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On couche toujours avec des morts

Léo Ferré

Les études déjà classiques de Philippe Ariès, d’Edgar Morin, de Jean Ziegler ou encore de Louis-Vincent Thomas ont souligné, chacune à sa manière, les variations historiques et anthropologiques des rapports sociaux engendrés par le défunt. Mais la façon de considérer le mort conditionne également les liens entre ceux qui restent. Aussi Patrick Baudry invite-t-il à une réflexion globale sur l’idée de société. Dans un aller-retour stimulant entre les sociétés traditionnelles, notamment africaines, et les sociétés occidentales, l’auteur repère et explique les mutations contemporaines. Plusieurs idées convenues, ou mal comprises à la lecture des travaux antérieurs sur la question, sont, au passage, clarifiées. Ainsi, Baudry démontre que l’on ne partage pas avec les morts dans la société africaine, qu’il ne saurait y avoir de familiarité, mais qu’au contraire des relations complexes de mise à distance sont instaurées. Davantage qu’un déni de la mort, la modernité invite, quant à elle, à une confusion entre vie et mort qui paraît justement dangereuse à l’auteur. L’écart proposé par le rituel permet ordinairement à l’individu d’éviter d’être totalement démuni devant l’absurdité et l’incompréhension qui le submerge face à la mort. La théâtralité de la mise en scène permet d’affronter une situation en communiquant sur l’incommunicable. Il s’agit d’avoir la possibilité d’une parole. La ritualité funéraire n’est donc pas qu’une gesticulation stupide et vide de sens, même si elle l’est aussi, elle permet d’établir d’une autre façon le liant social entre les individus et de situer le mort quelque part vis-à-vis de soi-même. Cet investissement distancé dans le rituel ne produit pas du sens mais permet d’affronter le non-sens. Aussi les gestes du corps ne sont-ils pas à analyser pour eux-mêmes, mais pour ce qu’ils permettent de communiquer au-delà de ce qu’ils disent dans l’immédiat. On ne saurait par conséquent comprendre les ritualisations en faisant des relevés mécanistes des enchaînements de gestes. Du reste, l’auteur montre que les ritualités se transforment et ne sont pas figées dans des structures immuables. Ce qui importe est d’en saisir les dimensions collectives. On prend ainsi la mesure de la complexité de ce qui se joue dans les rituels et de la prétention un peu vaine à vouloir en inventer de nouveaux. Les dimensions du rituel vont au-delà de formalisations conceptuelles consciemment construites.

La mise en suspens du rituel est également liée aux phénomènes de croyance. À ce sujet, l’auteur peut judicieusement faire remarquer combien certains investissements modernes ne fonctionnent plus. Comme si nous ne pouvions plus directement nous y investir, le rite devient un jeu ritualisé du rite. Faisant en quelque sorte acte de présence dans une ritualité dans laquelle il n’est plus investi, l’individu assiste à sa propre assistance. Ce décalage conduit inévitablement à un rite qui n’a plus prise sur l’événement, mais aussi aux sentiments de malaise couramment ressentis, à la sensation « de faire du cinéma », au moment où l’on est confronté aux tensions dramatiques de l’existence. Sans doute est-ce cela, phénomène social nouveau, qui conduit des familles à enterrer leur mort confidentiellement, dans la plus extrême solitude. Alors que l’enterrement était un temps de participation collective dans les sociétés traditionnelles, il peut devenir un acte de réclusion. C’est le positionnement de soi vis-à-vis du défunt qui a changé. Comme le montre Baudry, il s’agit de déterminer la place des morts, qui conditionne les formes du rapport social entre vivants.

C’est la culture elle-même, son socle et sa possibilité d’existence, qui vient s’enraciner dans la ritualité. D’où l’importance de la réflexion sur le rite que propose l’auteur. La mise en commun oblige à un échange autour de ce qui n’est pas partageable. Il s’agit de mettre en scène l’indicible et de mettre en sens ce qui échappe au registre de la signification. En tenant à distance les défunts, on détermine l’espace des vivants. Est assignée une place au mort pour neutraliser son étrangeté radicale et affronter l’effondrement qu’il engendre. Il ne s’agit donc pas d’accepter la mort ou de la résoudre, de « la gérer tel un problème », mais de construire un espace des morts qui permet d’établir une mise à distance nécessaire. Le refus de la mort, essentiel à toute culture, qui nécessite de la situer dans une extériorité, est en crise dès lors que l’on envisage une continuité entre le monde des vivants et celui des morts. Baudry dénonce à ce propos les errances des discours contemporains sur le rapport à la mort et fournit des clés pour penser la relation dans ce qu’elle a de fondamental. La mise en société que permet le rituel s’estompe de plus en plus derrière les bricolages individuels et les « petits arrangements de chacun avec ses morts ». En pointant la dérégulation du rapport symbolique à la mort, Baudry met en garde contre les signes de porosité entre la vie et la mort, notamment dans ce qui s’invente actuellement, à savoir la prise en charge individuelle de sa propre mort ou la délégation à des spécialistes qui professionnalisent les liens funéraires. L’auteur aide à penser la nécessaire séparation et l’articulation incontournable entre le monde des vivants et celui des morts. À cette seule condition, selon lui, l’humanité est possible. Bien d’autres réflexions sont proposées dans cet ouvrage stimulant, notamment sur le rapport aux objets du défunt et à la transmission, sur la mémoire et le souvenir qui doivent composer avec l’oubli et la trace, sur la parole et le silence qui accompagnent le recueillement, sur le regard échangé ou porté sur la photographie de celui qui n’est plus. Une réflexion fondamentale sur l’être et le rapport à l’altérité, mais aussi, pour la discipline, une contribution importante sur le lien social.