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1. Introduction

Les connaissances grammaticales que détiennent les enseignants et les futurs enseignants de langue, ainsi que leur impact sur leurs pratiques, ont fait l’objet de plusieurs recherches (Andrews et Lin, 2018 ; Borg, 2015 ; Gauvin, 2016 ; Panchout-Dubois, 2011). Par exemple, dans le contexte de la formation des futurs enseignants de français langue seconde (L2), Martineau (2007) a noté que les connaissances grammaticales de ces étudiants n’évoluaient que peu au cours de leur formation initiale. Ce thème mérite donc que l’on s’y arrête encore en recherche, et ce, afin de pouvoir proposer aux étudiants en éducation une formation linguistique pertinente.

Dans un autre ordre d’idées, Otwinowska (2019) mentionne quant à elle que les pratiques en formation initiale des maitres qui permettent le développement de connaissances sur la langue, à l’image des pratiques enseignantes qui ont majoritairement cours actuellement, s’insèrent surtout dans une perspective monolingue. Prônant une vision de l’enseignement qui s’ancre dans les travaux selon lesquels le répertoire plurilingue de l’élève peut soutenir l’apprentissage de langues additionnelles, l’auteure soulève qu’il est important que le cursus universitaire soit envisagé en tenant compte des langues qui sont utilisées dans la sphère sociale où les futurs enseignants sont formés. Ainsi, ces derniers seront préparés à mettre en oeuvre des pratiques qui considèrent l’interaction des langues auxquelles seront exposés leurs élèves. Autrement dit, ils pourront notamment s’engager dans un enseignement intégré des langues, lequel valorise et met à profit les langues que les apprenants connaissent déjà.

En Saskatchewan, province où nous réalisons nos travaux, l’anglais est dominant, et le français revêt un statut minoritaire ; les personnes francophones représentent moins de deux pour cent de la population (Statistique Canada, 2016). On y trouve en outre trois filières d’enseignement du français – l’école fransaskoise, l’immersion et le français de base – et, dans cette optique, tous les élèves de la Saskatchewan apprennent, à un moment ou à un autre, l’anglais et le français à l’école. Pour former les futurs enseignants de français, par ailleurs, il existe dans la province un programme d’éducation de langue française de quatre ans qui compte une centaine d’étudiants (Boutouchent, 2016). Si ces futurs enseignants suivent des cours mettant l’accent sur la grammaire française dans leur formation, celle-ci n’est pas mise en parallèle avec l’anglais, malgré son omniprésence sur la scène sociale et dans les milieux éducatifs. De ce fait, pour ce texte, nous souhaitons décrire la conscience linguistique de futurs enseignants de français en Saskatchewan en nous focalisant sur le fonctionnement des déterminants possessifs en anglais et en français.

1.1 La conscience linguistique des (futurs) enseignants

Pour Borg (2015), la conscience linguistique de l’enseignant, facteur qui influence grandement la qualité de l’enseignement proposé, renvoie aux connaissances qu’il a des systèmes par l’entremise desquels s’actualise la langue enseignée. Cette conscience linguistique, complexe, renverrait particulièrement à trois caractéristiques complémentaires (Andrews et Lin, 2018) :

  1. l’habileté de l’enseignant à utiliser la langue enseignée;

  2. les connaissances de l’enseignant sur le fonctionnement de la langue enseignée;

  3. la connaissance qu’a l’enseignant de ses apprenants, notamment en ce qui a trait à leurs connaissances antérieures.

La conscience linguistique touche donc l’usage que fait l’enseignant de la langue, mais aussi les savoirs métalinguistiques qu’il en a développés. De plus, il doit être en mesure d’envisager les trajectoires linguistiques de ses élèves, et ce, afin de pouvoir les accompagner dans la construction de connaissances dans la langue enseignée. De ce fait, nous avançons, avec Haukås (2018), que les futurs enseignants devraient aussi être sensibles aux similitudes et aux différences existant entre la langue enseignée et la langue connue par leurs futurs groupes d’apprenants, si elle est partagée. Dit autrement, ils devraient développer une conscience translinguistique, conscience qui renvoie à l’habileté à utiliser et à comprendre les langues en contact, et à en repérer les similitudes et les différences (Horst, White et Bell, 2010).

