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1. Introduction

Le Québec et l’Ontario, entre 2011 et 2016, sont les provinces canadiennes qui ont accueilli le plus grand nombre de nouveaux arrivants (Statistique Canada, 2017). Reflet de la société dans laquelle elle prend essor, l’école représente une riche mosaïque linguistique et culturelle, les apprenants ayant souvent développé un répertoire composé du français, de l’anglais et de langues de l’immigration. Pour favoriser la mise en oeuvre d’une éducation inclusive, cette dernière impliquant notamment le développement de connaissances liées à la langue de scolarisation, les chercheurs reconnaissent la pertinence d’un enseignement qui valorise et met à profit ce plurilinguisme (Armand, 2021; Auger et Le Pichon-Vortsman, 2021). C’est ainsi que les enseignants seraient à même de créer une culture de classe où tous sont reconnus et appréciés pour la complexité de leur répertoire linguistique. Les transferts cognitifs entre les langues connues des apprenants seraient de ce fait facilités, et ce, au profit de leur apprentissage du français et du maintien des autres langues de leur répertoire.

Dans la tradition scolaire francophone, par ailleurs, on octroie à l’enseignement de la grammaire une place prépondérante, que ce soit en langue première (L1) (Lord, 2012) ou en langue seconde (L2) (Simard et Jean, 2011). Dans les écoles de langue française du Québec et de l’Ontario, les instances ministérielles suggèrent aux enseignants de mettre en oeuvre l’enseignement grammatical au regard du paradigme de la grammaire rénovée (Nadeau et Fisher, 2006). Élaborée à partir d’une description de la langue axée sur la morphosyntaxe et de fondements didactiques associés au socioconstructivisme, la grammaire rénovée offre, d’une part, une terminologie grammaticale rigoureuse pour permettre aux élèves de parler de la langue et d’en comprendre les rouages. D’autre part, elle met à leur disposition les manipulations syntaxiques, des opérations visant à relever les propriétés syntaxiques de l’unité linguistique qui fait l’objet d’un enseignement ou d’un questionnement chez l’apprenant.

Alors que l’enseignement de la grammaire tend à se mettre en oeuvre dans une perspective monolingue (Larouche, 2018), certains auteurs (Maynard, Armand et Brissaud, 2020; Thibeault et Quevillon Lacasse, 2019) commencent à réfléchir à l’arrimage conceptuel entre la recherche sur le plurilinguisme et la grammaire rénovée. Dans cette optique, nous avons réalisé une étude ayant pour objectif de décrire les pratiques d’enseignants qui, afin d’enseigner la grammaire, tiennent compte de la diversité linguistique, notamment en mettant différentes langues en perspective les unes avec les autres. Pour cet article, nous nous pencherons plus spécifiquement sur les moments où les enseignants utilisent la terminologie grammaticale et les manipulations syntaxiques dans plusieurs langues.

2. Cadre théorique

Le recours au métalangage, soit l’appareil terminologique qui sert à parler de la langue (p. ex., phrase, adjectif, accord), a longtemps fait débat dans le cours de grammaire : devrait-on l’employer ? Pour quelles raisons ? De manière générale, si la collectivité scientifique en L1 s’entend sur l’importance d’éviter en classe un étiquetage excessif de notions grammaticales, surtout de celles qui n’ont pas fait l’objet d’une première observation par les apprenants, elle reconnait aussi qu’il est important d’utiliser, de manière systématique, un métalangage juste et précis (Fisher et Nadeau, 2014; Lemay, 2019). Les chercheurs en L2, faisant écho à ceux en L1, avancent qu’un tel métalangage permet aux élèves, même en bas âge, d’accomplir des tâches relativement complexes et de s’engager dans des discussions métalinguistiques (Basturkmen, Loewen et Ellis, 2002; Schleppegrell, 2013). Hu (2010), de son côté, ajoute que l’enseignant utilisant le métalangage pour parler des notions enseignées peut également puiser dans le bagage de connaissances métalinguistiques des apprenants dans les langues qu’ils connaissent déjà. En effet, s’ils ont eu la chance de développer des connaissances métalinguistiques dans leur L1, « the use of metalanguage in the L2 classroom is a useful way to tap the wealth of metalinguistic awareness that learners have developed in the process of acquiring L1 literacy » (p. 65).

