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Dorat épistolier ? À première vue, ce qualificatif peut sembler discutable. Il est vrai qu’une lettre du maître de la Pléiade à Louis de Chasteigner de La Roche-Pozay est souvent citée parce que son objet concerne un moment décisif dans la carrière de Joseph Scaliger, l’un de ses étudiants les plus célèbres[1]. Cependant, depuis l’époque de Chamard, les seiziémistes ont regretté le peu de correspondance qui reste encore des membres de la Pléiade[2]. Contrairement aux humanistes précédents tel que Guillaume Budé, dont le recueil de lettres est facilement accessible en plusieurs éditions, la correspondance de Jean Dorat, en dehors du cas particulier des épîtres en vers, n’est pas abondante[3]. Grâce au travail d’une chercheuse au milieu du xxe siècle, nous possédons désormais une lettre de Dorat[4], sans date ni destinataire, sur les Dionysiaques, un poème épique de Nonnos de Panopolis, ayant vécu en Égypte au ve siècle de notre ère. La lettre de Dorat fait également référence à un autre ouvrage du poète grec, la Paraphrase de l’Évangile selon saint Jean en hexamètres dactyliques. Étant donné que Dorat a adapté les passages des Dionysiaques pour célébrer le mariage de Charles IX avec Élisabeth d’Autriche lors de leur entrée royale à Paris en 1571, cette missive est un témoignage précieux du contexte de cet événement historique[5].

L’identité du destinataire, Gérard Falkenburg, premier éditeur des Dionysiaques, n’a pas été remise en question jusqu’à présent[6]. Pourtant, un réexamen de cette lettre montre que Dorat, connu pour son amour de l’obscurité, emploie un style énigmatique dans ce document aussi, ce qui a eu comme effet de rendre incertaine l’identité de son interlocuteur. Dans cet article, nous proposons que son éventuel destinataire est Charles Utenhove, un élève de Dorat[7]. Cette nouvelle identité du correspondant nous aidera à mieux situer historiquement l’adaptation des passages de Nonnos pour les noces royales et jettera également un nouvel éclairage sur la réception de la Paraphrase, ouvrage cher aux grands humanistes de l’époque tels que Alde Manuce et Philip Melanchthon.

Plusieurs ouvrages ont déjà été consacrés au rôle de premier plan que Dorat joua dans la conception et l’exécution du programme pour l’entrée royale en 1571[8]. Bien qu’Ange Politien ait déjà étudié les Dionysiaques de Nonnos au xve siècle, Dorat va réécrire plusieurs passages de l’épopée grecque en 24 distiques latins pour le programme artistique de la joyeuse entrée, ce qui fait de lui le premier traducteur de ce poème[9]. Dans ce programme, Dorat supervisera la traduction de ces vers en 24 tableaux par Nicolò dell’ Abate, aujourd’hui perdus, qui furent exposés dans la Grande Salle du Palais épiscopal. Deux ans auparavant, Gérard Falkenburg, le philologue néerlandais, avait déjà publié l’editio princeps des Dionysiaques chez Christophe Plantin à Anvers (Nonnos 1569). Toutefois, ce seul fait n’explique pas pourquoi Dorat a choisi d’imiter une épopée grecque du ve siècle[10]. S’il est vrai que pendant longtemps l’oeuvre de Nonnos et, à plus forte raison, sa réception ont été peu étudiées[11], depuis les années 1970, cependant, nous avons été témoins à la fois de la redéfinition du monde de l’antiquité tardive et de la floraison, comme l’a dit justement Delphine Lauritzen (2014), des études nonniennes[12]. Nous avons vu la parution d’une édition monumentale des Dionysiaques en 19 volumes, suivie de neuf livres jusqu’à présent sur la Paraphrase[13]. Il ne semble donc plus possible à présent de soutenir que l’oeuvre de Nonnos soit tombée dans l’oubli[14], puisque les études nonniennes connaissent aujourd’hui un âge d’or[15].

Cependant, malgré cet essor des recherches contemporaines sur Nonnos, il reste encore beaucoup de choses à éclairer, surtout à l’égard de sa réception au xvie siècle. Force est de reconnaître que cette lettre qui nous intéresse ici n’a pas fait l’objet d’une étude approfondie. Étant donné l’intérêt croissant pour le poète de Panopolis, ainsi que l’importance historico-littéraire du sujet, nous reproduirons d’abord le texte original de cette lettre dans son intégralité, accompagné d’une traduction française. Nous montrerons ensuite pourquoi le destinataire semble être Utenhove et non Falkenburg. Après avoir identifié le correspondant, nous retracerons la formation intellectuelle d’Utenhove, de sa première rencontre avec l’oeuvre de Nonnos sous la direction de Sébastien Castellion à Bâle, à ses études avec Dorat et Adrien Turnèbe à Paris. Nous analyserons ensuite les oeuvres poétiques et épistolaires d’Utenhove, Joachim Du Bellay, Dorat et Falkenburg, écrites en néo-latin, en français et en grec et s’étalant sur plus de quarante ans. Ces textes mettront en relief le fait qu’Utenhove chante les louanges et contribue à la diffusion de deux oeuvres de Nonnos : les Dionysiaques et la Paraphrase.

1. La lettre de Dorat[16]

[1] Tuus tabellarius inter sexcentas occupationes carminu(m), que scribo de pace, me deprehendit. [2] Tamen tam iustae petitioni tuae denegare Epithalamiuma non sustinui. [3] De Nonno librum tibi relinquo ; nisi quod te admonitum velim ne henrici stephani et ca(n)teri nostri ingrati animi exemplum sequaris, qui nomen meum suppresserunt, scripta et inventa mea pro suis ediderunt. [4] Saltem non obliti essent illud Philoponi ἐξ ᾿Αμμωνίουb συνουσιῶν. [5] De carminibus meis <in triplicem> victoriam, scio multa <in> illis esse a typographo corrupta : sed que tu facile tuiq(ue) similes emendare possi(n)t. [6] exemplaria si qua desideras, a me licet petas cum voles. [7] Habeo de pace multa no(n)dum aule nostre cognita, quia nondum pax proclamata. [8] Habeo et alia multa de multis, sed non habeo qui describat. [9] Si quem nosti apud vos adulescentulum, honestum, studiosum, scribendi peritum mitte ad me, sed primo quoq(ue) tempore. [10] Quantum apud me profe<c>erit non eum poenitebit. [11] Si quos nosti etiam nobiles studiosos praesertim grece et latine eos quoq(ue) ad nos mitte ut ex illis novos canterios et utenovos faciam. [12] Habito e(n)im luculenter inter hortos deniq(ue) ad fontem musarum, et aedes habeo tribus legatis venetis satis amplas. [13] Mitto ad te epigrammac de pace sed risum abstine. [14] Vale. [15] Tua(m) nova(m) nympham saluto, cuius nomen vix legere potui, ita tu es diligens, vide ut sis diligentior erga ipsam quam erga ipsius nomen ; [16] epigrammata legi, et laudo non ea que a Thoris peti iubes sed alia. [17] Versus ex evangelio Non(n)i magis disertos quam eloquentes censeo. [18] Ego quedam ex Dyonysiacis verti et latine et gallice ; que aliquando ad te mittam. [19] Sed <ecce> tabellarius vesperi ad fores, ego vero hec in lectulo dictabam, nam carmen ipsum est ex tempore fusum, in quo me somnus oppressit extremo sicut vos opprimat Illud canentes opto. [20] Vale iterum. [21] Nam timeo ne tabellarius me insalutatod discesserit [22] Saluta quos noveris mihi amicos. et cetera[17].