1.2 La conscience translinguistique et les déterminants possessifs

À ce jour, la recherche sur la conscience translinguistique s’est davantage concentrée sur les bénéfices de son développement pour l’apprenant. À cet effet, les travaux phares de Jessner (2008), de Cummins (2007) et de Bialystok (2001) nous indiquent notamment que l’habileté à réaliser des analogies translinguistiques et à comparer la structure des langues au-delà des codes qui les délimitent constitue une composante centrale du raisonnement métalinguistique des individus bi-/plurilingues. C’est, entre autres, ce qui a poussé moult chercheurs à proposer différentes interventions éducatives visant à soutenir le développement de la conscience translinguistique des élèves (Auger, 2014; Falempin et David, 2012; Lyster, Quiroga et Ballinger, 2013).

Par exemple, Horst, White et Bell (2010), à partir d’une recherche réalisée auprès d’élèves québécois apprenant l’anglais L2 en programme intensif, ont arrêté une série de phénomènes linguistiques qui gagneraient à être enseignés dans une perspective comparative, de manière à soutenir le développement de la conscience translinguistique des apprenants. Entre autres phénomènes, on note les déterminants possessifs de la troisième personne grammaticale (her/his, sa/son), déterminants dont le fonctionnement est similaire en français et en anglais, mais qui affichent également certaines différences. En effet, autant en français qu’en anglais, le déterminant possessif se positionne à gauche du nom qu’il accompagne et il est receveur d’accord. La différence majeure entre le français et l’anglais relève en fait du donneur d’accord. En français, le déterminant possessif s’accorde avec le nom qui le suit, celui qui est possédé. Dans « son chien est énorme », « chien » est masculin et singulier, « son » l’est donc également. En anglais, c’est plutôt par un processus anaphorique que l’on octroie le genre et le nombre du déterminant. On doit donc identifier le référent de l’anaphore, référent qui, dans ce cas, renvoie à l’entité qui possède. Pour l’équivalent anglais de l’exemple supra, autant « her dog is enormous » que « his dog is enormous » seraient acceptables ; c’est le genre grammatical du possesseur qui permettrait de trancher.

Sur le plan linguistique, on constate donc que les déterminants possessifs en français et en anglais adoptent un comportement linguistique dissimilaire (Tolentino et Tokowicz, 2014). Selon les auteures citées (voir aussi White, Muñoz et Collins, 2007), il serait pertinent de recourir à des interventions contrastives visant la conscience translinguistique des apprenants pour les appuyer dans l’appropriation et la distinction de ce type d’éléments, lesquels partagent des similitudes et des différences linguistiques. Cependant, de telles interventions impliquent également une conscience translinguistique développée chez les enseignants. Ainsi, dans le cadre de cet article, nous tenterons de décrire la conscience translinguistique de futurs enseignants de français en ce qui a trait aux déterminants possessifs de la troisième personne, en français et en anglais. Cette conscience se décline dès lors en trois composantes :

  1. leur habileté à utiliser les déterminants possessifs dans les deux langues;

  2. leur habileté à en expliquer le fonctionnement linguistique dans les deux langues;

  3. leur habileté à repérer les similitudes et les différences entre leur fonctionnement dans les deux langues.

