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La spectralité et les fantômes hantent les archives. Si, selon Derrida (1995), la structure de l’archive est fondamentalement spectrale, il est par ailleurs possible de retrouver les traces de cette spectralité, de manière plus ou moins explicite, dans le travail des archivistes anglophones depuis les années 1990. Dans un compte rendu publié dans Archivaria en 1999, l’archiviste canadien Tom Nesmith nous incitait à « vivre avec le fantôme » (Nesmith, 1999), une manière pour lui d’aborder les interventions des archivistes considérées comme invisibles. En 2001, Verne Harris s’empare de la question dans un article résultant de son intervention au congrès de l’Association des archivistes canadiens. L’archiviste y propose de considérer les spectres qui hantent nos postulats archivistiques en les invitant dans nos conversations (Harris, 2001). Depuis, plusieurs archivistes ont répondu à ces appels et différentes instances de spectralité ont fait leur apparition dans la littérature archivistique (Lemieux, 2001 ; Ghaddar, 2016 ; Tai, Zavala, Gabiola, Brilmyer, Caswell, 2019 ; Hübner, 2020). S’inscrivant dans cette logique spectrale, le dernier ouvrage de Harris, intitulé Ghosts of Archive. Deconstructive Intersectionality and Praxis, poursuit les réflexions qu’il avait entamées en 2001. L’ouvrage est publié dans la nouvelle collection Routledge Studies in Archives de la maison d’édition Routledge, dont la politique éditoriale promeut la diffusion de nouveaux discours théoriques archivistiques. On y retrouve des ouvrages qui touchent aux questions de justice sociale, de production des savoirs ou encore de travail de mémoire.

Dans Ghosts of Archive, Harris part de ses expériences personnelle et professionnelle en tant qu’archiviste qu’il fait dialoguer avec différents spectres : les fantômes passés, « vivants »[1] et futurs qui hantent les archives de sa propre histoire, de celle de l’Afrique du Sud et de tout processus mémoriel. Que nous disent ces derniers ? En prenant appui, entre autres, sur ses lectures de Derrida, Harris suggère que les spectres appellent à la justice et que le travail des archives s’inscrit fondamentalement dans cette optique. En articulant des stratégies spectrales aux archives, permettant déconstruction et intersectionnalité, il s’agit de mettre en place une praxis de justice pour l’archive (justice praxis for archive), ancrée dans ce qui pourrait être qualifié de banditisme de mémoire (memory banditry), c’est-à-dire une pratique soulignée par une volonté de justice, qui se bat contre les « systems that wanted to be done with the past » et en soutien de ceux qui « being ghosted by those systems »[2].

Les premiers chapitres tentent de répondre aux questions de définition tant de l’archive que du spectral. Pour Harris, l’archive est troublée tout autant que nous sommes troublés par elle : entre glissement épistémologique et avènement de l’âge du numérique, le concept est « encombré » et sa définition multiple. Toutefois, trois principes l’encadrent : il s’agit d’une trace sur une surface, substrat, à travers inscription ou impression ; ce substrat doit être extérieur ; il faut un jugement qui décide que cette trace est digne d’être préservée, protégée, classée, etc. De même, Harris tente de répondre à la question « que sont les fantômes ? ». Sa compréhension du spectral peut être relayée à l’expérience de la hantise par ceux qui sont exclus des relations de pouvoir dominantes :

In truth, I have no idea what ghosts are, but I know what they do. They haunt. They haunt the living because they are both dead and alive. They haunt the present because they are both present and absent. One moment they present themselves, the next they are absent. They flit in and out of what we call the past and present and future. They haunt those who are inside and able to offer hospitality because they are both inside and outside. One moment they are coming in, the next they are going out[3].

p. 45

À travers plusieurs exemples, Harris démontre que l’archive et le spectral sont ainsi intimement liés. La spectralité est en effet au travail dans les divers dispositifs (techniques, technologiques et politiques) de formation des archives, ainsi que dans les dimensions qui les caractérisent (producteurs, utilisateurs, contenus, contextes, utilisations et endroits). Ces mêmes espaces témoignent des jeux de pouvoir qui travaillent l’archive à travers le contrôle de l’information, des documents, des taxonomies et des contextes. L’archive est une chaîne spectrale dans laquelle les attributs traditionnels de stabilité, durabilité, fiabilité et des éléments de résistance se replient les uns sur les autres : elle est autant un instrument de pouvoir qu’un espace subversif.

À partir de ces constats, Harris explore le spectral qui structure l’archive. Il interroge alors plusieurs concepts comme autant de stratégies mises en place autour des archives par différentes instances (pays, gouvernements, organismes, individus) qui interrogent leur passé de plusieurs manières. Ainsi, il est tour à tour question de mémoire, de commémoration, de pardon, d’oubli et de justice. Tous ces mécanismes mémoriels écoutent ou ignorent les spectres à divers degrés. Il appuie sa réflexion sur des exemples tirés tant d’initiatives archivistiques et mémorielles (entre autres la Nelson Mandela Foundation, les archives de la South Africa’s Truth and Reconciliation Commission, la fondation de la South African History Archive) que sur des travaux et des oeuvres qui se développent principalement en dehors de l’archivistique (parmi lesquels les réflexions de Derrida, Marx, Hélène Cixous, Gayatri Chakravorty Spivak, Esther Peeren, Shoshana Zuboff ou encore Michelle Caswell pour l’archivistique). De manière générale, il dénonce les initiatives qui n’aboutissent à rien de concret et qui renforcent ou alimentent les structures de pouvoir en place. L’appel des fantômes, si on l’écoute, demande action.