Utilisées en complémentarité avec le métalangage, les manipulations syntaxiques permettent aussi aux apprenants de s’engager dans des conversations à caractère métalinguistique, de poser des hypothèses, d’avancer des arguments et, en somme, de mettre en relief les caractéristiques afférentes aux notions enseignées (Chartrand, 2013). Ces conversations collaboratives, comme le soulignent Swain et Watanabe (2013), favorisent l’apprentissage linguistique et, en ce sens, les manipulations sont des outils précieux aidant les élèves à prendre part à de telles discussions. Renvoyant à des opérations enseignables qu’ils peuvent utiliser de manière délibérée pour poser et valider des hypothèses vis-à-vis d’une unité linguistique et, ainsi, en comprendre le fonctionnement, ces manipulations sont au nombre de quatre (Boivin et Pinsonneault, 2020) : l’ajout, le déplacement, le remplacement et l’effacement. Par exemple, le groupe de mots en fonction complément de phrase peut notamment faire l’objet d’un déplacement, c’est-à-dire qu’on peut le changer de place dans la phrase sans en affecter le statut grammatical. Il peut aussi être effacé – on peut l’enlever sans affecter la grammaticalité de la phrase. Les manipulations syntaxiques de déplacement et d’effacement sont donc des opérations que l’élève peut employer pour délimiter les groupes de mots qui sont des compléments de phrase et, ainsi, les repérer en contexte.

Il convient néanmoins de préciser que l’utilisation de ces manipulations par les élèves, comme le soutient Boivin (2014), nécessite une attention didactique accrue. Dit autrement, l’enseignant devrait « expliciter le fonctionnement des manipulations syntaxiques » (p. 143) en montrant aux apprenants quand y recourir et comment elles permettent l’analyse des phrases. Cela nous parait d’autant plus important dans des contextes où le français est la L2 des apprenants et où, par le fait même, ils n’ont peut-être pas un bagage de connaissances linguistiques leur permettant, sans l’appui de l’enseignant, de mettre au jour le potentiel euristique des manipulations syntaxiques.

Si la recherche nous en apprend déjà beaucoup sur les avantages et les enjeux qui sous-tendent le recours au métalangage et aux manipulations syntaxiques en classe, les perspectives adoptées à ce jour semblent envisager ce recours uniquement dans la langue de scolarisation. Or, comme nous l’avons mentionné précédemment, la recherche en didactique de la grammaire du français s’inspire de plus en plus des perspectives de chercheurs s’intéressant au plurilinguisme en éducation. Dans le cadre de ce texte, nous chercherons donc à répondre à la question de recherche suivante : comment des enseignants du Québec et de l’Ontario utilisent-ils le métalangage et les manipulations syntaxiques dans plusieurs langues aux moments d’enseigner la grammaire française ?

3. Méthodologie

De nature descriptive, l’étude ici présentée a été menée auprès de 23 enseignants oeuvrant dans des écoles du Québec et de l’Ontario. Formé de 21 femmes et de 2 hommes, cet échantillon regroupe des participants aux profils variés ; comptant entre 1 à 22 ans d’expérience en enseignement et connaissant tous minimalement le français et l’anglais, ceux-ci travaillent à différents niveaux scolaires (primaire[1], secondaire, adulte) et dans divers contextes (classe d’accueil et autres services de soutien à l’apprentissage du français L2, immersion française, classe ordinaire, etc.). Au Québec, rappelons-le, le français est la langue majoritaire, et la vaste majorité des écoles font de cette langue la langue de scolarisation. Dans ces écoles, le français L2 est enseigné dans le cadre de divers modèles de services destinés aux nouveaux arrivants, comme la classe d’accueil. On trouve par ailleurs au Québec un nombre plus restreint d’établissements scolaires de langue anglaise, lesquels proposent également des programmes de français L2 : le français de base, le français enrichi et l’immersion. En Ontario, le français est minoritaire, et l’anglais est la langue dominante. Les élèves scolarisés en français connaissent donc fréquemment l’anglais étant donné la place qu’il occupe sur la scène sociale.

