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Introduction

Former des praticiens réflexifs est une belle idée. Mais comment fait-on? Pour certains, ce serait affaire de critères : déterminer des échelles de réflexion, les faire gravir, vérifier la hauteur atteinte. Mais pour des formations professionnalisantes, la réflexion n’est pas un but en soi. Elle doit accompagner le développement, le maintien et le renouvèlement[1] des compétences. Or, dans les formations aussi bien qu’au travail, le lien réflexion/compétences est obscur. De plus, les nombreuses échelles de réflexion existantes, inséparables de jugements de valeur (des réflexions seraient meilleures que d’autres), finissent par apparaitre arbitraires. Enfin, les individus qui comprennent les critères de ces échelles de réflexion apprennent à les détourner. Comment alors générer – et capter, c’est la question première ici – une réflexion plus développementale, signifiante avant tout pour le sujet, qui le construit et accroit ses compétences, qui assure aussi à la profession que cette personne est fiable, adaptable, capable d’apprendre? Un mouvement théorique marqué par Dewey et Schön suggère qu’une personne qui a réfléchi tend à changer de perspective et à se transformer, même subtilement. Là réside une clé méthodologique pour détecter de la réflexion et ses liens avec des compétences. Cependant, capter des traces de réflexion pour remonter à ses situations et conditions sources exige un travail inductif minutieux. Quatre études aux contextes différents illustreront brièvement les principes et le potentiel de cette approche originale, qui cherche à créer un catalogue des caractéristiques de situations et conditions empiriquement reconnues pour « faire réfléchir ». Les résultats s’interpellent encore trop entre les diverses études pour tirer des conclusions hâtives. Nous dégagerons plutôt des lignes persistantes de cette approche encore jeune. C’est une première prise de recul, un arrêt sur image pour mieux réfléchir sur une méthodologie inductive qui prend au corps la question de la réflexion transformative.

1. Problématique : recomposer les situations capables de provoquer la réflexion?

À l’origine de cette approche inductive se trouve le mouvement du praticien réflexif (Schön, 1983), répandu dans les universités depuis les années 1990 (Brockbank & McGill, 2007). Les mutations incessantes du monde obligent les praticiens à cultiver leur réflexion pour être compétents, c’est-à-dire, selon la didactique professionnelle, moins démunis devant des situations professionnelles inédites (Pastré, 2011; Pastré, Mayen, & Vergnaud, 2006). Mais que signifie réfléchir? À quoi voit-on qu’on a réussi à faire réfléchir quelqu’un dans une formation? Qui ou quoi a déclenché cette réflexion? Le cerner permettrait de mobiliser dans des contextes renouvelés le bon dosage de postures, gestes, dispositifs, etc., qui font réfléchir et changer à la fois. Car l’enjeu est bien le changement. Nous verrons que c’est aussi une clé méthodologique pour étudier la réflexion.

Les quatre projets illustratifs tentent de répondre à ces questions, chacun sous un angle différent. Ils reconstituent les objets de réflexion de professionnels en formation ou au travail en train de construire ou reconstruire leurs compétences. Ils analysent pour cela les changements de leurs façons de voir ou de faire leur métier. Nous mettrons l’accent sur les principes de la méthodologie inductive à l’effort. Car oui, la tâche est ardue. La réflexion est intime et volatile. On ne la capture pas comme une quantité de pluie tombée. Heureusement, elle laisse des traces dans l’esprit des gens. Le défi est de les éliciter de façon crédible.

Il faut en effet d’abord démontrer qu’un changement chez la personne n’est dû ni à ce que Dewey appelle l’acte de penser au hasard – flux de pensée désordonné ou involontaire – ni à l’adoption aveugle « d’hypothèses non contrôlées », qui finissent en croyances non interrogées (Dewey, 1933/2004). On cherche une pensée réfléchie liée à une enquête signifiante pour le sujet. Il faut ensuite recomposer les traits des situations qui, de manière formelle ou informelle, ont allumé l’étincelle de cette réflexion et de ce changement. Il faut enfin extraire de ces situations les invariants peu sensibles aux contextes, reproductibles, conditions gagnantes d’une réflexion transformatrice.

La contribution scientifique potentielle de cette approche méthodologique tourne autour de trois questions : 1) Dans les formations ou en situation de travail, comment capter des traces crédibles de réflexion? 2) Comment en tirer les caractéristiques des situations qui font réfléchir? 3) Quels liens entretiennent cette réflexion et le développement des compétences?

Nous ne mettons pas ici en oeuvre un dispositif réflexif, pour vérifier ensuite ses effets, dans une logique hypothéticodéductive. La démarche est inversée, inductive : repérer en aval, dans des données empiriques ancrées dans le vécu des acteurs, des traces de leur réflexion, puis les suivre pour en découvrir les sources en amont. Cela ouvre un large éventail de situations potentielles qui déclenchent la réflexion et favorisent le développement de compétences. Des dispositifs informels pourraient surgir, tout comme des situations et conditions apparemment isolées pourraient créer chez les formés des synergies de réflexion sur leurs compétences, pour leurs compétences.

2. Posture théorique des chercheurs et angle d’étude privilégié

Décrypter l’appel à former des praticiens réflexifs dans divers domaines d’études nous invite à explorer le champ théorique de la pratique réflexive. Il réactive les idées de Dewey, qui tisse des liens systémiques entre expérience, pensée réfléchie, apprentissage et société (Bourgeois, 2013). Par ailleurs, notre approche pragmatique et éducative se fonde sur une vision développementale du sujet, axée sur la construction de ses compétences et de son autonomie. Mesurer la réflexion n’y a pas de sens. Enfin, le cadre conceptuel possède un pont naturel avec la méthodologie : les bascules du voir ou de l’agir.

