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Introduction

Dans le contexte du plan Alzheimer 2008-2012, notre équipe a été sollicitée afin d’évaluer un nouveau dispositif mis en place : le Pôle d’Activités et de Soins Adaptés (PASA). Au sein d’un environnement rassurant et permettant la déambulation, les résidents des EHPAD (Établissement d’Hébergement pour Personnes Agées Dépendantes) présentant des troubles du comportement modérés se voient proposer des activités sociales et thérapeutiques. La demande émanait d’un EHPAD ayant mis en place ce nouveau dispositif.

Cette demande rencontrait les intérêts des chercheurs de notre équipe : un chercheur en psychologie, un chercheur en sciences de la communication et un chercheur en sociologie. Notre équipe s’intéresse aux problématiques de l’autonomie et du développement de la participation sociale. Or, le dispositif PASA a notamment pour objectif le maintien du lien social, la mobilisation des fonctions sensorielles et vise à faire retrouver les gestes de la vie quotidienne.

Trois objets principaux ont été assignés à l’étude : 1) au-delà de seuls critères quantitatifs, proposer des critères originaux d’évaluation de l’efficience des PASA, au regard des pratiques et comportements identifiés; 2) évaluer conjointement l’effet du PASA sur les personnes accueillies; 3) identifier de manière critique, avec les parties prenantes impliquées, les modalités sous lesquelles se constitue un modèle d’accompagnement et d’organisation émergeant de cet espace de pratiques et de vie. Les analyses visaient à cerner les enjeux suivants : en quoi et comment l’introduction d’un PASA transforme-t-elle d’une part les expériences, les vécus, les comportements des personnes impliquées et, d’autre part, les rapports entre les différentes parties prenantes de l’EHPAD? Les constats posés permettraient de repérer « ce que cela dit » des compétences à l’oeuvre dans ces espaces novateurs. Dans un premier temps, l’observation participante et l’analyse situationnelle ont été mobilisées comme techniques de récolte des données sur le terrain. Les entretiens semi-directifs sont intervenus dans un second temps.

La formulation des objectifs de recherche laissait d’emblée entrevoir le mouvement inductif qui a été privilégié pour les atteindre. Nous nous interrogerons ici sur sa nécessité : en quoi l’approche inductive s’est-elle imposée à nous? Cinq facteurs rendaient ici l’approche inductive incontournable. Le premier est l’interdisciplinarité. Notre équipe se composait de chercheurs de différentes disciplines. Malgré nos socialisations disciplinaires, nous ne pouvions présupposer un cadre théorique : le terrain et la réalité qui s’y déploie devaient primer et les éléments signifiants devaient en émerger. Le second facteur est la flexibilité du travail collaboratif. Ne pas travailler seul implique d’accepter de se laisser déplacer dans ses convictions. Le troisième facteur est celui de la dimension « action » de notre recherche. Comme recherche-action, nous avions négocié notre inscription dans ce terrain et rappelé à de nombreuses reprises que nous n’étions pas dans le cadre d’une prestation visant à évaluer l’efficacité ou l’efficience d’un PASA. Mais nous devions composer avec les attentes de l’établissement, financeur pour partie. Le quatrième facteur est notre proximité avec certains principes méthodologiques de l’interactionnisme symbolique. Travaillant sur des processus sociaux, les chercheurs ne viennent pas valider des hypothèses préexistantes sur un terrain. Au contraire, ils cherchent de nouvelles hypothèses, qu’ils soumettent ensuite à l’épreuve de ce terrain. Enfin, le cinquième facteur est notre approche communicationnelle. Inspirée notamment de l’anthropologie de la communication, elle considère que les organisations sont constituées dans et au travers des communications humaines. Processus en construction permanente, la réalité du terrain et des comportements qui vont émerger ne peut ainsi être préjugée.

1. L’approche inductive

« L’approche inductive élabore de façon formelle son canevas de recherche en cours de collecte de données pour en faciliter l’analyse rigoureuse » (Hlady Rispal, 2002, p. 51). Si l’on peut se focaliser sur une problématique, comprise ici comme manière spécifique d’envisager un problème et proposition de lignes de force en réponse à la question initiale, cette problématique se précise néanmoins au cours de la recherche. L’approche inductive diffère en cela de l’analyse déductive qui pense cette problématique complètement a priori.

Dans l’analyse des données, Blais et Martineau décrivent l’analyse inductive générale, en référence à la « general inductive approach » de Thomas (2006), comme « un ensemble de procédures systématiques permettant de traiter des données qualitatives, ces procédures étant essentiellement guidées par les objectifs de recherche » (Blais & Martineau, 2006, p. 3). Cette attitude s’appuie sur différentes stratégies, dont la lecture détaillée des données brutes dans le but de faire émerger des catégories d’analyse. Elle rejoint la vision stratégique de l’enquête d’Edgar Morin (Paillard, 2008) qui redéfinit et modifie son cours et son développement selon une démarche d’essais-erreurs. Pour Morin, l’enquête se distingue de la recherche, cette dernière étant une réflexion sur les données, tandis que l’enquête est la collecte de celles-ci. Les deux sont inextricablement liées. Non élaborée a priori, l’enquête s’adapte aux situations, à la découverte de données inconnues ou de problèmes ignorés. Pour Morin, il est indispensable de fonder la méthode et les techniques en fonction du terrain et selon les sollicitations et les résistances du phénomène étudié.

L’approche inductive a pour avantage de permettre de « ne pas tomber dans ce piège où l’on installe la théorie d’entrée de jeu et où les faits, trop aisément manipulables, se cantonnent dans un rôle d’illustration-confirmation » (Kaufmann, 2001, p. 12). Nous suivons toutefois Guillemette (2006) quand il précise que le chercheur appréhende les phénomènes avec sa sensibilité théorique et ses connaissances antérieures. Celles-ci ne peuvent être ignorées. Seul le principe reste : conserver un esprit assez ouvert pour ne négliger aucune explication ou direction, en particulier celles non apparues lors de lectures préalables. Cette tension est un des moteurs intellectuels majeurs de l’induction : conserver un statut d’utilité à différentes options théoriques, options dont il faut s’efforcer de se déprendre chaque fois que nécessaire au regard du terrain.

