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La modernité politique compose une cosmogonie du vivre ensemble reposant sur des oppositions formelles entre tradition et rationalité, proximité et anonymat, conformisme et liberté, individu et société, hiérarchie et égalité, obéissance et capacité de transformation. La modernité politique veut dégager les personnes de leur ancrage historique, coutumier et communautaire et les transformer en individus, en entités autonomes, réflexives, capables de modifier leurs aptitudes naturelles et leur environnement physique et social. Elle lance une injonction à l’action, à l’acquisition de savoirs, à l’autonomie individuelle et, surtout, à la distanciation, sinon à la rupture, vis-à-vis de toute appartenance communautaire.

Mais la conjonction de ses impératifs égalitaire, libertaire et scientiste l’oblige à rendre compte de l’inégalité empirique des conditions sociales et elle renvoie cette inégalité à une différenciation de la capacité de chacun de devenir un individu. Cette réponse, à laquelle contribuent grandement la psychologie et la psychanalyse, ouvre néanmoins deux espaces d’interrogations : sur les conditions de production et de transformation des différentes aptitudes personnelles à la liberté et à la rationalité, et sur les origines des inégalités de statut, de pouvoir, de savoir.

Par ailleurs, le précepte de l’autonomie des individus tend à rendre non ou peu significatifs les liens qu’ils tissent entre eux et à poser deux questions. L’adhésion des individus au contrat politique qu’ils passent entre eux par la fondation d’un État démocratique et leur adhésion au principe citoyen suffisent-elles à assurer leur allégeance à cet État et leur obéissance aux lois qu’ils se donnent à travers leurs représentants et élus? Quels sont le statut et surtout le rôle de leurs relations sociales en dehors de la communauté politique?

Les philosophes libéraux et républicains ont répondu à la première question mais montré une indifférence à l’égard de la seconde. Pour les uns et les autres, les individus ont des obligations à remplir vis-à-vis de l’État, obéir aux lois, payer des impôts, voter et assurer la défense militaire du territoire. Néanmoins, aucun n’était dupe de l’autonomie des individus, car leur droit de défendre leurs intérêts propres pouvait les porter à un égoïsme social et convoyait un risque permanent de conflits, de violences et d’inégalités.

Aux yeux des Libéraux, il n’existait aucune volonté inhérente des individus de vivre ensemble, ils ont donc affirmé que ces derniers développeraient les vertus, dites civiques, de tolérance et de sens du bien commun parce qu’ils déduiraient rationnellement qu’il était de leur intérêt que leur point de vue ne puisse faire loi commune.

Les Républicains, croyant plus en la capacité de transformation de l’être humain, peu porté, selon eux, à obéir et à s’intéresser au sort de ses semblables, préférèrent imposer une éducation des citoyens à ces vertus civiques, dont l’école devint le lieu pivot d’apprentissage. Ils pensèrent que ces vertus guideraient les individus dans leurs relations hors de la sphère politique, mais ils étaient aussi con-vaincus que ces relations, comme l’allégeance et l’obéissance à l’État, s’ancraient dans le sens d’appartenance à une société, à son histoire et à sa culture.

Des changements de paradigme

Tout au long du XIXe siècle et jusqu’à la fin de la Seconde Guerre mondiale, le renforcement du sentiment national (Helly 1997) a été un adjuvant aux mécanismes de contrôle social étatique et de réduction des clivages, antagonismes et divisions créés par les inégalités sociales. Mais une évolution s’amorce à partir des années 1870.

La citoyenneté sociale

Sous l’effet de la transformation industrielle des années 1860-1910, de la pression des contestations populaires et des critiques marxistes et socialistes, les droits politiques des classes dites alors laborieuses sont étendus (Mann 1997) et des mesures de protection sociale publique[1] adoptées selon une évolution que Carr (1945) a dénommée la « socialisation » de la nation. Et, en Europe surtout, se construit à partir de 1875 une nouvelle idée, celle d’une solidarité entre les membres d’une société et d’une nécessaire intervention de l’État en matière sociale et écono-mique (Donzelot 1984).

Cette idée est puissamment réactivée pendant la Dépression, puis par la thèse keynésienne, et les États occidentaux consolident après 1945 une vocation assu-rantielle en organisant une protection contre des risques générés par le marché ou le cycle de vie. S’implante dans chaque pays un État-providence particulier, national, selon des modalités et contextes historiques différents. L’État devient le gestionnaire d’injustices créées par des situations que les individus ne contrôlent pas (maladie, âge, chômage, maternité, vieillesse), c’est-à-dire lorsque la règle de l’allocation des places sociales selon les mérites individuels ne s’applique pas.