2.1 Approcher la réflexion du sujet capable depuis sa perspective de personne en développement

Dans le paradigme du praticien réflexif, pourquoi vouloir faire réfléchir? Pour mieux amener le professionnel en formation ou en exercice à construire ou affiner ses compétences. Ainsi, les quatre études illustratives partagent des visées centrées sur le sujet, depuis sa perspective :

  1. Comprendre des processus constructeurs du sujet, à partir de son vécu : comment il se construit « sujet capable » (Rabardel, 2005) dans des approches par compétences invoquant la pratique réflexive (Guillemette & Gauthier, 2008);

  2. Sur la base de cette compréhension, transformer le sujet et la société : améliorer les formations pour qu’elles favorisent le développement de compétences, le pouvoir d’agir (Clot, 2008) et le développement général du sujet – et de la société, par effet papillon;

  3. Autonomiser le sujet : cultiver chez lui des habitudes de réflexion sur la pratique qui lui permettent de faire face à des situations inédites au long de sa vie. Il s’agit de compenser l’évolution rapide de la société (Frost, 2010) qui rend vite caducs des pans entiers des formations initiales;

  4. Émanciper le sujet (Lyons, 2009) : développer chez lui un jugement critique par rapport aux jeux d’influence organisationnels (Argyris, 2006; Argyris & Schön, 1974) et sociétaux (Brookfield, 2009), au croisement desquels il agit.

2.2 Capter la réflexion du sujet de lui à lui : saisir sa réalité, non mesurable mais incontestable

Capter la réflexion du sujet – qui se construit, se transforme, s’autonomise et s’émancipe – sous forme de productions verbales, de comportements ou d’artéfacts à comparer ensuite à des échelles universelles de réflexion (Arredondo Rucinski, 2005; Larrivee, 2008) a pour nous peu de sens. Comment, par exemple, interpréter une réflexion de 3,5 sur 7? Nous n’envisageons pas la réflexion dans une progression continue qui tomberait dans le vide à un moment donné, pointant alors le prochain objectif à atteindre vers une réflexion experte. Par ailleurs, les échelles de réflexion graduées se fondent sur une hiérarchie de jugements de valeur (petite, moyenne, grande réflexion, pour caricaturer) qui double la tâche méthodologique de capter de la réflexion d’un casse-tête de classification, parfois insoluble (Sumsion & Fleet, 1996). Ce qui nous intéresse, c’est le développement du sujet, ni hiérarchique ni linéaire (Chaubet, 2013b; Correa Molina, Collin, Chaubet, & Gervais, 2010), en coordonnées relatives à lui-même (Donnay & Charlier, 2008) : comment, sur quoi et à quelles occasions – reproductibles – il réfléchit à lui, sur ce qu’il était à ce qu’il devient, sur ce qu’il faisait à ce qu’il fera. Cette réalité-là, sa réalité, est incontestable.

2.3 Parler de réflexion plutôt que de réflexivité faute de pinces méthodologiques discriminantes

La même prudence nous incite à utiliser le terme global de réflexion, dans la foulée de Dewey (1933/2004), sans distinguer réflexion sur le monde et réflexivité sur soi. Nous ne voyons en effet pas d’instrument méthodologique assez fin pour différencier définitivement les deux dans un extrait de pensée verbalisée et décontextualisée. Cela n’enlève rien à l’intérêt conceptuel de la rupture épistémologique que Donnay et Charlier (2008) définissent entre deux moments professionnels et deux types de praticiens et de réflexion. Quand l’acteur, le nez dans le guidon de sa pratique, se pose des questions sur la route empruntée, il serait praticien réfléchi. Quand il prend de la hauteur, comme un aigle (Bolton, 2010), et se voit d’en haut pédaler dans le paysage, il peut soudain mieux saisir l’interaction entre qui il est (parcours, valeurs, croyances, aspirations, émotions, etc.) et son environnement de travail humain, organisationnel, culturel et social (Kelchtermans, 2009). Cette distanciation le fait praticien réflexif. Notre perplexité à propos de la capacité à capter de telles nuances dans des phénomènes aussi subtils et changeants que la réflexion est renforcée par la pléthore d’interprétations et théorisations autour des termes réflexion et réflexivité dans la littérature scientifique (Beauchamp, 2012) et par les distorsions simplificatrices subies lors des transpositions de ces termes en milieux professionnels (Boud, 2010; Marcos, Sánchez, & Tillema, 2011).

2.4 Embrasser une perspective systémique et critique

L’engouement des professionnels à l’égard de la pratique réflexive (Scaife, 2010) pourrait venir des perspectives systémiques, organisationnelles et sociales que Dewey, Schön et leurs héritiers ont imprimé à leurs travaux (Chaubet, 2010a). Pour Dewey, les humains ont ainsi réfléchi à construire des phares pour éviter les naufrages d’autres humains (1933/2004). Argyris et Schön ont étudié les modes de réflexion coopératifs ou non dans des organisations qui fonctionnent bien ou qui s’enferment dans des processus organisationnels conservateurs et défensifs (Argyris, 2006; Argyris & Schön, 1974; Schön, 1983). Cette perspective systémique et critique nous semble convenir à une tentative de saisir la complexité de ce qui met en mouvement la réflexion d’autrui.

2.5 Concevoir les bascules du voir ou de l’agir comme pierre angulaire de la réflexion

Pour Dewey (1933/2004), le sujet en mode de pensée réfléchie (reflective thinking) entre dans une enquête en spirale souvent schématisée par un cycle où une investigation produit un changement de perspective :

  1. Un objet rencontré dans le flux de mon expérience me bloque, me trouble, attise ma curiosité; bref, il m’interpelle.

  2. Je cherche pour comprendre. J’observe, interroge, tourne autour de l’objet interpelant.

  3. Par une analyse plus ou moins consciente, j’en viens à comprendre des facettes nouvelles de l’objet intrigant.

  4. Une synthèse se dégage : une bascule dans ma manière de voir ou de faire les choses, un voir autrement (Brockbank & McGill, 2007), une reconceptualisation (Osterman & Kottkamp, 2004).

  5. Je teste mon hypothèse sur le réel. Si elle échoue, je continue à observer, je cherche d’autres angles d’attaque, j’émets d’autres hypothèses à tester, et ainsi de suite.

Le phénomène des bascules du voir ou de l’agir chez un sujet constitue ici une pièce maitresse pour retrouver ce qui déclenche la réflexion chez lui.