Deux outils méthodologiques ont mené au recueil des données permettant de répondre à notre question de recherche. Tout d’abord, chaque enseignant a pris part à une entrevue individuelle virtuelle d’environ une heure, ce qui nous a permis de dresser un portrait de ses pratiques plurilingues d’enseignement de la grammaire tenant compte de la diversité linguistique. Pour collecter de telles pratiques déclarées, nous avons notamment posé des questions d’ordre général aux participants (p. ex., Dans votre routine avec vos élèves, quelles activités utilisez-vous pour enseigner la grammaire en tenant compte de la diversité linguistique ?). Pour les amener à préciser leurs propos, plusieurs questions de relance ont également été utilisées, celles-ci les invitant, entre autres, à discuter de leur utilisation du métalangage et des manipulations syntaxiques avec leurs élèves. Par la suite, chaque enseignant a participé à un second entretien individuel virtuel, lequel a pris la forme d’un récit de pratique (Desgagnés, 2005). Ce type d’entretien permet d’accéder à la narration détaillée, par le participant, d’une activité d’enseignement de la grammaire signifiante à ses yeux. Dans cet article, nous nous appuierons seulement sur les données issues des premiers entretiens avec les enseignants.

Une fois les données du premier entretien collectées, celles-ci ont fait l’objet d’une analyse thématique inspirée de Paillé et Mucchielli (2021). Selon une démarche inductive et itérative, les verbatims des entretiens avec les enseignants ont fait l’objet de plusieurs rondes de lecture et de codage collectives et individuelles. Ont ainsi émergé onze pratiques d’enseignement plurilingues, telles qu’Enseigner des notions grammaticales grâce à des comparaisons entre différentes langues et Utiliser plus d’une langue dans ses explications grammaticales. L’annexe de cet article présente la liste complète de ces pratiques. En raison de la question de recherche que nous posons dans cet article, les résultats ici présentés portent sur les deux pratiques suivantes : Nommer le métalangage grammatical dans plusieurs langues et Utiliser les manipulations syntaxiques dans plusieurs langues.

4. Résultats

Dans cette section, nous présentons d’abord les manières dont les enseignants nomment le métalangage dans plusieurs langues aux moments d’enseigner la grammaire. Nous nous penchons ensuite sur leur utilisation des manipulations syntaxiques dans plusieurs langues. Au fil du texte, les résultats exposés sont illustrés par des extraits de verbatim évocateurs.

4.1 Nommer le métalangage grammatical dans plusieurs langues

Nous retrouvons la pratique Nommer le métalangage grammatical dans plusieurs langues chez 4 des 23 enseignants ayant pris part à la recherche. Ces quatre participantes enseignaient au secondaire quand elles ont participé à la recherche. Cela dit, l’une d’entre elles, Anabelle, a également affirmé avoir utilisé la pratique plurilingue ici abordée alors qu’elle enseignait au primaire.

Trois de ces quatre enseignantes oeuvrent dans des milieux où l’anglais occupe une place importante et constitue une langue partagée par les élèves. C’est d’ailleurs avec cette langue que les enseignantes font des liens lorsqu’il est question de métalangage. Plus précisément, quand l’occasion se présente, deux enseignantes vont elles-mêmes nommer le métalangage en français, puis son équivalent en anglais. C’est le cas d’Anabelle, qui enseigne le français L2 à des élèves anglophones du programme de base et du programme enrichi au Québec. En nommant le métalangage dans deux langues du répertoire linguistique de ses élèves, le français et l’anglais, elle souhaite notamment tisser des liens avec les notions vues dans le cours d’anglais L1. Elle vise ainsi à faciliter les apprentissages de ses élèves, notamment en ce qui concerne les catégories de mots. Elle fait ces liens seulement à l’oral pour les élèves du programme enrichi, alors qu’elle prend le temps de passer par l’écrit pour mieux appuyer ses élèves débutants en français, soit ceux qui suivent le programme de base. Par ailleurs, pour soutenir la compréhension des élèves, son utilisation du métalangage en français et en anglais s’accompagne parfois d’explications grammaticales en anglais. C’est ce qu’elle relate dans cet extrait en parlant du groupe nominal et de l’impératif présent.

