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Ce numéro de la revue Approches inductives présente des réponses à certaines questions auxquelles sont confrontés les chercheurs qui souhaitent utiliser la MTE, notamment sur la place dévolue aux résultats des recherches antérieures dans ce processus particulier de recherche inductive.

À ce propos, il est généralement reconnu par les chercheurs utilisant cette approche que ce n’est pas tellement la question à savoir s’il faut ou non mobiliser les écrits scientifiques antérieurs sur le sujet qui est importante, mais plutôt la question du bon moment pour le faire et dans quel but. De plus, la finalité et le moment où l’on mobilise les résultats des recherches antérieures doivent faire partie d’une planification flexible qui est fondée sur la posture épistémologique d’ouverture avec laquelle on mobilise ces résultats. Que ce soit au début ou vers la fin de la démarche de recherche, la mobilisation des résultats existants doit toujours se faire avec réserve, avec critique et avec le doute méthodique, et ce, parce que le critère essentiel dans toute approche inductive est la pertinence des résultats par rapport à ce qui vient des données. La réflexion et les décisions du chercheur dans une perspective épistémologique inductive relativisent l’enjeu du moment où il faut mobiliser les résultats des recherches antérieures. Cela étant dit, l’enjeu du moment de cette mobilisation demeure et il y a plusieurs manières de le traiter.

Certains chercheurs qui utilisent une approche inductive prennent leur distance dès le début de leurs travaux par rapport à la manière habituelle de mobiliser les résultats des recherches antérieures. Pour ces auteurs, cette prise de distance est fondamentale en induction parce qu’elle permet l’ouverture à ce qui émergera des données au cours du processus de recherche. Elle actualise la préoccupation constante de ne pas imposer des préconceptions aux données, de même que le souci de l’exploration scientifique. L’induction s’opérationnalise dans une logique à l’opposé de l’application des théories et de la logique hypothético-déductive. Concrètement, ces chercheurs évitent de faire une recension des écrits au début de la démarche et s’ils en font une, ce sera pour problématiser et présenter des concepts sensibilisateurs et non pour présenter un cadre théorique qui orientera la recherche.

D’autres chercheurs, qui se réclament d’une même posture épistémologique inductive, préfèrent au contraire se saturer des écrits sur l’objet de recherche de manière à s’affranchir des idées préconçues et de leurs propres préconceptions avant même de se confronter au terrain. En ce sens, comme le rappelle Karine St-Denis dans son article, Mauss (1947/2002) conseille de prendre conscience de tout ce que l’on sait (et peut savoir) sur un phénomène afin de s’ouvrir à ce que l’on ne sait pas.

Ainsi, la question inévitable de la mobilisation critique des écrits scientifiques soulève de nombreux dilemmes. Parmi ceux-ci : Comment ne pas se laisser influencer par des préjugés lorsqu’on prend connaissance des interprétations qui ont déjà été proposées pour des aspects du phénomène que l’on s’apprête à étudier? Comment s’assurer que l’on ne posera pas des questions maintes fois traitées par d’autres chercheurs? Comment s’assurer d’une véritable contribution scientifique qui provient des données si l’on ne compare pas avec les contributions antérieures? Comment conserver une réserve et un doute méthodique tout en demeurant ouvert?

Ces dilemmes se présentent avec une acuité particulière dans des domaines déjà bien documentés où la plupart des phénomènes ont déjà été appréhendés et où les concepts disciplinaires sont bien développés. Savoir comment les phénomènes ont été traités dans les recherches antérieures peut permettre d’éviter de réinventer la roue. Mais cette même appropriation des écrits sur le sujet avant d’entrer en contact avec le terrain risque de faire basculer une recherche au départ souhaitée par induction vers une recherche plus teintée par le vérificationnisme. Ici comme ailleurs, la sagesse se trouve du côté d’une certaine tension et il faut exploiter le potentiel d’un dilemme avant de le solutionner trop rapidement.

Essentiellement, le dilemme est constitué de l’exigence d’ouverture et de l’exigence de l’esprit critique. L’ouverture se situe en priorité par rapport aux données, mais cette ouverture doit se faire dans un esprit critique à propos des « évidences » qui sont souvent davantage des préjugés et des stéréotypes que des résultats d’une analyse bien enracinée dans les données. D’une certaine manière, la mobilisation des résultats des recherches antérieures favorise l’affinement de l’esprit critique et, donc, l’affinement de l’ouverture aux données. Par ailleurs, l’ouverture à ces résultats doit aussi se faire avec un esprit critique et ce sont souvent les données qui déstabilisent la certitude des résultats antérieurs rigoureusement obtenus. En d’autres mots, l’ouverture comme posture épistémologique exige l’esprit critique, et cet esprit critique est nourri par la confrontation entre la réalité (qui résiste toujours à son interprétation) et les théories (qui se méfient toujours des évidences construites naïvement).

