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Les auteurs, réunis en avril 2018 à l’occasion des 17es Journées des archives conjointement organisées par l’Université catholique de Louvain et le Centre d’animation et de recherche en écologie politique Etopia, amènent la discipline à concevoir ce qui était resté jusqu’alors à la marge des réflexions de la communauté francophone des archivistes, soit ce qui est désigné comme les « fabriques alternatives d’archives ». Dans l’introduction de l’ouvrage Archiver le temps présent. Les fabriques alternatives d’archives, signée par Véronique Fillieux, Aurore François et Françoise Hiraux, l’ambition des auteurs est clairement formulée :

… déplier la carte des initiatives et des expériences lancées un peu partout, dans des registres très différents, et surtout d’écouter celles et ceux qui appellent ces nouvelles fabriques, qui les font exister et qui les entourent d’une réflexion à la fois anthropologique et archivistique.

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Après cette introduction, l’ouvrage débute par une section « mise en perspective » de Didier Devriese où il s’engage dans l’exercice de distinguer les archives « régulières » des archives « alternatives ». En remontant l’histoire de l’archivistique, il se réfère à Flaubert, Muller, Feith et Fruin, Bautier ou encore à l’historien Henri Pirenne. Pour ce dernier, comme Devriese le mentionne :

Les « petites archives » ne sont pas […] des archives de moindre importance, mais bien des archives n’ayant pas encore reçu un traitement adéquat du fait, on le devine, de leur statut institutionnellement périphérique par rapport à l’organisme central en charge des archives…

p. 29-30

Devriese introduit ainsi le lecteur à l’idée que le procès en légitimité qui est fait aux archives alternatives est ainsi de nature théorique et qu’il s’adresse également à l’archiviste.

L’ouvrage est ensuite divisé en cinq sections principales. La première section, Construire ensemble de nouveaux patrimoines, commence avec Anouk Dunant Gonzenbach qui présente un projet intitulé Écrire, archiver, transmettre entourant l’enseignement de la chorégraphe Manon Hotte. Y est exposé par cette archiviste du canton de Genève le rôle des archives dans des activités de médiation culturelle et de création. En considérant les archives à la fois comme vivantes, évolutives et comme « le point de départ d’une démarche artistique » (p. 48), Dunant Gonzenbach met en lumière le caractère heuristique des recherches sur l’archivage de la danse. L’Atelier Danse Manon Hotte est conçu comme un espace ouvert de formation, de recherche et de création où des artistes, de jeunes danseurs et un public se rencontrent au carrefour de la danse, des archives et d’une histoire personnelle vécue.

En prenant pour objet des pratiques d’archivage dans les milieux des musiques actuelles, Patrice Marcilloux s’applique à montrer « l’importance et l’intérêt pour l’archiviste et l’archivistique des formes d’archivage spontanées et non académiques, des archives sans archivistes » (p. 63). À partir de deux cas, les Mémoires de Trans de Rennes et les Alternarchives de Montaigu, Marcilloux expose une réflexion sur la collecte des musiques électroniques dans la région d’Angers, la formation des personnes qui la prennent en charge et l’identification de chantiers archivistiques prioritaires (p. 65). Différentes actions de sensibilisations aux archives y sont présentées, telles que des expositions commémoratives et des journées d’étude ou des colloques.

La deuxième section, Trajectoires institutionnelles alternatives, se poursuit avec la contribution d’Étienne Deschamps qui s’intéresse à l’histoire interne du Parlement européen en prenant pour objet la mémoire orale. Selon cet auteur, les archivistes d’une telle institution sont appelés à intervenir comme archivistes oraux pour faire émerger des récits de vie rétrospectifs qui seront destinés à enrichir le corpus de sources existantes. Il y présente l’intérêt de s’engager dans la pratique de l’histoire orale pour compléter des fonds d’archives et combler les angles morts de l’histoire de l’institution.

