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Voici un livre qui porte sur la vision maya certes, mais aussi sur la critique des modèles utilisés par les anthropologues pour parler du changement social et des mouvements indigènes. Les événements et les processus complexes qui ont lieu au Mexique sont une occasion pour l’auteure de remettre en question les approches anthropologiques. La perspective de June Nash, on le sait, combine l’ethnographie, l’approche critique et l’engagement avec les sujets de la recherche. La vision maya dont elle nous entretient dans ce livre est essentiellement celle des Mayas du Chiapas où elle a fait du terrain à la fin des années 1960 et où elle est retournée régulièrement à partir de 1987. Elle a donc été un témoin privilégié des changements qui se sont produits dans cet État du Mexique méridional, non seulement de la spectaculaire insurrection zapatiste, mais aussi et surtout de l’émergence du mouvement indigène de résistance qui l’a précédé et des développements qui ont suivi l’insurrection à ce jour.

Un des objectifs du livre est justement de reconsidérer les modèles anthropologiques qui ont prévalu ces trente dernières années et de réitérer l’importance de faire une ethnographie de la globalité au sein même du local. Elle insiste sur « la globalisation du sujet de l’ethnologie ». Le sujet de ce livre est bien sûr le mouvement indigène chiapanèque et sa quête d’autonomie. L’auteure campe ce mouvement dans l’histoire tout en soulignant la lutte des indigènes pour leur survie en tant que groupe culturel distinct et tout en remettant en question le romantisme qui marque souvent les travaux portant sur cette question. Selon elle, si le romantisme et l’essentialisme qui y est rattaché prévalent, c’est que les ethnographes n’ont pas bien fait leur travail et n’ont pas su saisir le sens du discours universalisant utilisé par les indigènes dans le contexte de la globalisation. Elle en appelle donc à une observation plus pointue du monde en changement qui est aussi notre monde.

Le parti-pris de June Nash dans ce livre est que les références pour l’action dans les sociétés indigènes émergent d’une logique et de prémisses culturelles distinctes de celles qui gouvernent le capitalisme international. Cela ne l’empêche pas de reconnaître les contradictions qui prévalent au sein de la communauté indigène. Cependant, le recours à l’histoire de sa subordination par l’action gouvernementale, plus spécifiquement à partir des années 1970 et surtout 1980, permet de montrer que les politiques indigénistes ont grandement contribué à ces contradictions.

Le livre porte donc sur les mouvements sociaux indigènes tels que portés par les Mayas du Chiapas. Il est divisé en six chapitres dont le premier et le dernier sont voués aux modèles anthropologiques et à leur critique. Les autres chapitres s’organisent selon une trame essentiellement historique, surtout l’histoire récente, avec un accent particulier sur l’accélération que représente le mouvement zapatiste et ses suites. Ce qui ressort avec force du livre de Nash, ce sont les transformations de la communauté indigène dans le contexte national et international. Le rôle qu’a joué le Parti Révolutionnaire Institutionnel (PRI) dans cette transformation est examiné en détail sur le plan local, ainsi que l’émergence de la résistance aux modèles paternalistes tels que les a promus ce parti amalgamé au gouvernement pendant plus de soixante-dix ans. L’auteure relate également le rejet du contrôle exercé par les centres du pouvoir mexicain et qui s’est exprimé notamment au Chiapas par l’émergence de villages et de territoires autonomes.

Les années 1980 ont été décisives, en ce sens que les communautés indigènes ont réussi à transcender les frontières de leur petite localité pour nourrir un mouvement de plus en plus vigoureux. La théologie de la libération n’a pas été étrangère à la montée du mouvement en ce qu’elle a permis aux indigènes de se réapproprier le sens de leur propre humanité, un sens qui avait été nié depuis la conquête. Le PRI a répondu à l’émergence du mouvement en cooptant une partie de la population (souvent à travers l’application de programmes soi-disant conçus pour l’amélioration des conditions de vie des populations) sous l’égide des caciques locaux et des présidents de coopératives fondées par l’Institut National Indigéniste, avec parfois des conséquences néfastes sinon mortelles. La différentiation interne des communautés sur les plans économique, politique et religieux a miné les codes de réciprocité qui prévalaient jusqu’alors et a sans doute intensifié les tensions déjà présentes. À la faveur du mouvement indigène, d’ailleurs pluriehtnique et pluripolitique, les éléments plus radicalisés de ces communautés passeront peu à peu de la résistance larvée à la protestation ouverte et affirmée ; cette protestation s’épanouira avec le développement de la société civile qui conteste l’hégémonie du PRI et à la faveur de la constitution de l’indigène comme sujet politique.

C’est dans ce contexte que surgit le défi zapatiste au nouvel ordre mondial. Pour peu que l’on suive l’actualité, on sait que la réponse du gouvernement aux demandes de réforme démocratique exprimées par les zapatistes a été une militarisation accrue des zones « chaudes » du Chiapas. À ce jour, on sait que le dialogue entre les zapatistes et le gouvernement est rompu et qu’en refusant de répondre aux revendications des indigènes, le Mexique contrevient à la convention 169 de l’Organisation internationale du travail sur les droits indigènes à l’autonomie sur leur territoire et au contrôle des ressources, convention qu’il a pourtant ratifiée.

Malgré tout, la marche vers l’autonomie est irréversible. On la remarque sur un plan régional mais aussi sur le plan local et celui des maisonnées et des rapports de genre. Un des changements les plus importants concerne justement les femmes indigènes du Chiapas dont les voix, depuis l’insurrection zapatiste, se font de plus en plus entendre sur la scène politique, ce qui, il y a quelques années seulement, était impensable dans une société où il arrive encore que des filles soient données à marier sans leur consentement.

Le livre de Nash est intéressant dans la mesure où il se fonde sur la profondeur de l’expérience ethnographique, professionnelle et jusqu’à un certain point personnelle de l’auteure. Sa maîtrise des sources bibliographiques est impressionnante si l’on en juge par le nombre et la variété de documents, tant en espagnol qu’en anglais et parfois en français, sur lesquels elle s’est basée. Son récit est jalonné de références à ses expériences sur le terrain, aux personnes qu’elle a connues ces quarante dernières années, à leurs enfants et même à leurs petits-enfants. Certaines des personnes qu’elle a rencontrées ont été des acteurs privilégiés du mouvement indigène. Elle est donc bien placée pour nous parler du changement mais aussi des continuités et surtout des transformations de la société indigène. Nash est convaincue que la logique des sociétés indigènes, même à ce jour, diffère de la rationalité cartésienne. Elle croit que le mouvement indigène, tel qu’on peut l’observer au Chiapas, est en mesure d’offrir des voies alternatives aux effets néfastes de la globalisation dans la mesure où les indigènes se trouvent dans des régions dont les ressources sont vitales pour l’ensemble de l’humanité et qu’ils se posent en gardiens de ces ressources. D’aucuns souhaiteront que Nash ait raison.