2. Méthodologie

Puisque, à notre connaissance, aucune recherche ne s’est penchée sur la conscience translinguistique de futurs enseignants, nous avons choisi de réaliser une étude exploratoire. Pour en satisfaire l’objectif, nous avons retenu l’étude de cas multiples (Duff, 2008), chacun des neuf cas retenus renvoyant à un étudiant universitaire s’étant porté volontaire à la suite d’un appel de participation auprès de la cohorte de 4e année du seul programme d’éducation de langue française en Saskatchewan. Parmi les neuf participants, deux se déclarent de genre masculin, sept de genre féminin. Au moment de la collecte des données, ils ont en moyenne 26 ans et un mois : sept ont entre 20 et 25 ans, un a 32 ans et un autre, 44 ans. Quatre ont été scolarisés en immersion française en Saskatchewan, deux à l’école fransaskoise, deux à l’école francophone au Québec, un à l’école francophone à la Côte-d’Ivoire. Tous se déclarent francophones et anglophones, et aucun ne se déclare locuteur d’une autre langue.

Pour explorer leur conscience translinguistique relative aux déterminants possessifs, nous avons retenu deux outils. Les participants ont d’abord répondu, à l’écrit, à un questionnaire visant à décrire globalement leur conscience des similitudes et des différences entre l’anglais et le français. Dans ce questionnaire se trouvait notamment la question suivante, utilisée dans l’étude de Horst, White et Bell (2010, p. 342) comme déclencheur dans un journal d’apprentissage : Le mot « son » se traduit par « his ». Le mot « sa » se traduit par « her ». Vrai ou faux ? L’énoncé étant à nuancer, les participants devaient ensuite justifier leur réponse en cinq lignes.

À la suite de ce questionnaire, le premier auteur de ce texte a rencontré individuellement chacun des neuf participants dans le cadre d’un entretien individuel. Lors de l’entrevue, les participants ont dû traduire une série de dix phrases de l’anglais au français et une autre série de dix phrases du français à l’anglais. Dans quatre des phrases de chaque série, nous avons intégré un déterminant possessif (voir Tableau 1). Ainsi, le participant devait d’abord proposer une traduction de chaque énoncé. Ensuite, le chercheur lui posait des questions le menant à justifier la traduction proposée, en mettant l’accent sur la forme du déterminant possessif dans les huit phrases du tableau 1.

Tableau 1

Phrases à traduire dans lesquelles se trouve un déterminant possessif

Phrases à traduire dans lesquelles se trouve un déterminant possessif

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Pour élaborer ces items, nous nous sommes assurés que, dans les phrases devant être traduites en anglais, le possesseur et le possédé n’avaient pas le même genre grammatical. De cette manière, au moment de demander aux participants de justifier leur traduction, ils pouvaient déployer le raisonnement grammatical pertinent en nous parlant de la différence fondamentale entre l’usage des déterminants possessifs dans les deux langues. Concernant les phrases que les participants devaient traduire en français, nous nous sommes assurés que le possesseur était de genre grammatical différent que la traduction française la plus courante du nom possédé. Par exemple, dans Alexandra brought her computer yesterday, Alexandra est féminin, alors que la traduction courante du nom « computer », « ordinateur », est masculine.

Pour analyser les données du questionnaire, chacun des chercheurs a d’abord lu attentivement les neuf justifications fournies. Au regard de l’objectif de la recherche, il a été décidé d’analyser chacune des justifications en fonction de deux aspects. D’une part, nous avons tenu compte de l’explication en tant que telle, et ce, en fonction de sa pertinence et de sa complétude. D’autre part, nous nous sommes intéressés au métalangage dans l’explication, en en considérant la présence (ou l’absence) et la pertinence. La grille d’analyse, issue d’un traitement inductif des données (Blais et Martineau, 2006), se trouve dans le Tableau 2.