Tuus amicus et tuorum
Io. Auratus
Poeta regius

Durry 1951 : 63-64

[1] Ton facteur m’a surpris tandis que j’étais affairé à une multitude de tâches ayant rapport aux poèmes que je suis en train d’écrire à propos de la paix. [2] Cependant, je n’ai pas eu le coeur de refuser un épithalame face à ta légitime requête. [3] Je te laisse le livre sur Nonnos, sauf que je veux t’avertir d’une chose : je ne souhaite pas que tu suives l’exemple de l’esprit ingrat de nos Henri Estienne et Canter, qui ont omis mon nom et se sont appropriés mes écrits et tous mes travaux. [4] Au moins se fussent-ils souvenus du titre de Philopon : « des Conférences d’Ammonios ». [5] En ce qui concerne mes poèmes sur la triple victoire, je sais qu’une grande partie d’entre eux contient des fautes de l’imprimeur, mais toi et tes amis pouvez facilement les corriger. [6] Si tu veux des exemplaires, tu peux me les demander lorsque tu le souhaites. [7] J’ai beaucoup de vers sur la paix qui ne sont pas encore connus par la cour puisque la paix n’a pas encore été proclamée.
[8] J’ai aussi beaucoup de vers sur beaucoup d’autres sujets, mais je n’ai pas de gens pour les transcrire. [9] S’il y a quelqu’un parmi vous qui est honnête, érudit et bien versé dans l’écriture, envoie-le moi à la première occasion. [10] Il ne sera pas déçu, vu tout ce qu’il apprendra de moi. [11] Par ailleurs, si tu connais de jeunes gentilshommes qui sont particulièrement érudits en grec et en latin, envoie-les moi aussi afin que je puisse en faire de nouveaux Canter et Utenhove. [12] Je vis magnifiquement au milieu de jardins à la fontaine des muses, tandis que j’ai une maison suffisamment grande pour trois députés de Venise. [13] Je t’envoie une épigramme à propos de la paix, mais évite de rire. [14] Adieu. [15] Je salue ta jeune mariée, dont j’ai à peine pu lire le nom, tant tu es diligent dans l’écriture ; veille à être plus diligent par rapport à elle qu’à son nom. [16] J’ai lu les épigrammes et je ne loue pas celles que tu as demandé de recevoir de Thorius, mais les autres. [17] Je crois que les vers de l’Évangile selon Jean sont plus habiles qu’éloquents. [18] J’ai traduit certains passages des Dionysiaques à la fois en latin et en français, que je t’enverrai un jour. [19] Mais regarde, le facteur est à la porte. En fait, je le [l’épithalame] dictais au lit, car le poème a été composé à l’impromptu, et à sa fin le sommeil me prit, tout comme je souhaite qu’il vous prenne lorsque vous le déclamerez. [20] Adieu, encore une fois. [21] Car je crains que le facteur ne soit déjà parti sans me saluer. [22] Salue les miens que tu connais. Et cetera.
Bien à toi,
Jean Dorat
Poète royal

2. L’identité du destinataire : Falkenburg ou Utenhove ?

Afin de déterminer l’identité du destinataire, nous fournirons d’abord un résumé de la lettre de Dorat. Précisons que cette lettre a été écrite entre le 3 octobre 1569 (donc en pleine troisième guerre de religion, après les victoires de Massignac, Jarnac et Moncontour) et le 8 août 1570, date de la paix de Saint-Germain-en-Laye. Durry resserre ces dates entre janvier et juillet 1570 (1956 : 68[18]). L’entrée et la sortie du messager fournissent au premier abord un cadre à la lettre. Malgré les indices d’une rédaction spontanée, tels que le caractère oral de la dictée, ainsi que les addenda et corrigenda au texte, cette lettre est de bonne facture. Cela n’est pas surprenant du reste : Dorat dispensait ses cours en public depuis plus de vingt ans. Autrement dit, il excellait dans l’art du style faussement nonchalant, voire négligé, mais en réalité minutieusement travaillé[19]. Quant à la figure du messager, elle jouait à l’époque un rôle fondamental dans l’échange des lettres[20]. L’apparition et le départ du facteur plantent le décor du discours, qui rappelle la fonction dramatique des messagers au théâtre ou du facteur dans la nouvelle. Dorat annonce d’emblée le prétexte de cette lettre en répondant par l’affirmative à la demande d’un épithalame ([2]). Cette faveur accordée témoigne d’un certain degré de familiarité qui, comme on le constate par la suite, continue d’augmenter. Dans l’ensemble, les quatre offres de Dorat ([2], [5-8], [13], [18]) sont encadrées par un avertissement ([3-4]), plusieurs requêtes ([9-12]) et enfin une critique ([13-14]). Fait révélateur, le poète royal s’autorise même des observations d’une nature extrêmement personnelle en ce qui concerne la femme du destinataire ([15]). En d’autres termes, ces remarques franches impliquent une relation étroite entre Dorat et son correspondant, ce qui constitue le premier indice qui nous pousserait à ne pas admettre un rapport entre Dorat et Falkenburg.

