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L’exposition de vêtements a toujours constitué un volet problématique et pourtant incontournable du travail des conservateurs de musées ethnographiques. Depuis le XIXe siècle, le costume sert à illustrer la production artisanale, la sensibilité artistique et le style. On a utilisé les couvertures chilkat et les coiffes de plumes des Amérindiens des Plaines du Nord pour aborder des thématiques culturelles, tandis que l’exposition de mocassins servait à souligner les différences entre les sexes ou l’identité ethnique. En plaçant côte à côte un parka en peau de phoque et une jupe de coton tissé, on montrait que les Pueblos et les Inuit vivaient sous des climats différents. L’agencement de vêtements en véritables ensembles a permis de montrer comment les habits et les accessoires se combinaient pour former des énoncés culturellement significatifs. Néanmoins, s’il constitue une amélioration par rapport à des artefacts uniques pris hors contexte, un ensemble épinglé sur un mur demeure partiel (on ne peut en voir qu’une partie) et inanimé. Idéalement, les conservateurs souhaiteraient donner aux vêtements qu’ils exposent un aspect plus réel en les présentant sur un corps humain vivant, afin qu’ils puissent être admirés dans la fonction pour laquelle ils ont été conçus. Culturellement interprété, un ensemble ne peut être appréhendé comme la somme de pièces désincarnées, car c’est le corps humain qui confère aux lignes et aux courbes leurs qualités esthétiques. Seul le mouvement peut mettre en valeur certaines de ses caractéristiques essentielles. L’étude culturelle du corps humain et du vêtement qui le couvre devrait tenir compte des interprétations préconçues de ce qui est correct, précieux ou authentique et de ce qui ne l’est pas. Cette constatation est à la base des défilés de mode contemporains : « Une robe n’a pas de vie propre tant qu’elle n’est pas portée », déclarait la styliste Elsa Schiaparelli (citée dans Boy, 1984 : 28). Le vêtement ne peut être « vrai » que sur un corps mouvant, qui permet aux broderies perlées de scintiller, aux franges d’onduler et aux breloques de tinter. Le corps humain anime le vêtement en lui assurant justesse et authenticité culturelles.

La difficulté pour les conservateurs de musées ethnographiques réside en ce qu’il n’est ni faisable, ni bon marché, ni éthique de maintenir des gens sous verre. Le compromis adopté jusqu’ici était d’avoir recours aux accessoires de couture des cintres métalliques ou torses de tissus aux mannequins complets des grands magasins avec tête, visage et membres que l’on peut disposer de façon à suggérer les mouvements du corps. Mais encore là, certains problèmes se posent. Si ces diverses formes résolvent la question de l’enveloppement, elles ne reproduisent pas nécessairement le corps dans son entier ou encore véhiculent les phénotypes corporels nord-américains et caucasiens standardisés et idéalisés. Par ailleurs, elles effacent des distinctions sociales significatives et exigent de l’observateur un effort d’imagination. Les conservateurs ethnologues soucieux de justesse et d’authenticité n’ont jamais été très satisfaits de ces mannequins standardisés. Une robe maya faite pour une femme d’âge mûr, petite et grassouillette, à la peau mate et aux cheveux sombres, n’est guère mise en valeur sur un mannequin aux cheveux blonds, à la peau blanche et au corps émacié. Sans compter que les mannequins étant inanimés, les vêtements dont ils sont revêtus ne peuvent bouger.

Frederic H. Douglas, conservateur d’art autochtone au Denver Art Museum, figure parmi les muséologues ethnologues qui ont compris ces problèmes et ont constamment cherché à les surmonter (Parezo 1999). Durant les années 1930, F. Douglas s’est efforcé de changer les expositions statiques et rigides en programmes éducatifs vivants et divertissants pouvant susciter l’intérêt et la participation des observateurs. Il souhaitait en particulier révolutionner la façon dont les vêtements étaient montrés. En 1942, il présentait les 53 tenues amérindiennes de la collection du Denver Art Museum lors d’un défilé de haute couture visant à éliminer les stéréotypes culturels et les préjugés raciaux, montrant par là, de façon percutante, les similarités artistiques entre les peuples. L’Indian Style Show a « rajeuni les musées et fait de ces institutions des lieux vivants, plutôt que des sites poussiéreux d’enfouissement de la mémoire catégorielle », écrivait un journaliste après une présentation à Santa Fe (Nouveau-Mexique, 1942). Cette exposition vivante a fait le tour des États-Unis neuf fois en 1942 et plus de 120 fois de 1947 à 1956, date de la mort de F. Douglas des suites d’un cancer. Par la suite, elle a été montrée aux États-Unis et au Canada jusqu’en 1972, sous la direction du successeur de F. Douglas, Norman Feder, dans le cadre d’une activité intitulée American Originals. L’Indian Style Show, auquel ont assisté plusieurs centaines de milliers de personnes, a été l’exposition muséale la plus courue de son temps. Cependant, si F. Douglas a « résolu » les difficultés posées par l’exposition de vêtements en parvenant à animer ce type d’expositions, il a, sans le vouloir, suscité de nouvelles controverses relatives à l’authenticité et aux stéréotypes sur les femmes.

L’Indian Style Show visait à instiller chez des femmes euro-américaines ou euro-canadiennes des classes moyennes et supérieures l’idée que tous les peuples partagent une même humanité fondamentale, en associant la magnificence du vêtement au bon goût féminin[1]. F. Douglas avait choisi intentionnellement des vêtements de femmes amérindiennes comme outils visuels pour lutter contre les préjugés, parce qu’il attribuait à ce trait particulier, à cet intérêt commun pour les beaux atours, une applicabilité universelle permettant de dépasser les distinctions culturelles.

A new family moves into a block, the old-timers notice the new housewife uses three clothes pins instead of two to hang out her clothes. They say, « She is different », and they feel she is wrong. They shouldn’t. She is just a human being, same as they are. If they would start thinking about her many points of similarity to them instead of that one little quibble of difference, they would accept her. That’s the thing about these dresses. The women see them, and they realize Indian women are interested in pretty clothes, too. [The Show] helps to promote a feeling of kinship.

Waco News-Tribune 1954 : s.p.