Tableau 2

Grille d’analyse des justifications fournies

Grille d’analyse des justifications fournies

Tableau 2 (continuation)

Grille d’analyse des justifications fournies

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Pour ce qui est de l’aspect « explication », nous avons déterminé dans un premier temps si la justification était pertinente; si elle l’était, nous avons jugé de la complétude de l’explication offerte. Était jugée pertinente et complète une explication dont tous les éléments linguistiques étaient justes. Si le participant traitait du français et qu’il faisait référence à l’accord en genre du déterminant avec le nom qu’il accompagne ou encore de l’accord avec l’entité qui est possédée, l’explication était jugée complète. Pour l’anglais, si le participant parlait de l’accord en fonction de l’entité qui possède, l’explication était jugée pertinente et complète. Nous avons déterminé que l’explication était pertinente et partiellement complète si au moins une erreur se glissait dans l’explication, mais que certains des éléments mentionnés précédemment étaient présents. Si aucun des éléments mentionnés ci-dessus n’apparaissait dans la justification, nous la jugions non pertinente.

Dans un second temps, eu égard au métalangage, nous en avons d’abord déterminé la présence ou l’absence. Si, en justifiant, le participant a recouru à des termes métalangagiers et qu’ils étaient tous justes, nous avons jugé que le métalangage était pertinent. Si minimalement un des termes métalangagiers utilisés était erroné, mais que certains des autres termes étaient justes, nous avons jugé qu’il était partiellement pertinent. Si tous les termes métalangagiers étaient erronés, nous avons jugé le métalangage non pertinent. Notons au passage que les termes métalangagiers jugés pertinents pouvaient provenir de différents cadres linguistiques de référence (grammaire traditionnelle, grammaire rénovée, grammaire systémique fonctionnelle, etc.).

Pour analyser les données relatives aux entretiens individuels, nos procédures d’analyse ressemblent à celles que nous avons employées pour analyser celles du questionnaire. Pour chacun des déterminants possessifs que le participant devait traduire, nous lui avons d’abord accordé un point si le déterminant avait été traduit adéquatement. Il n’en recevait aucun s’il faisait erreur. Ensuite, pour analyser les séquences de justification, que nous avons transcrites en verbatim, nous avons recouru à la même grille de codage que celle que nous avons élaborée à partir des données provenant du questionnaire.

3. Résultats

Pour présenter nos résultats, nous nous pencherons d’abord sur l’analyse des justifications fournies au questionnaire. Nous exposerons ensuite les justifications écrites de deux participants en particulier, Tran et Brooke, que nous commenterons. Puis, nous nous tournerons vers les résultats liés à la tâche de traduction. Enfin, nous nous focaliserons de nouveau sur Tran et Brooke, en relatant certains extraits de verbatim tirés de leur entretien.

3.1 Résultats du questionnaire

Le Tableau 3 présente les résultats de nos analyses des justifications fournies par les neuf participants au questionnaire. Rappelons que ceux-ci devaient se prononcer sur la véracité de l’énoncé Le mot « son » se traduit par « his ». Le mot « sa » se traduit par « her », mais qu’ils devaient surtout justifier leur réponse. Ce sont ces justifications que nous avons analysées.

Tableau 3

Résultats des justifications du questionnaire

Résultats des justifications du questionnaire

Tableau 3 (continuation)

Résultats des justifications du questionnaire

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Si on se concentre d’abord sur l’analyse de la pertinence des neuf justifications, on note que deux des neuf ne sont pas pertinentes. La majorité des participants (6/9) proposent une explication pertinente, mais partiellement complète, alors qu’un seul participant fait montre de pertinence et de complétude dans sa justification. En ce qui a trait à l’usage du métalangage, c’est le tiers des participants (3/9) qui n’en utilise pas. Deux participants sur neuf font usage d’un métalangage non pertinent, trois d’un métalangage partiellement pertinent, et un seul participant utilise des termes métalangagiers qui sont tous pertinents.

Penchons-nous maintenant sur les justifications de deux participants, Tran et Brooke, qui apparaissent en Figure 1. Tran est un homme de 44 ans d’origine vietnamienne, il a grandi au Québec, où il a été scolarisé en français. Il est arrivé en Saskatchewan en 2014. Brooke, quant à elle, a 22 ans. Canadienne d’origine, elle est née en Saskatchewan, où elle a fait toute sa scolarité obligatoire en immersion française. Ces deux étudiants, comme nous le verrons, affichent une conscience translinguistique distincte et, en ce sens, nous permettent de rendre compte de la diversité des profils de nos participants.