3. Méthodologie

Nous exposerons ici uniquement les principes du noyau méthodologique des quatre études. À la section suivante, nous les contextualiserons lors de la présentation de chacune des recherches.

3.1 Constituer la bascule du voir ou de l’agir en prise méthodologique pour recomposer les situations stimulatrices de réflexion

L’acteur peut souvent pointer le moment approximatif (Brockbank & McGill, 2007) où s’est produite en lui une bascule entre ce qu’il voyait et faisait autrefois et ce qu’il voit et fait désormais. Cette bascule apparait au cours ou au terme d’une investigation à propos d’un élément qui le gêne, le bloque, l’intrigue. Sur un plan méthodologique, elle est une trace potentielle de réflexion. Mais elle pourrait ne pas être cette modification profonde de structure psychique évoquée par Donnay et Charlier (2008). Elle pourrait être superficielle et instable (caprice, changement physiologique) ou issue de mécanismes d’apprentissage où la pensée réfléchie a peu à voir (entrainement béhavioriste, adhésion aveugle à un dogme). Un faisceau d’indices peut toutefois aider à détecter une pensée réfléchie (Chaubet, 2010a) : interpellation, investigation, bascule – même légère – dans la façon de voir ou de faire les choses, effet psychophysiologique (énergisation ou empowerment, sentiment de maitrise, d’appartenance accrue à une communauté, confiance en soi, etc.; Donnay & Charlier, 2008; Korthagen & Vasalos, 2009; Osterman & Kottkamp, 2004).

Cette bascule oriente une démarche à rebours, d’ingénierie inverse ou rétro-ingénierie, consistant à « analyser un produit fini […] pour connaitre la manière dont celui-ci a été conçu ou fabriqué » (« Ingénierie inverse », 2002). Les quatre études illustratives utilisent cette démarche inversée pour retrouver les situations qui ont stimulé des bascules de voir ou d’agir liées à une pensée réfléchie. Puis, elles les démontent pour en comprendre les mécanismes et conditions qui ont favorisé réflexion et changements (Figure 1). L’analyse est qualitative-compréhensive, inspirée de l’approche des catégories conceptualisantes de Paillé et Mucchielli (2012), nourrie des principes de la théorisation ancrée (Paillé, 1994).

Figure 1

Principe d’ingénierie inverse des situations capables de déclencher une dynamique entre réflexion et compétences chez le sujet

Principe d’ingénierie inverse des situations capables de déclencher une dynamique entre réflexion et compétences chez le sujet

Les conditions particulières d’une situation (strates de couleur) interpellent le sujet, qui enquête pour satisfaire sa curiosité, sortir de l’incertitude ou du blocage. L’investigation lui fait peu à peu voir les choses autrement ou agir autrement (bascule, reconceptualisation), entrainant différents effets psychophysiologiques (empowerment, énergisation, etc.). La rétro-ingénierie consiste à retrouver dans le discours du sujet un faisceau d’indices (trace de bascules, interpellation, investigation, effets psychophysiologiques) pour remonter inductivement aux situations qui ont déclenché le processus de pensée réfléchie deweyenne et stimulé le développement des compétences.

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3.2 Interroger les acteurs, bien placés pour rendre compte de leurs transformations

La question est de relever de façon fiable les traces de pensée réfléchie pour recomposer, par un travail archéologique dans les propos des acteurs, l’évolution de la pensée du sujet. Où a-t-il changé? Été interpelé? Où a-t-il cherché? Qu’est-ce qui l’a convaincu de changer sa façon d’agir? Serait-il prêt à revenir à ses anciennes façons de faire ou de voir? Sont-elles devenues si prégnantes et signifiantes qu’il ne voudrait plus s’en départir? D’ailleurs, les a-t-il déjà testées sur le réel? Peut-il nous donner des exemples? Plusieurs raisons nous laissent penser, avec Poupart (1997), que les acteurs sont bien placés pour parler de leur expérience vécue : l’histoire unique de chaque sujet, l’intimité de sa pensée, le sens qu’il donne aux choses, la subtilité et la complexité des changements qu’il peut vivre sans traces externes visibles, le fait que sa pensée est incorporée et chargée d’affect, ce qui peut la rendre difficile à communiquer et justifie un accompagnement bienveillant de reformulations, de relances, etc. (Boutin, 2006).

Les thèmes adressés aux sujets, en entrevues semi-structurées, individuelles ou collectives visent les bascules du voir ou de l’agir, leurs liens avec les compétences et soi en général, les indices d’interpellation, d’investigation, d’effets psycho-physiologiques. Le premier thème donne le ton constructif et concret de l’entretien en même temps qu’il appelle discrètement les effets d’empowerment et d’« énergisation » (Tableau 1).

Tableau 1

Guide des entretiens semi-structurés individuels ou collectifs

Guide des entretiens semi-structurés individuels ou collectifs

Les thèmes permettent des éclairages croisés sur la réflexion des participants et les conditions qui l’ont favorisée. Au besoin, le chercheur demande des précisions sur les circonstances des bascules du voir ou de l’agir.

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4. Illustration sur quatre études (2010-2015) du type de résultat que cette approche peut produire

Nous présentons ici brièvement des types de résultats qu’on peut obtenir à partir de la méthodologie de rétro-ingénierie adoptée, en contextualisant chaque étude, pour illustrer ses principes et son potentiel.

4.1 L’étude de 2010 : coopération internationale et français langue seconde

L’étude qualitative compréhensive de Chaubet (2010a), effectuée dans deux universités du Québec, développe les questions théoricométhodologiques de captation de réflexion pour forger une « pince à réflexion » (Chaubet, 2010b) qui permet d’examiner aussi les situations sous-jacentes à son déclenchement. Il s’agit de repérer auprès de 25 participants des manifestations de réflexion dans le discours 1) d’étudiants en coopération internationale (n=6); 2) d’étudiants en enseignement du français langue seconde, FLS (n=14); 3) de chargés de cours universitaires chevronnés, en FLS, qui reviennent sur une expérience de travail collectif (n=5) (Chaubet, 2013a). Les entretiens collectifs et individuels permettent de décrire les bascules du voir ou de l’agir signifiantes pour les acteurs, liées à des indices d’une pensée réfléchie – interpellation, investigation, bascule, énergisation. L’expression pic réflexif (Figure 2) combine l’idée de bascule, de signifiance élevée pour le sujet et d’énergisation psychophysiologique (excitation d’avoir compris quelque chose ou débloqué une situation, effervescence de se sentir en meilleure maitrise, etc.).