Pour identifier précisément le destinataire de Dorat, il sera utile d’esquisser brièvement les biographies des deux correspondants les plus probables. Les carrières d’Utenhove (1536-1600) et de Falkenburg (1538-1578) se ressemblent à certains égards. Tous les deux sont des protestants de l’Europe du Nord, nés respectivement en Belgique et aux Pays-Bas, qui vont devenir des humanistes transnationaux. Cela explique en partie pourquoi les érudits du xxe siècle, mettant l’accent sur les traditions littéraires nationales, les ignorent dans une large mesure[21]. Utenhove commence ses études à Bâle (1556) avant d’aller à Paris (1556-1562), alors que Falkenburg étudie à Bruges (c. 1560-1561) avant de poursuivre ses études en Italie (c. 1562). Ils se rencontrent à Londres (c. 1563) et commencent à correspondre plus tard (1571-1572)[22]. Il y a néanmoins des différences marquantes entre les deux hommes. La vie d’Utenhove, si peu étudiée, est pourtant bien documentée. On en sait beaucoup moins sur la vie de Falkenburg. La différence de rang social entre les deux hommes est aussi significative. Utenhove est un aristocrate gantois qui, après avoir étudié la poésie avec Jean Dorat et Adrien Turnèbe, dédie des ouvrages au roi Philippe d’Espagne et à la reine Élizabeth, tandis que Falkenburg étudie le droit avec Jacques Cujas et dédie son édition des Dionysiaques à Johannes Sambucus. Malgré son excellente formation, Utenhove a la réputation d’un dilettante[23]. Falkenburg en revanche est reconnu aujourd’hui comme un humaniste pionnier qui a écrit sur la question homérique deux cents ans avant que le débat sur l’identité du ou des auteurs des épopées grecques ait été lancé[24]. Comme nous le verrons, il y a beaucoup de témoignages écrits sur les années qu’Utenhove a passées à Paris (1556-1562) et durant lesquelles il a étudié avec Dorat. Après son départ définitif de Paris, Utenhove est resté en contact avec Dorat jusqu’en 1574[25]. Puisque la lettre en question a été écrite en 1570, elle se situe bien durant cette période. En revanche, rien n’indique que Falkenburg ait jamais rencontré Dorat.

Dans la partie suivante, Dorat déclare curieusement qu’il laisse à son correspondant le livre sur Nonnos : [3] De Nonno librum tibi relinquo (« Je te laisse le livre sur Nonnos »). Qu’est-ce que cela signifie ? Il est peu probable que cette phrase ambiguë fasse référence à Falkenburg, puisque le jeune philologue avait déjà publié son édition de Nonnos. Or Dorat semble faire allusion à des activités futures plutôt qu’à des efforts passés. De plus, son avertissement sévère correspond mieux à un destinataire comme Utenhove. Le poète royal reproche ensuite à Guillaume Canter (1542-1575), critique textuel, et à Henri Estienne (1528-1598), imprimeur et helléniste, leur ingratitude, les accusant de s’être approprié ses écrits : [3] nisi quod te admonitum velim ne henrici stephani et ca(n)teri nostri ingrati animi exemplum sequaris, qui nomen meum suppresserunt, scripta et inventa mea pro suis ediderunt (« sauf que je veux t’avertir d’une chose : je ne souhaite pas que tu suives l’exemple de l’esprit ingrat de nos Henri Estienne et Canter, qui ont omis mon nom et se sont appropriés mes écrits et tous mes travaux »). À première vue, ces accusations paraissent un peu étranges, parce que les deux philologues ont déjà reconnu ouvertement le génie de Dorat. Canter cite les leçons de Dorat plusieurs fois dans son édition de Lycophron et reproduit un poème de son ancien maître dans le même volume (1566)[26]. Henri Estienne est également disposé à louer le talent de Dorat en expliquant comment le dernier a corrigé un passage de Callimaque[27]. Selon Estienne, la variante ingénieuse de Dorat était confirmée par un autre manuscrit callimachéen découvert plus tard. Ces mesures témoignent-elles d’un manque de gratitude ?

Pour saisir ce que Dorat veut dire ici, il faut examiner en détail son allusion aux deux philosophes, Ammonios (fils d’Hermias), dont le floruit est situé vers 475-515, et son étudiant, Jean Philopon (fl. 490-570)[28]. La phrase suivante contient plusieurs niveaux de sens qui illustrent bien le style érudit et indirect de Dorat : [4] Saltem non obliti essent ἐξ ᾿Αμμωνίουσυνουσιῶν (« Au moins se fussent-ils souvenus du titre de Philopon “des Conférences d’Ammonios” »). En premier lieu, la référence à Ammonios est assez pertinente par rapport à Nonnos, puisque le philosophe païen vécut vers la même époque que le poète grec. Philopon ressemble aussi à Nonnos en ce qu’il passa du paganisme au christianisme[29]. Dorat établit ainsi un parallèle entre Nonnos, le poète pagano-chrétien, et les philosophes respectivement païen et chrétien. En deuxième lieu, Dorat fait référence aux titres de quatre traités aristotéliciens de Philopon : ἐξ ᾿Αμμωνίου συνουσιῶν (« des Conférences d’Ammonios »[30]). Dans ce cas, Philopon, reconnaissant ouvertement sa dette envers son ancien professeur Ammonius, sert de modèle pour le destinataire. Il en va tout autrement de Canter et d’Estienne, ces deux anciens étudiants de Dorat qui, selon lui, pillent le contenu de ses conférences. Il n’est pas possible de déterminer pleinement la véracité de cette sérieuse accusation de plagiat[31]. En ce qui concerne Canter, Dorat fait peut-être allusion à des leçons proposées au texte des Dionysiaques. L’année précédente, Plantin avait ajouté une liste des variantes de Canter à la fin de l’editio princeps de l’épopée[32]. Quant à l’accusation de Dorat contre Estienne, elle est reprise par l’humaniste néerlandais Hadrianus Junius, mais l’allégation de celui-ci n’est pas sans intérêt personnel, puisqu’il répond à une critique antérieure d’Estienne (Junius, Animadversa : 391[33]). Quelle que soit la vérité, l’essentiel c’est que Dorat ne veut pas être plagié par le destinataire à l’avenir. Inutile de châtier la présumée impudence de Falkenburg, puisque le philologue néerlandais avait déjà publié son édition des Dionysiaques juste avant que la lettre en question n’ait été écrite. Le contexte correspond mieux à Utenhove qu’à Falkenburg, puisque l’humaniste gantois, à ce moment, persiste à croire qu’il terminera sa traduction de Nonnos. Dorat veut donc s’assurer qu’Utenhove reconnaîtra les leçons de son maître dans l’éventualité d’une publication de sa traduction de Nonnos.

Si le témoignage antérieur n’est pas entièrement concluant, la mention de l’épithalame confirme que Charles Utenhove est le destinataire de cette lettre. Comme il a été indiqué précédemment, cette missive fut écrite entre octobre 1569 et août 1570. Or, si l’on sait qu’Utenhove avait épousé une certaine Ursula von Vlodrop en 1570[34], il n’y a en revanche aucune preuve que Falkenburg ait été marié. L’épithalame de Dorat correspond donc parfaitement au moment où Utenhove se marie. Un autre indice du mariage récent d’Utenhove est la double référence au prénom de son épouse : [15] Tua(m) nova(m) nympham saluto, cuius nomen vix legere potui, ita tu es diligens, vide ut sis diligentior erga ipsam quam erga ipsius nomen (« Je salue ta jeune mariée, dont j’ai à peine pu lire le nom, tant tu es diligent dans l’écriture ; veille à être plus diligent par rapport à elle qu’à son nom »). Le ton ironique de ces propos souligne une fois de plus la proximité des relations entre Dorat et Utenhove.

