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Ce dernier ouvrage de Rose Dufour pourrait à lui seul faire l’objet de plusieurs recensions, chacune d’elle abordant, à sa manière, l’un des multiples points de vue empruntés par l’auteur. Aussi ai-je pensé, dans un premier temps, faire le parallèle avec d’autres textes (plus théoriques) traitant des nouvelles formes de désaffiliation et de précarité sociale dans les régimes démocratiques actuels. J’ai également considéré le possibilité d’envisager les travaux de Dufour à partir d’une réflexion plus générale concernant l’importance des revendications dites « identitaires » qui semble marquer le contexte de la modernité (l’exercice ayant consisté, ici, à dégager les enjeux politiques et sociaux des requêtes émises par ces « orphelins » dans leurs démarches visant, d’abord, à se faire « reconnaître » à titre de citoyens et de citoyennes). Mais malgré ces options, c’est à respecter la démarche de l’auteur que je me suis soumis. Dans son étude, Dufour s’est en effet attardée à décrire, dans une forme qui en respecte la profondeur en même temps que la complexité, les trajectoires de vie d’hommes qui, à l’époque du régime de Duplessis, ont été placé sous la garde de l’État (c’est-à-dire, essentiellement, sous la responsabilité des communautés religieuses). Dans ses travaux, Rose Dufour a l’habitude de s’intéresser aux rapports qu’entretiennent la santé et la culture, à l’articulation de l’individuel et du collectif. C’est en saisissant le parcours de ces « orphelins » à partir de ces deux niveaux d’analyse (avec une attention plus particulière, cependant, accordée à la « subjectivité » des acteurs) que Dufour réussit à émouvoir le lecteur, mis en face d’une des taches les plus noires de l’histoire récente du Québec.

Dans ce livre, Rose Dufour se fait l’habile traductrice de ces « destins » marqués d’abord, comme elle le note, du fait d’avoir vécu, leur vie durant, dans un milieu institutionnel (orphelinat, communauté religieuses, asile, etc.). D’une manière respectueuse, elle retrace le cheminement de ces enfants « doublement abandonnés » (par leurs parents et ensuite par l’État), entreprise qui lui permet d’approfondir de nombreux aspects moins connus de la culture québécoise, notamment le poids des noms propres et des prénoms quant à la formation des identités, l’influence des changements résidentiels dans les processus liés à l’insertion sociale et l’importance de l’alliance concernant l’éducation des jeunes garçons.

Après avoir rappelé que sur le plan historique, le parcours de ces orphelins soulève des interrogations capitales sur le lien entre le nationalisme canadien-français et le pouvoir religieux dans le Québec de Maurice Duplessis (à titre d’exemple, l’auteur rappelle que malgré un nombre inférieur de naissances, le placement institutionnel est plus fréquent dans la province de Québec que partout ailleurs au Canada), Dufour s’attarde ensuite (et cette thèse constitue l’un des moments forts de l’ouvrage) à démontrer l’importance de considérer la famille comme lieu premier d’intégration permettant d’acquérir les compétences nécessaires à l’insertion sociale. L’ensemble du texte se divise comme suit : dans le premier chapitre, Dufour clarifie les notions « d’enfants » et « d’orphelins » de Duplessis, chacune d’elle comportant des enjeux différents quant à la lecture sociale du phénomène ; le chapitre deux s’intéresse quant à lui à la manière dont sont, en quelque sorte, « fabriquées » les identités des personnes interrogées, en analysant, pour cela, les différents systèmes et règles d’attribution des noms et des prénoms qui fonctionnaient de manière à « classer socialement » les orphelins ; le troisième chapitre approfondit la question des trajectoires résidentielles de ces jeunes garçons, mettant en lumière la manière dont ces enfants ont été élevés dans les institutions, la façon dont ils ont appris, souvent avec violence, les règles de vie prévalant dans ces milieux hostiles à toutes formes véritablement « humaines » de socialisation ; le quatrième et dernier chapitre est l’occasion, pour l’auteur, de proposer différentes « lois » et autres règles culturelles concernant les dynamiques d’insertion familiale et sociale de ces jeunes hommes. Parmi ces règles, retenons (mais la liste n’est pas exhaustive) les suivantes : 1) l’insertion familiale d’un garçon n’est pas garante de son insertion sociale par l’instruction ; 2) la filiation entre un homme et un garçon nécessite une acceptation réciproque ; 3) la réussite d’une relation entre un homme et un garçon passe d’abord par l’investissement de l’homme, ensuite par celle du garçon ; 4) la prise du pouvoir par les hommes entre eux (et dirigée de manière à nuire aux jeunes garçons) passe par la solidarité entre ces hommes.

Mais j’attire aussi l’attention du lecteur sur un autre passage de l’ouvrage, une réflexion, en fait, qu’exprime l’un des orphelins interrogés par l’auteur, concernant la dite « charité chrétienne ». Ainsi, pour Étienne : « tu fais la charité parce que tu crois en l’Homme qui est en face de toi, parce que tu y crois, que tu te dis que tu vas l’aider et puis… qu’il va, que ça va bien aller. Tu fais pas la charité pour que la personne devienne dépendante de toi, c’est pas le but de la charité. Mais c’était ça le but de la charité des communautés » (p. 77). L’anthropologie et la sociologie ne s’intéressent pas suffisamment (à mon sens) à ce que peut comporter de « dévastateur » et d’aliénant l’usage somme toute « abstrait » de ces principes (comme le respect et l’égalité juridique) qui sont au coeur de la philosophie des Droits de l’homme avec un grand « H ». Une sociologie (que je qualifierais de « politique ») des sentiments moraux reste à faire et cette voie aura permis à Dufour d’aborder avec un oeil plus critique son objet d’étude.

À travers les récits de vie de ces jeunes garçons l’auteur fait aussi ressortir les liens d’affection particuliers qui émergeaient parfois entre orphelins et religieuses. Je pense ici à Philippe qui avait développé un sentiment d’attachement pour une religieuse ayant pris soin de lui à l’orphelinat ; elle lui avait même offert un présent à son arrivée. En fait, presque tous les garçons rencontrés ont ainsi avoué avoir entretenu des relations positives avec une ou plusieurs religieuses ; comme quoi la socialité et la socialisation ne sont pas qu’affaire de lois, de règles prescrites, de contrainte ou de « violence ». Elles ont aussi à voir avec l’affect, l’identification à l’autre et, par dessus tout, l’expression du désir (avec toutes les formes d’ambiguïté et d’ambivalence que sa prise en compte suppose dans le fait du « vivre-ensemble »). De ce désir, l’anthropologue et psychanalyste Malek Chebel (2000) disait qu’il accomplit l’instauration d’un « lien de culture », rendant possible et vérifiable la représentation de soi donnée en partage, la confirmation du moi à travers l’autre.