Le premier exemple illustre l’idée de pic réflexif. Une étudiante en coopération internationale, devant une situation-problème à résoudre – une crise humanitaire – explique comment elle a tissé une nouvelle base pour comprendre et agir dans son futur métier (bascule). Son enquête, en allers-retours entre des considérations pratiques et des savoirs (Chaubet & Gervais, 2014), s’accompagne chez elle d’une énergisation qui rappelle les situations de flow de Csikszentmihalyi (2008).

Chercheur : […] Tu as trouvé le cours Intervention en situation d’urgence très stimulant, particulièrement l’exercice avec le nombre de bidons d’eau à calculer à la suite d’inondations en Haïti. Qu’est-ce qui était stimulant et comment ça s’est passé?

Brigitte : Je ne savais pas la quantité d’eau qu’on utilise […], juste pour se nettoyer les mains […] fallait le multiplier par un nombre de personnes X dans une situation où […] les installations d’eau ont été surement brisées […] c’était stimulant […] Ça a demandé beaucoup de recherches […] On a fini par trouver des documents officiels où il y avait des normes. Notre prof aussi nous avait donné des documents […] faut quand même trouver l’information et l’adapter à notre problématique […]

Chercheur : C’était quoi le sentiment, une fois l’information trouvée? […] Brigitte : […] enfin, j’ai une base, mais là on pense à d’autres problèmes qui peuvent survenir. Plus on creuse l’information, plus […] on veut étoffer notre projet.

Figure 2

Pics de réflexion dans le flux de l’expérience du sujet

Pics de réflexion dans le flux de l’expérience du sujet

Une suite de situations rencontrées au cours de l’expérience peut interpeler le sujet au point de déclencher chez lui des investigations, puis des reconceptualisations – bascules de façon de voir ou de faire le métier. Le sujet interrogé sur des pistes positives (le stimulant, l’efficace, capable de vous mener plus loin, etc.) parle volontiers de ce type de changements. Le chercheur lui demande de pointer les plus signifiants, souvent aussi les plus énergisants – d’où l’idée de pics –, et documente les conditions qui les ont provoqués. Une bascule interpelante peut provoquer à son tour une cascade d’interpellations. Les strates de couleur représentent les conditions constitutives des situations. La condition rouge, par exemple, traverse tous les pics réflexifs : condition gagnante pour provoquer de la réflexion et un développement des compétences du sujet?

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Ce type de pic réflexif contribue à faire émerger trois caractéristiques transversales de situations qui ont provoqué des bascules des façons de voir ou d’agir dans les trois groupes de l’étude. La réflexion y apparait :

  1. en situation d’activité (stage, mission à accomplir, situation-problème à résoudre);

  2. en situation de confrontation interactive à autrui (débats, enquêtes en sous-groupes, etc.);

  3. dans certaines conditions psychologiques (sentiment de sécurité, de confiance, de connexion à la réalité, d’utilité pour comprendre ou agir, etc.).

L’intérêt de cette étude est de poser les bases théoriques et méthodologiques d’une approche d’ingénierie inverse des situations et conditions qui font réfléchir. La recherche suivante tire partiellement profit de cette approche.

4.2 L’étude de 2008-2012 : compétence réflexive de stagiaires en enseignement

L’étude qualitative compréhensive de Correa-Molina et Gervais (2008-2012)[2] cherche à saisir, dans deux universités du Québec, l’évolution sur trois ans de la compétence à réfléchir sur sa pratique de stagiaires en formation à l’enseignement en adaptation scolaire et sociale (stagiaires préoccupés d’élèves avec difficultés ou troubles d’apprentissage, par exemple). Les chercheurs interrogent les stagiaires (n=9), les enseignants expérimentés qui leur sont associés dans les écoles (n=12) et les superviseurs universitaires (n=8). Entre autres objectifs, la recherche vise à cerner des manifestations de la compétence réflexive et à identifier les conditions pouvant stimuler la réflexivité des stagiaires. La méthodologie susmentionnée complète une approche d’analyse de pratique vidéoscopée (Correa Molina et Gervais, 2010). Les 9 stagiaires sélectionnent chaque année un extrait filmé de leur pratique signifiant pour eux. Le chercheur les interroge en triade, dyade ou seuls. Une partie des entrevues s’enquiert de leurs changements de façon de voir ou de faire le métier, des interpellations et circonstances à la source de ces transformations. Elle a permis

  1. de détecter des bascules du voir ou de l’agir chez les stagiaires;

  2. d’analyser la fréquence des bascules (plus fréquentes, par exemple, en 2e année qu’en 4e, ce que les chercheurs interprètent comme une possible maitrise croissante des concepts du métier);

  3. d’étudier des cas et des situations riches du point de vue de la pensée réfléchie et de ses manifestations;

  4. d’appuyer empiriquement la vision de progression non linéaire de la réflexion postulée par Correa Molina et al. (2010) et de réaffirmer la non-pertinence d’utiliser des échelles hiérarchisées de réflexion en contexte de formation voué au développement personnel de compétences (Correa Molina, Chaubet, & Gervais, 2013).

Prenons un exemple. Une stagiaire dans une classe d’autistes, au primaire, est tout de suite interpelée : que leur faire apprendre ? Comment? Elle questionne et expérimente. L’investigation se resserre sur Ariane, qui ne s’alimente plus. Une enseignante voisine fournit de la lecture. Une bascule dans le voir et l’agir se produit : d’incapable, la stagiaire se sent devenir efficace. Cela l’énergise pour continuer à trouver des solutions inédites, comme le confirme sa superviseure.