Notre option consiste donc à ne pas partir d’hypothèses générales à vérifier sur le terrain, mais plutôt à rendre compte des expériences vécues dans leur complexité et leur dynamique. Nous suivons Winkin (2001) qui compare le mouvement de toute recherche ethnographique à celui d’une « double hélice ». Le chercheur part

[…] d’une idée, encore mollement formulée, va sur le terrain, recueille des données en tous sens, revient vers ses lectures et commence à organiser ses données, retourne sur le terrain, lesté de questions déjà mieux conceptualisées et repart enfin, avec de premières réponses, vers une formulation généralisante

pp. 190-191

Le va-et-vient continu entre lectures et terrain permet d’affiner une problématique solide. Nous espérons ainsi éviter la récolte de données tout azimut qui conduirait à une désorientation du chercheur, autant que des thèses générales peu en phase avec une réalité vécue par les acteurs concernés. Les résultats auxquels nous parvenons correspondent à ce que Strauss décrit comme une théorie fondée :

Une théorie qui découle inductivement de l’étude du phénomène qu’elle présente. C’est-à-dire qu’elle est découverte, développée et vérifiée de façon provisoire à travers une collecte systématique de données et une analyse des données relative à ce phénomène. Donc, collecte de données, analyse et théorie sont en rapports réciproques étroits. On ne commence pas avec une théorie pour la prouver, mais plutôt avec un domaine d’étude et on permet à ce qui est pertinent pour ce domaine d’émerger

Strauss, 1992b, p. 53

2. Un terrain particulier : le PASA

Un PASA[1] est un espace au sein d’un EHPAD disposant d’une file active d’au moins 20 personnes admissibles parmi les résidents hébergés. 17 PASA ont ouvert en 2011. Cet espace permet d’accueillir dans la journée des résidents (de 12 à 14 personnes) présentant des troubles du comportement modérés. Des activités sociales et thérapeutiques sont proposées au sein de ce pôle. Lors de nos premières rencontres avec la direction, le PASA venait d’ouvrir et nous avons commencé nos immersions en son sein un peu moins d’un an après son ouverture.

3. Les techniques d’enquête

Dans une perspective inductive, compréhensive et qualitative, le but était de comprendre et le saisir de l’intérieur les ressorts et les processus à l’oeuvre, plutôt que d’expliquer à partir de facteurs préconçus. Seuls quelques indicateurs quantitatifs ont été constitués. Notre démarche a été d’opter pour trois méthodes complémentaires : l’observation participante, l’analyse situationnelle et les entretiens compréhensifs.

3.1 L’observation participante

L’observation participante telle que nous l’avons déployée se fonde sur la démarche anthropologique (Winkin, 2001). Cette méthode permet un accès direct aux événements et aux situations. Elle prend également en compte les éléments non verbaux de la communication, ce qui est particulièrement important ici au vu du public. En effet, ce que les médecins (Ploton, 2009; Rigaud, 2001) appellent le « syndrome démentiel de la maladie d’Alzheimer » se caractérise par un déficit lent et progressif au niveau de la mémoire, couplé à des perturbations d’une ou plusieurs fonctions supérieures. Or, ce n’est pas parce que les personnes atteintes de la maladie d’Alzheimer ne communiquent plus verbalement qu’elles ne communiquent plus. Ne plus pouvoir s’exprimer verbalement n’invalide pas le respect, objectivable, d’une série de règles implicites dans les interactions, chez les personnes accueillies au PASA et souffrant de la maladie d’Alzheimer. Si la communication verbale n’était plus manifeste chez certaines personnes rencontrées au sein du PASA, une communication non verbale subsistait longtemps, largement mobilisée.

Que ce soit en s’adaptant aux proxémies de la culture médico-sociale, c’est-à-dire en acceptant qu’un soignant puisse pénétrer dans leur sphère intime à n’importe quel moment, ou en s’opposant à toute forme d’intrusion – se référant dès lors aux proxémies sociales –, ces personnes montrent que les règles spatiales du « savoir-vivre en société » sont toujours bien intégrées et utilisées à bon escient

Delamarre, 2011, p. 27

La définition biomédicale de la démence, soulignant la prégnance des composantes cognitives dans la définition de la dégénérescence, ne mentionne que la dimension langagière, verbale de la communication. Elle introduit le risque de limiter la lecture de la communication à cette seule dimension (cognitive), chez les personnes interagissant avec les personnes atteintes. Tautologiquement, le malade ne correspondant plus à l’image de ce sujet rationnel ainsi défini par la pleine possession de ses fonctions exécutives supérieures, il ne serait plus vraiment en mesure de communiquer. Ce présupposé serait un raccourci trop rapide né d’un implicite assumé au quotidien. Nous devions être attentifs à ce risque. L’observation participante, accédant aux autres composantes de la relation, a permis la valorisation d’autres formes d’intelligence de cette relation : des composantes émotionnelles et affectives en particulier, des signes heureusement disponibles au-delà du langage et une rationalité strictement cognitive. Notre vision de la communication comme interaction constante dans des contextes d’action qui lui donnent signification permettait également d’éviter ce biais. La maladie d’Alzheimer ne devrait donc pas être uniquement considérée sous l’angle du déficit et de la rationalité cognitive, mais aussi à travers ce qu’elle fait faire (Guichet & Hennion, 2009).

Huit journées complètes et deux demi-journées, de septembre à décembre 2011, ont été consacrées à l’observation participante. Le choix des journées s’est fait tantôt de façon aléatoire, tantôt pour assister à des événements particuliers, tels les repas thérapeutiques. Durant ceux-ci, les résidents cuisinent ensemble leur repas de midi, auquel des professionnels participent. Une aide-soignante a également été suivie durant toute une matinée, pour assister aux toilettes dans les étages et au repas des résidents. Enfin, un plein après-midi a été consacré aux activités d’animation. Lors de ces journées au PASA, la chercheuse participait aux activités, interagissant avec les résidents et les aides-soignantes, allant jusqu’à les assister dans l’animation.