Dans ce numéro, les divers articles constituent des illustrations très intéressantes de façons de traiter ce dilemme fondamental par les deux processus de mobilisation des écrits scientifiques et de prise de distance critique par rapport à ces mêmes écrits. Cette opérationnalisation concrète est contextualisée dans de nombreux exemples de projets de recherche et de détails sur les questionnements et sur les écueils rencontrés, de même que sur les pistes de solutions explorées.

Il existe différentes façons de négocier ces questionnements et ces dilemmes. On trouve une grande diversité de réflexions dans les articles de ce numéro. Par exemple, on peut mobiliser les écrits scientifiques pour délimiter son objet de recherche et sa problématique ou pour faire un certain état de la question, tout en demeurant dans une ouverture optimale à ce que les données vont suggérer. Par exemple encore, on peut délimiter, voire enrichir la perspective avec laquelle on va s’ouvrir aux données, notamment en précisant des concepts sensibilisateurs qui seront constamment mis à l’épreuve et modifiés à partir de ce qui émergera des données. Dans d’autres cas de figure, on peut suspendre temporairement tout recours aux écrits, ce qui signifie concrètement qu’on va volontairement aller rapidement vers le terrain et commencer à analyser les données avant de lire quoi que ce soit sur l’objet d’étude. La logique, dans ce dernier exemple, est du côté de l’ouverture optimale et de la prévention de la « contamination » des données par des préconceptions.

Les différences se trouvent aussi dans les personnalités et les acquis des chercheurs. Par exemple, un chercheur expérimenté qui a été beaucoup en contact avec des résultats de recherches préfèrera retarder la recension des écrits pour concentrer ses efforts dans la mise entre parenthèses ou la mise en réserve de ce qu’il connaît et dans l’ouverture plutôt naïve à ce qui peut le surprendre dans les données qu’il recueille. À l’opposé, en quelque sorte, un jeune chercheur voudra lire davantage sur les différentes dimensions de son objet d’étude pour ne pas demeurer dans des oeillères qui limitent en amont son étude du phénomène. On a parfois envie de dire à un jeune chercheur qu’il doit se prémunir contre le risque de réduire un phénomène à une seule de ses dimensions. Des conditions pratiques, comme la nécessité de rédiger un examen doctoral, peuvent aussi pousser certains doctorants à lire tout ce qui concerne un champ ou un phénomène donné.

Considérant ces multiples possibilités, et soucieux d’une connaissance sur ces questions plus enracinée dans les données et les pratiques, nous avons donc invité les chercheurs qui se réclament de l’approche inductive à nous soumettre leurs expériences et leurs réflexions à ce sujet. Les auteurs des articles du présent numéro nous offrent leurs réponses à ces questions et nous fournissent un matériau de base à partir duquel nous pouvons procéder par induction, à la manière de la MTE, pour tisser des liens entre les différents éléments qui ressortent de leurs travaux et pour théoriser à leur sujet. Parmi les premiers codes qui ont émergé de notre matériau de base et qui nous ont permis de théoriser au sujet de la place des écrits antérieurs, le « continuum du dualisme proximité conceptuelle et distanciation inductive pour le chercheur et les participantes » suggéré par Alain Huot et Pascal Forget (2018, p. 91) s’est avéré structurant. En nous en inspirant, et en y greffant d’autres dimensions, comme la dimension temporelle, nous avons élaboré le concept de continuum temporel de la mobilisation des écrits dans une démarche inductive. Puis, nous avons identifié des positionnements sur ce continuum pour nous aider à comprendre sa variation.

Permettons-nous ici de traduire graphiquement ce continuum :

Figure 1

Continuum temporel de la mobilisation des écrits dans une démarche inductive.