Stagiaire : Je me disais je ne sais pas si je vais être capable un jour… mais plus ça allait, plus j’étais à l’aise avec les élèves.

Chercheur : Et toi […], tu dis, on enseigne vraiment, même si l’élève ne parle pas?

Stagiaire : C’est vraiment de l’enseignement parce que la première fois qu’on montre la tâche, elle ne sait pas quoi faire, on lui explique […] ce qu’on attend d’elle, […] c’est ça du main sur main, on passe à l’aide gestuelle, ensuite verbale, ça peut être du pointage… après c’est du renforcement… Oui, j’ai vraiment l’impression de lui apprendre quelque chose […] Je suis arrivée là, je ne connaissais absolument rien [à l’enseignement aux autistes] […] l’enseignante d’à côté m’a prêté un livre sur les méthodes béhavioristes avec les enfants autistes. […] ça m’a aidée à aller chercher des solutions pour les problématiques avec Ariane parce qu’elle avait des troubles alimentaires et l’enseignante ne savait pas quoi faire.

Superviseure : […] toutes les avenues que [cette stagiaire] a exploitées pour essayer de découvrir les raisons pour lesquelles [cette élève] refusait la nourriture […] l’enseignante [de l’école] m’avait dit : elle est arrivée avec des… pistes que les gens en place n’avaient jamais exploitées.

Un intérêt de l’étude est de montrer l’adaptabilité de cette démarche inductive d’ingénierie inverse à des populations et des contextes différents de ceux de l’étude fondatrice. Elle démontre aussi l’avantage de compléter le point de vue des acteurs par celui de personnes proches (ici, la superviseure) pour mieux comprendre les bascules et les situations qui les ont provoquées. L’étude suivante reprend cette idée et aborde le rôle du corps dans la réflexion.

4.3 L’étude de 2013-2016 : dynamique réflexion/compétences en enseignement de l’éducation physique et de la danse

L’étude qualitative compréhensive de Chaubet[3], dans une université du Québec, 1) capte sur trois ans les bascules du voir ou de l’agir signifiantes et liées à une pensée réfléchie pour 15 étudiants en enseignement de l’éducation physique ou de la danse; 2) cerne les points communs des situations capables de provoquer ces réflexions transformatrices; 3) s’efforce de comprendre en quoi elles ont engagé une dynamique entre réflexion et compétences. Le chercheur rencontre aussi les acteurs de la formation au rôle moteur dans les bascules du voir ou de l’agir relevées.

Liée à la corporéité dans les deux formations (éducation physique, danse), cette recherche ébranle déjà la conception tenace que la réflexion est seulement « dans la tête ». Elle rejoint d’une part l’idée de Vergnaud pour qui la pensée est un geste et « la plupart de nos connaissances sont des compétences » (1996, p. 276) et d’autre part l’idée d’inscription corporelle de l’esprit chez Varela, Thompson et Rosch (1993). Par ailleurs, l’immédiateté apparente de nombreuses bascules, flagrante dès la première étude, revient souvent, promettant une théorisation intéressante. En voici un exemple.

Une future enseignante de danse, confrontée à une chorégraphie à apprendre, ne comprend pas le concept d’utilisation du poids corporel en danse contemporaine (interpellation). Elle cherche des solutions (investigation). Une enseignante lui propose de danser avec un lourd sac à dos. La bascule du voir et de l’agir est immédiate, l’énergisation forte. Mieux : l’étudiante y accroit sa compétence à enseigner la danse à ses propres élèves.

Étudiante : […] je pense que […][je] me connaissais déjà bien mais encore plus maintenant. […] On dirait que je sais plus comment aborder les choses maintenant. Je [ne] pense pas que j’aie de moment précis [où j’ai découvert ça], c’est au fil… […] en interprétation, on faisait souvent […] des explorations. […] On m’a toujours dit en danse que souvent je manquais de poids […] je suis un peu légère dans les airs […] là, c’était une chorégraphie au sol, il fallait avoir plus de poids. Une exploration [de] la professeure m’avait fait danser avec un sac à dos plein […] après ça quand je dansais cette chorégraphie-là […] je transférais ce que j’avais vécu pour avoir plus de poids dans ma chorégraphie.

Chercheur : […] ça a changé quelque chose […] quand tu enseignes? […]

Étudiante : […] ta conception du poids est différente de ce que t’avais avant, t’es capable de mieux l’expliquer aux élèves. […] tout ce genre d’exploration-là tu peux les faire vivre à tes élèves de façons différentes, puis si une élève […] elle [n’]a pas assez de poids, ben tu peux te dire : « Moi aussi j’étais comme ça. Je vais essayer de trouver un moyen pour qu’elle comprenne comment utiliser plus son poids dans son corps ».

Un intérêt de l’étude est de montrer empiriquement comment des situations provoquées pour faire réfléchir se doublent d’investigations parallèles chez les professeurs. Les résultats de l’étude suivante éclairent aussi le rôle des professeurs dans les changements de leurs étudiants, mais par groupes entiers.

4.4 Le projet pilote de 2013-2015 : futurs enseignants d’éducation physique et à la santé

Chaubet, Grenier, Verret et Parent[4] étudient dans une université du Québec un retour sur l’expérience de cours de 45 heures. Les entretiens d’étudiants volontaires (n=150) sont collectifs, ceux de leurs professeurs, individuels (n=4). Cette fois, les chercheurs-formateurs deviennent aussi participants. Ils enquêtent entre eux sur les « coups gagnants » de leurs collègues volontaires, jamais sur leur propre cours. Ils posent aux étudiants l’équivalent de la question : « Quelles sont les situations du cours de notre collègue qui ont changé vos manières de voir ou de faire votre profession? » Parallèlement, ils s’interviewent mutuellement pour estimer comment eux, professeurs, ont fait changer ou non les façons de voir et de faire de leurs étudiants. On compare ensuite pour voir si les changements sont ceux attendus par les professeurs, aux endroits où ils les attendaient.

