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J’ai beaucoup bougé dans ma vie. Cela a commencé très tôt, lorsque l’armée a envoyé ma famille en Allemagne. Je devais avoir trois ans. Nous avions pris le bateau. Sur une photo, on me voit sourire dans un joli manteau neuf. En Allemagne, j’ai fréquenté la maternelle, mais j’en ai gardé peu de souvenirs. J’ai dû apprendre quelques mots d’allemand, car je me souviens d’avoir entendu des femmes marmonner à notre sujet, nous traitant d’Anglais envahissants et effrontés. En fait, nous étions envoyés par l’armée canadienne, mais j’imagine que ces femmes, encore meurtries par la guerre, ne faisaient pas de différence entre un enfant d’ailleurs et un étranger. Après l’Allemagne, on nous rappela au Canada, où nous avons vécu à différents endroits, avec un nouvel accent étrange. Plus tard, mes parents nous ont emmenés vivre au Pays de Galles. Pendant un certain temps, ma soeur et moi y étions considérées comme exotiques, constamment priées de « dire quelque chose ». Contrairement à ce qu’ont vécu certains enfants de militaires, mes parents tenaient à ce que nous fréquentions l’école du quartier. Nous devions nous adapter. C’est ce que nous voulions, mais nous n’y arrivions pas. J’ai continué de rouler ma bosse, seule : à Vancouver à l’âge de seize ans, puis en France pendant quelque temps, et à différents endroits du Canada jusqu’à ce que je m’installe à Montréal. J’étais déterminée à y prendre racine et à devenir québécoise, mais c’était sans espoir : mon accent et ma couleur me démarquaient comme un pouce blessé sort de la main. J’ai déménagé de nouveau, jurant (en bon québécois) que ce serait la dernière fois – hostie, ça fait ben mal!

Mon corps déteste les déménagements. Quelques mois avant mon départ du Canada pour l’Australie, j’ai traversé une période de spasmes somatiques. Les stratégies que mon corps empruntait pour protester contre ma décision semblaient sortir tout droit d’un film d’horreur. Mes muscles étaient possédés par une force maléfique qui faisait des noeuds dans mon estomac.

Cette histoire n’est ni pathétique ni particulièrement inhabituelle. Au contraire, on a tous entendu de pareils témoignages d’un léger sentiment de honte : cette sensation qu’a le corps de ne pas être à sa place. La honte prend sa source dans le désir de cadrer, d’appartenir à un lieu. Cet intérêt vous amène à vous exposer : la langue vous fourche, et vous estropiez une expression familière ; vous ne saisissez pas une blague ; vous ne reconnaissez pas certains gestes d’une coutume locale. « Vous n’êtes pas d’ici », vous dit-on d’un air narquois. Ça m’est arrivé en Australie, où l’on me prend pour une Anglaise. Ça m’est arrivé à Londres, où l’on me prend pour une Australienne. Si l’on compare cette situation aux difficultés que rencontrent ceux qui ne sont visiblement pas anglos, la différence n’est pas énorme. Ce n’est pas que l’on soit humilié par le racisme des autres. C’est plutôt une honte sourde qui nous vient de l’intérieur, alimentée par le désir de passer inaperçu, de se sentir chez soi – ou plutôt à l’aise chez les autres.

Bien sûr, la honte de ne pas se sentir à sa place a très peu à voir avec la honte que portent ceux qui ont été violemment désorganisés et déplacés[2]. La honte ressentie par l’intrus culturel se nourrit du profond désir de s’intégrer et du fol espoir d’arriver à appartenir à un lieu qui n’est pas le sien. Cet espoir a davantage de chances de poindre et de se réaliser lorsque la personne est relativement privilégiée et qu’elle a l’assurance d’un statut, qu’elle possède des papiers et le reste[3]. Moins vous rencontrez d’opposition, plus l’espoir a le champ libre. En corollaire, plus vous avez l’espoir de vous intégrer, plus vous risquez d’être humilié lorsque cet espoir ne suffit pas à vous permettre de circuler aisément dans un autre espace et une autre culture. La plupart des expériences de honte donnent envie de disparaître, de courir se cacher et de demeurer introuvable. Lorsque le lieu, le corps et l’espoir ne coïncident pas, alors naît une sensation de honte particulièrement viscérale. Le corps ressent une césure lorsqu’il sait qu’il n’arrive pas et n’arrivera pas à s’intégrer là où il se trouve, lorsque, de toute évidence, il n’y a pas d’autre refuge possible.

