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En tant que spécialistes de l'enseignement des langues, nous sommes bien placés pour constater qu'une classe de langue seconde et additionnelle (LA) est un environnement social véritablement complexe et dynamique. Cet espace rassemble des individus, ou des acteurs sociaux, qui partagent un objectif : développer leurs compétences langagières et communicationnelles dans une langue cible commune. Malgré cet objectif commun, chaque individu apporte dans cet environnement des expériences, des attentes et des formes de connaissances qui lui sont propres. En effet, chaque apprenant a des trajectoires d'apprentissage des langues uniques et un ensemble de représentations (beliefs) qui façonnent la manière dont il interagit avec ses pairs et avec l'enseignant. En tant que chercheure, chercheur en didactique des langues et en linguistique appliquée, nous nous intéressons aux facteurs qui créent les conditions optimales pour le développement des LA. En fait, nous cherchons toujours à identifier les pratiques pédagogiques qui sont non seulement plus propices au développement des LA mais qui ont également un impact positif sur l'expérience des élèves. Dans ce numéro, les auteurs présentent des façons créatives d'enseigner le français LA. Deux thèmes relient les différents articles, à savoir les dimensions affectives et sociales qui sous-tendent le développement d'une LA et le potentiel des approches pédagogiques qui s'appuient sur les identités et les répertoires linguistiques complexes des élèves.

Comme le souligne Zuniga (2022), la recherche se penche depuis un certain temps déjà sur l'influence de la manifestation d'émotions négatives sur l'apprentissage d'une LA. De fait, un volet de la recherche, l'anxiété langagière, a suscité un intérêt important depuis plus de quatre décennies (Horwitz, 2010). L'anxiété langagière, une réaction émotionnelle négative liée à l'apprentissage d'une LA, est un amalgame de « self-perceptions, beliefs, feelings, and behaviors related to classroom language learning arising from the uniqueness of the language learning process » (Horwitz, Horwitz, et Cope, 1986, p. 128). De nombreuses recherches démontrent que l'anxiété langagière influence la réussite dans une langue (p. ex., Teimouri, Goetze, et Plonsky, 2019 ; Zhang, 2019). Or, bien que ce domaine de recherche soit encore très actif (Russell, 2020), nous avons observé une réorientation vers l'étude des émotions positives dans le processus d'apprentissage des LA (p. ex., Dewaele et MacIntyre, 2014; MacIntyre, 2016; Zuniga, 2022).

Dans notre quotidien, en tant qu’êtres sociaux, nous sommes inlassablement à la poursuite d’expériences qui vont nous faire vivre des émotions positives. Comme le soutiennent Le Nguyen et Fredrickson (2017), les émotions positives sont comme « sweet candies with unknown nutritional value. They are pleasant, yet their functions and mechanisms of action have remained mysterious » (p. 29). Or, bien que la recherche montre les fonctions essentielles des émotions positives pour le développement humain et le bien-être général, en tant que pédagogues et chercheurs dans le domaine des langues, nous cherchons plutôt à identifier les relations entre les émotions positives, les tâches d'apprentissage et le développement des LA. Plus précisément, nous cherchons à comprendre quelles approches ou tâches déclenchent des émotions positives, ou encore comment les variables sociales et individuelles médiatisent l’effet des émotions positives sur le développement d’une LA. La recherche sur les émotions positives dans le domaine des LA s'appuie sur la théorie de l'élargissement constructif (broaden-and-build theory), proposée par Fredrickson (1998, 2001), selon laquelle nous bénéficions d'émotions positives dans la vie quotidienne, car « everyday positive emotions broaden people’s awareness in ways that, over time and with frequent recurrence, build consequential personal resources that contribute to their overall emotional and physical well-being » (Fredrickson et Joiner, 2018, p. 194). Soucieux de l'état émotionnel des apprenants, les articles de ce numéro continuent d'explorer diverses facettes des émotions positives et des événements qui captent davantage l’attention des élèves dans la classe d'apprentissage des langues secondes et additionnelles (p. ex., Bédard, Fortier et Beaulieu, 2022; Le Bouthillier, Bourgoin et Garrett, 2022; Hameau, 2022; Moore, Guichon et Roussel, 2022; Zuniga, 2022).