Dans le premier cours de 45 h analysé, les étudiants expriment comment le concept central du cours – différenciation pédagogique –, flou à l’origine, a modifié chez nombre d’entre eux leurs façons d’enseigner à l’université (microenseignement entre pairs), en milieu scolaire (stage ou remplacements) ou dans un club sportif (Chaubet, Grenier, Verret, Parent, Trudelle, Abel, & Gilbert, 2014). Dans l’exemple, un étudiant en enseignement, entraineur de jujitsu dans le dojo de son père, vient de vivre à l’université une bascule de sa façon de voir l’enseignement. L’énergisation parait dans sa détermination à convaincre son père de l’intérêt de modifier l’enseignement au dojo, malgré la complexité pressentie.

Étudiant : [La professeure] nous a demandé « faites un plan de cours qui va différencier à plusieurs niveaux » […] Par la suite je me suis dit : « Bon, je pourrais peut-être changer […] au jujitsu, ma façon d’enseigner. » […] J’ai aussi confronté mon père parce que c’est lui qui est en charge du dojo, mais c’est moi qui suis en charge des groupes d’enfants. Sur la méthode d’évaluation, par exemple pour une ceinture jaune […] en ce moment […] tu dois faire ça ça ça. […] [Dans la méthode que je propose] les jeunes vont pouvoir choisir un peu ce qu’ils vont faire. Donc ils vont commencer avec les choses qui sont plus faciles et à un moment donné ils vont être confrontés aux choses plus difficiles. On regarde, le résultat est le même, par contre les jeunes sont un peu plus libres de choisir ce qu’ils vont présenter […] C’est intéressant justement que les jeunes se disent, moi je veux apprendre X qui est une défense. C’est bon. Tu veux l’apprendre? Eh bien, apprends-le! Là tu vas savoir c’est quoi, parce que c’est toi qui l’as choisi. Donc ça rentre un peu plus dans les mémoires, mais c’est un peu plus de complexité pour les […] plus jeunes […] Je vais jaser à mon paternel ce soir et on va prendre les décisions […] ça crée des changements dans tout ce qu’on pratique.

Ce genre de propos a amené à distinguer pour ce cours trois caractéristiques des situations qui ont favorisé ce type de bascules. La comparaison avec les données des autres cours sous analyse pourrait modifier ces catégories émergentes :

  • être congruent entre l’approche théorique et la pratique en classe : la professeure différencie pour faire comprendre comment différencier;

  • faire utiliser aux étudiants des outils structurants (matrices, tableaux, cartes conceptuelles) qui aident à nommer et visualiser des aspects du concept enseigné;

  • provoquer des situations d’enquêtes à réaliser (Chaubet et al, 2014; Chaubet, Verret, Grenier, Gilbert, & Poirier, 2015).

Cette étude est la seule des quatre à adopter uniquement des entrevues collectives d’étudiants. Cela pose plusieurs questions : jusqu’où les tours de parole influencent-ils la reconstitution de situations déclencheuses de réflexion au détriment d’autres? Ce qu’on perd en profondeur de description individuelle des bascules du voir ou de l’agir est-il compensé en triangulation sur un petit nombre de situations?

5. Discussion

La discussion comporte trois axes transversaux aux quatre études : des éléments de résultats, des considérations méthodologiques, puis épistémologiques.

5.1 Discussion liée aux résultats

Les quatre études livrent encore des résultats, mais que peut-on déjà dire des bascules du voir ou de l’agir? Quelles premières conditions émergent pour recréer des environnements propices à la réflexion dans l’enseignement supérieur?

5.1.1 Les bascules du voir ou de l’agir : des sources de construction de compétences et d’identité signifiantes et énergisantes pour les sujets

Aussi bien en situation de travail (professeurs expérimentés de FLS) que de formation (futurs enseignants en adaptation scolaire et sociale, en éducation physique, en danse, en langue; aspirants coopérants internationaux), les bascules du voir ou de l’agir des étudiants, liées à une pensée réfléchie, s’accompagnent souvent de « là, je me sentais capable de… », « ça m’a aidé à saisir ceci », « désormais je fais autrement, je... ». Des gains de confiance, de vitalité et d’empowerment sont perceptibles, comme avec d’autres dispositifs conçus, eux, pour reconnecter l’acteur à ses forces et qualités quand il se sent peu compétent (Korthagen & Vassalos, 2009; Leroux, 2010). Ce type d’approche inductive capte donc bien des objets qui comptent pour les participants : interpellations, évolutions marquantes des façons de voir, de se voir et d’agir dans la profession, « expériences cruciales » vygotskiennes (Vanhulle, 2005). La méthode de l’investigation appréciative (appreciative inquiry) obtient des résultats similaires dans le champ des organisations, toujours à partir des pratiques qui fonctionnent (Cooperrider & Whitney, 2005). La psychologie positive fournit de solides bases scientifiques à ce type d’approche (Pluskota, 2014).

5.1.2 Une pratique réflexive « sans étiquette » ou « par escarmouches »

La réflexion documentée se développe souvent hors des dispositifs connus, auxquels on associe généralement l’idée de réfléchir (portfolios, ateliers d’analyse de pratique, supervision réflexive, etc.) et conçus expressément pour soutenir la démarche réflexive (Charlier, Beckers, Boucenna, Biemar, François, & Leroy, 2013; Pineau, 2013; Robo, 2002; Vacher, 2011). Des formateurs stimulent ainsi une pratique réflexive systématique ou ponctuelle chez leurs étudiants, sans l’appeler ainsi, ni toujours en avoir conscience, comme M. Jourdain qui faisait de la prose sans le savoir[5]. La méthode semble donc douée d’un réel potentiel pour explorer des modalités d’une pratique réflexive « sans étiquette » (Osterman & Kottkamp, 2004) ou « par escarmouches »[6]. Elle pourrait valoriser la pédagogie à l’université, y améliorer le développement des compétences et alimenter ainsi le vaste chantier des innovations pédagogiques dans l’enseignement supérieur (Bédard & Béchard, 2009).