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Par rapport à ce continuum, Diane Gagné présente une recherche qui est résolument située du côté de l’appropriation préalable. En effet, elle a mobilisé abondamment les écrits sociologiques, historiques et juridiques sur son objet de recherche. Cela lui a permis d’avancer des propositions de paramétrage de son objet de recherche et de structurer sa pensée dans son approche du phénomène. De plus, elle a constaté qu’une des manières de s’affranchir des points de vue dominants est de les reconnaître dès le départ. Cela peut sembler paradoxal, mais dans cet article, on comprend que l’appropriation préalable, si elle est réalisée d’une certaine manière, peut constituer un bon moyen de distanciation préalable.

L’article de Xavier Conus se situe, lui aussi, du côté de l’appropriation préalable puisqu’il a mobilisé les écrits sur son objet de recherche dès le début de sa démarche. Il décrit cette mobilisation comme étant au service de la clarification de son objet de recherche et comme une façon d’identifier la perspective avec laquelle il va l’appréhender. Lui aussi apporte des arguments qui vont dans le sens d’une recension des écrits pour mieux s’en distancier.

L’article de Karine St-Denis nous aide à comprendre la perspective ethnographique et anthropologique dans laquelle le principe est que l’on peut mieux s’ouvrir, comme chercheur, à l’inédit si l’on connaît bien ce qui est déjà connu (ou déjà étudié). La démarche consiste à prendre conscience de tout ce qui peut devenir des préjugés ou des préconceptions qui risquent d’être imposés aux données de terrain. Ainsi, l’ouverture est favorisée.

L’article de Alain Huot et Pascal Forget se situe plutôt au centre du continuum parce que la mobilisation des écrits proposée au début de la démarche de recherche favorise l’élaboration d’outils de collecte et d’analyse des données qui seront résolument au service de l’originalité dans les résultats, c’est-à-dire dans l’émergence de ce qui n’est pas encore connu par les recherches antérieures.

L’article de Louis-Simon Corriveau peut aussi être perçu comme étant plutôt au centre du continuum, mais parce qu’il propose de faire en même temps les actions qui se situent aux deux extrémités. Il parle alors de faire simultanément et en interaction la recension des écrits et la collecte des données de terrain. La logique ici est fondamentalement inductive, mais dans un dialogue constant entre le connu et la nouveauté.

L’article de Rosine Horincq Detournay témoigne d’une démarche où l’appropriation des écrits a été réalisée dans l’optique que ceux-ci constituent des données à analyser au même titre que les données de terrain, c’est-à-dire dans la perspective qu’elles soient au service de la compréhension du phénomène à l’étude. En ce sens, la mobilisation des écrits s’harmonise avec la théorisation inductive. Cette approche se situe davantage du côté de la distanciation préalable puisque les résultats des recherches antérieures sont passés dans le processus d’analyse plutôt que de servir de cadre préalable d’analyse. De plus, afin de s’assurer que les écrits sont traités comme des données, cet article suggère que leur mobilisation soit retardée vers les dernières phases temporelles de la recherche.

Enfin, l’article de Noémie Allard-Gaudreau et de Mireille Lalancette illustre un positionnement qui se situe résolument du côté de la distanciation préalable puisque les auteures ont tenu à ignorer les écrits qui portaient sur leur objet de recherche. Elles tenaient à poser un regard neuf sur le phénomène qui avait déjà été étudié. Elles voulaient donner toutes ses chances à l’émergence à partir du vécu des personnes qui vivaient le phénomène à l’étude. De manière systématique, ces chercheures ont attendu d’être avancées dans leur démarche de recherche pour consulter les travaux antérieurs éventuellement pertinents pour leur étude.

À la lumière de notre lecture des articles avec les lunettes conceptuelles du continuum temporel de la mobilisation des écrits dans une démarche inductive, nous en arrivons à suggérer l’idée de l’existence d’une multitude de combinaisons de solutions du dilemme fondamental lié à la mobilisation des résultats de recherches antérieures dans une approche inductive. Ces combinaisons maintiennent une tension féconde entre l’exigence d’ouverture aux données et l’exigence d’esprit critique.

Ce numéro de la revue contient également quatre articles hors thème. Ces articles ont en commun l’originalité de l’objet étudié et de la démarche méthodologique pour l’étudier.