Cette démarche est qualifiée d’observation participante en référence aux conceptions de l’École de Chicago : l’observation est en effet toujours participante, selon celle-ci. L’objectif est bien de « rendre le monde étudié visible de l’intérieur » (Coulon, 2002, p. 103), c’est-à-dire de comprendre, de l’intérieur, la vision du monde et la rationalité des actions des individus concernés. La position de la chercheuse est passée de celle de « complete observer » (« observateur complet ») à celle de « participant as observer » (« participant comme observateur ») (Gold, 1958). En effet, la chercheuse s’est d’abord présentée comme telle aux personnes présentes au PASA. Elle a cité succinctement ses objectifs, puis a expliqué qu’elle était là pour observer ce qui se passait, mais qu’il était possible de lui demander de l’aide si besoin était. Les sollicitations furent d’abord peu nombreuses, puis les interactions avec les résidents et les soignantes se sont multipliées, conduisant finalement les aides-soignantes à lui confier certaines tâches d’animation.

L’observation participante, ici, s’inscrit aussi dans la continuité d’Erving Goffman, entre une attention de tous les instants à ce qui se passe et un désengagement permis par l’écriture. En fin de journée, l’auteure consignait en effet les interactions verbales et non verbales dont elle avait été témoin. Cette retranscription non exhaustive se faisait selon la méthode du carnet de recherche de Morin (Derèze, 2009). Les contraintes financières et matérielles ont conduit cette chercheuse à se limiter à dix journées, mais il faut noter qu’elle était arrivée à une certaine saturation des données, peu d’événements nouveaux significatifs étant identifiés.

3.2 L’analyse situationnelle

L’analyse situationnelle s’appuie conjointement sur l’anthropologie de la communication (Winkin, 1995, 2001) et la praxéologie motrice (Oboeuf, 2010; Parlebas, 1999). Cette démarche d’observation s’est focalisée sur quatre situations sociales : atelier cuisine, activités motrices, repas, transitions entre les activités. Le cadrage (Goffman, 1991), moins large que pour l’observation participante, était cependant plus détaillé. Ces deux techniques de récolte étaient donc intéressantes à mobiliser sur un même terrain. Pour chacune des situations, la même démarche était suivie. Le but était de mettre en lien les contraintes de chacune (rapports possibles d’un résident aux autres résidents, aux soignants, à l’espace, au temps et aux objets) avec les communications que le résident pouvait actualiser dans cette situation. Les différents sous-rôles pouvant émerger au sein d’une situation ont d’abord été identifiés. Ils sont une déconstruction du rôle de « résident », plus proche de ce qui se passe in situ. Mangeur, Agresseur, Parleur, En attente, Fuyeur sont quelques-uns des sous-rôles que l’on retrouve dans la situation Repas. Un sous-rôle est donc « l’unité comportementale de base du fonctionnement d’une situation sociale » (Parlebas, 1999, p. 344). C’est en endossant un sous-rôle que le résident participe à la communication. Le sous-rôle renvoie à une classe fonctionnelle de conduites regroupant des actions jugées équivalentes. Si l’on peut manger plus ou moins rapidement, avec ou sans aide, l’unité comportementale reste la même : Mangeur. Étiqueter chaque sous-rôle d’un substantif met l’accent sur l’interaction dominante liée à la séquence envisagée. Puis le chercheur a observé les cheminements entre sous-rôles pour y repérer les dynamiques possibles au sein d’une situation. Il déterminait ainsi tous les changements de sous-rôles possibles dans le réseau des sous-rôles. Ces changements sont représentatifs des contraintes inhérentes à une situation sociale donnée. Leur mise en lien avec les communications actualisées par les résidents permet de construire de manière inductive une grille d’observation situationnelle.

Des observations préliminaires ont permis de déterminer les sous-rôles, leur articulation et les communications pertinentes au sein de chaque situation analysée. On parle ici de « communication » parce que, lorsqu’elle a lieu (lorsqu’elle est « actualisée »), un ou plusieurs participants y réagissent de manière répétée dans le temps. Lorsque le comportement n’est interprété par aucun autre protagoniste, ou seulement de manière éparse au cours du temps, on parlera « d’indice ». Si ce dernier peut être communicatif, il n’est pas un signe objectivé par les personnes comme faisant partie de la communication. Si tous les indices étaient jugés communicatifs, étudier la communication au sein d’une situation sociale serait impossible : « pour que la communication ait encore un sens aux yeux d’un participant, il faut qu’il y ait des “blancs”, des différences, des contrastes » (Winkin, 2001, p. 102). Il faut du temps pour extraire l’ensemble des signes au sein d’une situation. Le chercheur avance par tâtonnements successifs; il apprend à voir. Ce qui paraît insignifiant ou anodin au départ se révèle d’une grande richesse lorsqu’apparaissent « des récurrences comportementales qui nous amènent à parler en termes de règles, de codes » (Winkin, 2001, p. 148). La dimension inductive de cette seconde méthode est, comme pour la précédente, intrinsèque et fondamentale pour la validité compréhensive de ses résultats. L’étape préliminaire s’est étalée sur trois mois à la fin de l’année 2011. Elle a nécessité près de 80 heures d’observation. Une fois les grilles construites, 70 heures d’observation supplémentaires ont été nécessaires : 35 heures pour le prétest, 35 heures pour le post-test.

3.3 Les entretiens compréhensifs

Cette méthode a eu pour visée de rendre justice aux représentations des principaux acteurs professionnels. Pour compléter l’observation participante et l’analyse situationnelle, elle s’est intéressée aux discours recueillis dans l’échange. La visée spécifique était d’éclairer et de contextualiser sur des plans individuels et symboliques les observations concurrentes.

L’analyse des discours s’est voulue compréhensive. Les thèmes introduits au cours des entretiens étaient en lien direct avec l’observation du terrain concerné par d’autres modalités. L’enquêteur a puisé dans des rencontres trimestrielles organisées au PASA et dans l’observation participante et l’analyse situationnelle pour préparer les entretiens. Une question pouvait aussi être ajoutée ou nuancée au regard des échanges entre les trois chercheurs impliqués. Ce mode de collaboration approfondissait les entretiens ultérieurs autant que les démarches de terrain menées par les deux autres collègues. Le « guide » d’entretien est donc resté souple tout au long de l’étude, s’adaptant d’un entretien à l’autre, voire durant chaque entretien. Cette souplesse à plusieurs niveaux était cohérente avec l’outil (entretien compréhensif) et avec l’approche inductive de l’étude. Notre option épistémologique était que les discours recueillis alimentent la conceptualisation progressive du chercheur, plutôt que de chercher à les faire entrer dans des concepts préélaborés. Il s’agissait de s’inscrire dans la perspective de l’entretien compréhensif ou d’élucidation (Kaufmann, 1996), avec pour veine plus générale d’inspiration celle de la méthodologie de la théorisation enracinée (Glaser & Strauss, 2010), dont cette modalité d’entretien est d’ailleurs l’une des continuités selon Kaufmann.