5.1.3 Quelques conditions émergentes favorables à la création d’environnements propices à la réflexion

Dans un tableau provisoire, en émergence, trois grandes conditions favorisant la réflexion reviennent. Ainsi, le sujet réfléchit :

  1. Devant une situation qui l’intrigue ou le bloque : une étudiante se demande comment calculer l’eau pour sauver des vies; une autre est confrontée à une autiste qui ne s’alimente plus; une autre cherche à comprendre son poids quand elle danse; un étudiant cherche une nouvelle façon d’enseigner dans son dojo. Un risque pointe toutefois pour qui voudrait exploiter dans l’enseignement postsecondaire ces situations intrigantes : quand l’étudiant sait que sa réflexion va être évaluée, il apprend vite à la simuler (Chaubet, Correa Molina, & Gervais, 2015). D’autres études le suggèrent aussi (Boud, Cressey, & Docherty, 2006; Campanalle, Dejemeppe, Vanhulle, & Saussez, 2010; Francis & Ingram-Starrs, 2005; Hobbs, 2007; Perrenoud, 2010; Scaife, 2010).

  2. Quand il se confronte à autrui et interagit avec lui : la future coopérante discute de la quantité d’eau avec son groupe; la stagiaire avec les élèves autistes consulte des enseignantes expérimentées; la future enseignante de danse teste la sensation du poids corporel avec sa professeure. Donnay et Charlier (2008) parlent de confrontation à l’altérité favorisant la réflexion.

  3. Quand il jouit d’espacesd’écoute et de respect : le professeur des coopérants a confiance en leur capacité à proposer des parades à la crise de l’eau; les étudiants du cours de différenciation louent les qualités d’écoute et de respect de leur professeure. La littérature abonde dans ce sens (Bolton, 2010; Boud et al., 2006; Donnay & Charlier, 2008; Hoyrup & Elkjaer, 2006; Scaife, 2010).

5.2 Discussion méthodologique

Nous discutons ici des forces, limites et points d’intérêts de la méthode.

5.2.1 Une force de l’approche de rétro-ingénierie : son adaptabilité à des contextes variés

Cette approche de rétro-ingénierie s’adapte bien à des conditions variées de recherche : disciplines (coopération internationale, formation à l’enseignement en adaptation scolaire et sociale, en langue, en éducation physique, en danse), type d’activité (formation universitaire ou exercice d’une profession) ou profil des participants (jeunes adultes en formation ou au sortir du système éducatif; adultes du monde du travail). Le volontariat pourrait avoir opéré un tri naturel de participants, curieux de recherche, par exemple. L’argument est faible, car le projet pilote avec les futurs enseignants en éducation physique mobilise un volontariat accessible, à bas seuil d’engagement, sur le site même de leurs études, et obtient des résultats similaires aux autres, aux modalités de participation exigeantes (répondre à une invitation, convenir d’un rendez-vous, s’y déplacer).

5.2.2 Un effet secondaire du dispositif de recherche : lui-même un dispositif réflexif?

Les interlocuteurs, en entrevue, s’interrompent : « Votre remarque me fait penser à… ». Le doute prend alors le chercheur : dans ce que j’entends, quelle est la part de bascule vécue avant l’entretien et quelle est celle, peut-être préréfléchie (Vermersch, 2004), qui émerge grâce à lui? Barbier (2013) décrit bien cette complexité entre vécu, élaboration et communication de l’expérience. Limite ou potentiel inhérents à l’exploitation de données verbales sur le vécu des acteurs? Difficile de trancher.

5.2.3 Une spécificité de la méthode : éclairer les déclenchements de réflexion réussis

L’originalité de l’approche consiste à recomposer inductivement les scénarios qui possèdent le potentiel développemental de transformer la pensée et l’agir des acteurs, sur le terrain, au quotidien. Le négatif, non constructeur, tombe de fait hors du champ de la caméra. C’est que les acteurs parlent volontiers de ce qui a fait d’eux des sujets capables (Rabardel, 2005) et les a énergisés, pas de ce qui les a bloqués ou démoralisés. Dans l’étude croisée où des professeurs d’université interrogent mutuellement leurs classes, c’est plus qu’une spécificité méthodologique, c’est une nécessité pragmatique et éthique : combien de volontaires laisseraient des collègues examiner les dysfonctionnements de leurs cours?

5.2.4 Une limite de la méthode : éclairer le développement des compétences sans le prouver

Le chercheur repère des indices de développement de compétences dans des affirmations (« maintenant, je me sens/je suis capable de… ») et descriptions (« maintenant, j’agis différemment. Par exemple, l’autre jour, j’ai… »). Il ne peut décrire plus précisément le contour des schèmes d’action des acteurs. C’est une limite des méthodologies de retour sur l’expérience avec accès au vécu du sujet depuis sa perspective, plutôt qu’avec observation externe. C’est aussi une limite inhérente à la logique de l’approche : nous essayons de montrer le développement des compétences à travers la réflexion. Cela concentre l’effort méthodologique sur la captation – fiable – de celle-ci, qu’on peut difficilement observer in situ.

5.2.5 Une force et une limite à la fois : la cohérence entre posture théorique et méthodologie

Les bascules du voir ou de l’agir sont au coeur de la définition de la réflexion synthétisée par Chaubet (2010a, 2010b) : réfléchir laisse des traces, on voit les choses différemment d’avant. Ces bascules donnent une prise méthodologique : capter les différences avant/après à l’intérieur d’un faisceau d’indices de pensée réfléchie (interpellation, investigation, bascule, effets psychophysiologiques). Mais l’emboitement théorie-méthodologie pourrait faillir localement. L’étude de Chaubet (2010a, 2010b) expose le phénomène passionnant et troublant des compréhensions subites – les insights. Courtes, sans raisonnement manifeste, elles ne ressemblent pas à « réfléchir ». Pourtant, quand un sujet de la première étude dit qu’il vient de comprendre un problème qui le préoccupait depuis 20 ans, on relativise soudain la compréhension subite. Celle-ci fragilisera-t-elle ou enrichira-t-elle cette approche inductive basée sur l’investigation? Un élément nous rassure. L’approche inductive utilisée produit des résultats empiriques détaillés sur la façon dont les sujets se voient transformés et vivent ce changement, et ce qu’ils en font. Elle dit donc tout de même quelque chose sur le développement des sujets, notamment sur la construction de leurs compétences.