Durant ce processus de mise en scène de ce « dernier cri en matière de défilé de mode », comme l’ont qualifié de nombreux périodiques de l’époque, F. Douglas a, d’abord involontairement, puis délibérément, réexaminé les vêtements des femmes amérindiennes et remis en question la façon de les exposer (The Denver Post, 1950)[2]. La créativité de ses interprétations a érigé le vêtement autochtone au rang de produit esthétique pour l’industrie nord-américaine de la mode et, pour les femmes autochtones ou euro-américaines et euro-canadiennes, en article digne des défilés de mode, lieu essentiel de la culture féminine dans les années 1940 et 1950. Pour ce faire, l’Indian Style Show conférait de l’authenticité aux robes et donc une certaine ambiguïté aux mannequins (essentiellement non autochtones), et avait recours à une rhétorique vestimentaire qui substituait aux stéréotypes ethniques des idées préconçues sur les femmes. De fait, ces techniques d’exposition s’accompagnaient d’un discours prônant l’existence d’une culture féminine universelle. Ainsi, les femmes amérindiennes étaient idéalisées en « princesses », leurs vêtements devenant accessibles à toute femme raffinée et de « bon goût ». Au gré des défilés, les objets ethnographiques que constituaient d’abord les costumes se sont métamorphosés en tenues somptueuses susceptibles d’inspirer une industrie de la mode vorace, d’une part, et en marqueurs identitaires pour les femmes des Premières Nations, marqueurs auxquels ont eu recours les organisateurs d’activités urbaines de collecte de fonds, de programmes éducatifs, de concours de beauté et de défilés de pow-wow, d’autre part. Le vêtement, le corps humain et le patrimoine sont devenus indissociables. Si l’histoire des défilés de mode autochtones reste à faire, le programme éducatif de F. Douglas demeure à cet égard une source d’inspiration. Ce dernier n’était d’ailleurs pas peu fier lorsque, au début des années 1950, les groupes autochtones ont commencé à lui demander de les aider à organiser leurs propres expositions mobiles mettant en valeur leurs talents artistiques.

Pour atteindre ses objectifs, F. Douglas a dû affirmer que les cultures autochtones avaient une valeur esthétique susceptible d’être reconnue selon des critères euro-américains ou euro-canadiens, et que ces différences esthétiques n’étaient en rien des indices de « primitivisme » ou d’infériorité évolutionniste. Le bon goût et la beauté, selon ce conservateur, étaient universels, et les différences culturelles, superficielles. Comme le public assistant aux défilés arrivait avec des idées préconçues sur les peuples autochtones, F. Douglas devait d’abord avoir raison de stéréotypes courants et tenaces. Pour cela, il soutenait qu’il n’existait pas d’Amérindiens génériques ; que les Autochtones n’étaient pas nus, sauvages ou sales ; que les femmes amérindiennes ne portaient pas de bandeaux de plumes ; qu’elles étaient au contraire créatrices d’art ; qu’elles n’étaient ni les esclaves des hommes ni celles des créateurs de mode, encore moins des « squaws » mal fagotées ; et que les Amérindiens, en tant que groupe racial, n’étaient pas morts, mais constituaient des membres actifs d’une société multiculturelle et pluraliste. En somme, F. Douglas s’inscrivait en faux contre les grands mythes nord-américains sur les Amérindiens tels que les véhiculaient les films, les romans de quatre sous et les spectacles du Wild West[3].

Par ailleurs, F. Douglas devait persuader son public que les peuples « primitifs » répondaient à des modes et que leurs vêtements n’étaient en aucun cas immuables ou fossilisés. Il montrait que des emprunts culturels intensifs, tant parmi les peuples autochtones qu’entre les sociétés européennes et autochtones, avaient induit des changements stylistiques. Il soulignait que si les styles changeaient plus lentement dans les sociétés autochtones que dans le monde occidental, les causes sous-jacentes de ce changement étaient les mêmes et répondaient à un même besoin féminin : « a response to the same felt need for something different now and then… [and because] dressing up does something important for a woman’s psyche » (Douglas, sans date). Enfin, le conservateur-ethnologue avançait un triple commentaire : 1) une critique et une réification de la mode dans les sociétés américaine et canadienne contemporaines ; 2) un modèle d’Amérindiens détenteurs naturels d’un bon goût à imiter ; et 3) un nouveau mythe romancé et teinté d’exotisme. Ce faisant, il fournissait à son auditoire l’occasion de réexaminer le vêtement ethnographique en tant qu’oeuvre d’art et bien de consommation en ayant recours à l’adage voulant que les femmes se révèlent par leurs vêtements.

L’Indian Style Show : la solution de F. Douglas

F. Douglas ouvrait chaque défilé en soulignant l’universalité de la nature des femmes : « the deep common interest that both Indian and white women share in fine clothing and how they have achieved results which in many ways have remarkable similarity in purpose and function if not in actual details of materials used »[4]. Il insistait ensuite sur l’authenticité des vêtements montrés : « All of the clothes are of Indian manufacture and none is a replica, a costume for a Wild West Show, or someone’s idea as to what an Indian dress ought to be like » (Newark News, 1953 : s.p.). Cette affirmation sur l’authenticité des costumes n’était pas anodine, compte tenu du fait que les robes n’avaient de valeur que dans la mesure où leur production ethnique n’était pas mise en doute. En assurant à son auditoire que jamais il ne lui présenterait de faux ou de reproductions, F. Douglas affirmait implicitement que les arguments dont il se servait étaient justes.

L’ordre des présentations suivait le protocole habituel des défilés de mode. Les premières robes étaient choisies de façon à captiver l’auditoire et à insinuer dans les subconscients que les imposantes femmes des Plaines étaient à l’image des mannequins parisiens : minces et grandes (entre 5’10" et 6’). F. Douglas soulignait que le bon goût n’était pas l’apanage de la société occidentale ; aussi décrivait-il la première robe (un fourreau de peau de cerf[5] cheyenne descendant jusqu’aux chevilles) comme une tenue de travail sobre, mais néanmoins discrètement décorée :

The basic T-shape Plains dress of deerskin was a long neck-to-ankle affair with little or no decoration. This workdress of about fifty years ago is lightly beaded and has a touch of painted decoration. This is the Cheyenne version with square-cut sleeves ending in long fringes, both red and yellow paint supplementing the beading, and tin jinglers at the lower corners.