Un autre domaine de recherche en plein essor est axé sur les façons dont les personnes enseignantes et les élèves utilisent la connaissance de toutes leurs langues pour soutenir le développement de LA (Chen et coll., 2022; Erling et Moore, 2021; Payant et Maatouk, 2022). Depuis de nombreuses années, les personnes enseignantes et les élèves ont été formés à se limiter exclusivement à la langue cible. De ce point de vue, les salles de classe étaient conceptualisées comme des espaces monolingues et les apprenants étaient obligés de laisser leurs connaissances liées aux autres langues en dehors de ces espaces. D’une perspective plurilingue, nous cherchons plutôt à exploiter le potentiel du répertoire langagier des élèves et de mettre en oeuvre des approches inclusives, socialement justes qui remettent en question les approches et les pratiques pédagogiques qui inculquent des idéologies monolingues. Les idéologies et les pratiques monolingues, celles qui accordent plus d'importance aux langues et aux variétés standards, découragent ou prohibent l'utilisation d'autres langues pour soutenir les efforts d'apprentissage de LA, ou résultent en la mise en oeuvre de lois et de réglementations qui limitent ou nient l'utilisation, l'enseignement ou l'apprentissage d'une langue spécifique. La recherche menée auprès des apprenants multilingues rejette et remet en question ces idéologies et se concentre plutôt sur le potentiel de l'utilisation de l'ensemble du répertoire linguistique des apprenants (Melo-Pfeifer, 2021; Moore, 2021; Payant et Galante, 2022). Ces recherches rompent avec la notion que la création d'un espace permettant d'utiliser ou de partager la connaissance d'autres langues, même celles qui ne sont pas parlées par l'enseignant, est problématique et à éviter. Elles remettent en question la pensée que ce mouvement fluide entre les langues représente une vision déficitaire de l'apprenant. En effet, la recherche sur les apprenants multilingues démontre que les connaissances d'autres langues sont activées lors de l'exécution de tâches liées aux langues (Payant, 2020) et que la création d'espaces d'apprentissage où les apprenants sont encouragés à puiser dans l'ensemble de leur répertoire linguistique a une influence positive sur l'expérience subjective des apprenants (Couyavah et Zuniga, 2021).

Bien que de nombreux travaux de recherche sur le plurilinguisme et le translanguaging émergent actuellement, la mise en oeuvre de pratiques qui permettent de faire une place plus large aux connaissances linguistiques, culturelles et générales des élèves demeure complexe. La recherche continue à examiner les perceptions des enseignants et les approches pédagogiques qui reflètent les principes d'une posture plurilingue. Dans ce numéro (voir Melo-Pfeifer et Payant, 2022 ; Thibeault et Maynard, 2022), les auteurs contribuent à ces discussions en se concentrant sur les moyens de mobiliser les connaissances des autres langues de leurs élèves dans le cadre de l'enseignement d'une LA.

En tant qu'élèves, pédagogues et chercheures, chercheurs en LA, nous reconnaissons que l'apprentissage d'une nouvelle langue est une aventure, à la fois complexe et enrichissante. À cette fin, il a été démontré l'importance de fournir aux apprenants de grandes quantités d'intrants compréhensibles (comprehensible input), de créer des occasions authentiques pour permettre aux apprenants de produire de l’extrant (output) intéressants selon une variété de modalités (oral, écrit, multimodal) et de genres, et de fournir aux élèves une rétroaction négative et positive (rétroaction de l'enseignant et de l'élève) afin de promouvoir la prise en compte (noticing). En plus de ces considérations importantes, nous soutenons que les élèves sont plus susceptibles de s'engager cognitivement dans une variété de tâches langagières lorsqu'ils éprouvent des émotions positives et lorsqu'ils ressentent que leur identité linguistique est considérée comme un atout dans cet espace social partagé. À la lecture des idées partagées dans ce numéro, nous vous incitons à conceptualiser votre classe comme un espace plurilingue où vous pouvez essayer de nouvelles façons d'enseigner et d'apprendre tout en étant alerte à la charge émotive engendrée par la situation d’enseignement et d’apprentissage. Bonne lecture !