L’épithalame de Dorat en l’honneur du mariage de son ancien disciple confirme donc l’identité d’Utenhove comme étant le nouveau destinataire. La seule objection qui pourrait être soulevée à cette identification est fondée sur la présence d’Utenhove dans le texte : [11] Si quos nosti etiam nobiles studiosos praesertim grece et latineeos quoq (ue) ad nos mitte ut ex illis novos canteros et utenovos faciam (« Si tu connais de jeunes gentilshommes qui sont particulièrement érudits en grec et en latin, envoie-les moi aussi afin que je puisse en faire de nouveaux Canter et Utenhove »). Marie Durry a exclu Utenhove comme possible destinataire parce que Dorat fait référence à lui à la troisième personne du pluriel[35]. Ce processus d’élimination est parfaitement logique, mais le poète royal use ici en fait de l’énallage, en substituant le nom singulier par un nom pluriel. L’énallage est largement commenté au xvie siècle dans des ouvrages célèbres, comme De Copia d’Érasme[36]. Le ton général de cette lettre montre une certaine légèreté, qui est en accord avec la transposition inattendue de la deuxième personne du singulier (« toi, Utenhove ») à la troisième personne du pluriel (« de nouveaux Utenhove »).

Maintenant que nous avons traité de la principale objection au choix d’Utenhove comme destinataire, nous allons passer au sujet de la traduction de Nonnos. Il vaut la peine d’examiner en détail les remarques de Dorat : [17] Versus ex evangelio Non(n)i magis disertos quam eloquentes censeo. [18] Ego quedam ex Dyonysiacis verti et latine et gallice ; que aliquando ad te mittam (« Je crois que les vers de l’Évangile selon Jean sont plus habiles qu’éloquents. J’ai traduit certains passages des Dionysiaques à la fois en latin et en français, que je t’enverrai un jour »). Dans ce passage, il faut noter que Dorat porte un jugement sur la Paraphrase ainsi que sur les Dionysiaques. Il est significatif que la vision du poète royal, dont les conférences sur l’Odyssée d’Homère montrent un esprit très syncrétique, traduit à la fois l’aspect chrétien de Nonnos et l’élément païen. Dans le contexte de la lettre, Dorat semble évaluer une traduction de la Paraphrase plutôt que l’ouvrage lui-même. Utenhove a probablement envoyé la lettre à son ancien professeur accompagnée d’une traduction des passages de la Paraphrase Demerson (1983 : 175). L’épistolier vient d’évoquer une critique des épigrammes de François de Thoor (Thorius), un ami d’Utenhove : [16] laudo non ea que a Thoris peti iubes sed alia (« je ne loue pas ceux que tu as demandé de recevoir de Thorius »). Les termes évaluatifs que Dorat emploie sont révélateurs. Il déclare que les vers de la traduction de la Paraphrase sont disertos (« habiles »). Cet adjectif, employé dans un passage du traité De Oratore de Cicéron, oppose « la facilité » (disertos) à « l’éloquence » (eloquentes). Il semblerait qu’Utenhove connaissait bien ce texte de Cicéron et qu’il comprenait la critique de Dorat sur le manque de finesse dans sa traduction de la Paraphrase. Dorat explique ensuite qu’il a déjà traduit [18] Ego quedam ex Dyonysiacis verti et latine et gallice (« certains passages des Dionysiaques à la fois en latin et en français »). Il est fort probable qu’il renvoie ici aux 24 distiques en latin, dérivés de l’épopée de Nonnos, qu’il emploie dans son programme pour l’entrée royale. Il est intéressant de noter que le poète royal mentionne aussi des traductions en français maintenant perdues. Demerson avance l’hypothèse que ces extraits étaient compilés afin de faciliter la compréhension des artistes ne lisant pas le latin (1997 : 328). Quoi qu’il en soit, rappelons que cette lettre a été écrite environ cinq mois avant que les échevins de Paris aient engagé Dorat et Ronsard pour créer le plan de l’entrée royale de 1571.

3. Utenhove et les Dionysiaques

Dans la suite de cet article, nous nous proposons d’examiner les enjeux de la nouvelle identité du correspondant de Dorat. Puisque nous avons montré que Falkenburg ne pouvait être le destinataire de cette missive, nous réexaminerons le rôle important d’Utenhove dans le Fortleben de Nonnos au xvie siècle. Or, certaines hypothèses précédentes sur la réception de Nonnos doivent être révisées. Rien n’indique que Dorat ait joué un rôle dans la publication de l’editio princeps des Dionysiaques de Nonnos ou que cette édition plantinienne, si utile soit-elle, l’ait inspiré dans la création du programme des entrées royales. Bien que Frances Yates ait eu raison de souligner que « Dorat s’intéressait à Nonnos avant la publication de l’editio princeps » des Dionysiaques en 1569, il est peu probable que le poète royal ait adapté l’épopée de Nonnos pour l’entrée royale de 1571 comme « un compliment destiné au goût érudit de la cour impériale » des Habsbourg (Yates 1956 : 77). Cette théorie sous-estime la richesse des origines du programme littéraire en négligeant une série de textes antérieurs qui fournissent beaucoup plus de détails sur la réception de Nonnos au milieu du xvie siècle. Yates exagère également le rôle de Johannes Sambucus, humaniste hongrois et bibliothécaire de la maison des Habsbourg, dans la genèse du programme nonnien pour l’entrée royale (Yates 1956 : 77). De même, la regrettée Geneviève Demerson confère à Dorat un rôle d’initiateur de l’editio princeps de Nonnos qu’il n’a pas eu[37]. Cette hypothèse trop favorable à Dorat est reprise par les commentateurs antérieurs (Capodieci 2007 : 63 ; Tissoni 2007 : 169-170). Comme le montre sa lettre, le poète royal adopte le ton condescendant d’un maître lorsqu’il écrit à son ancien élève Utenhove. S’il est vrai que Dorat a aidé celui-ci à déchiffrer les passages difficiles des Dionysiaques, nous verrons que le rapport entre le maître et l’élève n’est pas aussi traditionnel qu’on pourrait s’y attendre.