Ensuite venaient une jeune femme dans une élégante tenue ponca en peau de cerf garnie de piquants de porc-épic et une femme plus âgée portant une robe cheyenne brodée de perles bleues présentée comme une tenue habillée : « the formal dress of a wealthy matron of 75 years ago, a “mid-Victorian” style [that] is classically simple, decorated with ribbons, cowrie shells and a silver belt ». Ces trois ensembles permettaient à F. Douglas d’introduire plusieurs de ses énoncés de base : équivalence fonctionnelle, bon goût intemporel, intensité véhiculée quel que soit l’âge, notion de formes de base autour desquelles gravitent de nombreuses variations et objectifs sociaux de la tenue vestimentaire.

Dans le but de présenter ces vêtements comme des éléments universels de la mode et de classer le costume amérindien selon des catégories culturelles occidentales préétablies, F. Douglas avait recours à d’autres concepts que son auditoire comprenait – la mode, la modestie, le statut, l’état complet et le caractère ancien des ensembles, la beauté et la créativité – et à la rhétorique en usage dans les revues telles que Vogue ou Harper’s Bazaar. Par exemple, pendant qu’une femme déambulait sur l’estrade dans une robe de style Oglala lakota, puis tournait et ouvrait les bras pour dévoiler le détail de la robe, F. Douglas commentait l’élégance de cette robe digne des plus belles créations de la haute couture :

This Plains basic T-shaped dress is made of beautifully tanned white deerskin cut with an immense full-beaded bodice that emphasizes and is enriched by white beads. The distribution of beadwork and decorative fringe is perfect ; and the use of eagle down on the bodice gives an extra elegance […]. It is high fashion on the Plains at its best!

F. Douglas ne donnait que des informations de base sur l’origine culturelle ou l’âge du vêtement et n’indiquait pas sa signification culturelle contemporaine, afin que son auditoire ne perde rien de l’effet visuel qu’il entendait produire. Tissus et ornements étaient mis en valeur tandis qu’il orientait le regard de l’observateur sur des caractéristiques esthétiques essentielles. Le conservateur-ethnologue illustrait constamment un principe important de la création vestimentaire : les ornements sont placés là où ils produisent le plus grand effet. Décrivant une robe crow, il soulignait le motif floral des manches : « The Plains basic T-shaped garment with a straight skirt and long, closed, wing sleeves is trimmed with Venetian glass beads in floral designs adapted on the Plains from the Great Lakes tribes ».

S’il avait recours à une rhétorique vestimentaire convenue, F. Douglas prônait aussi l’équivalence sociale et l’existence d’une mode autochtone en superposant deux types de catégorisation pourtant contradictoires. Le premier type procédait de ses observations minutieuses des collections muséales et constituait une taxinomie de style et de production basée sur les caractéristiques observables permettant de différencier des types idéaux (Douglas 1950, 1951). F. Douglas s’efforçait de présenter des exemples de ces styles de base, afin que le public puisse se faire rapidement une vue d’ensemble des variations typologiques dans leur éventail le plus vaste, plutôt que de s’arrêter à des détails plus représentatifs d’une culture particulière. Outre les robes en T des plaines, il présentait la robe-tablier de l’Ouest intitulé « Western fore-and-apt apron » (un vêtement deux pièces navajo en laine à deux pans, sans manche), la robe enveloppe de l’Est dite « wrap-around skirt » (une jupe portefeuille de laine osage avec appliqué en soie et son corsage) et la robe transformable du Nord « Northern slip-and-sleeve » (une robe Ojibwa à bretelles, avec manches détachables). Un tel choix sous-tendait l’idée que les tenues autochtones constituaient des variantes des principaux concepts vestimentaires ayant présidé aux traditions classiques.

Néanmoins, ces types de vêtements n’étaient pas nécessairement intemporels ou indépendants de toute classification typologique. F. Douglas insistait sur le fait qu’en identifiant des éléments caractéristiques d’un vêtement, n’importe qui pouvait y reconnaître des caractéristiques culturelles : par exemple, un ensemble crow se distinguait par des manches raglan. Il ne manquait pas de souligner certains éléments pouvant prêter à confusion, afin d’éviter de renchérir sur l’idée stéréotypée que les cultures amérindiennes existaient en dehors de toute considération temporelle ou spatiale. Il insistait sur le fait que les cultures s’influençaient mutuellement et que les groupes réinterprétaient les styles des uns et des autres. Ainsi, une robe apache d’origine jicarilla servait à illustrer la transformation qui survenait lorsque deux styles – la robe-tablier de l’Ouest et la robe en T des Plaines – s’entremêlaient.

Par ailleurs, une seconde classification transparaissait dans les appellations choisies par F. Douglas pour chaque ensemble, une typologie occidentale, fonctionnelle et spécifique à une classe sociale qui insistait sur le moment approprié à chaque type de tenues. Une telle classification prenait appui sur sa compréhension des activités quotidiennes des femmes de la classe supérieure et de ce qu’il estimait que les femmes s’attendaient à voir dans un défilé de mode. Aussi les tenues autochtones étaient-elles classiquement rangées dans les catégories « robes habillées » (« formals »), « robes de ménage » (« housedresses ») ou « d’après-midi » (« afternoon dresses »). Il existait également des tenues pour les grandes occasions, que les femmes portaient lors de services religieux ou à l’occasion d’un bal des débutantes. S’il n’y avait ni vêtement tout-aller, ni shorts, ni lingerie ni maillots de bain, sa collection renfermait la petite robe noire classique, une robe de laine hopi présentée comme l’équivalent autochtone de la création de Chanel.