Figure 1

Réponse de Tran (à gauche) et de Brooke (à droite) au questionnaire

Réponse de Tran (à gauche) et de Brooke (à droite) au questionnaire

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On note d’abord une quantité d’information importante du côté de Brooke, tandis que Tran est plus succint. Ce dernier présente une justification non pertinente, sans l’appuyer de métalangage. Pour lui, il appert que le fonctionnement des déterminants possessifs de la troisième personne s’équivaut dans les deux langues, quoique ce ne soit pas le cas. Brooke suggère quant à elle une justification partiellement pertinente. Relativement à l’anglais, elle écrit que c’est le possesseur qui détermine l’accord du déterminant. Cela dit, pour les deux langues, on voit qu’elle fait usage de fonctions grammaticales (sujet, objet), alors qu’il lui aurait fallu parler de catégories de mots pour rendre sa justification complètement pertinente. Dans cette même optique, elle fait bel et bien usage de métalangage, mais cette mention des fonctions fait en sorte qu’il n’est que partiellement pertinent.

3.2 Résultats de l’entrevue individuelle (tâche de traduction de l’anglais au français)

Si on se tourne maintenant vers les traductions françaises qu’ont proposées les neuf participants des énoncés en anglais, on remarque d’entrée de jeu qu’ils ont tous, et ce, pour les quatre items concernés, proposé des traductions justes. On peut donc avancer que nos participants maitrisent l’usage des déterminants possessifs en français. Rappelons que chacun des neuf participants devait initialement justifier quatre traductions de l’anglais au français, pour un total de 36 séquences justificatives. Cela étant, un participant a proposé, pour un item, une traduction qui a occasionné une structure phrastique ne nécessitant pas le recours à un déterminant possessif, alors qu’un des quatre items a été oublié dans l’entretien d’une autre participante. Nous avons donc éliminé ces deux séquences justificatives de nos analyses; nous en avons analysé 34 au total, dont les résultats se trouvent dans le Tableau 4.

Tableau 4

Résultats des justifications lors de l’entrevue (anglais au français)

Résultats des justifications lors de l’entrevue (anglais au français)

Tableau 4 (continuation)

Résultats des justifications lors de l’entrevue (anglais au français)

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Sommairement, on note surtout que les justifications avancées sont presque toutes complètes et pertinentes (33/34). Cela nous indique donc que nos participants, en sus de savoir utiliser les déterminants possessifs en production, connaissent les rouages de leur fonctionnement en français. En ce qui concerne le métalangage, 28 des 34 séquences en contiennent; 27 de ces séquences font montre d’un métalangage pertinent, alors que pour une autre, il n’est que partiellement pertinent. Aucune des séquences ne contient de métalangage non pertinent, alors que six des 34 séquences ne présentent pas de termes métalangagiers.

Jetons maintenant un oeil au Tableau 5, qui expose une justification avancée par Tran.

Tableau 5

Exemple de justification avancée par Tran (traduction de l’anglais au français)[1]

Exemple de justification avancée par Tran (traduction de l’anglais au français)1

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Bien que la justification que propose Tran ici, qui est représentative des autres qu’il a offertes dans l’entrevue, ne soit pas accompagnée de métalangage, on voit qu’il a compris la règle qui régit le fonctionnement du déterminant possessif en français. En effet, en mettant l’accent sur le fait que c’est « un » ordinateur, on peut tenir pour acquis qu’il faisait référence au genre du nom qu’accompagne le déterminant.

Comme c’était le cas avec les données du questionnaire, les justifications de Brooke sont plus étoffées. Le Tableau 6 en présente un exemple.