La citoyenneté de catégorie essentiellement juridico-politique devient dès lors sociale, selon la terminologie connue de T. H. Marshall (1965, 1975) ; et la solidarité entre catégories sociales et l’obligation de partage sont perçues comme les bases des liens entre les membres d’une société (vue comme une communauté nationale solidaire), alors même que les thèmes de la solidarité nationale et de l’affrontement de nations perdent de leur efficacité.

Les idéologies racistes et expansionnistes de l’Allemagne nazie et de l’Empire japonais ainsi que les idéologies populistes des régimes fascistes italien et espagnol durant la guerre de 1939-1945 ont, en effet, anéanti la légitimité de l’idée de communauté nationale de culture ; et la défense de communautés nationales n’est plus un axe dominant de la politique internationale[2] si l’on excepte le nationalisme d’État gaulliste. De 1945 aux années 1960, de nouvelles frontières divisent plutôt le monde occidental en deux blocs antagonistes, l’un démocratique, l’autre totalitaire. Cette division participe de ce déclin de l’idée de communauté nationale, comme l’armement nucléaire et son contrôle passés dans l’histoire sous le nom de Guerre froide.

Cependant, la nouvelle fonction attribuée à l’État et l’élévation du niveau de vie après-guerre enclenchent des contestations sur d’autres formes de non-respect des mérites individuels, tout d’abord dans le pays où l’État-providence est le moins actif, les États-Unis, puis dans tous les pays occidentaux.

La revanche des communautés particulières

Ces revendications d’égalité inventent une nouvelle interprétation de l’égalité des droits[3]. Elles expliquent le statut social inférieur des Noirs et des femmes non pas à partir des aléas de leur insertion au marché du travail reconnus par l’État-providence ou d’un accès inégal à l’accumulation dénoncé par la gauche, mais en raison d’un rôle assigné par des normes culturelles ; ces normes, en l’occurrence le racisme et le sexisme, sont intériorisées par les individus et souvent institutionnalisées par l’État. Ces demandes mettent en cause la distinction entre société civile et sphère publique en révélant les effets discriminatoires de pratiques des majorités culturelles au sein des institutions publiques et sur le marché du travail[4].

Leur appel au précepte égalitaire des droits et l’importance de leur mobi-lisation transforment la notion de communauté en régime démocratique. D’univers de la contrainte, de la proximité, de l’affectif, du passé, la communauté devient univers de contestation, de mobilisation et actrice à part entière sur la scène politique.

En Amérique du Nord et en Grande-Bretagne, à partir des années 1950, cette mise en évidence d’une faille de l’universalisme abstrait des droits donne lieu à des programmes de discrimination positive en emploi en faveur des populations marquées d’une différence stigmatisante. En ce sens, les États-providence d’obé-dience libérale (américain, britannique et canadien) étendent leur vocation égalitaire à toute population connaissant une relégation sociale à partir de l’appartenance à une communauté de sort, historique ou culturelle. Pendant les années 1960-1970, les États-providence incluent ainsi dans leurs programmes les demandes des nouvelles communautés de sort invoquant des dynamiques culturelles pour expliquer les inégalités qu’elles subissent (Noirs, femmes, minorités dites visibles, immigrés et leurs descendants, homosexuels) ; mais ce processus déleste ces communautés de leur potentiel contestataire et les porte à se réduire à des communautés de l’authentique, de la proximité. Parfois même, ce potentiel n’est qu’entrevu quand des États devancent leurs contestations comme le firent l’État canadien et l’État québécois par l’adoption de politiques de pluralisme culturel (Multiculturalisme 1971, Ottawa ; Plan d’action à l’intention des communautés culturelles 1981, Québec).

D’autres évolutions durant cette période questionnent la définition de la ci-toyenneté comme jouissance de libertés fondamentales et de droits sociaux octroyés par les États-providence, et elles vont transformer à nouveau la teneur de la notion de communauté et la définition du rôle des relations entre individus en dehors de la sphère politique.

Les redéfinitions actuelles

La citoyenneté responsable, sous conditions

Les critiques de l’État-providence keynésien fusent à partir des années 1960 (Crozier 1970 ; Marcuse 1968, 1969 ; Bendix 1970 ; Foucault 1974, 1977) et portent sur divers aspects selon les orientations politiques des mouvements et des auteurs qui les formulent :

  • Répartition inégale des bénéfices de la croissance et maintien des inégalités socio-économiques ;

  • Perte du sens du vivre ensemble au sein d’une société et dépérissement de la vie civique et de l’intérêt politique, l’État-providence déterminant les formes de conflit social et intervenant dans leur résolution ;

  • Dépérissement des organisations intermédiaires de la société civile pour la même raison ;

  • Mode de vie individualiste et disparition de tout sens de la solidarité entre les individus eux-mêmes du fait du rôle assurantiel de l’État ;

  • Homogénéisation culturelle de la société par l’insistance mise sur la capacité de consommation des individus ;

  • Limites du système fordiste[5] et diminution de la rentabilité du capital.