F. Douglas estimait que ces deux taxinomies étaient valables et complémentaires compte tenu de la conception qu’il se faisait des femmes et affirmait ainsi qu’une femme autochtone adaptait sa tenue aux circonstances : « Provided she is not reduced to ultimate poverty, no Indian woman will go to a social function in a work dress, or vice versa ». Pour lui, la différence entre les habits de tous les jours et les tenues soignées résidait dans la manière dont une femme autochtone transformait une robe ordinaire en robe d’apparat sans jamais tomber dans le piège de la consommation ostentatoire. Le bon goût, selon lui, se mesurait en termes d’adaptabilité économique et s’appuyait sur le raffinement que conférait aux articles leur confection artisanale, la nostalgie personnalisée et la liberté par rapport aux diktats de la mode. Ces valeurs, toutefois, étaient délaissées par les femmes américaines et canadiennes en quête de nouveauté. Pour pallier ce problème, F. Douglas montrait que les femmes amérindiennes créaient de la nouveauté en ajoutant des accessoires plutôt qu’en jetant leurs tenues de l’année précédente. L’accessoire devenait un élément clé de la transformation qualitative du vêtement permettant de suivre une mode rapidement changeante, et F. Douglas ne se privait pas de commenter chaussures, sacs à main, ceintures perlées ou fléchées, chapeaux et capes. Il montrait que les femmes autochtones faisaient preuve d’imagination en mêlant et en agençant constamment ces accessoires. Ainsi, pendant qu’il décrivait une robe de laine brodée de perles bleues faites par des Nez Percés, le mannequin mettait un chapeau aussitôt commenté : « a tall, beaded, high-crowned fez made of deerskin covered with beads and a flaring fur crown in which a strip of moose skin is tied in a circle so as to form a halo of long hair ». L’essence de la mode, soutenait le conservateur, reposait sur la créativité, la sagesse amérindienne ne permettant pas que des vêtements classiques se démodent. Les femmes autochtones savaient comment mettre en valeur leur patrimoine et comment l’afficher lors d’occasions spéciales, comme lors d’un défilé de mode. Sa propre contribution, affirmait-il implicitement, se bornait à proposer une nouvelle façon de garder vivantes ces tenues en les préservant de la rigidité des vitrines d’exposition ou de la pénombre des entrepôts des musées.

En insistant sur le talent esthétique et créateur des Premières Nations, F. Douglas affirmait qu’il convenait d’imiter ceux dont le bon goût était inné. Néanmoins, il ne s’agissait pas d’emprunter directement, ce qui aurait été culturellement inapproprié, en particulier pour certains ensembles. Ainsi, au beau milieu du défilé se trouvait une robe audacieuse sans dos ni haut en peau d’orignal, portée avec un immense collier de dentales. Même si F. Douglas ne suggérait pas d’imiter cette tenue, il soulignait son élégance et la mettait en parallèle avec le style contemporain. Avec cette tenue « visuellement la plus autochtone du défilé », les femmes hupa avaient « créé la première robe habillée sans dos ». En revanche, la dernière robe du défilé constituait un modèle à imiter : il s’agissait d’une robe de mariée hopi, car les femmes hopi, comme les Américaines et les Canadiennes d’origine européenne au XXe siècle, portaient des robes blanches, dépourvues toutefois de tout bijou extravagant.

Pour la finale, F. Douglas rassemblait tous les mannequins sur la scène. Un conte moral édifiant sur la société moderne lui permettait alors de demander à l’assistance, de façon toute rhétorique, qui, d’eux ou des Amérindiens, étaient libres :

We are slaves to the French and other designers. We are also slaves to our neighbors because we try to dress like the Jones’s… in order to impress others… For Indians status comes in their ability to demonstrate that they can weave a piece of cloth, embroider it and look festive in it.

Si les femmes étaient des femmes partout dans le monde, les femmes nord-américaines entre toutes portaient le fardeau de la mode. Les Amérindiennes se révélaient beaucoup plus modernes en optant pour la tradition. Dans ce bilan transparaissait le point de vue du protestant de la classe moyenne qu’était F. Douglas sur les vertus de l’économie, l’importance du travail domestique accompli par les femmes, la permanence du bon goût et les qualités esthétiques, tout comme sa conviction qu’une bonne gestion engendrait l’excellence. Selon lui, le bon goût était intemporel et faisait fi des différences culturelles. L’Indian Style Show permettait d’apprécier chaque vêtement pour sa beauté intrinsèque et le talent artistique des femmes amérindiennes qui donnaient libre cours à leur créativité au moyen du vêtement. Les femmes américaines et canadiennes pouvaient redécouvrir comment rester à la mode en s’identifiant aux Amérindiennes. Du même coup, elles pourraient venir à bout des travers de la classe moyenne nord-américaine.

Les spectateurs, y compris les Amérindiens qui assistaient au défilé à cette époque, réagissaient favorablement à cette présentation. Le Denver Art Museum possède des centaines de lettres d’appréciation, mais aucune lettre négative. Des centaines de journalistes ont également souligné que les exclamations fusaient à chaque nouvelle tenue montrée. F. Douglas était heureux. Il avait atteint tous ses objectifs[6].

Le discours de la mode sur les ensembles des Premières Nations canadiennes

La plupart des ensembles utilisés pour l’Indian Style Show provenaient d’Autochtones résidant aux États-Unis. Cependant, plusieurs robes provenaient d’Autochtones canadiens. Ces ensembles ont joué un rôle primordial dans la réussite du programme et ont marqué profondément la mode américaine et canadienne. Ils ont également montré les problèmes suscités par l’approche de F. Douglas : entremêlement culturel intentionnel, détournement d’attributions visant à produire des ensembles complets et utilisation de vêtements d’hommes non identifiés comme tels. Cette utilisation s’est faite dans les années 1950 et 1960 afin de montrer à l’assistance et aux créateurs de mode que tous les vêtements et accessoires autochtones, et non pas uniquement ceux des femmes, pouvaient servir d’inspiration stylistique aux femmes euro-américaines et euro-canadiennes.

Parmi les principales attractions de ce défilé figuraient deux robes ojibwa provenant du nord des Grands Lacs et fabriquées au XIXe siècle : une tenue habillée à motifs appliqués et une tenue de ménage ancienne en peau de cerf[7]. Les deux ensembles étaient remarquables pour leurs manches détachables et leur adaptabilité aux changements climatiques saisonniers. F. Douglas décrivait ces tenues en détail et s’en est d’abord servi pour mettre l’accent sur certains points :

An old style, and one long extinct, was this deerskin dress which is fashioned like a slip with shoulder straps. Beadwork appears on the bodice, shoulder straps, belt, and foot gear. This slip-like dress was limited to the region along the U.S.-Canada border. It was worn with detachable sleeves.

Quant à l’autre robe, le conservateur soulignait généralement à quel point les tenues traditionnelles étaient modernes et pouvaient servir de base à la mode contemporaine :

The basic Ojibwa housedress is a forerunner of the modern sheath sun-dress. A peaked cap, painted in geometric designs, converted the housedress to a costume for “street” or “formal” wear. Leggings, moccasins and a bag were all heavily beaded. And the final touch was a fur stole.