5.3 Discussion épistémologique

Au vu de la posture théorique de départ, jusqu’où peut-on dire que l’approche est inductive ou s’apparente à de la théorisation enracinée?

5.3.1 Une approche complètement inductive?

Une amorce hypothéticodéductive nourrit l’approche. SI une pensée réfléchie amène souvent des bascules du voir ou de l’agir, ALORS, en les recueillant dans un faisceau d’indices de ce type de pensée, nous documentons de la réflexion. Cela oriente la collecte de données, puis son premier : il faut d’abord isoler des bascules du voir ou de l’agir, des interpellations, des effets psychophysiologiques, des traces d’investigation, les conditions sous-jacentes, etc. Le logicodéductif (Glaser & Strauss, 1967/2010) détermine la structure de boites de catégories préconstruites qui attendent ces données précises. L’induction commence seulement après, avec l’observation attentive des données « tombées » dans les catégories réceptacles. Quelles sont les interpellations et comment fonctionnent-elles? Les bascules de pensée ou d’agir? Les conditions qui facilitent les enquêtes? En fait, la réalité est plus complexe, encore à explorer, car ces boites-là constituent un tout organique postulé (la réflexion), mais artificiellement divisé (chaque trace) (Chaubet, 2014). Pour comprendre les conditions qui favorisent la réflexion, une fine écoute des données de terrain demeure inévitable. Elle oblige à mettre entre parenthèses la théorie deweyenne de la réflexion, à quitter toute pensée de vérification. Un grand nombre de catégories émergent ainsi, à organiser les unes par rapport aux autres, inductivement, comme dans l’approche par catégories conceptualisantes de Paillé et Mucchielli (2012).

5.3.2 Vers une conceptualisation enracinée qui cannibaliserait ses concepts-guides

Avec un peu de recul, cette approche inductive pourrait constituer une forme de théorisation enracinée[7]. D’une part, réinvestie et affinée de projet en projet, autour d’un noyau d’objectif commun – comprendre les liens entre réflexion et compétences dans les situations de formation ou de travail qui les provoquent –, à travers des champs variés, cette approche ouvre des possibilités de comparaison et de récursivité entre analyse et collecte des données caractéristiques de la théorisation enracinée (Guillemette, 2006; Paillé, 1994).

D’autre part, elle en partage le principe de produire de la théorie (Corbin, 2012; Glaser & Strauss, 1967/2010). Car l’idée ici n’est pas de reconduire indéfiniment le concept de pensée réfléchie deweyen. Déjà, on le voit, les bascules « subites », fort peu semblables à des investigations, perturbent ce concept. Une approche inductive, selon nous, s’inscrit dans ce que Paillé et Mucchielli (2012) décrivent comme une attitude d’ouverture, d’écoute et de respect des données, capable de remettre en question les acquis. La posture théorique des chercheurs qui sert de toile de fond à l’interprétation (Paillé & Mucchielli, 2012) pourrait en être modifiée, renversée ou subsumée, laissant place progressivement à une théorisation du développement professionnel par la réflexion, enracinée dans des données empiriques détaillées, issues de divers horizons professionnels.

Enfin, cette méthodologie de rétro-ingénierie pour étudier la réflexion trouve aussi écho dans les propos de Juliet Corbin (2012) autour de la théorisation enracinée :

Si une méthodologie ouvre la voie à une meilleure compréhension du comportement humain, qu’elle est applicable au traitement de situations et de problèmes pratiques et qu’elle fournit un cadre pour l’étude de problèmes sociaux et comportementaux pertinents, on peut dire qu’elle est légitime

p. x

En effet, la visée générale de mieux comprendre comment les adultes apprennent et se développent à l’université répond à un enjeu social : élaborer des dispositifs de formation capables de mieux générer apprentissage et développement, sur un long continuum de situations d’apprentissage (par transmission, par milieux artificiels construits par des pédagogues, par travail tutoré, par exemple; Pastré, 2008).

Or cette approche, conceptualisée en 2010, est encore jeune. La saturation théorique n’est pas atteinte (Glaser & Strauss, 1967/2010; Guillemette, 2006). La collecte de données issues de champs divers alimente toujours la théorisation. Par ailleurs, l’épistémologie de l’inquiry de Dewey et l’épistémologie de la pratique chez Schön nous invitent, comme chercheurs, à une chasse aux dogmes méthodologiques (Paillé, 2010). Il reste à suivre les encouragements à la transparence et à la rigueur de Glaser et Strauss (1967/2010) : « Notre objectif principal [en écrivant La découverte de la théorie ancrée] est d’inciter d’autres théoriciens à codifier et à publier leurs propres méthodes pour produire de la théorie » (p. 92).

Conclusion

Nous avons décrit et analysé quelques principes d’une approche inductive liée au paradigme de la pratique réflexive dans l’enseignement supérieur. Dewey y est incontournable, pour avoir lié expérience, éducation, réflexion et développement du sujet et de la société. Schön et ses héritiers l’ont rapproché du monde des professions et des organisations. La présente approche suit un mouvement d’ingénierie inverse afin de reconstituer empiriquement dans une variété de contextes et du point de vue du sujet : 1) des pics réflexifs, manifestés par des bascules énergisantes du voir ou de l’agir, liés à des enquêtes menées par le sujet; 2) les caractéristiques de situations formelles et informelles d’apprentissage dans lesquelles les compréhensions et façons d’agir se modifient et aident à construire ou affiner les compétences du sujet. L’approche est émergente, innovante et vigilante sur ses limites méthodologiques. Ses chantiers actuels d’opération favorisent un mode de progression comparatif qui pourrait remettre en question sa posture théorique initiale, dans un réel effort de produire de la théorie sur la réflexion et le développement des compétences chez les adultes en situation de formation ou de travail.