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S’il existait vraiment une géographie historique, le plus haut problème que cette discipline aurait à poser, ce serait sans doute celui que, par leur existence même, posent les grandes nations.

Lucien Febvre (in Vilar 1962 : 29)

Cette remarque de Lucien Febvre est restée longtemps, en France, sans écho notable. Les thèmes de la nation et de son excroissance idéologico-politique, le nationalisme, ont souffert manifestement d’avoir été négligés par les sciences sociales, du moins par certaines de leurs composantes. Quand ils ne ressortissent pas de l’ordre de la pensée inachevée, voire de l’impensé (ou pire de l’impensable!), ils rencontrent l’obstacle d’une vieille division du travail au sein des sciences sociales : objets de prédilection pour l’histoire, la philosophie, le droit et les sciences politiques, très peu abordés par la sociologie et l’anthropologie. La situation a commencé à s’inverser avec les travaux de Fernand Braudel (1990) et de Pierre Nora (1986) sur « l’identité française » ; avec l’organisation d’un symposium international sur Nations, nationalismes et transitions. XVIe-XXe siècle, par lequel les organisateurs (appartenant au Centre de Recherches d’Histoire Comparée des Transitions) souhaitaient « repenser les grandes questions que sont la genèse, l’évolution, les caractères des identités nationales et des mouvements nationaux : ceux de l’époque moderne du XVIe au XIXe siècle en Europe et ailleurs, aussi bien que ceux d’aujourd’hui » (Lemarchand et Mazauric 1993 : 13) ; avec les travaux de Dominique Schnapper (1990 et 1994) sur le sentiment national, de Daniel Fabre (1996), de Gil Delannoi (1999), de la revue Clio (2001) et les nôtres (Bidart 1991 et 2001) ; avec les contributions consacrées au thème national par des revues telles que Genèses (sciences sociales et histoire) avec un numéro intitulé « Le National » (1991)[1], le Débat (1995) et sa série d’articles traitant de la « Nation : entre dépassement et reviviscence ».

Les conflits de l’ex-Yougoslavie et du Rwanda et leurs indicibles horreurs n’ont pas manqué de mettre à nu nos faiblesses analytiques, nos blocages épistémologiques, nos méconnaissances, nos cécités, la légèreté voire la fausseté de nombre de lieux communs, de même qu’y ont été transgressées les règles acceptables de la guerre, et celles habituelles de la diplomatie. Nous avons noté, à notre grande surprise, combien et comment les heurts politiques ou culturels exacerbent le sentiment ethnique (et non l’inverse) ; nous avons découvert la formation d’un type nouveau de nationalisme postcommuniste né du glissement de l’ancien appareil de direction communiste vers une idéologie ultra-nationaliste utilisant le « nettoyage ethnique » comme argument politique ultime, alors que ce procédé fut inventé par le régime fasciste d’Ante Pavlevic contre les Serbes de Croatie. Enfin, nous avons (re)découvert que la Yougoslavie recouvrait en réalité une demi-douzaine de nations. Nous avons amorcé la construction européenne sans nous interroger sur le devenir des États-nations entendus implicitement comme des évidences historiques — les uns pariant sur leur maintien, les autres sur leur déclin — en « oubliant » aussi peut-être que, sur le plan géopolitique, l’Europe compte bien plus de nations ou d’entités ethno-linguistiques qui revendiquent une vocation nationale que d’États. Et l’on notera à ce propos, à travers l’analyse de discours et des pratiques des mouvements nationalistes, que ceux-ci utilisent souvent l’idée européenne non comme un projet culturel et politique positif, mais comme un instrument politique contre les États-nations établis.

L’héritage

L’étude diachronique du traitement inégalitaire du thème national au sein des sciences sociales en France est ici bien instructive, car elle montre, s’il en était besoin, l’étroite dépendance de ces sciences à la société qui les produit mais aussi les conformismes de pensée, les limites, les réflexions non abouties, les manières de construire les objets scientifiques. À cet égard, la présence très sensible du thème national dans la pensée historique du XIXe siècle ne fait que traduire une double exigence du moment et l’étroite articulation entre la politique et la science : la connaissance du fait national, d’une part, sa défense et son illustration, d’autre part. En relevant fondamentalement des domaines de la conscience et de l’action collectives (celle-ci « travaillant », selon les cas, la langue, le territoire, l’histoire, etc.), le fait national est un sujet ou une réalité difficile à cerner tant sont grands parfois les écarts — même pour les nations consacrées par une structure de type étatique — entre la rhétorique nationale des élites dirigeantes et la réalité de son incarnation sociale. On doit rappeler que la nationalisation de l’espace social français s’achève, selon une opinion partagée par les experts, avec la Première Guerre mondiale dont la puissance symbolique due à l’objectivation d’un ennemi extérieur et au fait de verser le sang a eu un effet agrégateur majeur. Cette difficulté dans la manière même de qualifier la nation explique la diversité des métonymies nation-patrie-État, nation-nationalisme-nationalité, observables dès le XVIIIe siècle[2], de même qu’auprès des représentants éminents des sciences sociologiques et anthropologiques comme Durkheim (1969), Mauss (1969) ou Halbwachs (1963). Dans le domaine des productions historiques (il vaudrait mieux parler de philosophie de l’histoire), il y a concomitance entre la formation de la science historique moderne et de l’avènement de la nation (d’abord en tant que projet national) ; plus précisément l’histoire participe à la construction de l’imaginaire national, modélisé en France par les Lumières selon les principes de la raison éclairée et de l’universalité de la langue et de la culture françaises, tandis qu’en Allemagne, l’Aufklärung, par réaction aux prétentions des Lumières françaises, le conçoit, grâce aux contributions de Herder, de Fichte et de Humboldt, en particulier, dans une germanité vivifiée par le protestantisme et magnifiée par les qualités de la langue allemande (celle-ci dépassant la langue française rendue aride par l’impérialisme de la raison). La plupart des nationalismes Est-européens du XIXe siècle[3] ont développé une approche herderienne de la nation identifiée avec le « génie du peuple » (Volksgeist), à opposer à une autre nation supposée supérieure.