Des courants réformistes proposent de délester l’État de certaines de ses prérogatives et de donner des pouvoirs aux instances locales et à d’autres instances intermédiaires (régionalisation, décentralisation) en vue de recréer une implication de chacun dans la vie politique et un sens de la solidarité et des liens entre citoyens. Ces critiques montrent un désillusionnement à l’égard des possibilités de l’État-providence, mais elles prennent un nouveau sens à la faveur de l’évolution écono-mique des années 1970-1990.

Les conditions nécessaires à l’action des États-providence (plein emploi, croissance démographique, importance et protection du marché national) se modifient sous l’effet de plusieurs facteurs : contestation des pays producteurs de pétrole et hausse du prix de ce produit à partir de 1973 ; expansion continue, industrielle, commerciale et financière des grandes puissances occidentales qui réduisent leurs pratiques protectionnistes pour pallier une baisse de rentabilité du capital ; affirmation d’économies nationales en Asie et en Amérique latine ; faillite de l’économie soviétique à la fin des années 1980 ; non-élargissement de l’assiette fiscale pour faire face aux coûts croissants de la protection sociale provoqués par la libéralisation des échanges, le vieillissement des populations et les changements technologiques qui réduisent le temps de travail et l’utilité de la main d’œuvre peu qualifiée.

Se font jour des pressions inflationnistes des politiques sociales dans un contexte économique producteur de chômage, alors que l’accentuation de la concurrence économique porte à insister sur la flexibilité de la main d’œuvre et sur sa capacité d’innovation et d’initiative. À partir des années 1980, la citoyenneté sociale se trouve critiquée non plus seulement pour son incapacité à réduire les inégalités (comme l’affirmaient les courants de gauche durant les années 1960-1970), mais aussi, selon des courants de droite, pour sa propension à annihiler l’initiative et la responsabilité individuelles. Un débat s’engage sur les droits et les obligations rattachés à la citoyenneté, nourri par d’autres évolutions : détachement de la citoyen-neté et des droits civils et sociaux vu l’octroi de ces derniers aux non-citoyens depuis les années 1970 ; revendications ethniques et nationalitaires ; montée des inégalités ; individuation croissante et multiplication des modes de vie ; moindre influence des référents culturels nationaux (Helly 2000a).

Les courant dits néo-libéraux, incarnés emblématiquement par la New Right américaine, veulent à nouveau faire du « marché une école de vertu » (Kymlicka et Norman 1994 : 360) et de l’inégalité un fait « naturel » et un simple produit d’apti-tudes et d’attitudes. La New Right développe un discours sur la passivité des allocataires d’aides publiques et pose une condition à la jouissance du statut de citoyen et à la reconnaissance comme membre à part entière d’une société : l’ob-tention par tout individu ou chef de famille d’un revenu suffisant pour assurer ses besoins ou ceux de son unité familiale (Mead 1986). Elle condamne les programmes de discrimination positive en raison du sexe, de la race ou de l’origine ethnique, ainsi que la culture de « dépendance » créée par les politiques d’assistance de l’État-providence, la jugeant comme un obstacle à l’application de la thèse de l’égalité selon les mérites. Cette culture serait un handicap et une source de honte pour les individus eux-mêmes et pour la société, écrit Mead (1986 : 240). De plus, elle ne créerait aucun sens d’appartenance collective (Barry 1990 : 43-53). Aussi les personnes recevant des aides publiques doivent-elles être traitées comme les citoyens assurant leur autonomie financière et faire montre de responsabilité sociale en assumant des travaux justifiant les revenus qu’elles reçoivent de l’État (Mead 1986 : 12-13). Ce faisant, cette école de pensée affirme que la citoyenneté sociale n’est plus acquise pour tous mais dépend des aptitudes des individus à la responsabilité sociale ainsi que des disponibilités financières de l’État. Les droits sociaux peuvent être amputés ou suspendus selon les ressources budgétaires publiques.

