant de rentrer à l’école de théâtre, je n’avais même pas de plaisir [ni] de facilité [...] à prendre quelqu’un dans mes bras. Ça a été un long processus, l’année passée, d’apprendre à développer une confiance en l’autre personne, de vouloir toucher l’autre personne et de me laisser aller dans ce contact-là. Donc, c’est ce que j’ai développé l’année passée et, cette année, ça allait encore plus loin, évidemment, avec Pascal Belleau qui nous poussait toujours à aller plus loin [émotivement et physiquement]

(étudiante, groupe de discussion réunissant six étudiants du cours, 17 décembre 2013).

En guise d’exemple, dans le cadre d’un exercice particulier, une personne se tient debout, encerclée par les quatre autres membres de son équipe. Tout en récitant leur texte, ces derniers bercent et bousculent physiquement lʼétudiant placé au centre (sans lui donner de coup ni provoquer sa chute). Il doit alors laisser les autres contrôler les mouvements de son corps pendant qu’il se concentre sur ses répliques. Les quatre participants en cercle sont à l’écoute du cinquième membre afin de varier l’intensité des pressions selon ses états. La qualité de l’expérience de la personne bercée dépend alors grandement de la confiance qu’elle a envers ses partenaires et de l’attention bienveillante que ceux-ci portent à son confort et à sa sécurité. Lorsque vient le tour de l’élève pour laquelle les contacts physiques sont plus difficiles à vivre, ses quatre collègues font « l’exercice, mais [en tenant compte de] la fragilité de cette personne[,] […] [en] y all[ant] avec parcimonie, contrairement à une autre fois avec un autre étudiant qui, lui, pren[d] plaisir à se faire bousculer davantage. Il y a donc une notion de respect » (Pascal Belleau, entrevue du 6 décembre 2013). En sentant leurs limites physiques et émotionnelles respectées par leurs camarades, les étudiants sont plus aptes à nourrir un sentiment de confiance, souvent garant du succès de ce type d’activité et des expériences qui y sont liées.

Discussion des résultats au regard du cadre théorique

Il est à rappeler que les expériences de formation rapportées ci-dessus ont été observées et analysées à la lumière de la théorie de l’activité (Engeström, 1987 et 2008). Pour les besoins de mon étude, j’ai cherché à identifier les éléments auxquels réfère chaque composante dans le contexte du cours Voix et interprétation I ainsi qu’à comprendre les sous-systèmes (production, échange, distribution et consommation) constitués par leurs interactions. Le tableau suivant résume les divers éléments abordés en fonction de la composante à laquelle ils se rattachent, et les prochains paragraphes proposent une lecture des résultats au regard de leur mise en relation.

Figure 2

Tableau récapitulatif des éléments auxquels renvoie chaque composante

Tableau récapitulatif des éléments auxquels renvoie chaque composante

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L’étude du sous-système sujet-outils-objet

Dans un premier temps, l’étude du sous-système sujet-outils-objet (production) permet de situer les principales visées du formateur, ainsi que les moyens sur lesquels il s’appuie pour y parvenir. Si un échauffement physique et vocal amorce chaque cours de la session, Pascal Belleau propose ensuite de nouveaux outils pour la voix en plus de l’intégrer à l’interprétation de scènes. Il y dirige de nombreux exercices techniques et de visualisation visant tantôt « la suppression des tensions inadéquates qui est le point de départ du travail vocal » (Abadie, 2003 : 164-165), tantôt le développement de la conscience corporelle, du contrôle musculaire et vocal, ainsi que l’utilisation de résonateurs. Le fait d’occuper plusieurs lieux (salle d’enregistrement, studio de répétition, différentes salles de théâtre selon leur disponibilité) incite la voix à s’adapter à différents espaces de production et de représentation, comme sʼil s'agissait dʼun contexte professionnel.

