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Dans cet ouvrage, Georges Balandier nous donne à redécouvrir des textes essentiels qui ont jalonné son itinéraire d’anthropologue mais aussi de témoin de son temps. On y relit avec bonheur des articles ou des entretiens qui ont marqué non seulement l’itinéraire biographique de l’homme mais aussi les débats intellectuels en France et ailleurs. L’oeuvre de Georges Balandier est considérable, traduite dans le monde entier et pour l’essentiel toujours lue. Certains de ces livres le sont parfois presque cinquante ans après leur publication comme Sociologie des brazzavilles noires (1955) ou Sociologie actuelle de l’Afrique Noire (1955), ou encore L’Afrique ambiguë (1957). Il est le promoteur de l’anthropologie politique (Anthropologie politique [1967], Sens et puissance [1971], Anthropo-logiques [1974] ou Le pouvoir sur scène [1980]). Depuis une quinzaine d’années à travers des livres essentiels, il fraie une nouvelle voie à l’anthropologie en abordant la surmodernité, c’est-à-dire le dépaysement du quotidien, l’éloignement du proche et le rapprochement du lointain : Le détour : pouvoir et modernité (1985), Le désordre. Éloge du mouvement (1988), Le dédale. Pour en finir avec le XXe siècle (1994). Exploration des « nouveaux Nouveaux Mondes » puisque nous entrons dans un monde, avec les moyens que l’anthropologie a rodés dans d’autres sociétés humaines, mais nous entrons désormais dans un monde de turbulences où les anciens repères, les anciennes boîtes à outil deviennent caduques. Et l’anthropologue est l’homme qui a toujours regardé en face la ligne d’ombre, celui qui l’a apprivoisée pour en faire sa frontière familière. Le Grand Système (2001) plongeait au coeur de la mondialisation et pointait l’étendue des problèmes avec une extraordinaire acuité.

Ces textes qui ont compté lors de leur parution, et dont certains portent encore leur poids d’avenir, forment autant de bornes milliaires d’une histoire personnelle saisie dans un siècle et prise à bras le corps.

[Ils] aident à comprendre ce qui a entraîné tôt dans le cours d’un siècle de tumulte, d’épreuve, de changement en l’homme et en tout ce qui le prolonge, m’a conduit à l’interprétation obstinée des dynamismes qui construisent et déconstruisent sans achèvement l’univers social. Puis à l’exploration continue de l’actuel qui empêche la minéralisation de la pensée sociale, à l’identification de l’inédit qui rend mieux interprétable un monde en voie de devenir étranger aux hommes qui l’habitent.

(p. 11)

Le parcours de Georges Balandier fait rêver non seulement par la richesse intellectuelle des textes publiés mais par une permanente qualité d’humanité que tous ceux qui l’ont côtoyé ne manquent jamais de souligner. La Résistance, le Musée de l’Homme avec le patronage de Michel Leiris, les rencontres avec Sartre, Camus, Merleau-Ponty, Bataille, la publication d’un roman en 1947 sous l’égide de Maurice Nadeau. Son premier terrain le mène chez les Lebou, au Sénégal. Il partage la vie de famille d’Alioune Diop, se lie d’amitié avec Senghor. « L’Afrique a été ma véritable Sorbonne », écrit-il (p. 105).

Au fil des pages on rencontre Mendès France, Michel Leiris, Georges Gurvitch, Sartre, Goody, Duvignaud, Mitterrand, Diop, Senghor, Monod, etc. Critique du colonialisme, compagnon de route des Indépendances africaines, puis observateur attentif et engagé des difficultés de maints pays africains de se frayer une voie propice vers la démocratie. Constat de la tragédie d’une part de ces pays devenus la proie d’un pouvoir prédateur. Mais Balandier le rappelle aussi, le sort de l’Afrique continue largement à se jouer à l’extérieur. « Il est sûr que l’Afrique a sa part de responsabilité, notamment parce qu’elle n’a pas su ou pu réorienter son histoire inscrite dans les territoires et son histoire génératrice de dynamismes culturels, et de visions du politique, qui lui sont propres » (p. 86).

Analyse du politique « qui fonctionne au symbolique ». Analyse de la surmodernité : « En hommage à Montesquieu, je pourrais dire : il s’agit moins de s’étonner des manières d’être des Persans que de s’étonner d’être soi-même sous le regard des Persans » (p. 93). L’anthropologue d’ailleurs n’a plus à se rendre au bout du monde pour trouver de l’exotique, il lui suffit d’ouvrir les yeux. Quand aux sociétés traditionnelles, elles sont changées du dehors : « La connaissance des acculturations qui mettent à l’épreuve ces sociétés continue à une meilleure compréhension de la modernité auto-acculturante opérant dans nos propres sociétés » (p. 235). L’anthropologie est emportée elle aussi dans la zone de turbulence qui saisit la planète sous le coup d’une mondialisation économique qui diffuse l’inégalité et la toute puissance de l’argent. Et Georges Balandier esquisse les enjeux de la recherche :

La planète n’abrite plus de terres inconnues, les peuples, les civilisations, les économies, les histoires ont été recensées et leur diversité répertoriée, le temps des « vraies » découvertes semble donc achevé. Pourtant il ne l’est pas : des nouveaux Nouveaux Mondes s’ouvrent à l’exploration. Ils sont dissociés des territoires, de la référence géographique. Ils ont surgi depuis peu sous l’effet des avancées étroitement conjuguées de la science, de la technique et de l’économisme conquérant. Ils résultent des entreprises transformatrices qui engendrent la surmodernité. Ce sont des mondes créés par l’homme, dans lesquels l’aventure humaine est maintenant engagée. Des mondes dont nous sommes à la fois les indigènes – nous leur appartenons en les produisant avec une audace croissante –, et des étrangers – nous sommes dépaysés par ce qu’ils introduisent d’inédit, par la puissance qui s’y déploie ».

(p. 256)

Cet ouvrage considérable n’est pas seulement le bilan d’une recherche qui a marqué l’époque en lui fournissant nombre de ses outils de pensée, elle est aussi une boîte à outils pour penser une anthropologie apte à saisir les défis du temps.