Moi, j’enseigne à des anglophones. […] Quand j’enseign[e] au secondaire, je leur [dis] : « Bon, tu sais, dans le groupe du nom, il y a un déterminant, un nom, un adjectif. Bon, je sais qu’en anglais, vous n’avez pas toujours ça, mais le déterminant, c’est le “determiner” ». […] Tandis qu’au primaire, comme mes collègues [enseignaient davantage la grammaire], ils pouvaient plus faire un lien. Donc, je trouvais ça intéressant de voir ça. Donc, c’était peut-être plus facile […] pour les élèves de faire des liens avec ce qu’ils apprennent dans leur classe d’anglais. […] J’essaie de leur donner la terminologie, comment ça s’appelle en anglais. S’ils ne comprennent pas, je vais leur montrer au tableau. Comme je disais, avec mes [élèves du programme de base], je vais l’écrire des fois, mais sinon, avec mes [élèves du programme enrichi], je le fais oralement. Comme là, quand j’avais révisé avec mes secondaires 5 l’impératif, je leur ai trouvé une vidéo sur Youtube qui expliquait l’impératif, mais qui [contenait] parfois quelques explications français-anglais des “imperative mood”.

C’est aussi pour soutenir l’apprentissage des classes de mots que Caroline, qui enseigne pour sa part en contexte franco-ontarien au secondaire, nomme le métalangage en français et en anglais. Par ailleurs, cette pratique s’accompagne parfois d’une autre pratique plurilingue, soit Enseigner des notions grammaticales grâce à des comparaisons entre différentes langues. En effet, lorsqu’elle enseigne les verbes attributifs, Caroline compare cette notion grammaticale à son homologue en anglais, les verbs of being.

[J]e l’utilise quand j’explique les verbes attributifs […]. Donc, quand je dis attributif, je dis toujours « a state of being : you are ». Puis, là, ça clique, là : « Ah, oui! “Je suis.” Oui. » Puis là, je dis « être, paraître, sembler, rester, devenir… » […] Les verbes attributifs, ça clique quand je le dis en anglais. J’ai déjà essayé, c’est drôle, j’ai déjà essayé de ne pas faire référence à l’anglais pour voir, comme comparer. […] Puis, c’est vrai que la référence à l’anglais les aidait beaucoup.

Pour Ariane, qui enseigne aussi en Ontario francophone au secondaire, le recours au métalangage dans plusieurs langues passe plutôt par des discussions avec son groupe d’élèves. Quand elle nomme la terminologie grammaticale en français, elle les amène à se questionner sur leurs connaissances de cette même terminologie en anglais. Ils constatent ainsi les liens qu’ils peuvent faire (ou non) entre ces deux langues de leur répertoire linguistique.

Chercheur : Quand est-ce que tu leur donnes la terminologie grammaticale anglaise ?
Ariane : En même temps que je l’enseigne en français, mettons « préposition ». Je vois ce que c’est. Ok. Est-ce que vous connaissez cette terminologie-là en anglais ? Souvent, c’est oui ; parfois, c’est non. Ça m’est déjà arrivé [que] l’équivalent n’existait pas en anglais. On s’est vraiment posé des questions.

Solène, enseignante en classe d’accueil au secondaire québécois, mobilise quant à elle la terminologie grammaticale dans plusieurs langues en posant des questions à ses élèves. Puisqu’elle oeuvre auprès d’apprenants issus de l’immigration et que ces derniers sont dotés de répertoires linguistiques composés de langues qu’elle ne connait pas forcément, elle les invite à traduire eux-mêmes le métalangage enseigné dans les langues qu’ils connaissent pour nommer les différentes classes de mots. Par cette pratique, laquelle lui permet de mettre en évidence des similitudes et des différences entre le français et les langues des élèves, Solène vise à construire des assises solides pour la suite des apprentissages grammaticaux à réaliser. Soulignons également que, comme pour Caroline, cette pratique d’enseignement plurilingue s’accompagne d’une comparaison des langues.