L’influence de ce courant se lit lorsque les gouvernements occidentaux, majo-ritairement socio-démocrates, adoptent un discours « entrepreneurial » et modifient leurs politiques sociales. Les États, américain en 1997 et canadien en 1996, resserrent l’admissibilité aux programmes d’allocation de chômage, mais sans créer d’emplois pour absorber les travailleurs renvoyés ainsi sur le marché du travail (Jenks 1997 ; Solow 1998). Les États québécois, français et britannique créent des programmes d’insertion au marché du travail et de formation professionnelle pour les jeunes allocataires d’aide sociale, qui doivent les suivre sous peine de voir leurs prestations diminuées. Ces programmes sont présentés comme des moyens pour les jeunes de participer activement à la vie sociale et d’acquérir une éthique du travail, une auto-suffisance et le sens de la responsabilité personnelle et sociale. Ils sont décrits par leurs détracteurs comme une assignation à des emplois mal rémunérés et non désirés par les autres travailleurs. Et pour ne donner qu’un seul exemple récent de ce discours sur la nécessaire responsabilisation sociale des individus, un commentaire paru dans Le Monde lors de la création en mars 2000 d’un ministère délégué à la Famille et à l’Enfance :

La gauche doit inventer une nouvelle manière de gérer la politique familiale. Le gouvernement s’est trouvé à plusieurs reprises confronté à des crises liées au comportement des jeunes : violences scolaires, délinquance juvénile, et des débats ont eu lieu sur la manière selon laquelle avaient été éduqués ces jeunes pour conclure que certaines familles n’assument pas leur fonction éducatrice au point que la cohésion sociale s’en trouve menacée.

Subtil 2000 : 1

Selon ce nouveau paradigme, l’aide de l’État est conditionnée à la manifestation d’une responsabilité d’insertion socio-économique. Les non-nantis, dénommés « pauvres », « exclus », « inadaptés », doivent faire preuve de la même capacité d’autonomie que les citoyens plus nantis, et la culture et la psychologie d’un individu deviennent des facteurs importants de sa capacité de construire sa place sociale.

Ce faisant, est inversée la logique de la citoyenneté sociale voulant que la réparation de toute inégalité soit une responsabilité collective, et est dénié le principe premier du lien citoyen, la jouissance du statut de membre de la communauté politique en dehors de toute considération sur la condition socio-économique détenue (Plant 1991 ; Mulgan 1991). La citoyenneté perd son sens originel (droit de partici-pation aux décisions politiques), elle entraîne une obligation d’autonomie matérielle et une conscience d’un bien commun et du vivre ensemble, comme si les individus étaient devenus étrangers à toute idée de communalité ou de collectivité. Certaines observations étayent la nécessité de cette nouvelle définition : désaffection des individus à l’égard de l’État ou de leurs semblables, perte du sens de vivre en société, conception du citoyen comme simple consommateur de droits et de services gouvernementaux, baisse d’intérêt à la vie politique exprimée par la hausse de l’abstentionnisme aux élections, faible recrutement des partis à large mobilisation populaire (Scarrow 1999), effacement de la notion de devoir vis-à-vis de la société et de l’autorité de l’État (Joffrin et Tesson 2000).

La communauté de vie locale

Ce débat sur la citoyenneté s’accompagne, à partir du début des années 1990, d’une multiplication de programmes et documents publics visant à donner un nouveau souffle au sens d’appartenance sociétale[6] et à la cohésion sociale[7] (Helly 1999). Un des moyens entrevus à cette fin est de redonner vigueur aux organisations de la société civile, particulièrement aux organisations ancrées localement qui, seules, est-il postulé, peuvent restaurer un sens du vivre ensemble et une responsabilisation sociale des individus. Un postulat divulgué par l’école de pensée communautarian, fort critique du formalisme des droits du libéralisme politique (Sandel 1982), sous-tend cette proposition (Helly 2000a), la thèse dite social thesis qui fait front contre la thèse libérale.

Les auteurs du libéralisme, classiques et contemporains, valorisent la pluralité culturelle de la société civile, preuve manifeste du respect de la liberté et de la particularité de chacun. Ils ne nient nullement la réalité de l’enracinement historique, culturel et social de l’individu. Leur postulat est autre (Holmes 1994) : l’individu a la capacité et donc le droit d’évaluer, de juger, d’accepter ou de refuser les valeurs, projets et normes de son environnement social et culturel. Aussi le libéralisme politique rejette-t-il toute primauté des attaches données par la naissance, la coutume et l’appartenance à une communauté de vie, ainsi que toute idée de communauté de culture ayant préséance sur les préférences et les jugements individuels et sur la possibilité d’organiser rationnellement la vie ensemble. Il voit dans pareille communauté une source possible d’autoritarisme et de démagogie.