Tableau 6

Exemple de justification avancée par Brooke (traduction de l’anglais au français)

Exemple de justification avancée par Brooke (traduction de l’anglais au français)

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D’abord, il importe de noter que, pour les autres traductions vers le français, Brooke a fait preuve de pertinence, de complétude et de métalangage pertinent, comme c’est le cas ici, en repérant le genre du nom qu’accompagne le déterminant. Pour cet énoncé en particulier, elle pousse la réflexion linguistique plus loin en précisant que, dans la phrase, quoique le nom appartement soit masculin, son genre grammatical n’a pas d’importance puisqu’il débute par un phonème vocalique, /a/. De facto, pour des raisons phonologiques, on opterait pour son même si appartement était féminin. Cette explication de Brooke démontre une conscience linguistique affinée, lui permettant de tenir compte de subtilités relatives à l’usage des déterminants possessifs français.

3.3 Résultats de l’entrevue individuelle (tâche de traduction du français à l’anglais)

À l’instar des résultats de l’entrevue pour les traductions de l’anglais au français, ceux issus de l’entrevue dans le cadre de laquelle les neuf participants devaient traduire quatre énoncés du français à l’anglais montrent qu’ils savent utiliser efficacement les déterminants possessifs en anglais; en effet, aucune erreur dans la traduction de ces déterminants n’a été repérée. Comme pour les items traduits vers le français, chaque participant devait initialement traduire quatre énoncés vers l’anglais; nous avons donc analysé 36 séquences justificatives.

Tableau 7

Résultats des justifications lors de l’entrevue (français à l’anglais)

Résultats des justifications lors de l’entrevue (français à l’anglais)

Tableau 7 (continuation)

Résultats des justifications lors de l’entrevue (français à l’anglais)

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De prime abord, on remarque que les résultats de l’entretien au sujet des traductions du français à l’anglais diffèrent de ceux sur la tâche de traduction de l’anglais au français. En effet, bien que l’on note surtout des explications pertinentes ici, seules 15 des 36 sont complètes, alors que le même nombre de justifications est pertinent, mais incomplet (15/36), et que six des participants offrent une justification non pertinente. Pour le métalangage, neuf des 36 participants n’en utilisent pas. Pour ce qui est de ceux qui en font usage (27/36), 13 le font pertinemment, 12 le font partiellement pertinemment et deux le font de façon non pertinente. De manière générale, on note donc que, pour les participants, le fonctionnement du déterminant possessif en anglais semble plus difficile à verbaliser qu’en français, que les justifications sont plus variées, et ce, autant en fonction de leur pertinence que du métalangage utilisé.

Une des justifications proposées par Tran, présentée au tableau 8 ci-dessous, est intéressante à ce titre.

Tableau 8

Exemple de justification avancée par Tran (français à l’anglais)

Exemple de justification avancée par Tran (français à l’anglais)

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On y voit une explication pertinente, puisqu’il repère le donneur d’accord adéquat, mais incomplète, car il n’est pas en mesure d’expliquer pourquoi c’est ce mot qui est le donneur. Qui plus est, Tran ne fait usage d’aucun terme métalangagier pour soutenir sa justification.

Observons maintenant une des justifications avancées par Brooke pour un autre énoncé à traduire du français à l’anglais (Tableau 9).

Tableau 9

Exemple de justification avancée par Brooke (français à l’anglais)

Exemple de justification avancée par Brooke (français à l’anglais)

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Dans cette justification de Brooke, on remarque d’abord une similitude avec ce qu’elle a écrit dans le questionnaire. En effet, elle repère le donneur d’accord attendu, mais pour le justifier, elle fait plutôt usage de fonctions grammaticales (sujet/objet). Son explication n’est donc pas complète et son métalangage n’est que partiellement pertinent. En effet, il aurait fallu qu’elle mentionne le genre du nom qui possède, lequel peut très bien être le noyau d’un groupe dont la fonction est autre que le sujet dans la phrase.