[J’ai] un groupe débutant. On est avec les notions de base, les classes de mots, la phrase de base. Donc, pour bien démarrer déjà l’apprentissage, il faut vraiment que l’élève comprenne qu’est-ce que ça veut dire un nom, qu’est-ce que ça veut dire un adjectif, un déterminant, les constituants de la phrase. En premier, qu’est-ce qu’on fait ? On traduit, on essaie de voir, par exemple, […] est-ce que le nom existe ? Comment il s’appelle dans ta langue ? Est-ce que, devant le nom, il y a un déterminant ? […] [On essaie d’]expliquer qu’est-ce qui est différent entre le français et sa langue maternelle ou dans les autres langues. [L’élève] doit déjà comprendre la différence et le terme. Qu’est-ce que ça veut dire un adjectif ? Qu’est-ce que ça veut dire un nom ? C’est quoi un nom dans sa langue ? Comment il s’appelle dans sa langue ? Pour saisir la notion […], pour les classes des mots, on fait la traduction.

4.2 Utiliser les manipulations syntaxiques dans plusieurs langues

Au sein de notre échantillon de participants, cinq enseignantes, lesquelles travaillent au primaire, au secondaire et à la formation aux adultes, utilisent des manipulations syntaxiques dans plusieurs langues. Par ailleurs, contrairement aux pratiques présentées à la section précédente, les pratiques ici recensées sont principalement mises en place dans des contextes où les élèves ont des répertoires linguistiques hétérogènes, marqués par la présence de nombreuses langues de l’immigration. Une seule enseignante, Sabrina, se distingue du lot ; nous aborderons donc ses pratiques en fin de section.

Comme pour le recours au métalangage, il arrive que ce soit l’enseignante qui modélise elle-même les manipulations syntaxiques dans plusieurs langues. C’est le cas de Josée, qui enseigne au secondaire dans un milieu franco-ontarien accueillant de nombreux élèves immigrants. Pour enseigner les constituants des phrases conformes à la phrase de base, Josée fait usage des manipulations syntaxiques de déplacement dans une phrase en français, puis dans sa traduction en anglais. Les élèves sont ainsi à même de constater que certains groupes ne peuvent pas être déplacés (le sujet, le prédicat), alors que d’autres peuvent l’être (les compléments de phrase). Soulignons que cette pratique est mise en oeuvre au moyen de l’application Jamboard, utilisée dans le cadre d’un enseignement à distance rendu nécessaire en raison de la pandémie de la Covid-19.

Je l’ai fait moi-même. J’ai fait la démonstration [du déplacement des différents constituants] avec la phrase en français. J’ai fait aussi la démonstration, ensuite, avec la phrase en anglais. Parce que je savais qu’on avait aussi ça pas mal en commun.

Enseignantes auprès d’immigrants en contexte québécois, Béatrice, Solène et Jeanne invitent quant à elles leurs apprenants à opérer eux-mêmes des manipulations syntaxiques dans les différentes langues qu’ils connaissent, et ce, afin de faire des liens avec les notions grammaticales vues en français. Ces trois enseignantes, qui oeuvrent respectivement en classe d’accueil au primaire, en classe d’accueil au secondaire et en classe de francisation aux adultes, adoptent une démarche très similaire. Tout d’abord, elles demandent aux apprenants de traduire une phrase française dans une autre langue de leur répertoire linguistique. Ensuite, ceux-ci sont invités à opérer des manipulations syntaxiques pour identifier un mot ou un groupe de mots associés à la notion grammaticale enseignée. Par exemple, Béatrice invite ses élèves à remplacer un groupe nominal par un pronom dans des phrases en français et dans d’autres langues connues.

Pour enseigner les pronoms, je suis allée carrément avec une traduction. C’était comme trop difficile pour eux, trop abstrait pour le comprendre. Et là, […] je leur ai fait traduire, tout simplement. […] C’est comme ça qu’ils ont compris ce que je voulais dire en enseignant les pronoms, que oui, on peut changer un groupe du nom par un pronom.