L’école communautarian veut, au contraire, saper l’idée moderne de la rationalité comme base du contrat social, politique, entre les individus. Elle réfute l’idée selon laquelle un individu est par nature une entité autonome, capable d’ac-tions et de choix sans interférence des autres, c’est-à-dire une entité existant avant la société où elle exercerait sa rationalité. Un individu est, au contraire, une personne qui se construit et devient une entité individualisée dans l’interaction avec d’autres, et sa capacité d’être un individu doit être confirmée et reconnue par d’autres. La liberté, selon ce raisonnement, est une compétence à actualiser au sein d’un envi-ronnement social, un groupe, une communauté ou une société.

Par exemple, pour Taylor (1989), toute identité est définie par des engage-ments qui dessinent un cadre, un horizon à partir duquel, cas par cas, chacun définit ce qui est bon pour lui-même et pour les autres. L’identité ressort de cadres de référence, de sens, de pratiques, de relations et de liens présents dans le milieu de vie de chacun et non de décisions d’un individu a-historique et abstrait. Aussi tout individu libre qui s’affirme le fait-il dans un milieu socio-culturel et a-t-il l’obligation de soutenir le groupe, la communauté ou la société qui rendent son affirmation possible. De manière similaire, pour Walzer (1980 : 12-13), la liberté individuelle est toujours mise en œuvre dans des contextes particuliers, car un individu n’existe qu’en inter-action, fait des choix et formule des jugements selon l’environnement social et culturel qu’il connaît et non simplement selon un calcul rationnel. Les intérêts et les décisions d’un individu dépendent de ses attaches sociales, notamment à sa communauté de vie, vu qu’il se constitue comme personne dans et par rapport à un milieu social concret, historique.

De cet enracinement socio-historique incontournable de l’individu et d’une psychologie de l’identité comme expérience ou inter-reconnaissance et non simple conscience ou construction personnelle, sont tirées des conclusions sur la formation d’une représentation du lien collectif. Un sens du vivre ensemble naît de la partici-pation effective aux décisions d’une communauté de vie vécue. Pour Walzer, les organisations locales constituent les lieux où se forgent la notion de responsabilité mutuelle et le sens civique. Associations, syndicats, églises, clubs et toute organisa-tion à l’échelle du lieu d’habitat ou de travail sont les terroirs de cette forme de participation créant un sens du bien commun et donnant une réalité au lien politique, citoyen. Et il faut reprendre à l’État les attributions qu’il s’est données dans la gestion locale. Ce rétablissement permettra de contrer les forces du marché et de la mondialisation génératrices d’atomisation et d’égoïsme des individus. Il en est de même pour Barber (1984) qui, quant à lui, insiste sur la création d’assemblées locales nanties de pouvoir politique.

Au nom de cette nouvelle qualification de la communauté de vie locale et de la nécessaire responsabilisation sociale des individus, nombre de programmes publics sont créés au fil des années 1980-1990 (Helly 1999, 2000b). Ils visent une activation de la vie locale par la délégation à des organisations privées ou semi-privées de la gestion de « problèmes sociaux » : dégradation de l’habitat, délinquance juvénile, violence urbaine, décrochage scolaire, recherche d’emploi par les chômeurs, itinérance. Ces programmes sont souvent présentés comme une démocratisation du fait de la décentralisation des agences d’aide publique de l’État, ou comme une habilitation au contrôle (empowerment) de leur milieu de vie par leurs clientèles, ce qu’ils sont rarement selon les critiques de Plant (1991) et de Rustin (1991). Et en France, cette action sociale de proximité, au plus près des habitants, est présentée comme une utilisation maximale de tous les leviers de l’action publique et asso-ciative en vue de faire renaître des solidarités spontanées, de restaurer un climat de confiance dans les relations sociales et de reconstruire le lien social ; une revalori-sation de la fraternité est parfois aussi invoquée (Borghetto 1997).

Réseaux et capital social

Une autre école sociologique, fort entendue par les agences internationales de développement et également en Amérique du Nord, notamment par les instances fédérales canadiennes (Jenson 1998 ; Helly 1999, 2000c), participe de cette revalori-sation de la société civile, de l’implication locale et de l’importance des relations sociales privées. Elle insiste sur la notion de capital social, laquelle se réfère aux réseaux, relations et normes qui facilitent l’action collective et permettent la colla-boration et la réciprocité, les bases d’une interaction pacifique entre individus. Ce concept a été avancé par Coleman (1985) et repris par d’autres auteurs, dont Fuku-yama (1995) et Putnam (1993, 1995, 2000).

Une étude comparative sur l’efficacité des gouvernements régionaux italiens datant des années 1970 (Putnam etal. [1976] 1993) constitue le pivot des propo-sitions du courant insistant sur le concept de capital social. Cette étude montrait, selon ses auteurs, que plus dense était l’affiliation des citoyens à des organisations privées (associations, clubs, églises) et à la vie politique, plus efficace était le fonctionnement de ces gouvernements et plus élevés le niveau de tolérance des individus et leur attachement à l’idée d’égalité.