Quelquefois, il soulignait le caractère novateur d’un emprunt culturel : « Many Great Lakes tribes created a new style by the adoption of silk as a medium, through appliqué embroidery, for use of the ancient quill and birchbark designs on skin or cloth dresses » (Douglas 1951 : 35). En d’autres occasions, il abordait la question de la technologie et des techniques de production : « The Ojibwa women smoked the leather over a small fire. This cured the leather so that it was almost waterproof and gave it a soft suede like texture ».

Vers le milieu des années 1950, F. Douglas a mis davantage l’accent sur le fait que ces robes, si elles illustraient un style très traditionnel, constituaient des robes bain-de-soleil, modèle parmi les plus portés de l’époque contemporaine. Les robes bain-de-soleil étaient en effet en vogue à la fin des années 1940 et au début des années 1950, et les créateurs de Floride se sont sentis particulièrement interpellés par les robes chippewa-ojibwa. F. Douglas soutenait que leur utilisation en tant que modèles se justifiait parce que les Ojibwa avaient déjà converti la robe sans manches en une tenue avec bretelles décorées portée comme une chasuble avec une blouse de calicot de la fin du XIXe siècle. Cependant, c’est cette version ancienne qui répondait aux besoins des créateurs de mode.

Trois ensembles de la côte Nord-Ouest ont été utilisés lors de l’Indian Style Show. Contrairement aux autres, F. Douglas les associait à la provenance culturelle du chapeau plutôt qu’à celle de la robe. Ces tenues comprenaient une « robe-tablier » en écorce de bouleau de la fin du XIXe siècle de style Kwakiutl provenant de la Colombie-Britannique ; une robe de laine tlingite à motifs appliqués, confectionnée dans les années 1890, mais présentée comme tenue soignée ; et une robe de travail. Confectionnée au début du XXe siècle, la « robe » chilkat était en réalité une chemise tissée de cérémonie ornée d’un oiseau sur le devant et de dessins géométriques, ainsi que d’une figure masquée dans le dos, portée avec des mocassins cris Rocky Boy et un chapeau tressé haïda orné de motifs de peinture rouge. F. Douglas n’a toutefois jamais mentionné le fait qu’il ne s’agissait pas d’un vêtement susceptible d’être porté par une femme lors d’occasions spéciales ou pour la besogne quotidienne :

The skirt is calf length, of white goat’s wool, and embroidered in yellow and blue with typical Northwest Coast designs. An elaborate head-dress of wood decorated with abalone shell inlay, swans down, and ermine trim enriches this costume.

La tenue tlingite consistait en une veste de laine rouge fabriquée à partir d’une couverture à boutons, ornée de motifs héraldiques appliqués constitués d’un castor et d’une main. Elle était complétée par des bottes tahltan et un chapeau tressé de racines de pruches tlingit recouvert d’oxyde de cuivre imperméabilisant, signe d’un rang social élevé et d’une grande aisance[8]. F. Douglas s’en servait pour montrer à quel point le costume avait changé depuis l’avènement du commerce européen ; c’était aussi l’une des rares occasions où il mentionnait des noms : la tenue « Kwakiutl », consistant en une chemise de fibres tissées, une cape et un chapeau, présentée sans souliers, était en fait une robe nootka qui avait été recueillie par G. T. Emmons dans les années 1870, montrée avec un chapeau nootka ou haïda à larges bords. Cette tenue, bien que fragile, constituait le clou du spectacle.

De ces trois ensembles, seule la tenue kwakiutl était montrée régulièrement, pour des raisons de commodité. F. Douglas considérait cette dernière comme un exemple d’ingéniosité climatique, aux origines de l’imperméable :

A two-piece costume of woven, shredded, cedar bark is extremely smart and simple. There is a wrap-around skirt and a severely cut, sleeveless cape-blouse which carries out the flaring line of the wide-brimmed hat. This costume is designed for rainy weather. It is set off by the broad brimmed basket hat of spruce root and silver bracelets. This is one of the original barefoot styles. This type of costume is now entirely extinct. It shows the perfect adjustment of Indian art to both environment and adaptation of available materials.

L’industrie de la mode appréciait également le costume de la côte Nord-Ouest, en particulier les chapeaux tressés. La version non peinte a en effet servi de source d’inspiration à plusieurs créateurs de mode bien connus des années 1940. Ces chapeaux ont été produits et mis en marché par Stanley Marcus, qui avait adopté les créations de Claire Potter, de Lily Dache, d’I. Miller, de Palter de Liso et d’autres créateurs de mode new-yorkais ayant assisté à l’Indian Style Show lors de son passage à New York.

Deux ensembles provenant des tenues portées par les peuples des régions arctique et subarctique du Canada ont été ajoutés au défilé en 1951, dans une tentative de brosser un tableau complet des styles vestimentaires autochtones d’Amérique du Nord. Le premier, une « tenue de ménage » kutchin, avait été confectionné vers 1830, et constituait à ce titre le vêtement le plus ancien du programme éducatif mis sur pied par F. Douglas. Lorsqu’il en parlait, le conservateur affirmait qu’hommes et femmes du Nord portaient des vêtements pratiquement identiques en raison du climat :

This dress is of deerskin embroidered with porcupine quills. The Northern Indians made clothing something like that of their Eskimo neighbors in that it was partly tailored. Because of the climate men and women wore nearly identical costumes consisting of waist length boots and long skirts reaching to the knee. The shirt bodice and the leggings show bands of quillwork.

Cela n’était pas exactement vrai, mais cette opinion lui servait à justifier l’utilisation qu’il faisait des vêtements masculins, pratique qui lui a valu des critiques de la part de plusieurs de ses confrères muséologues. La « robe » kutchin était en fait une chemise d’homme en peau d’orignal de 127 cm de long avec ourlet en V, porté sans jambières, mais avec une ceinture perlée en peau de cerf avec dos blanc. Robe et ceinture étaient ornées de piquants de porc-épic formant des motifs de fleurs, de feuilles et de tiges.

Le second ensemble nordique était un parka inuit contemporain présenté comme « vêtement de confection » ou « vêtement de tous les jours » que F. Douglas avait acquis auprès d’un collectionneur qui lui-même l’avait déniché à Unalakleet, en Alaska. Il décrivait cette tenue comme un costume d’hiver fait de pelleterie confectionnée : « The parka or upper garment is made of spotted reindeer fur, the hip-length boots of black and white fox and the gloves of wolf fur. The Eskimo are the only native North American people who made tailored clothing ». Le parka en peau de renne était orné de fourrure de carcajou et comportait de longs rabats inférieurs. Il était porté avec des jambières en peau de phoque, un tablier et des souliers appropriés. F. Douglas n’a fait appel à ce costume que deux ou trois fois, parce qu’il était très fragile et qu’il était difficile de l’enfiler sans le déchirer.