Afin de justifier l’intérêt de préserver l’expérience combattante de l’armée française en Afghanistan au début du XXIe siècle, Christophe Lafaye situe son approche au carrefour de l’archivistique, de l’histoire immédiate, de la sociologie et de l’histoire militaire. Il élabore une réflexion sur ce qu’est le travail de collecte des témoignages des combattants contemporains et sur la nature construite de ces archives. Les axes méthodologiques qu’il développe le mènent au constat d’un déséquilibre entre les sources officielles et non officielles disponibles. Le contexte, la culture et l’institution militaire nécessitent, selon cet auteur, des « archivistes de terrain », une « posture d’historien-embarqué [qui] permet de collecter les sources nécessaires à l’appréhension de l’expérience combattante » (p. 106).

La troisième section de l’ouvrage, Conflits, reconnaissance et réconciliations, commence avec un texte de Jasmina Gavrankapetanovič Redžič qui expose l’initiative citoyenne du Musée virtuel du siège de Sarajevo (1992-1996), en s’appuyant sur des concepts issus du domaine des memory studies. Elle expose la « perspective citoyenne indépendante, ou alternative » de ce musée pour lequel les élites nationalistes n’accordent pas d’intérêt. L’analyse met en exergue l’influence de la politique identitaire et mémorielle qui entre dans une logique de destruction de la mémoire et un registre de l’annulation de l’Autre. La méthodologie de l’histoire orale qui a permis de constituer l’archive du Musée virtuel est ainsi évoquée par l’auteure, en rappelant que la période du siège de Sarajevo fut constituée d’événements culturels de toutes sortes (concerts, expositions, pièces de théâtre). La mémoire du siège est ainsi constituée, comme le mentionne l’auteur, de « fissure entre les mémoires individuelles des survivants » et les « politiques officielles » (p. 114). Le cas de l’archive du Musée virtuel est ainsi le fruit de la production d’un « savoir historique », d’une « production mémorielle », qui renvoie, comme l’indique le sociologue serbe Todor Kuljic, à « une multitude de contenus mémoriels de groupe » (p. 120).

Assumpta Mugiraneza réfléchit quant à elle aux défis singuliers que pose le travail d’histoire et d’archives dans le génocide des Tutsis au Rwanda. Elle entend discuter de ce que signifie archiver dans ce qu’elle nomme la problématique des « archives dans le post conflit » (p. 133). Sur le fond de tensions entre la tradition orale et l’écrit, la nature de proximité de ce génocide et d’une urgence à réconcilier et reconstruire le pays, l’auteur se demande : « comment imaginer le processus de construction d’une mémoire commune au Rwanda » (p. 146) ?

Dans une perspective de revitalisation des langues autochtones, Robert McIntosh présente un projet de Bibliothèque et Archives Canada (BAC) réalisé en collaboration avec les communautés autochtones ayant pour objectif de préserver des enregistrements sonores et audiovisuels en langues autochtones. L’initiative intitulée Écoutez pour entendre nos voix vise ainsi la description et l’identification de sources provenant autant de la collection de BAC, de musées et d’universités, que de petits centres d’archives, des centres culturels ou encore d’organismes communautaires. Cette nouvelle pratique archivistique s’inscrit ainsi dans un effort de réconciliation, soit d’élaborer un outil de production participative (crowdsourcing) avec les peuples autochtones. McIntosh insiste sur « l’importance de bâtir la capacité et les ressources en archivistiques au sein des collectivités » (p. 163), en s’assurant que les enregistrements numérisés demeurent sous le contrôle d’archivistes autochtones et des collectivités.

La quatrième section, Archives judiciaires : Quelle fabrique pour quelle transparence ?, s’amorce avec Martine Sin Blima-Barru qui rend compte de l’intérêt des archives judiciaires pour l’histoire et, plus précisément, de l’enregistrement de procès – avec l’image et le son – « pour constituer une mémoire vivante de la Justice » (p. 173). En reprenant la démarche du ministre de la Justice Robert Badinter, l’auteure présente le projet de loi de 1985 qui a rendu possible la création d’archives audiovisuelles de la Justice qui sont conservées aux Archives nationales en France. La question de la captation, des contenus enregistrés, des prises de paroles, des silences et du langage du corps y sont évoqués. Sont mises en exergue dans cet article, les raisons pour lesquelles la caméra dans les tribunaux et le geste de filmer un procès sont pertinents.