La puissance du discours national, des politiques de socialisation du fait national et de son articulation avec l’idéal républicain peuvent, nous semble-t-il, expliquer la faiblesse de la contribution des sciences sociales naissantes malgré les pétitions de principe des fondateurs. C’est qu’investie d’une mission de connaissance de la société industrielle nouvelle, elles doivent aussi produire les normes de la cohésion sociale, délaissant celles relatives à la cohésion nationale. C’est ainsi que Durkheim propose des réflexions plutôt élémentaires et incertaines au détour de débats tenus en 1905 avec Vidal de la Blache, Paul Desjardin, Arthur Fontaine et d’autres, autour des thèmes de « nation », « patrie », « peuple », publiés dans libres entretiens, en précisant que :

[…] le procédé le plus sûr serait de laisser de côté les mots usés dans la circulation et d’y substituer des mots neufs auxquels on conviendrait de prêter un sens bien défini. [Il y a] des groupes humains qui sont unis par une communauté de civilisation sans être unis par un lien politique. On pourra par exemple appeler nationalités, ces groupes qui sont ou d’anciens États qui n’ont pas renoncé à se reformer ou des États en voie de formation. Il y a des cas où les deux groupes se confondent, comme en France, où le même groupe est à la fois État et nationalité. Dans ce cas, je propose le mot nation.

Durkheim, cité par Noiriel 1991 : 78

Son positivisme et ses exigences morales et républicaines le poussent à aborder (ou à l’esquiver?) la nation plutôt comme nationalité que nationalisme, concept auquel il semble préférer celui de patriotisme. Dans L’éducation morale (Durkheim 1963), il dégage trois éléments de la moralité : l’esprit de discipline, l’attachement aux groupes sociaux et l’autonomie de la volonté ; la société est pensée en termes de « personnalité collective », mais difficilement appréhendée dans un prolongement national. Au demeurant, la nation passe aux yeux de Durkheim pour une réalité intermédiaire, dépassable, inférieure aux « fins morales » :

Par-dessous les petites tribus d’autrefois, se sont fondées les nations ; puis les nations elles-mêmes se sont mêlées, sont entrées dans des organismes plus vastes. Par suite, les fins morales des sociétés ont été de plus en plus en se généralisant. Elles se détachent toujours davantage des particularités ethniques ou géographiques [...]. Or, les fins humaines sont encore plus hautes que les fins nationales les plus élevées. N’est-ce donc pas à elle que doit revenir la suprématie? […] Mais comme, en fait, l’homme n’est complet que s’il appartient à des sociétés multiples, la moralité elle-même n’est complète que dans la mesure où nous nous sentons solidaires des sociétés diverses dans lesquelles nous sommes engagés (famille, corporation, associations, politique, patrie, humanité). Toutefois, comme ces différentes sociétés n’ont pas toutes une égale dignité morale, parce qu’elles ne jouent pas toutes un rôle également important dans l’ensemble de la vie collective, elles ne sauraient tenir une place égale dans nos préoccupations. Il en est une qui jouit sur toutes les autres, d’une véritable prééminence, et qui constitue la fin par excellence de la conduite morale, c’est la société politique ou la patrie, mais la patrie conçue comme une incarnation partielle de l’idée d’humanité.

Durkheim 1963 : 64 et 68

Son collègue Marcel Mauss se fait nettement plus explicite et plus entreprenant en rappelant fréquemment la place de l’appartenance nationale dans les conduites sociales et en accordant au thème de la nation une série de réflexions réunies sous le titre de Nation, nationalisme, internationalisme par Henri Lévy-Bruhl[4] et publiées en 1954, après avoir été produites vers les années 1920. Esprit préoccupé de taxinomies, méthodique, Mauss souhaite un éclaircissement théorique qu’il effectue en prenant en compte la vieille distinction d’Aristote entre « les peuples ou ethné et les cités ou poleis et que nous appelons des États ou des nations » (Mauss 1969 : 581), et en fixant à son travail la mission de « distinguer les secondes sans omettre pour autant de distinguer les premières ». Il le fait en rappelant la diversité des états sociaux que subliment ou pas l’expérience ou la dimension nationale : celles des sociétés connues qui méritent le titre de nations, celles qui sont en train de le gagner, celles dont le destin historique les en écarte à tout jamais. Avec Durkheim, il reconnaît la dimension sociologique particulièrement sensible du fait national : « il semble donc, au premier abord, que la vie collective ne puisse se développer qu’à l’intérieur d’organismes politiques aux contours arrêtés, aux limites nettement marquées, c’est-à-dire que la vie nationale en soit la forme la plus haute et que la sociologie ne puisse connaître des phénomènes sociaux supérieurs » (Mauss 1974 : 451). Mauss constate que la question nationale fait partie des territoires « inexplorés » (Mauss 1969 : 578)[5] de la jeune sociologie alors que l’on dispose d’une connaissance sérieuse « sur les formes primitives des sociétés poly-segmentaires, sociétés à base de clans, systèmes tribaux, sur les formes primitives de la monarchie et certaines de ses formes évoluées » (ibid. : 578) et « qu’à l’autre bout de l’évolution » (ibid.) abondent les travaux des juristes et de philosophes sur la question de l’État. À partir de ces premiers constats, les analyses de Mauss se veulent didactiques, positives, et suggèrent un large front d’interrogations que toute étude sur la nation se devrait d’aborder. Ces interrogations sont explicites dans la définition qu’il donne de la nation et dont il entend démontrer la valeur heuristique et pragmatique : « Nous entendons par nation une société matériellement et moralement intégrée, à pouvoir central stable, permanent, à frontières déterminées, à relative unité morale, mentale et culturelle des habitants qui adhèrent consciemment à l’État et à ses lois » (ibid. : 584). Il souligne la dimension intégratrice du fait national et expose les processus divers de constitution d’un imaginaire national par la suppression des souverainetés locales, des coutumes, par la nationalisation du champ des relations économiques, par l’imposition de symboles identificatoires communs tels que le drapeau, par l’affaiblissement des différences culturelles internes qui passe par la stigmatisation des appartenances provinciales. D’où l’intérêt de savoir comment « une nation moderne croit à sa race » (même s’il s’agit d’une vision erronée anthropologiquement) (ibid. : 595), « croit à sa langue » (ibid. : 596), « croit à sa civilisation (multiples sont les faits par lesquels se marque cette nationalisation de la pensée et des arts) » (ibid. : 599-600).