Présentée à chaque fois et abondamment commenté par la presse, la tenue sport naskapi en peau de caribou magnifiquement peinte, confectionnée dans le style d’avant 1880 par Sasakwa au cours des années 1920 pour l’anthropologue Frank Speck, avait été achetée par F. Douglas en 1942 pour l’Indian Style Show. Cette tenue, la plus élaborée de toutes, comportait de nombreux éléments : robe, jambières, manches détachables, ceintures, sac, mitaines, chapeau et cape. Le commentaire de F. Douglas était tout aussi prolixe. Celui-ci présentait d’abord l’ensemble comme une tenue d’extérieur :

As an example of adjusting the dress to the weather, the Naskapi of Labrador may be cited. The basic dress of this tribe was a painted deerskin slip sustained by shoulder straps. To make this costume wearable in winter a unit made of sleeves and covering for the chest and shoulders, or separate sleeves, was put on under the straps of the slip. A robe of caribou skin and a peaked skin hat finished the transformation.

Puis le mannequin enlevait ces accessoires et F. Douglas louait l’efficacité de la femme Naskapi qui obtenait rapidement une robe-tablier estivale.

Il arrivait que F. Douglas souligne l’originalité de cet ensemble en prétendant sur un ton badin qu’il provenait des studios naskapis – une maison de créateurs de mode bien plus ancienne que celle de Schiaparelli. Il le présentait également comme une tenue spécialisée – ce que la femme bien mise portait pour assister à la chasse des hommes ou à des prouesses sportives :

Most ingenious is the Naskapi sport dress of painted skin in which a woman accompanied her husband on hunting trips. This is a two-piece dress made of painted caribou skin. The removable sleeves and bodice are made in one piece and the slip-like skirt in another. The combined sleeves and yoke are separate from the dress, which hang by straps from the shoulder. Except for a delicate beaded fringe, the geometric designs are finely painted in red and blue on all parts of this adaptable outfit to which belong leggings, moccasins, belt, suspended purse, two-way fur cape, and a conical or peaked hat, all of painted skin. The fur cape has a richly painted lining which provided warmth.

Douglas 1951 : 35

Importante également, la tenue de soirée iroquoise de deux pièces brodées de perles présentée comme répondant à un style ancien était en fait la reproduction d’une robe seneca de 1825 recueillie par Lewis Henry Morgan. Cette dernière avait été confectionnée par Rose Spring, de Tonawanda, dans le cadre d’un projet fédéral WPA[9] en 1936, et F. Douglas la combinait avec des accessoires iroquois fabriqués par une femme d’Akwasasne soucieuse de faire renaître les formes anciennes. L’ensemble de la tenue consistait en une jupe-portefeuille de drap bleu sombre ornée de broderies et de perles, une tunique rouge ornée de rubans de soie bleu, des jambières en flanelle bleue et une paire de mocassins perlés cayuga pour femmes avec rabats de cheville rouges que Frank Speck avait recueillie au Canada en 1938. Quand il décrivait cette tenue, F. Douglas louait à nouveau la mode autochtone pour sa vitalité et soulignait la créativité adaptative des Autochtones sachant tirer parti de tissus européens pour recréer des motifs traditionnels. Placée en fin de défilé, en guise de sommaire, la tenue iroquoise soulignait le fait que les marchandises dont faisaient commerce les Français véhiculaient un certain statut social :

Imported French broadcloth and wool is chosen for this two-piece dress designed for a society leader of about 1830. There is a beaded navy blue wrap-around skirt and a long red over-blouse or red calico jacket trimmed with beaded edging, ribbon and silver (brooches) ornaments. The wool skirt had a striking beaded design along the hemline and up one side, embroidered in the lacy white beadwork favored by this tribe. Loose cloth leggings with a lacy white beaded border, beaded skin moccasins, a string of real wampum, and a beaded over-the-shoulder bag complete the ensemble!

Le message était clair : en utilisant des matériaux neufs à la manière traditionnelle, les femmes iroquoises, ingénieuses, créaient de nouvelles significations culturelles, conféraient une authenticité renouvelée à des tissus étrangers et transformaient ces derniers en vêtements indubitablement « iroquois » :

Among the Iroquois the ancient costume was a long wrap-around deerskin skirt. When European cloth became available it was used for the skirt, still as a wrap-around. An upper garment, previously lacking, was evolved in the form of a long calico tunic. The front of the tunic was taken from the costumes of White women, while the back was adopted from the red court coats of European male officials. Thus by combining various different elements, the Iroquois woman created a new dress style for herself.

Les ensembles iroquois ont souvent inspiré les créateurs de mode. En 1955, F. Douglas et Ruth Hancock, coordonnatrice de mode pour le Denver’s Daniels and Fisher Department Store, ont organisé un défilé spécial à l’occasion du 15e anniversaire de l’American National Bank. On y montrait, deux par deux, des tenues modernes inspirées de créations amérindiennes ou de formes équivalentes. On entendait ainsi montrer que les blouses et les jupes-portefeuilles étaient indémodables. Une robe en lin avec corsage léger et blouse était présentée comme l’équivalent de l’ensemble iroquois de 1825 (The Denver Post 1955).

Même si les robes en peau de cerf tannées des Plaines étaient les vedettes du Indian Style Show, une seule d’entre elles était de provenance authentiquement autochtone. La tenue habillée de peau de cerf ornée de broderies de perles pied-noir, dite ancienne, intitulée « beaded antique deerskin » faisait en réalité appel à deux robes montrées en alternance. La première était une robe pied-noir confectionnée par Canadian Singing Before, décorée de perles poney noires et blanches alignées en bandes verticales sur le corsage, l’encolure et les manches. La seconde était rarement montrée parce qu’elle appartenait en fait, à l’origine, à une Sun Woman de Coming Spring, au Montana. Il s’agissait d’une tenue sacrée qui a, depuis, été rapatriée en vertu du Native American Graves Protection and Repatriation Act (NAGPRA). Ces robes étaient portées avec des jambières de femmes pieds-noirs, des mocassins perlés assiniboines pour hommes, une ceinture de cuir décorée et un chapeau perlé.