Les entretiens se sont étendus sur cinq mois. 15 ont été menés, d’une durée de 45 à 90 minutes. Si, dans les analyses, les professionnels exerçant en prise directe avec le PASA ont eu la part belle, chaque entretien a néanmoins été intégré dans la mise en contexte de l’ensemble, comme dans le croisement des perspectives décelées. Le modus operandi a été le suivant : recueil, puis transcription écrite intégrale de chaque entretien; relecture et commentaire détaillé de chacun, tantôt sur des points théoriques ou conceptuels, tantôt sur des aspects pratiques, tantôt sur les liens avec d’autres entretiens; rapprochement de l’ensemble des commentaires selon leurs convergences et divergences, vers une conceptualisation plus aboutie des modèles de fonctionnement, des interrogations résiduelles et pistes d’action pratique; enfin, induction des commentaires analytiques et construction d’une lecture d’ensemble du terrain pour parvenir à une vision compréhensive du croisement des subjectivités. La phase de rédaction du rapport a par la suite eu lieu.

Les thèmes d’analyse ont été constitués au long de ce processus itératif. Elles résumaient les lignes de force traversant le PASA. Leur pertinence s’est fondée sur un croisement régulier des perspectives de chaque chercheur.

4. Les différents éléments légitimant une démarche inductive

4.1 L’interdisciplinarité

Historiquement, notre choix institutionnel de construire une équipe pluridisciplinaire a été guidé par la complexité inhérente à nos champs d’expertise : les situations de handicap et l’autonomie, notamment liées au vieillissement ou à la maladie chronique. Dans la présente recherche, nous ne pouvions travailler de manière monodisciplinaire. La prise en charge de la maladie d’Alzheimer convoque, au-delà des seules disciplines médicales, d’autres disciplines telles que la psychologie, la sociologie, les sciences de l’information et de la communication, le droit et l’éthique. Réfléchir sur la manière dont un PASA transforme les comportements des parties prenantes nécessitait aussi de se pencher sur des aspects individuels, interpersonnels ou organisationnels.

Nous sommes cependant conscients des difficultés que pose la collaboration entre des disciplines qui sont chacune « constituées d’un certain nombre de principes fondateurs, d’hypothèses générales, de concepts qui déterminent un champ d’étude et permettent en même temps de construire le phénomène en objet d’analyse » (Charaudeau, 2010, p. 200). Selon Edgar Morin (1990, para. 1)[2],

la discipline est une catégorie organisationnelle au sein de la connaissance scientifique ; elle y institue la division et la spécialisation du travail et elle répond à la diversité des domaines que recouvrent les sciences. Bien qu’englobée dans un ensemble scientifique plus vaste, une discipline tend naturellement à l’autonomie, par la délimitation de ses frontières, le langage qu’elle constitue, les techniques qu’elle est amenée à élaborer ou à utiliser, et éventuellement par les théories qui lui sont propres.

Nous suivons Morin lorsqu’il plaide pour oser l’interdisciplinarité. L’institution disciplinaire entraîne à la fois un risque d’hyperspécialisation du chercheur et de réification de l’objet étudié, dont on pourrait oublier qu’il est extrait ou construit. L’objet de la discipline serait alors perçu comme une chose en soi. Ses liaisons et solidarités avec d’autres objets, traités par d’autres disciplines, seraient négligées, ainsi qu’avec l’univers dont l’objet fait partie. La frontière disciplinaire, son langage et ses concepts propres isoleront alors la discipline par rapport aux autres et aux problèmes qui, eux, chevauchent les disciplines. L’esprit hyper-disciplinaire devient un esprit de propriétaire qui interdit toute incursion étrangère dans sa parcelle de savoir.

Charaudeau (2010) et Koren (2010) plaident pour une interdisciplinarité focalisée : faire de l’interdisciplinarité depuis une seule discipline, pour pouvoir considérer les concepts dans leur cadre théorique et les interroger à la lumière d’une autre discipline, en expliquant dans quelle mesure et à quelles fins ils peuvent être empruntés et intégrés. Il nous semble que c’est ici une volonté de conserver un ancrage identifié pour mieux aller explorer d’autres territoires conceptuels qui prime : prendre des apports ici et là reviendrait à tordre les concepts ou à leur faire dire des choses qu’ils ne voulaient pas dire. Or, ce qui devrait primer selon nous, est le terrain et la réalité qui s’y déploie. La théorie doit être au service de la compréhension de ce qui s’y déroule et non pas l’inverse. Les théories déployées par chaque discipline sont donc bel et bien pour nous des outils, dont nous n’oublierons pas, avec l’usage, leurs ancrages initiaux, mais qui permettent surtout de mieux comprendre la réalité, quitte à les adapter un peu, voire à agir sur celle-ci.

Dans une recherche interdisciplinaire comme la nôtre, le cadre théorique commun ne peut préexister. Nous ne partions pas vierges de socialisations disciplinaires et de recherches précédentes, mais nous ne pouvions nous imposer réciproquement une manière de lire la réalité. Les éléments signifiants pour nos trois disciplines devaient donc émerger du terrain. C’est un signe distinctif des approches inductives, particulièrement marqué dans l’approche par théorisation enracinée : la nécessité de partir des données, non de la théorie.