Le sujet de la propriété foncière en Algérie et des litiges liés au droit coutumier dans la société kabyle sont traités par Achour Sellal. Cet auteur expose le rôle de l’expert judiciaire en ce qu’il est amené à croiser des traces écrites et à mener une collecte de témoignages oraux pour régler des litiges fonciers. En l’absence de titres de propriété ou relativement à des propriétés qui ont été acquises à la suite d’anciennes transactions verbales, l’expert judiciaire doit vérifier l’authenticité d’un document et la véracité de témoignages oraux en recoupant les informations. L’auteur précise l’ampleur des défis liés à cette profession en émergence, notamment au fait des diverses langues dans lesquelles sont rédigés les actes relatifs aux transactions immobilières ainsi que de la nécessaire collaboration avec les autres acteurs du milieu judiciaire.

La cinquième section, La mémoire des lieux éphémères ou menacés, s’ouvre avec Benedikte Zitouni qui présente un musée créé par des habitants, le Musée ethnographique Poldermas situé près d’Anvers en Belgique. Sans être à proprement parler une « archive », ce musée ou ce cabinet de curiosités expose des objets glanés ici et là dans un paysage culturel en péril. L’auteur rend compte de la façon dont la résistance à l’expansion industrielle du port d’Anvers nourrit, à travers des dimensions matérielles et narratives, le projet d’archiver ce territoire.

En prenant pour objet les mémoriaux éphémères des attentats de Bruxelles, Frédéric Boquet et Marie Van Eeckenrode rendent compte de l’impact du travail de collecte sur un service d’archives et sur le métier d’archiviste. Ils précisent en quoi consistent les documents collectés sur les lieux de commémoration, en traitant d’un « réflexe archivistique aux attentats » (p. 220) qui s’exprime entre autres par une campagne photographique. Les matériaux collectés de ces mémoriaux éphémères sont ainsi, pour ces auteurs, « la trace laissée par la rencontre fugace entre une pratique, un lieu public et un événement » (p. 226).

Dans la section mise en débat qui clôt l’ouvrage, Marie-Anne Chabin procède de manière didactique, en rappelant les définitions de notions fondamentales et la relation qu’entretient l’individu archiviste avec le matériau archives. Cette manière de procéder pour concevoir un « périmètre d’archives », un « territoire documentaire », permet de distinguer des archives « tout court », des archives « conventionnelles » et « alternatives », bref de faire une critique des documents d’archives et d’appréhender les intentions marginales ou marginalisées qui ont mené à la fabrique de telles archives. En abordant des notions telles que le support ou la nature du producteur (conventionnel ou alternatif) des archives, Chabin soulève la question de la reconnaissance de leur statut, de leur « adoubement dans l’ordre des archives » (p. 247) et du profil de l’archiviste (conservateur, accompagnateur de mémoire, historiographe du temps présent).

L’approche adoptée par les auteurs de cet ouvrage vise à éclairer de manière critique les fabriques alternatives d’archives. Les intervenants réunis à l’occasion de cette journée d’étude à Louvain sont arrivés à des constats à la fois empiriques et théoriques quant à ces rouages alternatifs de la production documentaire. L’éventail des contributions permet d’éclairer des processus archivistiques que l’on pourrait tenir théoriquement pour acquis. Les auteurs qui dirigent l’ouvrage ont su introduire leur thèse avec brio, en l’arborant d’une ouverture tout à fait à propos de Didier Devriese et une clôture de Marie-Anne Chabin qui réinterroge le rôle de l’archiviste. Cet ouvrage sort l’archivistique francophone de ses gonds. Le champ des archival studies et, plus précisément, celui des community archives ouvert entre autres par Andrew Flinn, avait déjà convié la discipline à revisiter les notions à travers lesquelles elle se représente sa pratique et la « mise en archives ». L’étiquette DIY Archives, les archives issues d’une approche Do-it-yourself, est sans équivoque à la surface de ce mouvement des fabriques alternatives d’archives que nous sommes amenés à penser. Le travail mené par les auteurs de l’ouvrage Archiver le temps présent. Les fabriques alternatives d’archives peut aisément constituer la base d’une réflexion sur les perspectives moins normatives de constitution des archives. Sans formuler une critique explicite de l’archivistique, cet ouvrage invite la communauté des archivistes à franchir le pas de la porte des services d’archives, à sortir du cadre traditionnel de l’archivistique, et à découvrir de nouveaux sites de production de documents et d’archives.