Lors de la deuxième séance hebdomadaire, Pascal Belleau encourage les étudiants à intégrer leurs apprentissages dans le travail d’interprétation. En amplifiant leurs mouvements au maximum et en mettant en scène la peur, l’amour, la confrontation à la mort et la joie extrême, ils sont invités à se surpasser physiquement et émotionnellement. Ils touchent à la notion d’organicité que Raul Serrano détermine « comme la capacité de l’acteur de se compromettre corporellement, intellectuellement et affectivement dans un ici et un maintenant » (Arriola, 2011 : 22). Pour différents metteurs en scène tels que Grotowski et Stanislavski, l’organicité réfère à « la vie intime du corps » (Magnat, 2001 : 222), à « une expression non élaborée à l’avance » (ibid. : 223) dont la « voie artistique consiste à révéler la dimension inconsciente de l’acteur » (Arriola, 2011 : 22). Les apprenants-acteurs visent alors à trouver le tonus adéquat et à garder la maîtrise de leur diction, de leur pose de voix et de leur projection dans cette expérience particulière de l’intime, de la viscéralité, de l’organicité.

L’étude du sous-système sujet-règles-communauté

Dans un deuxième temps, l’étude du sous-système sujet-règles-communauté (échange) conduit à mieux comprendre les manières d’agir et d’interagir au sein de la classe. Par exemple, si les activités ciblant essentiellement la diction, la pose de voix et la projection se déroulent avec tout le groupe, le formateur préfère procéder en petits groupes quand vient le temps d’intégrer la voix au travail des scènes. Parce qu’il « ne faut jamais perdre de vue que les formations d’acteurs s’adressent à des artistes et nécessitent une perpétuelle adaptation » (Abadie, 2003 : 166), cet accompagnement plus individualisé lui permet de tenir compte des besoins particuliers de chacun. En procédant ainsi sous forme de coachings pédagogiques, il devient possible de « régler des problématiques de l’individu qui développe une compréhension corporelle du problème vocal ou de ses bons coups » (Pascal Belleau, entrevue du 6 décembre 2013).

L’étude du sous-système « échange » a aussi permis de comprendre l’importance que Pascal Belleau accorde au respect de soi et des autres, à l’établissement d’un sentiment de confiance, ainsi qu’à la générosité en termes d’investissement personnel et collectif. En ce qui concerne la notion de respect, s’il demande aux étudiants de se surpasser physiquement et émotionnellement, il les considère également comme étant les mieux placés pour connaître leurs limites personnelles à respecter. Par ailleurs, le développement d’un sentiment de confiance entre les jeunes acteurs, de même qu’entre eux et l’enseignant, est nécessaire au bon déroulement des exercices en salle de classe et des expériences qui en découlent. En se sentant respectés au regard de leurs limites personnelles (physiques et émotionnelles), ils sont plus aptes à cultiver un sentiment de confiance envers leurs collègues, souvent responsables de leur sécurité et de leur confort durant les exercices. Enfin, on peut noter que la notion de générosité concerne tant celle de Pascal Belleau – en matière de travail, d’énergie, d’engagement, de commentaires et de disponibilité – que celles des élèves :

Comme enseignant, je vais garder cette générosité-là toute ma vie, celle que j’ai eu la chance de connaître auprès de mes maîtres et que j’essaie d’offrir aux étudiants. Je suis quelqu’un de très généreux. Je donne beaucoup. Mais en contrepartie, je le dis dès le premier cours : je demande beaucoup. […] Tu dois donner tout ce que tu peux

(Pascal Belleau, entrevue du 6 décembre 2013).

Cette générosité peut être vue comme un don de soi, un dévouement au travail. En s’investissant activement dans les différents exercices, « il y a une générosité qui fait en sorte qu’on est là à 100%, concentrés, présents et vivants “dans nos corps” » (étudiant, groupe de discussion réunissant six étudiants du cours, 17 décembre 2013). Cette générosité prend aussi la forme de rétroactions abondantes de la part de Pascal Belleau. Elle peut également faire référence à l’appui supplémentaire offert durant ses moments de disponibilité en dehors des heures de classe afin d’aider à surmonter certaines difficultés en lien avec l’approche vocale.