De son côté, Solène utilise les manipulations syntaxiques dans une perspective plurilingue pour enseigner l’ordre des constituants de phrases adoptant celui de la phrase de base. Elle invite les élèves à déplacer lesdits constituants dans différentes langues de leur répertoire afin de constater si un tel déplacement affecte la grammaticalité de la phrase. Cette pratique s’actualise conjointement avec une comparaison des langues en présence.

J’écris la phrase au tableau. Je demande aux élèves de passer au tableau pour traduire cette phrase-là dans leur langue maternelle. On va essayer de faire le lien avec la phrase qu’on a écrite en français. On essaie de déplacer les mots dans leur langue maternelle pour dire [si] ça a du sens si on essaie de déplacer les mots. Oui, non, on ne peut pas faire ça. En français, on le sait, on doit respecter l’ordre des mots sinon, la phrase, elle va perdre le sens.

Jeanne utilise elle aussi les manipulations syntaxiques en français et dans les langues de ses apprenants pour mettre en avant les constituants de la phrase française. Tout comme Solène, elle complète cette pratique par une comparaison des langues ; cela permettrait, selon elle, de « prévenir » certaines erreurs chez les élèves lorsque des différences existent entre la grammaire de leurs langues et celle du français. Dans ce même ordre d’idées, elle évoque un moment où elle s’est servie de la manipulation syntaxique de remplacement pour approfondir les connaissances des élèves sur le complément direct du verbe, une notion enseignée préalablement en classe. Au passage, elle souligne que cette pratique permet de reconnaitre l’expertise des élèves dans les langues qu’ils connaissent, tout en positionnant l’enseignante comme apprenante de L2.

On veut travailler les compléments directs. Alors, on a vu le phénomène et là, je leur présente la phrase avec le complément direct. Et je demande, par exemple : « En espagnol, comment vous traduisez ? » […] Donc je vais l’écrire. Des fois, je demande aux étudiants de l’écrire parce qu’ils trouvent cela très drôle de voir le professeur avoir de la difficulté à écrire dans leurs langues. […] Et ensuite, une fois que l’on a écrit dans toutes les langues, c’est là que je leur demande, par exemple : […] « Où est mon complément [direct] “une pomme” » ? […] Ça me prendrait [aussi la phrase] « je la mange » […] pour qu’on puisse voir comment le phénomène se transcrit dans leur langue. Et ça nous permet […] de voir : Est-ce que le mouvement, le changement du complément en « le » ou « la » est identique ? Si c’est différent, qu’est-ce qui est différent ? Parce que ce n’est pas vrai qu’il va toujours être avant le verbe. […] Puisqu’ils ont vu le phénomène et la différence entre les deux langues, ça va aussi, entre guillemets, prévenir les erreurs communes qu’ils pourraient faire. […] Ça permet d’expliquer et de donner un peu, pas un avertissement, mais de présenter, de faire observer la différence aux étudiants, et ensuite, moi, je vois qu’ils ont tendance à moins faire les erreurs par la suite parce qu’ils ont vu auparavant cette différence.

Enfin, comme nous l’avons annoncé en début de section, les pratiques de Sabrina se distinguent de celles des autres participantes. Cette enseignante, qui oeuvre en contexte franco-ontarien au secondaire, enseigne les constituants de la phrase en amenant ses élèves à opérer par eux-mêmes des manipulations syntaxiques. Fait intéressant, pour ce faire, elle propose une activité dans le cadre de laquelle les élèves utilisent les manipulations en français et en espagnol, une langue étrangère qu’ils ne connaissent pas. Plus précisément, dans un cadre ludique, les élèves doivent assembler de différentes manières des morceaux de casse-tête sur lesquels figurent des sujets, des prédicats et des compléments de phrase dans les deux langues. Ce détour par une langue inconnue (de Pietro, 2003, 2006) se veut un moyen de présenter aux élèves, sous un jour nouveau, une notion grammaticale maintes fois enseignée auparavant, et ce, afin d’en approfondir la compréhension. En analysant les phrases espagnoles à partir des similitudes que cette langue partage avec le français, les élèves sont en mesure de construire le sens des phrases écrites en langue étrangère et, ainsi, de manipuler les groupes de mots qui les composent.