C’est ainsi qu’une praxis de justice pour l’archive est proposée, mélangeant stratégies spectrales, réponses à l’appel de la justice, banditisme mémoriel, mémoire pour la justice et activisme dans et avec l’archive. La justice est ici comprise dans une perspective de déconstruction : il s’agit de la relation à l’autre qui relève du respect et de la responsabilité. En d’autres termes, une expérience de hantise demande, en premier lieu, à ce que l’on écoute. Ensuite, elle force une réponse sous la forme d’une action : quelque chose doit être fait. Ce « quelque chose », quand il est parfait tant du point de vue de la pratique que de la théorie, produit de la praxis. La praxis, quant à elle, est mise en forme selon cinq mouvements, qu’il détaille à la page 123 :

  1. Une capacité à identifier les voix et les récits qui sont ignorés (ghosted) par le pouvoir – ceux qui sont reniés, exclus, effacés et supprimés par les secrets, les mensonges et les tabous. Une praxis de justice est un appel à l’action de la part de ces derniers.

  2. Une telle praxis implique la responsabilité d’être attentif aux vecteurs de pouvoir et de vulnérabilité qui se croisent et de les démonter.

  3. La praxis respecte la spectralité de l’archive.

  4. La praxis ne se consacre pas aux commémorations et au kitsch, et elle perturbe tous les efforts qui impliquent la construction d’un métarécit.

  5. La praxis rend enclin à s’engager dans le banditisme.

Cette reconnaissance du passé, à travers le travail des archives, est un des moyens pour les sociétés de tenir compte des appels à la justice véhiculés par les spectres. Ce travail ne peut être effectué que dans une collaboration entre les institutions de mémoire et des individus désirant oeuvrer dans cette optique :

…the work of archive is inextricable from struggles against oppression ; far from being impartial custodians, practitioners in archive are active shapers of memory and, whether they like it or not, must choose sides ; creating space for the voices and the narratives repressed or silenced by the structures of power is an ethical imperative ; as is countering oppressive metanarratives and building new ones ; and professional work is located within the trajectory of a collective societal journey, not the confines of a timeless ivory tower[4].

p. 116

Dans l’épilogue de l’ouvrage, Harris assoit son argument dans le contexte de la pandémie et de la cacophonie des spectres qu’il entraîne. Il s’interroge : lesquels écouter en premier ? Et comment leur répondre ? Revenant d’abord sur sa propre histoire, en faisant écho à l’introduction, il se demande ce que nous disent les spectres du futur sur cette situation et, plus largement sur la société dans laquelle nous évoluons. Il évoque plus particulièrement dans ce cadre les dispositifs spectraux de pouvoir, notamment le capitalisme de la surveillance (surveillance capitalism, tel que théorisé par Zuboff) et le pouvoir arcontique qu’il représente. Ce faisant, il semble conclure, de prime abord, sur une note quelque peu défaitiste : malgré l’appel de justice des fantômes, d’autant plus pressant dans le contexte actuel, peu de voix s’avancent pour proposer des actions concrètes. C’est toutefois dans un effort de friction avec le pouvoir, déployé tant par l’art de la hantise que du banditisme, que Harris formule ses dernières réflexions. Il ne s’agit pas, pour lui, d’une question d’espoir, mais bien de foi dans tout travail qui répond à cet appel de justice : « Hope is not helpful to the work of archive, but faith is indispensable »[5]. (p. 144)

Ghosts of Archive est un ouvrage qui nous rappelle la complexité des archives et de leur travail, qui nous incite à écouter les fantômes qui hantent nos théories et pratiques. Aucun geste archivistique n’est objectif, aucune archive n’est neutre, aucune lecture n’est impartiale. Tous sont teintés par des contextes eux-mêmes hantés. Ghosts of Archive est donc une lecture importante, qui s’inscrit dans une archivistique critique anglophone contemporaine, qui fait suite aux réflexions postmodernes débutées dans les années 1990, puis développées dans les années 2000. Harris développe un point de vue qui peut alimenter tant les discours autour des questions de justice sociale et de décolonisation, que ceux s’intéressant à la question de la définition des archives et de leur place dans la société. L’hybridité de l’ouvrage qui, sous la forme d’essai, mêle notes autobiographiques, études de cas, analyses théoriques et autres méditations, participe sans aucun doute de sa force : Harris nous offre ici une réflexion riche et élaborée, elle-même peuplée de spectres, dont il nous revient d’écouter l’appel et d’en tirer quelque action.