Ainsi, au-delà de méthodes respectives qui nous étaient familières, nous avons rapidement échangé régulièrement sur nos premiers résultats. Des similarités dans ces résultats sont vite apparues aux deux chercheurs en immersion. En faire part au troisième d’entre eux a permis qu’il ajuste ses entretiens aux spécificités des situations rencontrées sur ce terrain, insoupçonnables a priori. Citons pour exemple la relation entre professionnels et personnes accueillies. L’échange entre nous a d’abord confirmé ce thème comme essentiel pour l’enquête par entretiens. Surtout, cet échange a conduit à approfondir les points suivants : la personnalisation de la relation; le lien établi par les professionnels entre cette personnalisation et leur conception de la mémoire chez les personnes démentes; l’intégration, dans leur pratique, de stratégies propres à chaque personne accompagnée, entre missions professionnelles et singularités découvertes dans un apprivoisement progressif. Ces échanges entre chercheurs ont ainsi mis « la puce à l’oreille » de chacun de nous, nous forçant à revenir encore et encore sur chaque thème.

4.2 La flexibilité du travail collaboratif

Plusieurs discussions formelles ou informelles, lors de repas pris dans l’EHPAD par exemple, ont fait émerger une préoccupation : la parole des résidents manquait. Contrairement à nos préjugés initiaux, notre fréquentation de l’établissement traçait la possibilité d’inclure la parole de certains résidents sur ce qu’ils vivaient et ce qui était important pour eux. Malgré de vifs débats, nés de socialisations disciplinaires différentes, un accord minimal s’est fait sur la méthode à déployer : les questionnaires de Condorcet (Collard, 1998). Si les questions en ont été préétablies avant sa passation, leur formulation était directement issue de notre immersion antérieure dans ce terrain. Elles n’auraient pu naître autrement, en cohérence avec notre démarche inductive.

À partir d’une question (Selon vous, qu’est-ce qui explique le mieux votre bien-être?), six modalités de réponse exclusive étaient proposées (Être dans un lieu accueillant, Se sentir utile, Se sentir libre, Être en bonne santé, Avoir des relations sociales, Ne pas s’ennuyer, Avoir une belle apparence). La valeur de chaque modalité était comparée systématiquement aux autres comme suit : « Pour vous, qu’est-ce qui compte le plus, être en bonne santé ou avoir des relations sociales? ».

Ce choix s’est fondé sur trois motifs. D’abord, le questionnaire n’est pas contraignant et les modalités sont compréhensibles par les résidents. Des échanges informels avaient montré qu’il était difficile de mettre en place des entretiens ou des questionnaires plus classiques auprès des personnes accueillies. Ensuite, il permettait d’intégrer directement les résidents dans une réflexion sur leur bien-être. Enfin, la comparaison par paires permet de relever des incohérences dans les réponses des interrogés : c’est l’« effet Condorcet ». L’individu ne maîtrisant pas la portée analytique des réponses qu’il donne, les chercheurs pouvaient répondre aux questions suivantes : professionnels et familles sont-ils plus cohérents dans leurs réponses que les résidents? Les représentations du bien-être sont-elles convergentes? Les résultats furent probants : les résidents, pourtant rarement interrogés sur ce thème, furent les plus cohérents! En outre, ce qui comptait pour eux était distinct de ce qu’en disaient familles et professionnels.

Cet exemple illustre lui aussi notre logique inductive; la nécessité de l’outil a émergé du terrain, et ce, parce que nous y sommes entrés l’esprit ouvert, prêts à être bousculés dans nos convictions par ce que nous découvrions.

4.3 La dimension « action » de notre recherche

La dimension « action » de notre recherche a agi comme facilitateur d’une démarche inductive. La convention établie avec l’établissement cofinanceur de notre recherche explicitait des conditions de réalisation garantissant notre indépendance, en particulier quant à la fonction critique de la recherche. En lien avec l’auto-évaluation de leurs pratiques, les professionnels attendaient aussi d’être bousculés. Pourtant nous avons dû plusieurs fois rappeler que nous ne réalisions pas un travail de consultance, que nous agissions dans une logique de compréhension mais non de jugement. Une attente normative s’exprimait en effet de leur part : quels étaient les « bons » et les « mauvais » comportements? Plutôt que de l’ignorer, nous avons circonscrit cette attente en nous attachant à coconstruire d’éventuelles préconisations avec tous les acteurs, pour rendre collectivement manifestes les possibles éléments d’amélioration. Cela renforçait le va-et-vient permanent entre terrain et théorie. Nos contacts permanents avec l’équipe et les réunions trimestrielles consacrées à notre travail, en plus de la discussion collective du rapport final, limitaient le risque d’une analyse théorique surplombante sans lien avec leur réalité.

Nous concevons la recherche-action comme une recherche participative. Nous nous éloignons de la rupture épistémologique qui voudrait que savoir commun et savoir scientifique soient séparés par des frontières étanches. L’homme contemporain produit une connaissance réflexive sur lui-même et sur ses propres expériences : il élabore ses propres hypothèses et pistes de réflexion. Ce savoir social n’est pourtant pas transparent. Le chercheur se doit notamment d’être attentif aux conditions de production d’un discours et se demander ce qui, dans ce discours, est dû à sa présence en tant que chercheur. Avec Kaufmann (1996), nous pensons qu’objectiver les connaissances élaborées avec les acteurs de terrain se construit peu à peu, grâce aux concepts mis en évidence et organisés entre eux. Le rôle du chercheur est également de fournir les cadres méthodologiques adéquats pour appréhender ce savoir « commun ». La connaissance de l’acteur sur lui-même et sur ses propres expériences n’est pas automatiquement éclairante et valide selon les critères des sciences sociales (Van Campenhoudt, Chaumont, & Franssen, 2005). Kaufmann (1996) le souligne également : les références conceptuelles du chercheur sont des conditions nécessaires pour continuer à apprendre du savoir commun, même une fois l’objet de la recherche circonscrit. Les savoirs s’élaborent ainsi en coconstruction avec les acteurs de terrain. Notre position est médiane entre le chercheur-expert détenteur absolu du savoir et la position ethnométhodologique voulant que « savoir commun » et « savoir scientifique » s’enchaînent dans une continuité parfaite.