Selon ce courant, le tiers secteur et le monde associatif à vocation sociale sont des écoles de citoyenneté, car ils sont les lieux mêmes de la formation de l’idée de responsabilité collective ; et, s’ils étaient subventionnés par l’État, ils permettraient la multiplication de partenariats entre les secteurs public et privé en vue de gérer des « problèmes sociaux », locaux principalement.

Enfin, ce courant conclut que plus forte est la participation sociale et asso-ciative, plus les individus développent un sens des intérêts et des enjeux communs, de réciprocité, de vivre ensemble, ainsi qu’une confiance les uns envers les autres. En effet, des relations en face-à-face imposent une responsabilité de la parole prononcée, ainsi que la prise en compte de l’interlocuteur[8], et les notions de trust (confiance) et de connectedness (mise en réseau) sont des indicateurs de la possible multiplication de relations sociales utiles à l’apparition d’un sens d’intérêt collectif et d’appar-tenance. La participation associative devient, selon cette école, un aspect premier de la formation d’un lien sociétal et le sens d’un vivre ensemble dépend de la densité des relations sociales tissées au sein du milieu de vie. Et la participation à des réseaux à l’échelle de la parenté, du voisinage, de la zone de résidence, des milieux de travail et de loisir et des affiliations culturelles, religieuses, politiques deviennent des indicateurs d’insertion sociale positifs.

Il en est encore déduit qu’une aide financière publique à l’univers associatif, la promotion de la valeur d’entraide et la création de corps d’animateurs sociaux pourraient contrer la tendance des générations nées depuis les années 1950 à une faible implication dans leur milieu de vie. En une période de marginalisation et de désaffiliation sociales des populations peu qualifiées sur le marché du travail, de réduction du coût des politiques sociales et de délégation de compétences de l’État, on ne peut pas s’étonner du succès de ces idées qu’accompagnent presque toujours les thèmes de la cohésion sociale et de l’utilité sociale.

L’argumentation actuelle de ce courant est d’établir des corrélations entre capital social et état de santé des populations, gestion des problèmes sociaux locaux, comportements utiles à une préservation de milieux écologiques, réduction de tensions au sein des entreprises, diffusion des innovations technologiques ou encore qualité de la vie locale. Putnam (2000, 2001) constate aux États-Unis une corrélation statistique entre le fort capital social montré par certaines populations et leur bien-être (meilleur état de santé, plus haute performance scolaire des enfants, moindre taux de criminalité violente dans les zones de résidence, plus faible propension à l’évasion fiscale ou encore des inégalités sociales moins fortes). Mais cela ne signifie nullement qu’existe un lien de cause à effet entre la détention de ce capital social et ces divers phénomènes. L’auteur le reconnaît en partie.

Citoyenneté et espace politique

D’autres courants de pensée ont réactivé l’idée d’une importance centrale de la communauté locale de vie à partir de constats sur la transformation des lieux de l’exercice des droits et de la citoyenneté. La réduction de la marge de manœuvre des États en matière de politiques monétaires et économiques dans le contexte de la mondialisation des échanges, l’application du principe de subsidiarité, les pratiques de décentralisation et l’influence croissante d’instances de décision locales, tout cela fait que la communauté politique a changé de territoire (Held 1991, 1993). Le territoire géré par un État n’est plus l’unique territoire de référence pour les indivi-dus, et l’on parle de citoyenneté urbaine (Lustiger-Thaler 1993 ; Garcia 1996 ; Soysal 1997 ; Holston 1999 ; Isin 1999 ; Isin et Siemiatycki sous presse) et de citoyenneté locale. Car là, à l’échelle du milieu de vie (ville, voisinage et quartier), se déroulent les interactions entre individus et citoyens, et désormais se nouent les conflits de pouvoir et se joue leur négociation.

De manière parallèle, la délégation de pouvoir des États centraux à des instances de décision internationales (Fonds monétaire international, Banque mon-diale, tribunaux d’arbitrage commercial) et la constitution d’organisations civiles de même échelle contestant ou appuyant leur action dévoilent de nouveaux espaces pour l’exercice des droits individuels et la participation politique. L’on parle de citoyen-neté mondiale ou transnationale (Rosenau 1995). Pour d’autres auteurs (Soysal 1994), la référence à un territoire national étant illégitime et en désuétude, la notion d’une citoyenneté résidentielle ou postnationale doit s’imposer, selon laquelle toute personne vivant sur le territoire sous l’égide d’un État doit voir respecté l’ensemble de ses droits, civils, sociaux, politiques, quels que soient son statut (citoyen, résident ou citoyen de plusieurs États) et son origine raciale, culturelle, religieuse et sociale.