Quelques sujets de réflexion appellent aux yeux de Mauss une attention particulière : autant que la connaissance les conditions de formation des nations, s’impose elle des modalités d’individuations des nations — « phénomène sociologique considérable et dont la nouveauté n’est pas d’ordinaire suffisamment ressentie » (ibid. : 594) —, mais également la formation des croyances culturelles et des inventions, le poids des structures et des institutions (Églises, État, universités, etc.) qui font l’histoire, les origines des haines entre les nations et des sentiments de supériorité, la diversité des éléments susceptibles d’être impliqués dans la formulation de l’idée nationale (Mauss, parlant de l’histoire des nations de l’État de l’Europe, rappelle le rôle du folklore d’Ossian, de la philologie germanique, des contes de Grimm, et de la découverte des Edda), la création des grandes nations (ibid. : 603), le rôle central de l’instruction dans la fabrication de l’esprit collectif de la nation, le sens et la puissance du National, les confusions symboliques entre la Nation, la Patrie, voire la République, en ce qui concerne la France[6]. Devant tant de considérations et de nuances, Mauss en vient à proposer une deuxième définition de la nation : « En somme, une nation complète est une société intégrée suffisamment, à pouvoir central démocratique à quelque degré, ayant en tout cas la notion de souveraineté nationale et dont, en général, les frontières sont celles d’une race, d’une civilisation, d’une langue, d’une morale, en un mot d’un caractère national » (ibid. : 604). Cependant, rares sont les pays où se remarquent de telles coïncidences, excepté « dans les nations achevées où tout cela coïncide » (ibid.). Et c’est parce qu’elles sont rares que ces coïncidences sont « notables, et, si l’on nous permet de juger, plus belles » (ibid.).

Ses préoccupations à la fois scientifiques (la recherche systématique de toutes les formes d’expression des relations sociales) et politiques (illustrer ses convictions socialistes) l’incitent à explorer toutes les manifestations conduisant à un dépassement des frontières nationales : à savoir le cosmopolitisme et l’internationalisme. Le premier comporte une morale où les nations se sont dépouillées de leur autorité souveraine et de leur fonction créatrice de lois au profit d’une nouvelle cause, celle de l’humanité (ibid. : 629). Mauss y voit « le dernier aboutissement de l’individualisme pur, religieux et chrétien, ou métaphysique » (ibid.)

Sa critique ou sa réserve n’en est que plus forte :

Cette politique de « l’homme citoyen du monde » n’est que la conséquence d’une théorie éthérée de l’homme nomade partout identique, agent d’une morale transcendante aux réalités de la vie sociale, d’une morale ne concevant d’autre patrie que l’humanité, d’autres lois que les naturelles. Toutes idées qui sont peut-être vraies à la limite, mais qui ne sont pas des motifs d’action ni pour l’immense majorité des hommes, ni pour aucune des sociétés existantes.

Mauss 1969 : 629-630

Au cosmopolitisme qui « nie la nation », il oppose l’internationalisme qui « la situe » (ibid. : 630), lequel s’oppose au nationalisme qui « isole la nation » (ibid.). Il partage pleinement la définition donnée par Durkheim du socialisme entendu comme « le contrôle par la nation du pouvoir économique » (ibid. : 638). Il fait preuve d’un optimisme intellectuel sans faille en discernant dans l’histoire un mouvement irrésistible et irréversible vers une amélioration des réalités nationales et des civilisations :

Toutes les nations et civilisations tendent actuellement vers un plus, un plus fort, un plus général et un plus rationnel (les deux dernières théories sont réciproques car, en dehors de symboles, les hommes ne communiquent que dans le rationnel et le réel.

Mauss 1974 : 478

Sensible aux catégories analytiques et aux valeurs d’une société industrielle pleine de promesses (raison, progrès), il distingue « période nationaliste » et « période rationaliste » :

En période nationaliste, la civilisation, c’est toujours leur culture, celle de la nation, car ils ignorent généralement la civilisation des autres. En période rationaliste et généralement universaliste et cosmopolite, et à la façon des grandes religions, la civilisation constitue une sorte d’état de choses idéal et réel à la fois, rationnel et naturel en même temps, causal et final, au même moment, qu’un progrès dont on ne doute pas dégagerait peu à peu.

Mauss 1974 : 476

Occupés à fixer les fondements des sciences sociologiques et anthropologiques, profondément marqués par la guerre et ses ravages parmi leurs amis et collaborateurs, attentifs à toutes les formes de « rationalisation » de la vie sociale, soucieux de concilier engagement socialiste et considérations positivistes, Durkheim et Mauss mesurent la portée sociale et symbolique majeure du fait national sans pour autant parvenir à le transformer en objet d’étude privilégié. On en reste à l’esquisse.