L’étude du sous-système communauté-division du travail-objet

Dans un troisième temps, l’étude du sous-système communauté-division du travail-objet (distribution) contribue à faire la lumière sur le travail et les responsabilités de l’assistant d’enseignement et des étudiants au regard des objectifs du cours. En ce qui concerne l’assistant d’enseignement, ses tâches varient selon ce qui est abordé en salle de classe. Pendant des séances où tous sont réunis, il offre des rétroactions et des correctifs individualisés. Par exemple, lorsque l’enseignant dirige un exercice de respiration, il se promène dans la classe pour vérifier si la respiration théâtrale se fait correctement et apporte une aide personnalisée : « Je viens toujours regarder l’ouverture de la cage. Je me promène. J’ai une grande liberté. Je ne reste pas isolé. Je ne suis pas là pour prendre des notes. Je suis là pour aider, pour manifester mes observations » (assistant d’enseignement, entrevue, 11 novembre 2013). Lors des coachings pédagogiques, pendant que Pascal Belleau travaille avec un petit groupe, il fait de même auprès d’une autre équipe dans un studio de répétition. Avant les cours, Pascal Belleau et lui se rencontrent pour discuter, au besoin, de certaines pistes spécifiques à creuser. C’est aussi lui qui gère les horaires des coachings pédagogiques ainsi que les communications entre les élèves et le formateur en dehors des heures de cours.

En ce qui concerne les étudiants, ceux-ci se voient octroyer, dès le début de la session, la responsabilité de l’échauffement physique. Tout au long de la formation, Pascal Belleau s’attend aussi à ce qu’ils s’investissent pleinement dans les différentes activités proposées : « C’est de l’implication à 150% en permanence à tous les niveaux » (étudiante, groupe de discussion réunissant six étudiants du cours, 17 décembre 2013). Ils sont invités à prendre part au travail de leurs pairs en assurant leur confort, leur sécurité physique, ou encore en gardant une trace écrite des commentaires lors des coachings pédagogiques. Ils doivent également faire preuve d’une grande discipline personnelle. Au-delà de se montrer « généreux » (Pascal Belleau, entrevue du 6 décembre 2013) durant les séances en salle de classe, il leur faut prévoir plusieurs heures en dehors des cours pour peaufiner l’interprétation de leur scène respective et pour pratiquer individuellement des exercices vocaux. C’est la répétition fréquente de ces derniers qui conduit, avec le temps, à leur maîtrise ainsi qu’à « l’acquisition de l’automatisme qui procure l’aisance et le “naturel scénique” » (Dusigne, 2003 : 196) une fois en situation de jeu.

Enfin, dans ce contexte précis de formation comme dans l’ensemble du programme, « la construction de l’acteur se fait à partir de données variées et multiples, à propos desquelles l’individu est appelé à exercer sa liberté, son autonomie et son jugement » (Chouinard, 2001 : 99-100). Il est notamment de la responsabilité des étudiants, en deuxième partie de session, d’opter pour des personnages qui les font sortir de leur zone de confort. Puisque, dans le cadre de la formation de l’acteur, ils « apprennent à se connaître, à connaître leurs forces et leurs faiblesses, à pressentir leur style qui est l’organisation de ces mêmes forces et faiblesses » (Nadeau, 2003 : 67), ceux-ci sont donc les mieux placés pour choisir les rôles qui leur permettent d’élargir leur registre expressif. Il leur incombe de demander au formateur un appui supplémentaire en fonction de leurs difficultés respectives liées à un ou des exercices techniques.

L’étude du sous-système sujet-communauté-objet

Dans un dernier temps, l’étude du sous-système sujet-communauté-objet (consommation) permet de comprendre comment les jeunes acteurs bénéficient de la formation offerte par Pascal Belleau, ainsi que son ancrage dans la communauté universitaire et artistique. D’emblée, cet apprentissage aide à réaliser que « le travail de l’acteur tend vers une unicité : celle du corps, de la voix, du mouvement, de l’espace et du texte » (Abadie, 2003 : 163-164). Si certains peuvent initialement concevoir les pratiques du corps, de la voix et d’interprétation comme étant dissociées et devant être traitées parallèlement, leurs expériences de formation vécues dans le cadre de ce cours témoignent de leur interrelation. 