Des questions

La revalorisation des communautés de vie locales et des relations sociales hors de l’univers politique codifié par le précepte de la citoyenneté soulève nombre d’interrogations à une époque où les nouvelles gauches au pouvoir parlent plus d’égalité des opportunités que de réduction des inégalités et où elles ont repris des thèmes de droite : esprit d’entreprise, mérite, compétitivité économique, supériorité de l’économie de marché et équilibre budgétaire. L’accumulation des dettes publiques est dite, par exemple, contraire à la justice sociale par les socialistes français, allemands et britanniques, car elle conduit à une politique antidistributive, les impôts des travailleurs servant à payer des intérêts aux rentiers ; elle rend l’État incapable d’assumer ses missions sociales et, enfin, elle constitue une pratique mo-ralement condamnable en hypothéquant l’avenir des générations futures. Le nouveau localisme des politiques publiques, notamment des politiques sociales, fait-il partie intégrante de l’objectif de réduction de leur coût?

Par ailleurs, cette revalorisation des communautés de vie locales s’ancre dans deux questionnements chez les chercheurs.

L’un concerne les fondements d’une coexistence pacifique et équitable entre les membres d’une société, ainsi que la volonté et la capacité de ces derniers non seulement d’une autonomie de pensée et d’action mais aussi d’allégeance à l’égard de l’État. Les réponses apportées à cette interrogation reposent essentiellement sur l’idée de responsabilité sociale. Soit le citoyen devient conscient que tout un chacun doit contribuer à la vie économique et sociale et que tout droit accordé par l’État correspond à une obligation, à une contre-partie, et la solution avancée est volontariste. En réalité elle est le plus souvent contraignante comme l’illustrent les mesures visant à responsabiliser les personnes qui dépendent des programmes sociaux, bien qu’il soit vrai qu’on ne peut oublier les mesures obligeant les entreprises à respecter des normes écologiques et des conditions de travail. Soit, seconde solution, l’individu devient citoyen responsable par l’inclusion soutenue dans des relations et cercles de vie proches où il développe un sens d’appartenance collective, des attitudes et des comportements de réciprocité et de tolérance, et l’idée d’intérêt commun.

Cette dernière vision veut supposer que la paix sociale repose autant, sinon plus, sur un sens d’appartenance à une communauté de vie, quelle que soit son échelle, que sur un partage équitable des richesses, des droits et de la reconnaissance. Cette idée n’est encore nullement prouvée mais plutôt invalidée par l’histoire, comme l’ont illustré les contestations des minorités noires, ethniques et des mouvements féministes qui, au nom même de leur appartenance sociétale, ont de-mandé des droits particuliers.

De surcroît, cette idée véhicule un postulat. Les associations ou tout autre regroupement au sein de la société civile seraient des écoles de vertu civique alors qu’elles peuvent tout autant être des écoles de conformisme, d’autoritarisme et d’intolérance, des lieux où l’on se soustrait à la collectivité ou encore des lieux où prévalent des coalitions d’intérêts égoïstes. On peut aussi se demander pourquoi des consensus seraient plus aisément atteints à l’échelle locale qu’à l’échelle de parlements nationaux à moins d’admettre le fort contrôle social qu’implique tout face-à-face au sein de communautés de vie, toujours exposées au pouvoir de majorités culturelles, morales ou politiques.

Enfin, autre postulat, ces demandes de réactivation d’un sens d’appartenance collective et du lien citoyen à travers une participation active à des organisations de la société civile reposent sur l’idée que le politique serait le lieu où les citoyens s’affrontent uniquement selon leurs intérêts immédiats, corporatistes, économiques, communautaires, culturels. Mais actuellement, le sens de l’unité de la société que les citoyens devraient ressentir se serait effondré, le politique ne serait plus la sphère de la négociation pacifique et raisonnée des tensions sociales en raison des effets atomisants du marché qu’accentue la mondialisation économique. Il suffirait de regrouper les individus en de nouvelles unités de coopération au sein de leurs milieux de vie pour qu’ils acquièrent à nouveau le sens d’un intérêt général. Pareille conception participe de l’idéologie du consensus démocratique. Pourtant, comme les conflits d’intérêts se reproduisent et s’expriment sans cesse en régime démocratique, la définition du bien commun relèverait plus de la capacité à reconnaître la permanence et l’inévitabilité des contestations que de l’harmonisation rationnelle des points de vue adverses (Mouffe 1993). Le politique est plus sujet à litige sur la question de l’égalité, comme lorsque les femmes posent la question de savoir si le travail domestique ou la maternité sont affaire privée ou sociale, ou lorsque les Noirs américains se déclarent des citoyens à part entière.