Comme j’en discuterai bientôt, il nous faut recourir à différentes théories pour conceptualiser cette sensation de ne pas être à sa place. De plus, j’ai la conviction que nous devons recueillir davantage de récits capables de communiquer l’expérience de la honte. Le récit a un statut suspect dans nos disciplines. Bien des tentatives ont suivi la veine narrative, mais davantage l’ont décriée au nom de l’objectivité qui a gouverné les sciences humaines. Alors que le tournant postmoderne aurait pu libérer les sciences sociales de son corset empirique, de manière générale, ce qui avait été annoncé par des anthropologues tels que George Marcus et James Clifford n’a pas eu de suites suffisamment importantes pour changer ce que l’on entend par données ethnographiques. En fait, le seul mot « donnée » évoque la science d’une façon qui arrive à réprimer toute compulsion narrative.

Sur le plan sociologique, il est difficile d’échapper à cet écart entre les données et le récit. Il est encore plus difficile de trouver des façons de décrire le mouvement du corps, la façon dont le corps exprime les sentiments, l’affect, la façon dont il change au contact d’autres corps, ou encore lorsqu’il change d’endroit. Si l’on tend l’oreille aux récits, on entendra des fragments de témoignages de ce que l’on ressent quand on n’est pas « à sa place ». Je peux raconter des histoires et, parfois, raconter celles des autres. C’est étrange, mais il semble plus facile de transformer les histoires des autres en données. Dans le fond, ce qui m’intéresse, c’est de raconter et d’écouter des histoires. Cependant, dès que le chercheur se met à raconter ses propres histoires, un signal d’alarme se fait entendre. Une ou deux anecdotes peuvent passer, mais qu’arrive-t-il si le chercheur se met à assumer pleinement le rôle de narrateur? C’est ce que j’essaie de faire parfois dans cet article, même si je ne vais sans doute pas assez loin. C’est difficile de raconter des histoires, surtout lorsqu’elles sont prises pour de simples témoignages personnels. Cette perception est encore plus aiguë lorsque les histoires racontent la honte. Dans le domaine de l’écriture scientifique, le tabou de l’intime, où loge la honte, rend l’expérience narrative hautement problématique. Le récit de son expérience de vie y est considéré comme une confession ou comme une proclamation de quelque vérité. Ceux qui connaissent bien la critique que fait Foucault des techniques inductrices de vérité propres à la modernité comprendront à quel point il peut être menaçant, en sciences sociales, de parler de ce que l’on ressent. Or il s’agit là d’une simplification à outrance de la théorie du pouvoir avancée par Foucault. En craignant de la sorte la technique du récit, on passe à côté du grand défi de Foucault : expliquer pourquoi nous arrivons à voir les choses différemment. Dans les limites des traditions philosophiques françaises, Foucault a expérimenté différents genres et différents styles pour proposer des visions alternatives et de nouveaux espaces de liberté.

Je rejette l’idée que les récits d’expériences de honte ne concernent que leur auteur. Walter Benjamin exprime parfaitement mon point de vue lorsqu’il évoque l’intimité publique qui définit la honte.

« …c’était comme si la honte dût lui survivre ». C’est sur ces mots que se termine Le Procès. La honte, le sentiment le plus pur de Kafka, est aussi son geste le plus fort. Elle a deux facettes. La honte est une réaction humaine intime, mais elle a également des prétentions sociales. La honte n’existe pas seulement en présence des autres, elle peut aussi être ressentie lorsqu’on pense aux autres. La honte de Kafka n’est donc pas plus personnelle que ne le sont la vie et la pensée qui la gouvernent.