Un autre ethnologue, Marcel Maget, n’hésite pas à en faire l’un des thèmes centraux de l’ethnologie européenne (1968 : 1249). Partant du constat que l’Europe se particularise par des mouvements d’uniformisation interne et par le maintien de la diversité, il note d’emblée que « le fait majeur avec lequel l’ethnographe est en prise dès l’abord est le fait national »[7]. Les nations inspirent une imagerie officielle (faite souvent de stéréotypes) douée d’une redoutable efficacité. La forte présence des nations européennes a-t-elle abouti à leur pleine auto connaissance et les images dont elles sont porteuses y ont-elles atteint leur maximum d’objectivité? Loin s’en faut, rétorque Maget, car ces images n’échappent pas à la lecture critique des ethnies, des appartenances sociales, et même des générations.

Alors que très tôt l’histoire culturelle et économique des sociétés se construit autour de l’affirmation de la suprématie de la ville qui cumule toutes les structures et les symboles du pouvoir et de la puissance au détriment du monde rural confiné dans un rôle passif, que les hiérarchies sociales consacrent la surprésence sociale des classes dominantes et la marginalisation du peuple auquel est dénié tout rôle dans l’action historique, à partir du XVIIIe siècle, « deux phénomènes presque contemporains et dans une certaine mesure corrélatifs » vont peser sur le destin des sociétés européennes : « l’organisation des nations et l’essor de l’industrialisation » (Maget 1968 : 1255).

La nationalisation du territoire opérée par les structures administratives, les directives linguistiques et par la scolarisation rencontre « les particularismes régionaux dont l’exaltation sera une des motivations importantes de la recherche régionaliste » (ibid.). Et chaque pays connaît un processus de nationalisation singulier dans ses formes, son rythme et son efficacité. Accompagnant ce processus, des savoirs organisés se constituent à partir du XIXe siècle, appelés en Allemagne Volkskunde (Maget 1968 : 1272), folklore en Angleterre et en France, dont le trait majeur est l’intérêt pour le peuple, confondu généralement avec la société paysanne. La science du populaire, initiée en Italie par Giambattista Vico (Principi di una scienza nuova, 1725), en Allemagne par Möser, en France par Montesquieu, se prolonge par l’esthétique du populaire. Les projets nationaux déterminent des traditions intellectuelles telles que celles de la linguistique comparative en Allemagne ou celle de la linguistique structurale en France. Une syntaxe nouvelle émerge, en particulier en Allemagne, désignant des dimensions fondamentales du peuple devenu un objet central d’études : Nationalgeist, « l’esprit national » (Herder), Volksgeist, « esprit du peuple » (Herder), Volkseele, « âme du peuple » (Arendt). Le romantisme utilise cette syntaxe pour ses développements littéraires et historiques en distinguant la couche supérieure, Oberschicht, atteinte par le cosmopolitisme, et la couche-mère, Mutterschicht, non altérée, incarnée par le peuple (Maget 1968 : 1304-1305). Cette terminologie sera adoptée par les pays de langue allemande et néerlandaise et de manière générale par les pays soumis à l’influence germanique. Ces remarques s’articulent au débat sur l’appréhension du populaire comme « strate de la culture » et du peuple comme « strate culturelle ». Exercice toujours difficile, souvent ambigu en France, si l’on se réfère, ainsi, à l’ouvrage de Gauthier, L’âme française (1942) ; l’auteur reste partagé entre le dessin d’une image nationale — « l’esprit provincial existe à peine chez nous » (Maget 1968 : 1304) — et la concession au caractère français d’une faculté d’intégration de la diversité :

Il diffère profondément de l’Est à l’Ouest, du Nord au Sud : le caractère d’un Picard n’est as celui d’un Gascon ; on ne saurait confondre un Normand avec un Savoyard, un Marseillais réagit autrement qu’un Nantais, un Bordelais qu’un Lyonnais, un Parisien qu’un Auvergnat. À tel point qu’au premier abord, ils paraissent opposés. Il n’en est rien cependant. Entre ces tempéraments, ces manières d’être et d’agir si différentes, il y a des points communs, des traits identiques, de leurs contradictions mêmes, tous les Français sentent, pensent et agissent d’une certaine façon qui est française et uniquement française.

Gauthier, cité dans Maget 1968 : 1304

Gauthier reprend à son compte les observations d’un visiteur étranger notant l’impersonnalité des universités françaises : « ce qui a le plus frappé Barret Wendell dans nos universités de province, c’est le manque absolu de traditions et de sentiments locaux qu’il a constaté. Il est vrai. Nos facultés, où qu’elles soient placées, offrent au contraire des universités américaines, la même impersonnalité » (Maget 1968 : 1304). Celle-ci provient, rétorque Maget, de ce que le recrutement des universités françaises se fait auprès d’une seule classe sociale et que cet observateur a analysé le génie français à partir des schémas de la culture savante. Aussi, la définition claire du peuple comme ethnie et du peuple comme strate sociale s’apparente-t-elle à un exercice délicat (ibid. : 1310). Cette difficulté retentit sur le contenu des sciences sociales qui sont le produit des « particularités nationales » qui agissent à trois niveaux : « particularité de la conjoncture nationale comme objet et cadre de la recherche ; [...] des programmes politiques ; [...] de l’appareil de recherche » (ibid. : 1310-1311).

Cette difficulté s’incarne également dans le balancement entre un certain « provincialisme [qui] va de pair avec le caractère rétrograde de la nation dans son ensemble » et « un technocratisme qui ne respecte pas les délicatesses de la culture régionale et [qui] est assimilé à l’allure générale des nations triomphantes » (ibid. : 1311). De là que cette particularité s’oppose sensiblement à « l’universalisation des concepts et des tâches » (ibid.).