4.4 Proximité avec l’interactionnisme symbolique

Notre proximité intellectuelle commune avec l’interactionnisme symbolique nous a également conduits à privilégier l’approche inductive. L’interactionnisme symbolique, une des formes de la sociologie compréhensive (Le Breton, 2008), trouve ses prémisses chez Simmel, puis chez des sociologues de Chicago tels Park ou Thomas qui en donneront les premières formulations avant que Mead ne lui confère une matrice théorique. Dans la même perspective, l’analyses de Strauss (1959/1992a, 1992b) dans le champ de la santé sont aussi des références privilégiées. Nous reprenons à Morrissette (2011) les intérêts communs de cette tradition : l’expérience quotidienne des acteurs, une vision interprétative du monde et le partage de préférences méthodologiques, telles que le travail de terrain avec des données de première main.

Notre approche théorique s’est aussi appuyée sur les travaux de Goffman (1991; Winkin, 1988) et de Kaufmann (2001). Les comportements quotidiens des hommes y sont considérés comme négociés par chacun dans une sorte d’improvisation permanente, soumise toutefois à des règles conduisant les négociations. Le « banal », c’est-à-dire ces comportements semblant naturels derrière lesquels se cachent une série de règles implicites et qui permettent de structurer la vie en société, est alors notre cible. Ces règles s’acquièrent lors de la socialisation au sein de différents groupes d’appartenance. Leurs membres partagent certains rites d’interaction et codes communicationnels communs, différents des autres groupes. Une socialisation s’opère au sein de ces groupes; des logiques communicationnelles et stratégiques propres se mettent en place. Cette socialisation s’opérationnalise, se consolide ou se modifie lors des interactions. Elle permet à tout un chacun de savoir comment il convient de se comporter dans une situation donnée. « [Ê]tre âgé, et plus spécifiquement être âgé dans le contexte d’une institution pour personnes âgées, nécessite la maîtrise (habituellement implicite) de règles organisant l’adaptation du comportement communicatif à ce contexte. » (Sigman 1979, dans Winkin, 2000, p. 256). Sigman ajoute que l’adhésion à ces règles ou leur transgression se répercute sur la définition du statut, du rôle que les membres de l’institution s’accordent mutuellement.

Au PASA, et plus largement dans l’EHPAD, nous désirions identifier d’éventuels rites d’interaction et des codes communicationnels implicites communs aux personnes appartenant aux mêmes groupes. Nous avons également identifié des confrontations entre individus ne partageant pas les mêmes « codes ». Nous nous sommes également interrogés sur l’existence d’une culture propre au PASA, de règles implicites guidant les comportements qui se distingueraient de la culture globale de l’établissement. Ceci suggérait des modalités sous lesquelles se constitue un modèle d’accompagnement et d’organisation émergeant d’un espace de pratiques et de vie.

L’observation participante a permis de comprendre de l’intérieur les logiques et les langages des acteurs observés. Comme pour une démarche ethnométhodologique (Coulon, 2007), il s’agissait d’un apprentissage progressif en immersion dans le quotidien des acteurs. La perspective de l’interactionnisme symbolique retient en effet que les faits sociaux ne sont pas des choses en soi, mais des activités sociales en chantier. On parle de processus sociaux et non plus de faits objectifs et contraignants. Le chercheur ne vient pas valider des hypothèses. Au contraire, il vient en chercher qui seront soumises à l’épreuve de l’observation et remaniées, dans un va-et-vient permanent entre théorie provisoire et terrain. La démarche des interactionnistes est fondamentalement inductive.

Guillemette et Luckerhoff (2009) citent Blumer (1969) pour souligner que la recherche scientifique devrait être empirique, son but étant de s’ajuster progressivement à la résistance de la réalité : aucune découverte ou théorie scientifique ne peut fixer définitivement les connaissances qu’ont les humains du monde empirique. Strauss (1992a, 1993) affirme aussi que la réalité ne peut être simplement découverte telle qu’elle est, sans le filtre de l’interprétation, mais la science ne doit pas pour autant se limiter à l’étude de ce filtre ou de ce qui est construit par l’esprit humain. Ces auteurs plaident donc pour une validation de l’interprétation par la confrontation avec le monde empirique concret, validation qui n’annule pas le caractère construit de l’interprétation. Et lorsque Foucart (2011) définit l’interactionnisme par le fait que l’ordre d’influence des différents facteurs ne peut jamais être résolu en théorie, a priori, antérieurement à une recherche qui porte sur les phénomènes concrets, et que chaque situation a sa propre combinaison de facteurs qui ne peut être découverte que par l’analyse précise de la réalité empirique, il renforce encore notre attachement à l’induction consubstantielle à l’interactionnisme symbolique.

4.5 L’approche communicationnelle

L’approche communicationnelle s’inspire de l’anthropologie de la communication (Winkin, 2001) qui considère la culture comme tout ce qu’il faut savoir pour en être membre et des travaux de l’école de Montréal, avec des auteurs comme Taylor et Van Every (2000) notamment. La communication y est constitutive de la réalité sociale.

Dans ce sous-domaine de la communication, les chercheurs ont été au-delà d’une approche de la communication comme processus d’organisation, pour se concentrer sur la manière dont la communication comme organisante produit des configurations qui persistent dans le temps[3] [traduction libre]

Putnam & Nicotera, 2009, p. 26

Selon cette approche, les organisations sont constituées dans et au travers des communications humaines (Vasquez & Cooren, 2013). Elles se constituent par un jeu d’interactions médiatisées par des objets et des espaces. Il s’agit là d’une approche pragmatique : « le monde de la vie quotidienne est quelque chose que nous devons modifier par nos actions ou qui les modifie » (Schütz, 2008, p. 106). La communication viendra modifier ce monde ou modifiera nos actions en réaction.

À notre sens, tout n’est pas communication, mais tout est potentiellement communication. C’est dans la performance et par le regard porté sur lui que le caractère communicationnel de l’objet ou du comportement apparaîtra ou non. Ainsi, un même objet pourra revêtir une signification communicationnelle forte dans une interaction sans être intégré comme signifiant dans un autre. Tout élément aura toutefois ce potentiel communicationnel puisqu’il pourra devenir performance de la culture. Nos comportements vont donc jouer un rôle dans une culture communicationnelle en émergence, ils vont s’agréger à l’ensemble des variables qui pèsent sur la construction d’une partition communicationnelle propre à une situation. L’approche inductive ne préjuge pas de ce qui va émerger d’un terrain, elle s’inscrit parfaitement dans notre conviction que la réalité est un processus en constitution permanente, qui s’élabore collectivement.