Il est important de noter que l’intérêt d’Utenhove pour les Dionysiaques a commencé avant sa rencontre avec Dorat. En 1555, le jeune gantois découvre l’épopée grecque pour la première fois en étudiant sous la direction de Sébastien Castellion (1515-1563). Bien que ce théologien protestant français soit plus connu aujourd’hui comme défenseur de la tolérance religieuse et de la liberté de conscience, il était aussi un humaniste très érudit avec un goût certain pour les textes grecs ésotériques comme les Oracles sibyllins[38]. Au moment où Utenhove arrive à Paris à l’automne 1556, il a déjà reçu une excellente formation humaniste à Gand et à Bâle[39]. Dix ans plus tard, Utenhove raconte qu’il a commencé à se consacrer aux Dionysiaques sous la direction de Castal., Turnebo et Aurato (« Castellion, Turnèbe et Dorat »)[40]. La présence du théologien français au début de cette liste mérite d’être explorée davantage. Quand Utenhove a commencé ses leçons chez Castellion, le dernier venait juste de finir une édition bilingue des Oracles sibyllins en grec et en latin, remplaçant sa propre traduction latine de ce texte parue neuf ans auparavant[41]. Il n’est pas étonnant que Nonnos, le poète pagano-chrétien, ait suscité l’intérêt de Castellion, puisqu’il croyait que les Oracles sibyllins représentaient une expression authentique des sibylles païennes, plutôt que des poèmes écrits entre le iie et le viie siècle de notre ère par des auteurs juifs et chrétiens. Étant donné que les Dionysiaques et les Oracles sibyllins viennent du monde syncrétique de l’Antiquité tardive, on comprend pourquoi Castellion a choisi de faire découvrir à Utenhove l’épopée grecque de Nonnos.

Ainsi, lorsque Utenhove rencontre Dorat à Paris, ce dernier accueille un étudiant qui connaît l’un de ses textes favoris[42]. Dorat a sans doute pu avoir accès à la première édition grecque des Oracles sibyllins de 1545, mais il aurait également pu lire ces poèmes oraculaires pour la première fois dans la traduction latine de Castellion. Quoi qu’il en soit, Castellion a anticipé l’intérêt de Dorat pour les Oracles sibyllins et les Dionysiaques. De plus, on pourrait formuler l’hypothèse que c’est Utenhove qui, par l’intermédiaire de Castellion, a fait découvrir à Dorat les Dionysiaques et non l’inverse. Dès 1558, Dorat déclare en effet qu’Utenhove est son meilleur étudiant[43]. Avant l’arrivée de celui-ci, cependant, Dorat ne mentionne jamais le poète grec d’Égypte. En fait, on trouve la première citation de Dorat sur Nonnos plusieurs années plus tard dans une épigramme humoristique examinée ci-dessous.

Bien avant d’étudier les Dionysiaques avec Dorat, Utenhove cite ce texte indépendamment de son maître. Le jeune gantois partage son enthousiasme pour cette épopée en particulier avec Joachim Du Bellay (1522-1560), qu’il semble avoir rencontré à son retour d’Italie à la fin de 1557 chez le grand humaniste Jean Morel. À cette époque-là, Utenhove crée le genre de l’allusio (Janssen 1939 : 29), autrement connu sous le nom de Xenia (« étrennes »). Cette forme curieuse lie l’étymologie d’un nom avec la nature d’un personnage célèbre. En 1559, soit la dernière année de sa vie, Du Bellay écrit l’une de ses xenia en l’honneur d’Utenhove :

 « Carolus Utenhovius »

Nunc etiam magnusque adeo iam cedat Homerus,
 Nunc aliquid maius nascitur Iliade.
Ille tuus vates Nonnus, tua gloria, Bacche,
 ingentes Graium depopulatus opes,
hactenus infelix longa sub nocte sepultus,
 Utenhovi studio nunc redivivus adest…

Hinc etiam Utenhovus, Latiis Hortensius ; Hove
 nam quod Germanis, hortulus est Latiis.

Et que maintenant encore cède le grand Homère : maintenant naît quelque chose plus grand que l’Iliade. Lui, Nonnos, ton poète, ta gloire, ô Bacchus, bien qu’il ait pillé les immenses trésors des Grecs, malchanceux jusqu’ici, restait enseveli dans une longue nuit ; maintenant, grâce au zèle d’Utenhove, il revit, il est ici. […] voilà même la raison du nom d’Utenhove – en latin Hortensius. En effet, ce qui se dit Hove en langue germanique, se dit en latin hortulus (« petit jardin »).

Du Bellay, Xenia : 98-99

Du Bellay fait l’éloge d’Utenhove pour avoir renouvelé le texte des Dionysiaques : Utenhovi nunc studio redivivus (« maintenant, grâce au zèle d’Utenhove, il revit, il est ici »). Parmi toutes les qualités de son ami gantois, Du Bellay a choisi de souligner son travail sur l’épopée grecque. Selon les règles du jeu oratoire, le poète français établit un lien entre le jardin poétique de Nonnos et la dernière partie du patronyme d’Utenhove : Hove/nam quod Germanis Hove hortulus est Latiis (« En effet, ce qui se dit Hove en langue germanique, se dit en latin hortulus [“petit jardin”] »). À l’instar de certains détracteurs de ce genre, on pourrait être tenté de minimiser l’importance de ce poème comme s’il ne s’agissait que d’un simple exercice rhétorique[44]. Considérons cependant cette étrenne dans le contexte de ce recueil de poésie bellaïenne. Du Bellay dédie l’une des Xenia à chacun des soixante personnages excepté Utenhove, à qui il en dédie deux. Les quatorze vers du poème « Carolus Utenhovius » ont une longueur égale à seulement deux autres étrennes consacrées aux grands personnages Henri II et François Olivier, l’ancien chancelier de France. Si nous incluons la deuxième étrenne de deux vers destinée à Utenhove, l’inventeur de ce genre reçoit un plus grand nombre de vers que tous les autres lauréats, y compris le roi. Les six vers au début de la première étrenne représentent le premier commentaire extensif jamais écrit sur les Dionysiaques à la Renaissance. Bien que Politien ait consacré un vers au poème épique de Nonnos 70 ans auparavant dans les Silves, cet éloge des Dionysiaques de Du Bellay a des ambitions plus élevées en prétendant que le grand Homère doit céder sa place à Nonnos. Derrière cet exercice de style par un poète virtuose, nous trouvons une célébration d’un nouveau modèle de poésie épique. Au début du poème, la triple répétition du mot nunc (« maintenant ») signale la nouveauté du travail d’Utenhove. Cette louange hyperbolique de Nonnos, vue pour la première fois dans « Carolus Utenhovius », sera reprise plus tard par Falkenburg dans la préface de l’editio princeps des Dionysiaques. Cet intérêt pour Nonnos, d’abord associé à Utenhove, deviendra également le sujet d’une querelle entre les principaux érudits néerlandais au début du xvie siècle.