Abordant les perspectives d’étude, notre auteur note que la science se développe aux XIXe et XXe siècles avec une visée totalisante et même totaliste. Des dérives n’ont pas manqué de s’y former, que l’on peut trouver dans le géographisme ou l’anthropo-géographisme illustré par la formule connue de Victor Cousin, « donnez-moi le sol, je vous dirai l’homme ». C’est que le réel social est rétif à une approche totaliste. Le mode d’existence sociale de l’ethnie en fournit un bon exemple : « si l’ethnie est acceptée comme notion scientifique, elle ne coïncide nécessairement ni avec l’objet d’amour du patriote, ni avec l’ordre social que veut instaurer le politique » (Maget 1968 : 1313). Parmi ces perspectives, figure d’abord la nécessité de « réduire les zones d’ombre ou d’inconnu » (ibid. : 1315), sachant qu’historiquement les sciences sociales sont nées des besoins de gouverner et d’administrer les populations, et de créer un marché. Parmi les urgences actuelles, se dégagent l’attention à accorder au fait ethnique, lequel ne peut être saisi de manière ontologique, mais plutôt à travers, tout d’abord « les constituants de la communauté nationale » (ibid. : 1329), c’est-à-dire les symboles, les institutions nationales, les valeurs exaltées dans l’enseignement, la presse et les médias. Cherche-t-on à rendre compatibles les altérités et à réduire les antagonismes ou le contraire? Comment parle-t-on de ces notions nouvelles, comme « celle d’inconscient collectif qui conserve par le fait de certains auteurs et du public une nuance ésotérique et magico-religieuse » (ibid. : 1330). Comment fabrique-t-on les ethnotypes, avant et pendant la scolarité? Comment articule-t-on « ethnie provinciale » et « ethnie nationale »? Quelles sont les représentations élaborées et véhiculées par les étrangers sur les Français? Quelles images d’eux-mêmes les Français propagent-ils à l’étranger? Comment ces images s’accumulent où se succèdent-elles, sont-elles validées ou non par les générations (en particulier, celles d’expatriés)? Quelles en sont les constantes, de manière à dégager, éventuellement, « les particularités latentes » (ibid.)? Certaines nations exercent manifestement un effet attractif, incitant parfois à l’imitation, ou au contraire un effet répulsif, sachant que fonctionnent, sans cesse, de nombreux mécanismes d’ajustement, de positionnement par rapport aux « autres ». Ainsi, « on n’est pas seulement basque pour soi, par rapport à ses semblables passés, présents ou à venir, mais pour un nombre fixe ou variable de partenaires sociaux non basques, qui imposent de façon plus ou moins contraignante d’être conforme à la basquité pour eux » (ibid. : 1332).

La division des sociétés en trois sous-ensembles — le monde urbano-industriel, le monde populaire (ou sociétés à écriture) et le monde primitif (ou société sans écriture) — a entraîné la formation d’une syntaxe analytique et la spécialisation des approches intellectuelles : l’ethnographie, confinée dans l’étude du champ primitif, le folklore ou la Volkskunde dans celle du champ populaire. Division regrettable, car empêchant l’extension de l’usage de l’ethnographie : « Faire une étude ethnographique sur les Européens est encore ressenti comme une assimilation d’un goût douteux. La littérature fournit des exemples où cette supériorité est affirmée pour un peuple déterminé et où ethnographie est à peu près synonyme de xénographie » (Maget 1968 : 1332). Il faut y ajouter les réductions ou les confusions opérées par des « milieux universitaires » entre folklore et amateurisme, régionalisme, paternalisme, conservatisme, mais aussi les hiérarchies entre les sciences sociales. Cela nuit à la constitution d’une véritable ethnographie de la civilisation urbano-industrielle dont l’emprise sur le destin des sociétés ne cesse de croître de telle sorte que « les cultures, les idiosyncrasies nationales se trouvent par rapport à cette civilisation dans la même situation que les cultures régionales par rapport aux cultures nationales » (ibid.). Après la formulation d’une audacieuse question : « Ces singularités nationales ne sont-elles pas en passe de devenir des curiosités folkloriques par rapport à cette civilisation supérieure tendant à l’universalisation » (ibid.), Maget termine sa riche contribution par un voeu dont la portée contemporaine n’est pas sans nous interpeller :

On peut imaginer une humanité où tel groupe humain pourrait cultiver une personnalité sans que celle-ci soit nécessairement une menace où l’expression d’une condition inférieure, où certaines facettes du milieu social ne seraient pas héréditairement menaçantes, et où enfin les mots d’ethnographie, de folklore et de Volkskunde ne risquaient plus d’atteindre qui que ce soit dans sa dignité ou dans ses convictions philosophiques ou scientifiques.

Maget 1968 : 1336

Des multiples questions soulevées par Marcel Maget, peu ont été abordées. Une exception notable doit être relevée avec les travaux fondamentaux de Maurice Agulhon (1975, 1978, 1989), consacrés aux symboles de la République, d’Anne-Marie Thiesse sur le mouvement littéraire régionaliste d’expression française (1991) ou de Cl.C. Dubois sur « l’imaginaire de la Nation » (1992).