C’était au niveau de la syntaxe. La phrase de base. Parce que, veut, veut pas, même en 9e, 10e année, il faut revoir la phrase de base puis les fonctions, si j’ai un prédicat, un complément. C’est très similaire en espagnol. […] [Les élèves] recevaient une enveloppe. À l’intérieur, il y avait des morceaux de papier. J’appelais ça « casse-tête » parce qu’ils pouvaient les manipuler, les mettre ensemble. Il y avait des sujets, il y avait des prédicats, il y avait des compléments [en français et en espagnol]. Quelles manipulations peuvent-ils faire ? […] Il fallait qu’ils voient. Est-ce que l’on peut faire la même chose en espagnol ? Comme prendre le complément et le mettre au début, au milieu, etc. […]

5. Discussion et conclusion

Il convient d’entamer la discussion des résultats en soulignant qu’un nombre restreint de participants de notre échantillon utilisent le métalangage et les manipulations syntaxiques dans une optique plurilingue. En ce sens, nous ne saurions affirmer que ces pratiques sont fréquentes, mais nous constatons que certaines enseignantes, bien que peu nombreuses, mobilisent les connaissances métalinguistiques de leurs apprenants dans plusieurs langues quand elles s’appuient sur ces outils pour enseigner la grammaire française (Hu, 2010). Ce résultat, croyons-nous, témoigne aussi d’un besoin de formation initiale et continue en la matière, de manière à appuyer ceux qui enseignent la grammaire en milieu plurilingue.

En ce qui concerne le recours au métalangage, notons que trois des quatre participantes qui en font usage dans plusieurs langues nomment les termes métalinguistiques en anglais, langue qui apparait dans leur répertoire linguistique et celui de leurs apprenants. Il ne nous parait pas surprenant que le recours à l’anglais prévale pour nommer la terminologie grammaticale dans une langue autre que le français étant donné les contextes où oeuvrent certains de nos participants (l’Ontario francophone, le français L2 au Québec, etc.). On peut toutefois se demander pourquoi des liens terminologiques ne sont pas davantage établis avec d’autres langues que l’anglais si on considère les nombreuses langues de l’immigration que l’on trouve dans les classes du Québec et de l’Ontario aujourd’hui. Le profil de Solène, qui enseigne en classe d’accueil au Québec, nous parait intéressant à cet égard. En effet, cette enseignante met en perspective l’appareil terminologique du français et des langues que connaissent ses élèves en leur posant des questions, en partant de leurs connaissances et, en somme, en mettant à profit l’expertise qu’ils détiennent dans les langues de leur répertoire.

Cette posture, celle de l’enseignant qui légitime l’expertise de l’apprenant plurilingue, se trouve également chez les participantes qui utilisent les manipulations syntaxiques dans plusieurs langues. Ces enseignantes procèdent d’abord à une traduction de phrases et, par des questions élucidantes, amènent leurs apprenants à se servir des manipulations syntaxiques dans les langues de leur répertoire. Nous pensons que, pour la didactique de la grammaire française, ce résultat est important, car le potentiel des manipulations syntaxiques, à ce jour, n’a été exploré qu’à partir de l’analyse de phrases françaises (Boivin, 2014 ; Chartrand, 2013). Cela nous encourage à poursuivre nos recherches, et ce, afin de mettre à l’essai des dispositifs d’enseignement plurilingues dans lesquels l’utilisation des manipulations syntaxiques, dès lors accompagnées d’un métalangage ne se limitant pas forcément à la langue de scolarisation, ne repose pas exclusivement sur des corpus de phrases françaises. D’après nous, les apprenants pourront ainsi développer des connaissances qui sont plus facilement transférables d’une langue à l’autre et mieux saisir les similitudes et les différences qu’entretiennent les langues de leur répertoire pluriel.