Selon cette conception du politique comme partage structurellement inégalitaire du pouvoir, parler d’une communalité des citoyens, nationale ou locale, paraît fallacieux tant que les fondements de l’inégalité sociale et politique ne sont pas abordés. Et le déni d’égalité à l’exercice du pouvoir ne paraît pouvoir se résoudre par une responsabilisation des citoyens de leurs conditions de vie locales, à moins de vouloir croire que le politique n’est qu’administration de tensions sociales. Pareille idée de responsabilisation, surtout divulguée à l’intention des catégories sociales défavorisées ou peu productives, pourrait n’être qu’une forme nouvelle, souvent locale, de régulation ou d’encadrement.

Le second questionnement est centré sur la question d’un déficit démocratique dans le contexte de la mondialisation économique. La réponse apportée dans ce cas est la revitalisation des communautés de vie, d’expérience et d’intérêts comme des lieux de décision et de débat politiques. Cette réponse semble entérinée par le nombre de collectifs, de regroupements et d’organisations locales, nationales et transnationales qui militent et agissent en vue de s’approprier la définition d’enjeux qu’ils estiment communs à tous les citoyens et qui se heurtent souvent à des intérêts organisés ne semblant guère œuvrer au bien commun. Les enjeux en cause sont par exemple la santé publique, la défense de l’environnement ou les décisions des instances internationales en matière de commerce et d’abaissement des tarifs et des frontières.

Mais pour que pareille démocratisation survienne et se fortifie, encore faut-il que ces collectifs, regroupements et organisations demeurent indépendants de l’État. La redéfinition du rôle de l’État depuis près de vingt ans veut désormais que les politiques publiques démontrent performance, flexibilité, réactivité et adaptabilité, délèguent nombre d’interventions à des acteurs privés, coordonnent l’action des acteurs privés et publics et favorisent la participation des premiers à la gestion publique. Nombre d’instances publiques locales et d’organisations non gouverne-mentales sont ainsi actuellement en charge de la conception et de la gestion de services autrefois rendus par l’État ; mais elles ne sont pas réellement redevables de leur action aux citoyens ou aux parlements et on ne sait pas si l’intervention d’organismes implantés à l’échelle de communautés de vie locales réactive le sens d’appartenance collective et du bien commun, but pourtant affirmé de cette mutation du fonctionnement des services publics.

On peut aussi penser que ces interventions visant l’animation et la participation à la chose publique d’instances des communautés de vie locales ouvrent des espaces de conflit, de contestation et de négociation dont les potentialités n’ont pas encore été révélées.

Enfin, dernier commentaire, on peut s’interroger sur la nouvelle représentation de la société que promeuvent les technocraties d’État actuelles dans leur gestion des problèmes dits sociaux qu’elles délèguent à des instances locales.

La vision de l’unité d’une société s’enracinant dans une morale de la respon-sabilité, une implication et une participation des acteurs privés, et l’accent mis sur une explication des places sociales selon la seule capacité individuelle induisent un nouveau dessin de la société ; il ne s’agit plus d’une structure verticale et hiérarchisée, mais d’une mosaïque circulaire comportant un centre performant et des marges où sont regroupés les individus peu aptes à répondre à l’impératif de l’autonomie et à remplir leurs devoirs sociaux, ou les refusant. Dès lors, le regain d’attention pour le rôle et la nature des communautés de vie locales et des relations sociales tissées au sein de la société civile peut signifier deux choses : le déni des hiérarchies sociales et le retour de la primauté des logiques individuelles sur les logiques structurelles pour expliquer les places sociales ou la constitution de nouveaux espaces de décision et de contestation politiques. La problématique des rapports entre individu, société civile et pouvoir économique et politique a toujours été au cœur des sciences sociales ; la rhétorique de la communauté locale et de la responsabilité sociale ne fait que manifester une mutation de ces rapports. Cette mutation elle-même reflète l’importance centrale des marchés extérieurs dans les économies actuelles, la redéfinition du rôle des États, l’exigence d’une nouvelle performance de la main d’œuvre sous l’impact de nouvelles technologies, la montée de puissances industrielles dans certains des pays dits jusqu’alors périphériques (Chine, Brésil, quatre Dragons par exemple), ainsi que la différenciation des modes de vie, le déclin des allégeances nationales et la divulgation de l’idéologie des droits individuels.