Parallèlement à ces auteurs français, des penseurs étrangers tentent d’aborder la problématique de la nation avec des fortunes diverses. Dans Économie et Société, Max Weber ne fait qu’amorcer ses réflexions sur la nation qui relève à son avis de « la sphère des valeurs ». Son souci, d’une part, de dissocier le savant du politique, son implication, d’autre part, dans la défense de l’Allemagne de son époque (comment rester insensible devant l’exacerbation des nationalismes, lors de la Première Guerre mondiale?) expliquent probablement l’inachèvement d’une pensée qui se heurte à la difficulté d’avoir à distinguer la nation, objet d’étude, de la nation, cause à défendre. Une autre figure originale, Norbert Elias, s’engage, dans les années 1930, dans une démarche de prospection scientifique de la nation pour laquelle il déplore l’absence d’une sérieuse théorie sociologique (Elias 1991a). S’intéressant à la logique des réseaux d’interdépendance organisant le champ social en général, et plus particulièrement l’imaginaire national, Elias relève le travail très précoce accompli par la société sur ses membres pour inculquer le sens national, pour le naturaliser comme une idée « juste, rationnelle ou logique », tout en soulignant l’opacité des mécanismes d’interdépendance :

Dès leur prime enfance, ils ont en effet appris à l’école que l’État national jouit d’une « souveraineté » toute puissante et d’une indépendance absolue. [...] Les élites dominantes, les membres des nations ou des grandes puissances s’imaginent être au centre de l’humanité, comme enfermés dans une forteresse, à la fois entourés et coupés des autres nations. Prendre des nations pour unités, au lieu d’individus, ne permet donc pas plus d’accéder sur le plan de la pensée et de l’action au niveau de la conscience de soi [...]. L’image que l’on se fait de sa propre nation comme une nation parmi d’autres est tout d’abord très floue : on comprend mal la structure des configurations dans laquelle le réseau d’interdépendance insère sa propre nation.

Elias 1991b : 28-29

Il résume l’ensemble du processus de socialisation de l’idée nationale par le concept d’habitus national qui permet de transcender la bipolarité individu-société en inscrivant les relations entre le « je » et le « nous » dans une perspective dialectique, « alors que l’idée d’un “caractère national” était considérée par la majorité des sociologues comme une inadmissible concession aux théories nationalistes » (Noirel 1991 : 81). L’achèvement du processus de nationalisation est une donnée historique propre au XXe siècle et se réalise avec la participation des classes populaires au système parlementaire. Il y a donc concomitance et relation causale entre l’élargissement de l’expression démocratique et constitution du sentiment d’appartenance nationale.

Si l’on élargit les lectures vers des revues de sciences sociales, la moisson reste là d’une abondance toute relative. Entre 1960 et 1984, l’index de la Revue française de sociologie semble méconnaître les termes de « nation », « nationalisme » et de « nationalité », qui n’y figurent pas une seule fois (Noirel 1991 : 77). En 1971, date de création de la revue Ethnologie française, Jean Cuisenier propose de construire l’objet et de tracer ainsi les perspectives de l’ethnologie française non sans avoir judicieusement rappelé l’illusion de connaissance de la société due au sentiment de familiarité avec celle-ci, susceptible de conduire parfois au refus de tout questionnement sur celle-ci. « L’anthropologie commence, dit-il, par la reconnaissance des différences, la mise en évidence des oppositions, la découverte des singularités » (Cuisenier 1971 : 7). Aussi l’étude anthropologique « des sociétés du domaine français » peut-elle se fixer pour objectifs premiers de :

[…] les repérer et [de] les identifier, [de] s’interroger sur la pertinence de leur rassemblement dans les contours d’un domaine, [de] mettre en fonction les principes et les critères de leur appartenance. C’est en conséquence, situer leur système social et culturel par rapport aux cultures voisines, aux régularités qui y sont discernables, aux tendances qui orientent leur évolution.

Cuisenier 1971 : 7

Font partie de ces systèmes sociaux et culturels aussi bien les règles d’alliance et de filiation dans les transmissions des patrimoines que les valeurs attachées à la santé, à la masculinité, à la féminité, à la jeunesse et à la vieillesse. Ces systèmes sociaux et culturels comportent des variantes appelées « sous-cultures ». Leur confrontation méthodique au sein de la culture commune, et la recherche des principes qui fondent le système de leurs oppositions forment le second volet de ce projet ethnologique sur l’espace français. Entendant par espace français « l’ensemble des cultures à parler français », l’étude doit dégager les aspects d’unité et de diversité présents dans les langues, les outillages, les institutions, les idéaux et les valeurs forgés en Europe (Cuisenier 1971 : 9).

Si l’étude des singularités figure donc au premier plan des projets d’analyses ethnologiques, la référence à la configuration nationale de ces singularités et à son versant idéologique exacerbé qu’est le nationalisme, n’y apparaît pas explicitement dans les intentions officielles originelles. Le questionnement sur la diversité des expressions culturelles aura sa première illustration, vite après le lancement de la revue avec la contribution de Daniel Fabre et Jacques Lacroix sur le plurilinguisme dans la littérature ethnique occitane (Fabre et Lacroix 1972), suivie, l’année suivante, par la production d’un tome consacré aux pluralités des parlers en France (Ethnologie française 1973). Les recherches s’élargissent vers l’inventaire de supports de la symbolique républicaine par Mona Ozouf (1975), auprès du monde paysan, par Maurice Agulhon dans l’espace urbain (1975). Après une piste prometteuse à peine esquissée par Charles Parain sur la culture nationale française (1976), des développements par Emmanuel Leroy Ladurie et André Zysberg sur la situation culturelle des conscrits français (1979), une stimulante nouvelle voie de réflexion tracée par Louis Dumont sur l’idéologie culturelle française par le moyen d’une approche contrastive de cultures nationales (1988), l’année 1988 s’avère d’un intérêt particulier avec la livraison d’une première production consacrée aux relations difficiles entre ethnologie et racisme (Ethnologie française 1988a), d’une seconde production abordant les régionalismes dans leurs traductions littéraires, festives et politiques (Ethnologie française 1988b).