En 1560, Utenhove commémore la mort d’Henri II dans un tombeau en douze langues. Au début, il écrit un sonnet dédié au roi d’Espagne Philippe II. Dans le sixain, il explique : « Je te présente ici (Roy) le tombeau d’un Roy ». Dans le huitain, cependant, Utenhove parle seulement de l’épopée de Nonnos :

 A Treshault et Trespuissant Prince Philippe Roy d’Espaigne, &c.

Ne te pouvant donner encore ces* reliques,
Pourtraict tresancien d’un Poëte Gregeois,
Qui feit devant mille ans triompher des Indois
Ce bon pere Bacchus par ses vers héroïques :

Ouvrage le plus beau des ouvrages antiques,
Ouvrage qui ne cede au Poëte Smyrnois :
Cestuy ci va chantant Bacchus, l’aultre les Rois,
Au reste fort pareils es vertus poëtiques :

Utenhove, Epitaphe : n. p.

L’humaniste flamand mentionne sa traduction des Dionysiaques comme un travail en cours (« ne te pouvant donner encore ces reliques »), avant d’esquisser l’intrigue de l’épopée. La plus grande partie du poème épique de Nonnos concerne la guerre des Indes, du livre 13 au livre 40, où Bacchus triomphe finalement des Indiens. Cette fois-ci, c’est Utenhove lui-même qui souligne que Nonnos est à la fois plus beau et supérieur à Homère (« qui ne cede pas au poëte Smyrnois »). Si le destinataire royal n’a pas compris l’allusion érudite dans le premier quatrain, Utenhove l’explique dans une note en marge indiquée par un astérisque : « Ce sont les 48 livres des Dionysiaques de Nonnus Poete Grec ». De cette façon, Utenhove fait la promotion de sa traduction, jamais publiée et maintenant perdue, de l’épopée grecque.

Ce n’est qu’à la fin de la même année 1560 qu’est attestée la collaboration d’Utenhove avec Dorat sur l’épopée de Nonnos[45]. Il s’agit d’une lettre de recommandation au nom d’Utenhove, où l’épistolier mentionne que l’humaniste flamand est en train de traduire les Dionysiaques chez Dorat. Lorsqu’on considère les poèmes précédents de Du Bellay et d’Utenhove sur Nonnos, on se pose la question : l’étudiant a-t-il fait découvrir le poème au maître ou vice versa ? Bien qu’il soit impossible de le dire avec certitude, la preuve documentaire favorise la première hypothèse. En outre, Dorat n’est pas le seul professeur qui aide Utenhove à déchiffrer les passages obscurs de Nonnos. Il est clair qu’Adrien Turnèbe, un autre lecteur royal en grec, a aussi joué un rôle important dans la formation d’Utenhove. En général, le jeune gantois a eu de bonnes relations avec ce philologue. À un moment donné, Utenhove mentionne qu’il suit les leçons de Turnèbe à Paris. Cela explique pourquoi Utenhove inclut Turnèbe à côté de Dorat et de Castellion dans son trio d’experts de Nonnos. Il semble que Turnèbe et Dorat aient collaboré pour aider Utenhove à comprendre les Dionysiaques. En 1562, dans une lettre à Jean Morel, Utenhove nous donne une idée de leur type d’enseignement. L’humaniste flamand dit qu’il consacrait le temps à Nonnos tous les jours sous la direction des deux lecteurs royaux, Turnèbe et Dorat, et que les deux maîtres étaient habitués à déclarer que « soit Nonnos suit le style d’Homère ou Homère suit le style de Nonnos »[46]. Turnèbe et Dorat empruntent cette expression à saint Jérôme pour indiquer que les deux poètes épiques partagent les mêmes idées et la même langue[47]. Il faut noter aussi que pour la deuxième fois Utenhove donne la priorité à Turnèbe : « cum Turnebo et Aurato ». En effet, presque cinquante ans plus tard, une variante dans le texte des Dionysiaques est publiée qui donne aussi le premier rang à Turnèbe : ex conjectura Turnebi & Aurati (« d’une leçon de Turnèbe et de Dorat », Cunaeus, Animadversionum : 203). Si Utenhove doit beaucoup à Dorat, il ne dépend donc pas uniquement de l’expertise du poète royal. La documentation existante sur les relations entre Utenhove et les trois professeurs montre clairement que nous devons réévaluer le rôle de Dorat dans la réception de Nonnos. De toute évidence, ce fut Castellion, plutôt que Dorat, l’initiateur de l’intérêt pour l’oeuvre de Nonnos à Paris. Il semble donc probable qu’Utenhove a été un médiateur de l’influence de Castellion auprès de Dorat et de Turnèbe.

4. Utenhove et la Paraphrase

Jusqu’à présent, nous avons examiné le rapport entre Utenhove et la réception des Dionysiaques. Or l’humaniste flamand a fait aussi des recherches sur l’autre ouvrage de Nonnos, la Paraphrase de l’Évangile selon saint Jean. À la différence des Dionysiaques, la Paraphrase jouit d’un statut bien plus important à cette époque-là. Entre 1504 et 1630, trente éditions de la Paraphrase sont imprimées, alors que nous avons seulement quatre éditions des Dionysiaques[48]. En 1561, Utenhove écrit une épigramme en grec en l’honneur d’une nouvelle édition et d’une traduction de la Paraphrase par Jean Bordas. Jusqu’à cette date, huit éditions de ce texte biblique ont paru. Tout d’abord, Alde Manuce (1449-1515) a publié l’editio princeps vers 1504[49]. Deux décennies plus tard, Philip Melanchthon (1497-1560), réformateur protestant allemand et disciple de Luther, a ensuite cité la Paraphrase de Nonnos trois fois dans ses conférences sur l’Évangile selon saint Jean et a fait publier le texte en 1527. Dans une épître dédicatoire, Melanchthon déclare que la Paraphrase, fondée sur des textes anciens, est « bâtie avec de l’or » (Wengert 1987 : 65[50]). Le réformateur allemand l’a aussi fait traduire pour la première fois en latin[51]. Utenhove, l’exilé protestant, hérite donc d’un texte fort coloré de l’un des chefs de la Réforme. Avant l’édition de Bordat, la traduction latine de la Paraphrase est imprimée à Paris en 1541 avec seulement une petite adresse au lecteur, tandis que deux autres versions en grec paraissent aussi à Paris sans aucun type de paratexte ou de commentaire[52]. Quand Bordat publie son édition en 1561 chez Charles Périer, il la dédie à Antoine Bourbon, le roi de Navarre. À la différence des deux éditions parisiennes précédentes, cette première version bilingue de la Paraphrase, en grec et en latin, est ornée de vingt textes liminaires, parmi lesquels 18 poèmes préfatoires dont trois quarts sont écrits en grec. Autrement dit, c’est un tour de force d’érudition. Dans une épigramme de douze vers, intitulée ΕΙΣ ΝΟΝΝΟΝ καὶ Βώρδατον (« À Nonnos et à Bordat »), Utenhove met en opposition l’épopée bachique et les saints chants de la Paraphrase nonnienne. Le poète gantois montre qu’il connaît très bien les Dionysiaques en citant directement les passages du texte épique dans les trois premiers distiques. Au milieu de l’épigramme, il change de direction en soulignant la nature sacrée de la Paraphrase : ταῦτα δ’ἀείσατ’ ἔπη πνεύματι θεσπεσίῳ (« mais ces choses [les vers de la Paraphrase] il [Nonnos] [les] chantait sous l’inspiration divine » [Nonnos 1561 : pages liminaires]). Au cours des quarante années qui vont suivre, cette petite pièce de poésie sera réimprimée dans plusieurs éditions de la Paraphrase et sera aussi traduite en latin. Utenhove fait promouvoir la Paraphrase nonnienne chez les humanistes nord-européens de Cologne et de Leyde. Aussi tard qu’en 1589, dans la première édition critique de la Paraphrase de Franz Nans, l’épigramme d’Utenhove est accompagnée de vers composés par l’élite des humanistes néerlandais tels que Juste Lipse, Bonaventura Vulcanius, Janus Dousa et Janus Gruterus[53].