5. Quelques résultats : une culture communicationnelle propre au PASA

Selon une double visée de compréhension et d’action, nous avons parcouru nos données à la recherche d’occurrences significatives permettant d’établir une culture communicationnelle propre au dispositif étudié. Plusieurs hypothèses sont nées, associées à des pistes d’action possibles pour l’organisation qui s’emparerait des enjeux d’un PASA. Nous présenterons pour conclure quelques apports concrets d’une approche inductive dans un travail collectif.

Des éléments précis comptent pour le personnel du PASA : avoir du temps, personnaliser la relation, permettre aux personnes âgées atteintes de la maladie d’Alzheimer de rester actrices de leur vie et de conserver un maximum d’autonomie et de liberté. Par la culture qui s’y déploie, à laquelle les membres se socialisent par immersion, le PASA permet de réaliser une partie de ces finalités. Dans cette culture, la flexibilité des rôles et des places évite de se cantonner à une relation purement complémentaire : d’un côté celui qui prend soin et de l’autre celui qui est fragile. De plus, cette culture est directement liée à l’importance accordée aux relations individuelles et au fait que les professionnels vont au-delà d’une relation strictement professionnelle. La connaissance des résidents, dans le temps, permet de ne plus les voir comme des objets de soins, mais comme de véritables sujets. Les activités proposées, assorties de réponses rapides aux sollicitations et d’une grande capacité d’adaptation, désamorcent nombre de conflits ou troubles du comportement. Or, la possibilité organisationnelle de prendre le temps, d’être disponibles et à l’écoute en permanence pour l’ensemble des personnes accueillies, pour les professionnels du PASA, est la condition de possibilité de ce modèle.

Toutefois, certains comportements ne semblaient parfois pas en cohérence avec des règles communicationnelles du PASA. C’est peut-être là le signe d’un changement de culture, d’une « contamination » par une autre culture présente dans l’établissement. En effet, le PASA s’inscrit dans une organisation globale : résidents et professionnels quittent cet espace pour en rejoindre d’autres, dont la culture communicationnelle peut être bien différente. Pour penser voir se développer le transfert des effets bénéfiques du PASA à d’autres espaces, une réflexion globale et non cloisonnée semble nécessaire.

L’analyse situationnelle a permis de relever un processus de désamorçage des troubles du comportement. Dans ce processus, la posture d’attente passive du résident est remobilisée de manière répétée par les soignants, dans une anticipation permanente qui nécessite l’observation de signes avant-coureurs de difficultés. Ainsi le résident est-il presque toujours actif : la part d’attente passive se révèle faible en comparaison de sa part active. Le profil des soignants se révéla un élément capital, même si c’est dans le creuset de l’expérience du PASA que naissent des compétences que l’on ne peut complètement anticiper dans une formation plus classique. Au fil du temps, les résidents ont aussi montré une entraide et une attention aux autres croissantes. Le désamorçage est donc une clef importante pour expliquer le bon déroulement des situations sociales au PASA.

Nous avons également mis en évidence que le lien social s’y tisse au fil du temps : les communications verbales entre résidents augmentent, les comportements d’écoute évoluent positivement, des comportements de soutien verbal ou d’aide physique apparaissent. En outre, les résidents évoluent vers la constitution de sous-groupes. Or, former un groupe est un marqueur du fonctionnement social régulier. Sur tous ces plans, des contrastes ont pu être établis avec d’autres espaces de l’organisation.

La culture communicationnelle du PASA renseignait aussi sur le modèle d’accompagnement en son sein. Celui-ci, centré sur la relation plutôt que sur les aspects techniques du soin, pointe l’importance des soignants et de leur motivation au sein du dispositif. Pour que le projet aboutisse, les ASG (aides-soignantes gérontologiques) ne peuvent simplement prester leurs heures sans s’investir davantage. Certaines caractéristiques notables montraient que les ASG recrutées étaient considérées comme volontaires, repérées comme efficaces par leur encadrement. Leur expérience antérieure auprès des personnes accueillies et leur rapport distancié par rapport aux normes prescrites leur avaient permis de développer des conduites particulières. Or, notre identification de ce profil n’a été possible que par la confrontation constante au terrain et le frottement des concepts et des méthodes, pour mieux construire avec les acteurs de terrain une compréhension des enjeux du dispositif, physique autant qu’organisationnel; soit, le mouvement d’induction. L’analyse des communications a été le socle fédérateur à partir duquel cette convergence a pu croître.

Un autre résultat est apparu, précieux pour l’ancrage des concepts dans un contexte spécifique, quitte à les en détacher dans une tentative ultérieure de généralisation. Il appuie encore la légitimité d’une approche inductive pour une recherche-action. Une immersion dans le contexte du PASA semble inévitable pour développer les caractéristiques du modèle d’accompagnement que ce dispositif illustre. La formalisation d’un PASA devrait donc être renégociée régulièrement, les jalons de cette renégociation étant à anticiper par l’organisation, par exemple dans des temps de partage de l’expérience des professionnels du PASA vers les autres équipes, voire des temps de retour sur l’expérience de ceux qui n’y auraient fait qu’un séjour. Ce serait un premier levier de partage d’une culture commune innovante, autant qu’une façon de tirer parti d’un PASA comme espace de formation particulier. Un séjour répété en PASA pour différents profils professionnels, expérience réflexive qui serait également partagée dans des temps d’analyse de cette circulation, travaillerait en ce sens. Les professionnels d’autres espaces disposeraient ainsi d’une part commune de cette expérience qui naît au coeur de ce dispositif.