L’étude des articulations entre les sciences sociales et les modes de structuration nationale et régionale a fait l’objet de la présentation de la diversité des expressions régionales de la pensée anthropologique en Espagne (Bidart 1986) et d’une contribution de Patrick Prado sur le renouveau culturel en Bretagne autour de considérations de caractère identitaire (Prado 1990). Par ailleurs, le regard d’anthropologues américains sur la France et ses sous-ensembles régionaux (Ethnologie française 1991) — exercice intellectuel rare pour être noté comme tel — apporte une vision aussi fraîche qu’inattendue sur une société vue de l’extérieur. Cette mise à l’épreuve de l’approche anthropologique, dans ce qui historiquement la fonda, c’est-à-dire l’étude de l’alterné, montre aussi toute sa fécondité.

Ainsi, le survol de cette revue Ethnologie française fournit un bilan global sur des acquis substantiels, des pistes à peine tracées et des projets restés sans suites, laissant facilement pressentir l’immensité des champs encore à explorer.

De la déconstruction des évidences historiques aux perspectives

À l’invitation pressante de Lucien Febvre, mise en exergue de ce texte, à entreprendre l’étude des fondements des nations, les activités éditoriales ont apporté, de manière surprenante, une réponse avec l’édition de son manuscrit intitulé : Honneur et Patrie (1996), quarante ans après son décès en 1956. Comme de nombreux autres penseurs des sciences sociales confrontés aux terribles conflits des deux grandes guerres de ce siècle, Febvre entendait manifester un double engagement, celui d’historien et celui de témoin, en prenant en 1945 comme objet de son séminaire au Collège de France, l’étude des « deux sources du sentiment national en France ». En effet, la perte d’amis proches, et en particulier celle de Marc Bloch, le pousse à s’interroger sur le sens et la portée de l’inscription gravée en lettres d’or sur le drapeau national, « Honneur et Patrie », afin de fixer la genèse du sentiment national. Douloureusement marqué par la nature et l’amplitude de la crise vécue, Lucien Febvre veut comprendre la logique d’un tel conflit à travers l’étude sur « le sentiment de l’honneur considéré comme l’une des sources du sentiment national ». De la formule « Honneur et Patrie », le premier terme suscite ses réflexions, soucieux qu’il est de bien distinguer les trajectoires historiques respectives de chacun de ces deux concepts, de bien souligner leur non-contemporanéité. Le premier, qui se structure autour de l’éloge de la gratuité et du refus de la bassesse et invite, à la faveur d’une sensibilité hypertrophiée, à la réaction immédiate, a peu de chose à voir avec l’acception moderne du terme. Le second éclot vers les XVIe et XVIIe siècles pour marquer la dissociation du royal et du national. Valeur constitutive de la morale aristocratique, combattue par l’Église qui lui préfère celle de la vertu, puis plus tard par Montesquieu qui substitue au code de la vertu celui du bien commun, le code de l’honneur perdra progressivement sa pertinence. Le manuscrit du cours donné au Collège de France, disparu après le décès de son auteur, puis redécouvert après des aventures rocambolesques liées aux contentieux entre Robert Mandrou et Fernand Braudel, a été donc édité après avoir été heureusement retravaillé par les éditeurs (Thérèse Charmasson et Brigitte Nazon).

N’étaient ces écrits posthumes de Lucien Febvre, l’ouvrage collectif de Michel de Certeau, Dominique Julia et Jacques Revel, Une politique de la langue. La Révolution française et les patois (1975), apportait, il y a quelque vingt ans, un premier éclairage fondamental sur la dimension linguistique du fait national en France, sur la nature des politiques et des idéologies linguistiques à l’oeuvre dans ce pays depuis deux siècles. À travers la hiérarchisation des usages linguistiques — celui du français, porteur d’historicité, celui des « patois », réduits au statut de « traces » de l’Ancien Régime, voués comme celui-ci à la disparition ou éventuellement condamnés à survivre comme vestige patrimonial — se dessine une double carte ethnographique : celle de la France urbaine, civilisée, résumant ou absorbant toute la symbolique de la modernité, et celle de la France rurale, sauvage, figée dans le conservatisme et la fermeture des esprits. Ainsi se justifie l’opposition entre l’écriture, réceptacle de tous les éloges et « l’oraliture » rejetée dans le champ de l’incohérence. La lisibilité de la République (malgré un premier mouvement de traduction de textes révolutionnaires dans les langues régionales) ne peut en réalité s’effectuer que dans le français, seule langue apte à mériter le travail de transcription de la pensée révolutionnaire, les patois relevant de l’illégitimité politique et de l’indignité culturelle. Ces postulats n’ont pas manqué de marquer profondément les pratiques pédagogiques dans l’enseignement primaire, mais aussi les attitudes culturelles de populations habituées ou initiées à des formes subtiles de bilinguisme, jusqu’à entraîner des errements syntaxiques et sémantiques dans le langage administratif désignant les entités culturelles péri-officielles.