4. Discussion et conclusion

De manière générale, les résultats que nous avons présentés dans cet article nous montrent que la conscience translinguistique des déterminants possessifs de la troisième personne, chez nos neuf participants, semble développée à certains égards, bien qu’elle pourrait encore être peaufinée. Pour ce qui est de l’usage de ces déterminants, il appert que nos neuf participants savent les utiliser correctement à l’oral, en anglais et en français.

C’est principalement sur le plan de la verbalisation du fonctionnement des déterminants possessifs dans une langue par rapport à l’autre que nos participants gagneraient à développer davantage leur conscience translinguistique. D’emblée, il semble qu’ils soient conscients des différences entre les déterminants possessifs anglais et français. C’est plutôt quand ils se centrent sur leur fonctionnement respectif qu’on peut constater des différences intéressantes. En effet, eu égard au français, les explications qu’ont proposées les participants semblent, pour la plupart, faire montre de pertinence et de complétude; le métalangage, quand il est employé, est très souvent adéquat.

Pour ce qui est de l’anglais, nous avons brossé un portrait quelque peu différent. Nos participants font fréquemment preuve de pertinence dans leurs raisonnements, mais leurs explications ne sont pas toujours complètes. Nos analyses, surtout celles ciblant les deux participants sur lesquels nous avons mis la focale, montrent qu’ils repèrent le donneur d’accord adéquat en anglais, mais sans pouvoir expliquer pourquoi ce mot est le donneur (c’est-à-dire qu’il est le possesseur). De plus, il semble exister pour certains une confusion entre les concepts de fonction grammaticale et de catégorie de mots. Cela demeure intéressant, car Gauvin (2016) avait noté la même difficulté auprès des futurs enseignants dans un contexte de français langue d’enseignement au Québec. Nos résultats indiquent un même écueil vis-à-vis de l’anglais chez nos participants.

En somme, pour cet élément grammatical particulier, il nous semble que les participants, en français, ont davantage développé le regard métacognitif et métalinguistique qui sous-tend la conscience linguistique de l’enseignant (Andrews et Lin, 2018). Cela étant, en anglais, bien qu’ils sachent faire usage desdits déterminants en production, ils gagneraient à affiner leur conscience afin qu’ils puissent en parler avec plus de pertinence et de complétude. Ainsi peut-on naturellement se demander pourquoi nos participants semblent avoir développé une conscience linguistique plus pointue en français, alors qu’ils vivent dans un contexte sociolinguistique où l’anglais domine. Selon nous, il convient de mentionner qu’ils ont tous été scolarisés en français, que ce soit à l’école francophone ou en immersion. De plus, ils ont suivi des cours de perfectionnement linguistique à l’université, cours dans lesquels on met l’accent sur l’analyse grammaticale du français. De ce fait, il est probable, surtout quand on sait que l’enseignement du français, en L1 (Lord, 2012) comme en L2 (Jean et Simard, 2011), tend à accorder une place importante à la grammaire, que la scolarité des participants leur ait permis de développer des connaissances pointues sur les déterminants possessifs en français. S’ils ont également suivi des cours d’anglais à l’école, il demeure que ceux-ci tendent à mettre un accent moins notable sur la norme, au profit de pratiques plus holistiques, axées sur la communication (Locke, 2010). Cela pourrait expliquer en partie pourquoi nos participants, tous capables d’utiliser à dessein les déterminants possessifs dans les deux langues, peinent parfois à en expliquer les rouages en anglais.

En conclusion, il importe de souligner que, en raison de notre devis qualitatif, nous ne saurions généraliser nos résultats. Pour cette raison, il faudrait que la recherche ultérieure s’intéresse, d’une part, à un nombre plus élevé de futurs enseignants et, d’autre part, à d’autres composantes de la langue (p. ex., la syntaxe). Il demeure néanmoins que notre étude jette un éclairage intéressant sur la conscience translinguistique des futurs enseignants et que, accompagnée de travaux ultérieurs, elle pourra contribuer à une prise en considération de cette conscience dans la formation des maitres, notamment en contexte francophone minoritaire.