En 1562, Utenhove écrit à Jean Morel pour lui annoncer qu’il va lui dédicacer une version de la Paraphrase. En échange, il demande à son ancien patron d’écrire un texte liminaire à sa traduction[54]. Utenhove déclare qu’il va bientôt envoyer le texte à l’imprimeur Jean Oporin. Cette publication ne verra jamais le jour. Il est clair que l’ouvrage chrétien de Nonnos fut au centre des préoccupations d’Utenhove à cette époque et qu’il a utilisé la renommée de l’auteur pour développer ses liens avec d’autres humanistes comme Morel. Deux ans plus tard, Utenhove continue de s’intéresser à l’oeuvre de Nonnos. À cette époque-là, il est secrétaire de l’ambassadeur de France à Londres. En février 1563, Utenhove écrit une lettre à son ami Pierre Ayrault, le jurisconsulte :

Quid Regii Professores legant, ex te aveo discere. Cupiam ex animo rogatum te, ut librum chartaceum, in quem varias in diversos Authores Graecos Adnotationes conjeceram, iis in aedibus quas inhabitabam relictas, tuam operam & curam per hunc recipiam. Facile erit librum dignoscere, utpote in quo, praeter alia, in primum Aslmogd. librum Adnotationes, necnon in sextum Διονυσιακῶν. Invenies fortasse & apud Auratum nostrum, praeter eum, & exemplar Nonni Paraphraseos, Luteciae excusum, quod magno emptum, vel potius redemptum velim. Utinam & illud cum chartaceo ad me redeat meo : quod ut fiat, tua sedulitas procuret rogo.

Ménage, Vitae Petri Aerodii : 149

J’ai hâte que tu me dises ce qu’enseignent les lecteurs royaux. J’aurais souhaité de tout mon coeur te demander de recevoir par ton travail et tes soins mon carnet, dans lequel j’ai compilé diverses annotations sur différents auteurs grecs, laissées dans la maison dans laquelle je vivais. Il sera facile de trouver le livre grâce, entre autres choses, aux remarques sur le premier livre d’Aslmogd (?) et aussi sur le sixième livre des Dionysiaques. Par ailleurs, tu trouveras peut-être aussi un exemplaire de la Paraphrase de Nonnos chez Dorat, imprimée à Paris. J’aimerais qu’il soit acheté au prix fort, ou plutôt qu’il fût racheté. Si seulement ce livre me revenait avec mon carnet. Pour ce faire, enquiers-toi diligemment.

Ce passage illustre bien le ton enthousiaste du jeune gantois. Privé de Dorat et de Turnèbe (Regii Professores, « lecteurs royaux »), la vie intellectuelle de Paris lui manque. Cette lettre montre aussi qu’Utenhove souhaite poursuivre ses études sur les Dionysiaques et la Paraphrase en Angleterre. Le degré de précision est pittoresque : son ami Ayrault doit trouver à la fois le carnet (librum chartaceum) avec les irremplaçables annotations sur le sixième livre de l’épopée grecque (Librum Adnotationes, necnon in sextum Διονυσιακῶν) et le texte biblique chez Dorat (Nonni Paraphraseos). Utenhove fait probablement allusion ici à l’édition de la Paraphrase in-quarto de Jean Bordas indiquée ci-dessus.

En Angleterre, Utenhove entre dans les cercles intimes du pouvoir en établissant une relation amicale avec William Cecil, le 1er Baron Burghley, secrétaire d’État d’Élisabeth Ire, reine d’Angleterre. Dans une lettre à Cecil écrite en 1564, il déclare qu’il va publier sa traduction des Dionysiaques chez Oporin[55]. Ce projet ambitieux est aussi resté sans résultat. Sa lutte avec cette épopée gigantesque provoque la raillerie de Dorat :

 In Carolum Utenhovium Nonni Dionysiacis insudantem

Utenhovus Nonno nonam dum noctis in horam
Incubat, Aurato concubus esse cupit :
Sed negat Auratus, quia non putat esse decorum
Gallinae gallos concubuisse duos.

Buchanan, Franciscanus : 172

 Sur Utenhove suant sur les Dionysiaques de Nonnos

Pendant qu’Utenhove couche Nonnos sur le papier à trois heures du matin
Il veut être l’amant de Dorat ;
Mais Dorat refuse, puisqu’il ne croit pas qu’il est bienséant
Que deux coqs s’unissent avec une poule.

Si le titre de l’épigramme semble évoquer l’ardeur de l’activité érudite, les deux distiques apportent une connotation inattendue : la sueur au milieu de la nuit suggère plutôt une scène d’amour. Cette juxtaposition absurde du travail solennel d’un philologue assidu avec le désir d’un amant pour son maître suscite l’hilarité. L’allitération des lettres n (Nonno nonam), c (concubus/cupit) et g (Gallinae gallos) illustre les dons poétiques de Dorat en accusant la nature humoristique de la situation.