Ces errements — dont l’étude serait bien opportune au moment même où des mesures d’enseignement bilingue (le français et une langue « régionale ») ont reçu la consécration officielle — sont bien sensibles dans les différentes circulaires ministérielles publiées par l’Éducation nationale : la Loi Deixonne du 11 octobre 1951 qui traite de « l’enseignement des langues et dialectes locaux » reconnaît le basque, le breton, le catalan et l’occitan (le corse sera reconnu en 1974), mais ignore le flamand, l’alsacien et les langues des départements et territoires d’Outre-mer. La circulaire du 24 octobre 1966 évoque la création « de commissions académiques d’études régionales ». Le concept de « langues et cultures régionales » est employé jusqu’en 1974 où l’on parle à nouveau de « l’enseignement des langues et dialectes locaux ». La circulaire du 26 mai 1976 relative à « la prise en compte dans l’enseignement des patrimoines culturels et linguistiques français » parle de « parlers locaux » et de « cultures locales » se fondant sur le fait que « les entités culturelles ne [coïncident] généralement pas avec le découpage administratif des régions, il est préférable de parler de cultures locales ». Tous ces textes reposent sur une conception politique et philosophique héritée pour l’essentiel du siècle des Lumières selon laquelle le particularisme se perd dans le passéisme et le conservatisme, et l’universalisme se confond nécessairement avec le progressisme. Après une époque, encore récente, où les jugements officiels se complaisaient à voir dans les expressions linguistiques régionales tantôt des archaïsmes encombrants, tantôt des germes subversifs ou séparatistes, est arrivée l’époque des compromis élaborés sous l’autorité de l’État. La permanence d’usages linguistiques régionaux, puis leur récente réactivation par le dispositif pédagogique scolaire en particulier, nous informe sur les modalités de construction et de maintien de structures identitaires bipolaires (breton-français, basque-français) de même qu’elles mettent en évidence un paradoxe dans le champ de la communication sociale : de manière générale, les langues régionales accèdent à l’espace public (enseignement, radio, télévision, etc.) au moment même où elles perdent une bonne part de leurs infrastructures communicationnelles.

Cette situation devrait aiguiser l’intérêt de la communauté anthropologique pour ces processus de restructuration culturelle inédits inspirés, généralement, au départ, par des mouvements associatifs avant d’être légitimés par l’État. Quel est le sens de cet apparent paradoxe? Le sentiment d’appartenance nationale reste-t-il immuable ou au contraire connaît-il une phase de recomposition interne? Comment passe-t-on d’une logique d’action associative à une logique d’action publique? L’accès de ces ensembles linguistico-culturels régionaux aux différents niveaux d’espace public signe-t-il la crise d’un État impuissant désormais à capter et à mobiliser totalement les consciences individuelles ou plutôt celle d’un modernisme en quête d’une véritable modernité capable de fournir de nouvelles ressources culturelles à l’imaginaire contemporain? Peut-on réduire le sens et la charge symbolique de la Nation aux seuls effets de la mémoire tel que le suggère Pierre Nora, dans l’introduction du premier tome des Lieux de mémoire consacré à « La nation » (1986)? Il y note, en effet « qu’au regard de l’analyse historienne telle qu’elle a été pratiquée jusqu’aujourd’hui, l’objet France n’est plus une unité de travail opératoire et convaincante [...]. C’est au regard de la mémoire et de la mémoire seule que la “nation” dans son acception unitaire garde sa pertinence et sa légitimité » (Nora 1986 : 653). À partir de ces prolégomènes, l’étude privilégie les symboles, les signes et les traces qui étoffent le sentiment d’appartenance à la communauté nationale, entreprise engagée par Colette Beaume (1985), pour la période médiévale et nous l’avons vu, par Maurice Agulhon, pour la socialisation de l’idée républicaine. Si l’incarnation de la République dans la Nation et son contraire ont atteint en France un niveau exceptionnel de plénitude, le culte de la Nation a aussi engendré des idéologies nationalistes diverses bien étudiées par Raoul Girardet (1974) notamment. Ont ainsi pris forme deux types de nationalisme bien identifiables avec leurs filiations et leurs interprètes, revendiquant chacun une conception spécifique de l’idéal national français : un nationalisme d’origine jacobine maniant conjointement le chauvinisme cocardier et la rhétorique humanitaire ; un nationalisme inspiré par les valeurs conservatrices et antisémites, bien inscrit dans le paysage politique français, retiré de la surface politique, après la Deuxième Guerre mondiale.

Parmi les questions qui appellent un approfondissement, celles relatives aux modalités et aux degrés d’intégration des individus à la nation[8] (intégration totale, composée ou négociée, assimilation, selon leur sexe, leur âge, leur statut, leur origine régionale, etc.), représentent un intérêt majeur, car elles informent sur l’épaisseur historique d’une société, sur la puissance ou au contraire la faiblesse agrégative et normative[9] d’une nation, sur la permanence ou l’émergence de mouvements, d’attitudes de dérobade, d’esquive voire de résistance et d’opposition.

Ainsi en est-il des mouvements sociaux mus par des revendications « nationalitaires » faisant de l’opposition à l’État dominant, transformée en conflit central, la raison majeure de leur action. L’intelligibilité des processus nationalitaires à l’intérieur des États-nations institués invite à prendre en compte plusieurs questions de portée théorique mais aussi empirique fondamentale : celle de la dimension dialectique des relations entre l’État-nation institué et le « national » revendiqué dès le moment où l’indétermination originelle de l’objet (une nation à construire) se heurte à la détermination de la Nation instituée et en même temps se structure à la faveur de ce heurt ; celle de l’absolutisation du « sujet » national qui conduit à la formation d’une idéologie nationale ; celle des logiques identiques d’objectivation subjective[10] de l’action historique qui s’affrontent pour aboutir à une « incompréhension » mutuelle ; celle de l’importance de la dimension linguistique qui fournit au sujet militant un champ et un motif d’action immédiate et facile (choix volontaire de l’usage de la langue revendiquée), et qui crée un espace collectif de communication dont le bornage linguistique peut être opéré empiriquement (ceux qui parlent une langue et ceux qui ne la parlent pas), lequel bornage peut également justifier une axiologisation des attitudes (le Basque bascophone est un « bon » Basque, le Basque non bascophone est un « mauvais » Basque) ; celle de l’absolutisation de la langue (il y a langue, donc il y a nation) qui, selon un principe essentialiste fonde généralement le processus d’absolutisation de la nation ; celle de la syntaxe utilisée pour qualifier les mouvements sociaux, de manière discriminante, de régionalistes, d’autonomistes, de nationalistes ou de nationalitaires, et observable dans les discours des pouvoirs établis, des sciences sociales, des acteurs de ces mouvements.