L’article de François Raouf Derbas Thibodeau comble un vide important dans l’ensemble des publications sur la MTE, vide qu’il avait lui-même identifié dans une de ses publications (Derbas Thibodeau, 2015). En effet, très peu d’ouvrages, chapitres ou articles traitent spécifiquement de la MTE quantitative ou mixte. De plus, peu de publications portant sur des démarches de recherche se réclament explicitement de la MTE quantitative. La direction de la revue Approches inductives a donc invité M. Derbas Thibodeau à réaliser une recherche spécifiquement sur cet objet et son article présente les résultats d’une analyse exhaustive des publications francophones et anglophones portant sur les usages du quantitatif en MTE. Après avoir identifié plusieurs pièges et plusieurs questionnements inévitables, il propose des pistes de recherche pour ceux qui voudraient contribuer à comprendre comment avoir recours au quantitatif en induction.

La direction de la revue souhaitait également recevoir des contributions portant sur les approches inductives en arts et sur la formation artistique. En effet, de plus en plus de chercheurs veulent rendre compte de ce qui se vit en arts, comprendre les pratiques et les enjeux dans la formation, tout en conservant une démarche critique. Or la recherche dans ce domaine demeure relativement récente et il n’existe pas de méthode déterminée liée à son étude. Que ce soit en tant que pratique du point de vue de l’artiste ou du formateur en arts, l’exploration touche différentes dimensions d’expériences sensibles, esthétiques et symboliques, inscrites dans le temps, où les chercheurs avec une approche plutôt expérientielle et les chercheurs avec une approche plutôt conceptuelle collaborent de façon particulière.

Grâce à la collaboration spéciale de la professeure Marie-Josée Plouffe (du Département de philosophie et des arts de l’Université du Québec à Trois-Rivières) qui a sollicité des contributions portant sur les pratiques artistiques, le processus de création et la formation artistique, nous publions dans ce numéro trois articles dans ce domaine de recherche.

Dans un article intitulé Des femmes atteintes d’un cancer gynécologique se racontent par le collage et la sculpture : Cheminement d’une chercheure, Sylvie Rivard présente sa démarche méthodologique qui a fait appel à la créativité artistique. Elle nous rappelle qu’il n’est pas rare que l’on reproche à la recherche qualitative son manque de rigueur méthodologique. Même dans le camp des chercheurs qualitatifs, qui subissent de telles critiques de la part de chercheurs hypothético-déductifs et quantitatifs, certains remettent en question le caractère scientifique de démarches qualitatives qui recourent à la création artistique. La chercheure décrit ici sa méthodologie et sa réflexivité dans une approche narrative qui utilise le récit de vie appuyé par l’art dans la création d’un autoportrait par collage ou sculpture.

Cathy Vézina, dans son article Susciter les effets de la créativité collective au cours du processus de création : exemple d’un dispositif pédagogique, analyse une expérimentation menée auprès d’étudiants de premier cycle universitaire inscrits dans un programme de formation en création numérique. Elle visait ainsi à répondre à un besoin de recherche au sujet de la créativité de groupe. La mise en place d’un dispositif de création composé d’un cadre d’analyse, d’une situation-problème et d’un scénario pédagogique permet l’identification des transformations de l’activité de création. À l’image de l’enseignant-bricoleur chez Lévi-Strauss, son approche inductive et itérative se construit donc à partir de projets, d’ateliers et de matériel créé. L’auteure montre comment le dispositif de création a été constitué et mis au point pour ensuite présenter quatre formes d’interactions de la créativité collective contextualisée. Cet article vient nourrir un intérêt plus marqué envers la dimension sociale et partagée de la créativité et envers le lien entre processus de créativité et liens sociaux.

Finalement, l’article La création de soi par soi dans la recherche-création : comment la réflexivité augmente la conscience et l’expérience de soi, signé par Danielle Boutet, porte sur l’aspect autoformateur de la recherche-action. Elle propose une définition de la recherche-création et s’intéresse aux paradigmes (épistémologie et méthodologie) qui l’éclairent. L’auteure rappelle que l’appellation « recherche-création » s’ancre dans de nombreuses traditions de recherche. En art, en littérature, en musique et dans d’autres champs, la recherche-création se présente sous différentes formes. Elle se distingue également, soit entre l’artiste qui réfléchit à sa propre pratique et un chercheur tiers qui étudie un artiste ou une oeuvre du passé. Danielle Boutet s’intéresse aux démarches qui permettent à un artiste d’étudier sa propre pratique. Il s’agit d’un type de recherche particulier dans l’univers scientifique, car il s’oppose à de nombreuses normes et à de nombreux usages qui ont été associés à la scientificité alors que la distinction entre le sujet et l’objet, ou entre le sujet chercheur et le sujet acteur, est davantage marquée.