5. Utenhove et l’editio princeps de Nonnos

En 1569, Christophe Plantin a accompli ce que personne n’avait jamais fait auparavant : la publication de la première édition des Dionysiaques. Après avoir travaillé de nombreuses années sur l’épopée grecque, Utenhove reçoit enfin des éloges pour son dévouement à l’oeuvre de Nonnos. Dans l’épitre dédicatoire à Sambucus, Falkenburg avoue qu’il a conçu une grande passion pour l’épopée de Nonnos en étudiant en Italie[56]. Le philologue néerlandais raconte sa rencontre avec Utenhove en 1564 à Londres et il loue son talent. Tout au long de l’épître, Falkenburg ne mentionne jamais Dorat, mais ses amis parisiens parlent plutôt d’Utenhove[57]. Ainsi, l’hypothèse selon laquelle Dorat serait responsable de l’édition de Falkenburg de Nonnos doit être rejetée. Après avoir mentionné les relations amicales qu’il avait établies avec Utenhove en Angleterre, indépendamment du milieu parisien, Falkenburg poursuit en disant que l’humaniste flamand est en train de traduire Nonnos et qu’il possède plusieurs manuscrits des Dionysiaques. L’éditeur conclut l’épître en affirmant que le monde attend à la fois la traduction et une version grecque amendée de l’épopée de la plume d’Utenhove[58].

Dans l’ensemble, ce passage de l’épître représente un éloge extraordinaire des efforts d’Utenhove par le premier éditeur du poète grec. Qui plus est, Falkenburg reprend son appréciation de l’humaniste flamand dans son avis au lecteur de la fin de l’édition[59], où il remercie Utenhove de l’avoir informé que les manuscrits existants de l’épopée contiennent de nombreuses erreurs[60]. Il faut remarquer que Falkenburg considère Utenhove comme un égal, sinon comme un plus grand expert de Nonnos que lui. À ce point, l’affirmation de Dorat dans sa lettre qu’il cède Nonnos à Utenhove semble un peu condescendante. S’il est vrai que Dorat et Turnèbe initient Utenhove à la critique textuelle des auteurs classiques, il est aussi clair que l’humaniste flamand a travaillé de façon indépendante sur les Dionysiaques hors de France. Compte tenu de la reconnaissance d’Utenhove par Falkenburg, l’allégation de Dorat au sujet de l’ingratitude des philologues semble de plus en plus justifiée. Dorat a prévenu Utenhove contre le plagiat non seulement à cause d’une édition éventuelle des Dionysiaques, mais peut-être aussi à cause de l’éloge que son étudiant reçoit de Falkenburg dans l’épître à l’editio princeps de l’épopée grecque. Ce dernier continue pendant plusieurs années à exhorter Utenhove à publier son édition des Dionysiaques. À ce moment-là, Utenhove, marié et en exil, n’a cependant plus la force pour accomplir cette tâche, même s’il fera référence à son ancienne passion jusqu’à la fin de sa vie[61].

L’histoire de l’editio princeps des Dionysiaques a donné lieu à de nombreuses confusions (Yates 1956). Pour mieux comprendre le contexte de la parution de cette édition, il faut préciser les rôles distincts d’Utenhove, de Falkenburg et de Dorat. Contrairement à ce qu’affirme Yates, il n’y a aucune preuve que Johannes Sambucus ait coordonné l’editio princeps avec Dorat ou qu’il soit l’inspirateur du programme de Nonnos pour l’entrée royale à Paris en 1571. Le rôle de Sambucus consiste à acheter un manuscrit des Dionysiaques en 1563, à financer cette publication et à la faire promouvoir dans les cercles humanistes. Autrement dit, Sambucus fait figure d’intermédiaire entre l’éditeur Falkenburg et l’imprimeur Plantin[62].

Nous avons déjà vu que Du Bellay et Utenhove ont établi dès 1558 une équivalence entre Nonnos et Homère et que les humanistes néerlandais ont aussi conçu la même passion pour la Paraphrase. Influencé par la perspective d’Utenhove, Falkenburg reprend cette mise en parallèle surprenante de Nonnos et d’Homère. Cette appréciation fervente du poète grec entraîne inévitablement une réaction violente contre Nonnos. Au début du xvie siècle, Joseph Scaliger s’indigne contre la popularité du poète grec et le prétendu mauvais goût des Dionysiaques par rapport à Homère[63]. Petrus Cunaeus et Daniel Heinsius, les disciples de Scaliger, obéissent aux opinions dogmatiques de leur maître. En soi, cette querelle pourrait être requalifiée comme un chapitre dans l’histoire de la réception de l’épopée grecque en Europe ou, de façon plus générale, dans l’histoire de l’esthétique littéraire en Europe. Heinsius est cependant un professeur de renom et les enjeux de ses attaques immodérées contre les Dionysiaques et, dix-sept ans plus tard, contre la Paraphrase (Heinsius, Aristarchus Sacer) ont récemment été réinterprétés dans une perspective beaucoup plus large. Selon Mark Somos, l’attaque d’Heinsius contre Nonnos est symptomatique de la sécularisation progressive de la société sous l’impulsion des humanistes de Leyde (2011 : 100-104). David Kromhout soutient plutôt qu’Heinsius parvient à détruire la réputation de Nonnos pour les deux cents années qui allaient suivre, et cela à cause des répercussions suivant la querelle théologique au Synode de Dordrecht (Kromhout 2014). Quoi qu’il en soit, il est clair qu’Utenhove a contribué aux origines de cette attaque historique contre Nonnos en faisant la promotion des deux textes du poète grec soixante ans plus tôt.

Conclusion

Une lettre sans destinataire explicite présente un certain mystère, mais l’identification erronée d’un correspondant non précisé a des conséquences imprévues. Dans le passé, il aurait été facile de minimiser l’importance de l’identification du correspondant dans la lettre de Dorat. De nos jours, il n’est plus possible d’ignorer le contenu ou le style de la correspondance néolatine : les missives érudites doivent être lues à la lumière de la rhétorique d’usage à l’époque. Le style de Dorat dans cette lettre est difficile à déchiffrer : une lecture trop logique ou littérale peut nous détourner du vrai destinataire. Si le programme de Dorat pour l’entrée royale à Paris représente un moment extraordinaire de la vision humaniste en Europe, en réunissant la maison des Valois et la maison des Habsbourg au moyen d’une épopée de l’Antiquité tardive, il est autrement plus complexe de comprendre le contexte précis de cette fête magnifique. La reconnaissance tardive de l’importance de l’oeuvre de Nonnos montre également que ce poète grec mérite le même traitement que d’autres poètes de l’Antiquité. Quant à Utenhove, les préjugés de ses détracteurs ne lui rendent pas justice. Le vrai correspondant de la lettre de Dorat est un humaniste transnational d’une certaine importance qui fait la promotion de deux oeuvres du poète grec, l’épopée païenne et la paraphrase chrétienne, à une époque déchirée par les divisions religieuses. Le Comte Marcellus, qui traduit à la fois les Dionysiaques et la Paraphrase au milieu du xixe siècle, porte un jugement juste et généreux sur l’humaniste flamand dans l’avant-propos fulgurant à son édition : « Utenhove : premier lecteur de Nonnos » (Nonnos 1861 : xv).