Très inductivement, nous n’avons que peu à peu pris conscience de l’esprit général de notre analyse : mettre en exergue que le savoir qui se développe par l’expérience au sein d’un PASA ne doit pas rester celui dont sont dépositaires les seuls acteurs en interaction avec le PASA. Le modèle du désamorçage continu par exemple, ou les possibilités physiques permettant d’être vigilant tout en étant dans l’action auprès des personnes, sont de précieux guides à la réflexion sur d’autres initiatives, ailleurs dans l’organisation, qu’il convient de reprendre collectivement. À partir du constat qu’une culture spécifique se développait au PASA, plus apparentée à celle de la relation à l’autre qu’à une prise en charge technique du soin, notre réflexion croisée a aussi permis d’avancer la proximité d’une culture du PASA avec celle de l’animation sociale, par contraste avec une culture et des pratiques des autres services plus proches d’un modèle sanitaire de prise en charge. Or, ce dernier résultat n’est pas né d’un modèle prédictif des pratiques, mais grâce à deux couches croisées d’analyses : celle des échanges entre chercheurs et professionnels et celle des échanges entre les différents chercheurs et leurs points de vue respectifs. Ainsi la communauté perçue entre les cultures concernées (PASA et animation sociale) s’est finalement révélée fondée sur le rapport des professionnels au transfert de gestes et d’attitudes relevés chez les résidents vers d’autres contextes, plutôt qu’à la non-prise en compte de la relation dans le soin technique. Ces éléments n’auraient pu être rapprochés sans ce double croisement inductif par essence.

Conclusion

Nous nous sommes interrogés sur les raisons qui nous avaient conduits à privilégier une approche inductive pour réfléchir à l’évaluation d’un PASA. Cinq caractéristiques ont été avancées. L’interdisciplinarité a nécessité que nous partions de ce que nous avions en commun au-delà de nos différentes disciplines : le terrain. Un espace et des situations particulières ont permis la rencontre, suscité les échanges, mis en évidence les rapprochements. Ce que nous vivions sur ce terrain a parfois donné lieu également à des débats sur la manière de poursuivre nos investigations. Cette richesse née du croisement de nos trois disciplines a d’ailleurs été insuffisamment exploitée : l’articulation de nos différents apports aurait mérité plus de temps encore. Nos travaux respectifs se sont enrichis mutuellement et nous ne nous sommes pas bornés à juxtaposer des connaissances, mais nous ne sommes pas tout à fait parvenus à une véritable transdisciplinarité. Hamel (2005, p. 110) indique en effet que celle-ci cherche à « outrepasser les disciplines afin d’atteindre l’unité de la connaissance en gommant pour ce faire toute réduction et toute spécialisation vues, de manière péjorative, comme freins au savoir que la science cherche délibérément à dominer ». Nous n’avons pu gommer totalement toute réduction et spécialisation, ne serait-ce que dans le choix de notre récolte des données ou dans l’analyse individualisée de nos résultats. La flexibilité du travail collaboratif, elle, aura pourtant permis le recours à un outil non envisagé d’emblée, mais qui répondait au mieux aux caractéristiques du terrain.

La dimension « action » de notre recherche, dans les échanges réguliers avec les professionnels et ceux des réunions trimestrielles, où nous présentions des points d’étape, nous a tenus éloignés du risque d’une position en surplomb. Nos remarques venaient modifier le terrain étudié, mais celles des professionnels modifiaient notre regard sur les choses. Elles permettaient de valider ou rectifier les premières hypothèses élaborées chemin faisant.

Les quatrième et cinquième caractéristiques sont liées : notre proximité avec l’interactionnisme symbolique et l’école de Montréal selon lesquels, concevant la réalité sociale comme un processus, les socialisations s’opérationnalisent, se consolident et se modifient lors des interactions. Nous fondant sur l’idée que la communication est constitutive de la réalité sociale et que les organisations sont fondées dans et au travers des communications humaines, nous sommes contraints de pratiquer sans cesse un va-et-vient entre théorie provisoire et terrain qui permet l’ajustement de celle-ci.

Depuis la construction de la récolte des données jusqu’à l’analyse de celles-ci, l’approche inductive a été le guide autant que le garde-fou qui nous a permis de « coller » au mieux à la réalité spécifique de la situation étudiée, sans « adhérence » excessive. L’un des gages de ce succès a été la réaction des acteurs de terrain avec lesquels nous avons évolué. Nos avancées et conclusions leur ont toujours semblé familières, presque d’évidence, pourtant leurs articulations et leurs conséquences ne manquaient jamais de susciter surprise, doute, intérêt, méfiance, satisfaction, questionnement des pratiques, débat… Autant de marqueurs de la genèse de connaissances qui faisaient sens. Lors des réunions trimestrielles, les acteurs n’étaient jamais indifférents à ce que nous produisions et n’hésitaient pas à nous interpeller quand nos conclusions préliminaires ne correspondaient pas à leur vision des choses. Une rencontre faisant suite à la remise du rapport final a témoigné du fait que nous avions collé de près aux réalités de terrain sans nous départir d’un certain regard, différent de celui des intervenants quotidiens du PASA. En effet, des professionnels plus extérieurs à cet espace nous ont reproché notre proximité avec les aides-soignantes : « quand je lis votre rapport, j’ai l’impression que je lis quelque chose qui a été écrit par l’une d’entre elles[4] ». Or, celles-ci se sont senties parfois trahies par ce même travail. Assurément, nous n’étions pas réellement un membre de l’équipe : nous étions bien restés chercheurs de bout en bout. La réaction des professionnelles attachées au PASA manifestait qu’elles se « trompaient » pourtant parfois dans la façon qu’elles avaient de nous considérer, donc de se comporter. Ceci rejoint Schütz (2008) lorsqu’il distingue l’observateur « lambda » du chercheur; le premier observe les interactions à partir de sa situation biographique propre à l’intérieur du monde social, tandis que le chercheur observe avec un système de pertinences différent de celui de la vie quotidienne. Le problème scientifique qui occupe le chercheur, ou son objet de recherche, va conditionner ces structures de pertinences, qui fonctionneront comme schèmes de sélection et d’interprétation. Ici, ce que nous jugions pertinent ou non l’était bien en fonction de notre problématique et de nos connaissances scientifiques sur le sujet, non d’une réserve de connaissances socialement dérivées et approuvées. Le regard porté sur le monde était différent : nous voyions les mêmes choses, mais ne les regardions pas de la même manière.

Nos conclusions ont par ailleurs été reprises dans le rapport d’évaluation du Plan Alzheimer 2008-2012 (Ankri & Van Broeckhoven, 2013), un marqueur de plus de sa pertinence professionnelle. L’interdisciplinarité et la volonté d’épauler utilement les professionnels dans leur réflexion sur l’accompagnement des personnes atteintes de la maladie d’Alzheimer ont été les jalons de cet accomplissement.