Des éléments du costume amérindien servaient à compléter les ensembles et remplissaient les trous de la collection du Denver Art Museum. La tenue de soirée de laine rouge dite de style crow faisait appel à une ceinture de cuir aux perles colorées pied-noir, tandis que la robe de laine nez percé brodée de perles et la tenue crow habillée en peau de cerf intitulée « deerskin elktooth formal » étaient portées avec des mocassins et des jambières de femmes pieds-noirs. Outre les chaussures et les jambières dont on ne mentionnait jamais l’origine culturelle, une ceinture perlée pied-noir ornait la tenue habillée shoshone en peau de cerf blonde. F. Douglas s’était résolu à un tel amalgame compte tenu du fait qu’il ne disposait pas de matériel suffisant pour recréer 53 ensembles culturellement spécifiques. Il contournait ce handicap en expliquant que les vêtements provenaient de la même région culturelle et que les peuples de ces régions commerçaient souvent les uns avec les autres. Selon l’une des femmes que j’ai interrogées, toutefois, les lacunes relatives à l’attribution culturelle des vêtements étaient, pour les membres amérindiens de l’assistance, autant de signes prouvant que F. Douglas n’avait pas véritablement compris l’importance culturelle de l’habillement.

L’Indian Style Show au Canada

F. Douglas n’a jamais présenté son Indian Style Show au Canada, bien qu’il y ait été invité plusieurs fois. Son calendrier chargé et le nombre d’endroits où ce défilé était planifié aux États-Unis l’ont empêché de le faire. De même, il a décliné plusieurs offres en provenance d’Europe, où une tournée était prévue en 1957. Après sa mort, Norman Feder[10] a présenté American Originals dans des cercles sportifs américains, des universités et des musées, de même qu’à plusieurs associations d’Autochtones ; les deux manifestations les plus importantes ont eu lieu au Conseil national de la jeunesse indienne, en 1961, et lors de l’Indian and Métis Conference de Winnipeg, au Canada. À ces occasions, les mannequins étaient toutes des femmes amérindiennes et, selon les archives, le public était nombreux et enthousiaste.

Norman Feder a laissé quelques notes qui éclairent sa stratégie de présentation. Apparemment, il s’est largement appuyé sur les recherches et les idées de F. Douglas sur l’équivalence des sexes. Tout comme F. Douglas, N. Feder souhaitait illustrer l’éventail des styles artistiques et montrer que l’art autochtone était vivant et florissant. Il s’est également efforcé d’illustrer les emprunts interculturels entre les peuples autochtones et entre les Euro-Américains et les Autochtones. Ses messages sur les Amérindiens différaient toutefois de ceux de son prédécesseur. Lors de ses présentations canadiennes, il affirmait de façon poétique que les femmes amérindiennes portaient des vêtements magnifiques dont émanait une aura romantique, idée directement issue du stéréotype du Bon sauvage que véhiculaient les rhétoriques moderniste et antimoderniste. Son texte promotionnel habituel affirmait :

Indian women seem to move through legend and history like shadows—patient, inconspicuous women who padded about forest and fields, tilling, tanning, weaving, homemaking […]. The truth is that like women everywhere in any era, they loved glamour, had a keen sense of style and were amazingly fashion wise. Today, these gifts for couture continue. With unerring skills and taste they convert new materials as well as old-fashioned ones into styles varying from casuals for the home, work and sports to regal formal gowns for debuts, weddings and tribal ceremonies.

Programmes du Denver Art Museum pour les présentations de 1964 et de 1966

Il n’était désormais plus question de la quête de F. Douglas visant à éliminer les stéréotypes sur les Amérindiens et les peuples des Premières Nations. N. Feder laissait même les mannequins porter des perruques noires pour entretenir l’illusion que des femmes non amérindiennes faisaient semblant d’être amérindiennes. À l’occasion, les mannequins couraient sur le podium, bien que N. Feder, tout comme son prédécesseur, désapprouve de telles bouffonneries. Nulle trace non plus, dans ces reconstitutions, de l’idée que le vêtement amérindien servait naturellement de source créatrice à la mode nord-américaine contemporaine. Pour N. Feder, c’est la beauté esthétique de l’art autochtone qui comptait par-dessus tout, et il pensait que le mercantilisme ne devait pas être encouragé.

N. Feder n’a pas non plus repris l’ordre de présentation utilisé par F. Douglas ; il l’a plutôt modifié afin de mettre en valeur de nouvelles comparaisons. Pour les défilés canadiens, il voulait surtout montrer les transformations de la mode au fil du temps, l’ampleur des aptitudes artistiques et l’hétérogénéité des cultures tout comme les distinctions d’une région à une autre. Il agençait les robes par groupes en fonction des affinités culturelles ; il montrait trois robes Kiowa contrastées afin d’illustrer les changements stylistiques au fil du temps. À l’occasion, il transformait le défilé en visite géographique de l’Amérique du Nord, ce qui exigeait l’élargissement de son éventail de robes. Aussi a-t-il ajouté plusieurs ensembles des Premières Nations : une « tenue de ménage » iroquoise ; une « robe du soir » tlingite ; une robe crie en peau de cerf peinte ; et une chasuble micmaque. De plus, il a inclus des adaptations modernes trouvées dans les collections du Denver Art Museum, comme un ensemble de ski basé sur un vêtement séminole que F. Douglas et d’Harnoncourt avaient utilisé dans leur exposition au Museum of Modern Art en 1941. Des vêtements de cérémonie plus récents ont été ajoutés, de même qu’un bandeau perlé représentant la couronne d’une reine de beauté créé par une Cheyenne du Sud. Fabriqué à partir du diadème de Miss America, ce bandeau avait été porté pour la première fois lors du défilé pour les épouses des membres de l’American Institute of Banking de Denver, puis pour les défilés canadiens (Nibling 1963). Tous les vêtements étaient cependant faits par des Amérindiens et N. Feder rappelait encore l’un des thèmes chers à son prédécesseur, à savoir que les femmes amérindiennes ne portaient ni bandeau ni plumes, sauf lors des concours de beauté. Toutefois, beauté, couleur et design étaient mis en valeur, et c’étaient ces caractéristiques que les femmes amérindiennes et des Premières Nations décidaient de souligner lors de leurs propres défilés de mode.