Parce que « le corps est, en même temps, une histoire personnelle et une narrativité historico-culturelle » (Lund, Roberge et Morissette, 2011 : 61) et parce que l’acteur « inscrit sa propre histoire dans ses attitudes » (Sagel, 2003 : 218), ce qu’il est et ce qu’il propose sont uniques. En fusionnant le travail corporel, vocal et d’interprétation, les étudiants sont poussés à prendre conscience, à partir de leur propre corps, de ce qui les rend singuliers et intéressants aux yeux de futurs employeurs. Un tel enseignement permet de les ancrer ainsi dans la culture du milieu théâtral et de préparer ces apprenants-acteurs au monde professionnel vers lequel ils se dirigent.

Il est à noter que certaines étapes de formation vécues dans ce cours peuvent être déstabilisantes. Si plusieurs en tirent un sentiment de liberté et de plaisir, d’autres peuvent plutôt ressentir un inconfort à puiser dans des émotions profondes et viscérales, ainsi qu’à sortir de leur zone de confort en interprétant des rôles auxquels ils ne sont pas habitués. Ces expériences scéniques peuvent remettre

en question l’image de soi et le sentiment de sécurité. […] C’est là le centre de tout processus créateur. Même dans un art collectif comme le théâtre, l’artiste se retrouve face à lui-même. Il fait face au vide, à la toile vierge, à la page blanche, à la scène nue, au texte non incarné et cherche comment réinventer la roue

(Kuhlke, 2003 : 100).

Or, il va de soi que l’établissement d’un climat de confiance et de bienveillance au sein de la classe favorise l’aisance des étudiants à faire ces explorations sous le regard de leurs pairs. Par ailleurs, ce cours ne conduit pas à une présentation publique. Plutôt que de viser à créer un objet esthétique aux fins d’une présentation, il permet de faire vivre aux participants « une approche que Grotowski nomme, réutilisant ainsi l’expression de Stanislavski, le travail sur soi-même » (Magnat, 2001 : 231-232). Il s’agit d’un temps privilégié de recherche personnelle et collective leur permettant d’élargir leurs possibilités de jeu. Selon une élève, cette formation permet également « d’aller chercher un état d’abandon corporel et émotionnel. En termes d’évolution de groupe, [elle] n’avai[t] jamais vu une générosité et un abandon aussi intense » (étudiante, groupe de discussion réunissant six étudiants du cours, 17 décembre 2013). Si les autres membres du corps professoral ne sont pas invités à venir constater leur évolution au sein de ce cours, ils s’attendent toutefois à ce que les étudiants appliquent leurs apprentissages dans l’ensemble de leur programme.

En guise de synthèse, la figure suivante reprend celle d’Yrjö Engeström (1987 : 87) en y intégrant les différents éléments traités dans l’étude des expériences de formation dans le cours Voix et interprétation I et rapportés dans cet article.

Figure 3

Schéma d’Yrjö Engeström (1987 : 78) auquel sont ajoutés les différents éléments abordés dans l’étude du cours Voix et interprétation I en fonction de la composante à laquelle ils réfèrent

Schéma d’Yrjö Engeström (1987 : 78) auquel sont ajoutés les différents éléments abordés dans l’étude du cours Voix et interprétation I en fonction de la composante à laquelle ils réfèrent
  1. Le sujet ou point de vue à partir duquel le système d’activités est principalement étudié :

    • Pascal Belleau, formateur d’expérience ayant offert le cours Voix et interprétation I, où s’est tenue la collecte de données.

  2. Les règles guidant les manières d’agir lors des interactions entre le sujet et la communauté :

    • offrir un enseignement en grand groupe (en lien avec le travail de la respiration, de la pose de voix et de la projection);

    • offrir un accompagnement plus individualisé grâce au travail en microgroupes durant le travail de scènes;

    • respecter les limites personnelles de chaque étudiant;

    • veiller à l’établissement d’un sentiment de confiance;

    • être généreux (en matière de commentaires, de travail, de temps);

    • offrir un appui individualisé (à la demande des étudiants) durant des moments de disponibilité hors cours.