Au sein des communautés amérindiennes et des Premières Nations

Douglas a laissé des indications scéniques pour l’Indian Style Show et a décrit les techniques d’exposition qu’il jugeait appropriées au vêtement féminin dans Clearing House for SouthwesternMuseums (Douglas 1942, 1949). Selon les muséologues des années 1950 ayant travaillé avec des Amérindiens que j’ai interrogés, ces indications ont peu à peu fait leur chemin au sein des associations et dans les centres urbains amérindiens en Amérique du Nord dans les années 1950 et 1960. L’un des premiers défilés de mode produit par des Autochtones sur le même modèle s’est tenu à Milwaukee vers 1955. D’autres ont vu le jour sous les auspices du Bureau des Affaires indiennes, du Indian Arts, and Crafts Board, des clubs amérindiens dans les universités et les collèges, du Gallup Ceremonial et d’autres organismes qui avaient recours à cette exposition novatrice pour animer des activités de collecte de fonds. Les étudiants autochtones reproduisaient généralement des vêtements dont ils avaient hérité ou qu’ils avaient eux-mêmes confectionnés. Aussi ces expositions étaient-elles bien plus authentiques d’un point de vue culturel, car elles ne faisaient pas appel aux mélanges et à l’assortiment de différents vêtements pour présenter des ensembles complets. Depuis, les défilés financés et organisés par les Autochtones sont devenus pratique courante lors des concours de beauté universitaires.

F. Douglas a également travaillé avec le créateur de mode et de tissus cherokee Lloyd Kiva New, qui a mis sur pied le premier programme de haute couture à l’American Indian Art Institute de Santa Fe. La plupart des stylistes et des créateurs amérindiens d’aujourd’hui ont été ses élèves. Ce créateur m’a révélé lors d’une entrevue qu’il leur avait fait produire leur premier défilé de mode sur le modèle de celui de Douglas. Tant Douglas que Feder (ainsi que d’autres collègues) lui ont envoyé des diapositives, afin qu’il puisse présenter une version conférence de cette exposition. M. New s’est servi de ces diapositives pour inciter ses élèves à organiser leurs propres défilés de mode et pour encourager les expérimentations esthétiques interculturelles.

Durant les années 1960, des groupes panamérindiens, un public que Douglas ne courtisait que rarement, se sont intéressés à l’Indian Style Show. Selon l’anthropologue Nancy Lurie, qui a participé comme mannequin à l’une des présentations, la version de Feder a incité plusieurs organismes amérindiens à parrainer des défilés dans les communautés autochtones. Les associations universitaires d’étudiants autochtones se sont mis à demander de plus en plus souvent la venue de cette exposition afin de promouvoir les festivités de la Semaine des Amérindiens ou d’animer les activités étudiantes de collecte de fonds. Ainsi, l’exposition du 3 novembre 1965 organisée au Saint Augustine’s Center de Chicago consistait en un dîner-bénéfice pour le centre social épiscopal venant en aide aux Amérindiens des villes. Associer l’exposition aux activités de collecte de fonds pour les causes amérindiennes est devenue pratique courante, et M. Feder n’a pu répondre à toutes les demandes qu’il a reçues des organismes amérindiens. Des lettres de diverses provenances montrent que le défilé American Originals était bien accueilli et que les Amérindiennes de l’assistance se réjouissaient de voir les vêtements de leurs ancêtres et ceux d’autres groupes autochtones, surtout quand ces ensembles étaient portés par des femmes autochtones. De fait, Angela Russell, vice-présidente du Conseil national de la jeunesse indienne, était si enthousiaste qu’elle a écrit à Johnny Carson pour suggérer que cette exposition soit montrée dans le cadre du Tonight Show. Elle estimait que cela contribuerait à montrer que les Amérindiens ne constituaient pas une race en voie d’extinction, à éliminer le déplorable manque de connaissances sur les Premières Nations et à honorer la créativité des femmes autochtones. Sa demande a été bien accueillie.

Conclusion

Il semble que le dernier Indian Style Show parrainé par le Denver Art Museum se soit tenu dans le cadre du Houston Fashion Show du congrès Contemporary Handweavers Convention, en avril 1972. Pour cette occasion, Feder avait loué plusieurs robes auprès de la tisserande Mabel Morrow qui avait également donné des instructions à ses collègues tisserandes. De nos jours, plus aucune exposition de ce type n’est organisée. Les conservateurs estiment que les vêtements sont trop rares et trop fragiles pour cela. L’exposition animée ne fait plus partie des options muséales. Mais elle a néanmoins donné lieu à de nombreuses transformations ; on peut en constater les retombées dans l’industrie américaine de la mode, de la haute couture au prêt-à-porter, ainsi que dans les communautés autochtones. Les défilés de mode sont désormais courants lors des pow-wow panamérindiens, dans les centres urbains et au sein des programmes scolaires amérindiens. Les collègues de F. Douglas en ont fait des éléments standards des expositions d’art et d’artisanat indiens de l’Indian Arts and Crafts Board. Les enseignants autochtones ont encouragé deux générations de créateurs de mode amérindiens à s’inspirer de l’habillement traditionnel autochtone pour créer des vêtements contemporains. Et les femmes autochtones ont puisé dans les modèles montrés lors de l’Indian Style Show une source d’inspiration pour créer des robes qu’elles portent lors des pow-wow.

Aucun autre musée n’a essayé de reproduire un tel programme éducatif dans le cadre de ses expositions. La modification des normes muséales relatives à la préservation et les questions sur la pertinence de faire porter des vêtements de collections muséales par des Anglo-américains ont changé le contexte dans lequel avait été conçu ce programme. Les musées parrainent toujours les défilés de mode, mais ceux-ci sont désormais conçus par des créateurs contemporains. Il est néanmoins clair que les méthodes traditionnelles d’exposition des vêtements sont inadéquates. F. Douglas l’avait d’ailleurs énergiquement fait remarquer à un journaliste tulsa en 1942 :

How can you tell anything about a costume when it’s hanging in a glass case, probably looking dirty, hung up with two pegs against a wall […] Nobody can realize what a costume looks like till somebody is in it. Have it clean and fresh, with a gal inside, and you can really see how it functions.

Tulsa Tribune 1942 : s.p.

Pour F. Douglas, on ne pouvait comprendre le vêtement amérindien qu’en le considérant comme un art et en le présentant dans le cadre d’une représentation.

Article inédit en anglais, traduit par Catherine Broué.