  3. La création d’une communauté composée :

    • d’étudiants (qui se développent comme acteurs-créateurs);

    • d’un assistant d’enseignement;

    • d’autres membres du corps professoral (dont Marie-Claude Lefebvre, professeure offrant les deux cours de voix précédant le cours Voix et interprétation I).

  4. La division du travail au regard des objectifs établis :

    • Pour l’assistant d’enseignement :

      • offrir des rétroactions et des correctifs individualisés aux étudiants durant le travail en grand groupe;

      • poursuivre les coachings pédagogiques en microgroupes;

      • gérer les horaires des coachings pédagogiques et les communications.

    • Pour les étudiants :

      • se responsabiliser quant à l’échauffement physique en début de cours;

      • s’investir physiquement et émotionnellement dans chacune des activités en salle de classe;

      • faire preuve de discipline personnelle et répéter les exercices à l’intérieur comme à l’extérieur des heures de cours;

      • prendre part au travail de leurs pairs (en assurant leur confort, leur sécurité physique ou encore en gardant une trace écrite des commentaires lors des coachings pédagogiques);

      • choisir le rôle qu’ils souhaitent interpréter afin de sortir de leur zone de confort;

      • demander un appui particulier au besoin;

      • devenir les experts de leur propre corps, de leur instrument vocal.

  5. Les outils médiatisant le rapport entre le sujet et lʼobjet :

    • échauffement physique et vocal au début de chaque cours;

    • exercices techniques et de visualisation ciblant essentiellement le travail de la diction, de la respiration, de la pose de voix et de la projection;

    • travail d’interprétation où les émotions et les mouvements sont amplifiés (travail de la viscéralité);

    • occupation de différents espaces de travail (studio de répétition, studio d’enregistrement, trois salles de théâtre).

  6. objet ou les objectifs établis au sein du cours :

    • Amener les étudiants à :

      • développer leur conscience corporelle, leur contrôle musculaire et vocal, leur diction ainsi que l’utilisation de leurs résonateurs;

      • intégrer le travail vocal au travail d’interprétation;

      • élargir leurs registres vocal et d’interprétation;

      • développer l’unicité de chaque apprenant-acteur.

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***

Cette étude s’est penchée sur les enseignements du cours Voix et interprétation I, donné par Pascal Belleau à la session d’automne 2013 dans le cadre du programme de formation de l’acteur de l’École supérieure de théâtre de l’UQAM. J’ai d’abord brièvement présenté le contexte de l’étude, celui de la formation de l’acteur de l’École supérieure de théâtre et celui, en particulier, du cours Voix et interprétation I. J’ai ensuite traité de plusieurs pratiques au sein de ce cours, tantôt liées à la diction, à la pose de voix et à la projection; tantôt liées à l’intégration de la voix dans le travail d’interprétation. Par la suite, j’ai discuté de ces expériences de formation à la lumière de la théorie de l’activité. Cadre d’observation et d’analyse, cette théorie a permis de porter différents éclairages sur celles-ci en fonction de composantes précises (sujet, outils, communauté, division du travail, règles, objet) et de leurs interactions.

Fusionnant l’approche vocale, corporelle et d’interprétation, cet apprentissage motive les étudiants à constamment se surpasser physiquement et émotionnellement, à sortir de leur zone de confort et à apprivoiser l’étrange en eux, ainsi quʼà retrouver et à nourrir des émotions viscérales. Ce processus leur apprend à se mettre en état de disponibilité au jeu, état à partir duquel ils peuvent « expérimenter et vivre une gamme de réponses émotionnelles avec peu de tensions, tout en mettant à contribution [leur] imagination » (Kuhlke, 2003 : 102) et, bien sûr, leur voix. Comme le travail vocal et d’interprétation est ancré dans un engagement du corps, chaque apprenti acteur est amené à développer une forte conscience et compréhension de ses capacités techniques et sensibles, pour ensuite les utiliser à leur plein potentiel.