Benjamin 1992 : 125

Il y a quelque chose de pur dans la sensation de honte, même lorsqu’elle distorsionne publiquement le sens intime de soi. La honte revêt toujours cette dualité. En nous rendant intimes avec nous-mêmes, la honte est le sentiment le plus intime qui soit. Il s’agit en même temps d’une réalité sociale et impersonnelle ; à tout le moins, comme l’exprime Benjamin, d’une réalité pas plus personnelle que la vie et la pensée qui la soutiennent. La promiscuité de la honte – intensifiée par son récit – pose la question de ce qui distingue le personnel du social. Le corps est une notion clé ici qui produit et revêt énormément de sens, de multiples façons encore largement ignorées par les chercheurs de nos disciplines. Nous avons eu tendance à nous intéresser davantage aux significations culturelles du corps qu’à ses histoires psychosomatiques[4]. Il s’agit d’essayer. Comme l’a écrit Brian Massumi, « l’expérimentation active le sens du détail » (2002 : 18). Personnellement, je ne crois pas que les histoires doivent être trop détaillées, contrairement sans doute aux théories. Mais assez tergiversé, venons-en aux faits.

En route vers Uluru

Il se trouve, au coeur de l’Australie, un immense rocher. Vraiment énorme, rougeâtre, de différentes teintes de rouge. Composé de grès arkosique, ce monolithe serait le plus gros au monde. Il fait 9,3 km de circonférence, 345 m de haut, 3,5 km de long et 2,1 km de large. En marchant d’un bon pas, nous mettrions plusieurs heures à en faire le tour. On croit qu’il s’étend sur plusieurs kilomètres de profondeur, tel un iceberg dans le désert. Encore appelé par certains Ayers Rock, son nom aborigène est Uluru, un nom couramment utilisé aujourd’hui. Le site revêt une signification particulière pour plusieurs groupes. Uluru est au coeur des croyances du peuple aborigène qui l’a côtoyé pendant plus de 22 000 ans. L’énorme monolithe constitue également un emblème de l’Australie pour sa population blanche, bien que nombreux soient les Australiens qui ne l’ont jamais vu – une grande distance sépare le centre du pays de la frange côtière où réside 85 % de la population : le voyage est coûteux. La distance n’arrête cependant pas les touristes étrangers, pour qui Ayers Rock est une destination de choix.

Le peuple anangu est aujourd’hui reconnu comme le gardien légal du monolithe et du parc national Katajuta qui l’entoure. Uluru-Katajuta fait partie des sites construits du patrimoine mondial. Ce statut lui a été accordé « en vertu de l’héritage qu’ont laissé à cet endroit la nature et les habitants des lieux, témoignage de l’interaction entre l’humain et l’environnement naturel »[5]. La reconnaissance de la valeur de ce lieu par le Bureau du patrimoine mondial a été extrêmement importante pour le peuple anangu et le peuple aborigène d’Australie, plus généralement. Pendant l’hiver, nous nous sommes rendus à Uluru[6]. La phrase d’Eliot – tirée de TheJourney of the Magi – nous a fait rire après avoir quitté Darwin, en route vers le sud. Nous étions en vacances. Les chaudes journées tropicales étaient derrière nous, tout comme le soleil, jusqu’à ce que nous tournions vers l’ouest, à Alice Springs, à 1 600 km au sud de Darwin. Le temps changea de rythme aussitôt arrivés sur la Stuart Highway. Allongée sur la banquette arrière de la voiture, le dos appuyé sur des sacs de voyage, les pieds hors de la fenêtre, mon corps faisait le vide pour se rendre disponible aux changements subtils de paysage. Les pauses thé et les arrêts naturels subséquents ponctuaient le lent déroulement de l’espace et du temps. Je m’émerveillais à répétition devant l’imminence d’un bouc, perché au soleil dans un nid de brindilles. Tout était si nouveau, dans un si vieux pays. La sécheresse était envahissante ; la terre concédait à m’accueillir pendant mes pauses pipi. La nuit, nous dormions sur des matelas de mousse – une version luxueuse du baluchon qui formait, avec ceux de mes compagnons, quatre petits rectangles sous les étoiles.

À Alice, nous avons tourné à droite et, après nous être arrêtés dans l’ancienne et lugubre mission luthérienne de Hermannsburg, nous avons poursuivi notre route dans les gorges de la rivière Finke. Le lit de la rivière était à son plus sec. Couvert des débris rapportés par les crues, alors que la rivière avait atteint les hautes branches des arbres à gomme. Notre véhicule à quatre roues motrices crapahutait à travers dunes et rochers. Il aurait parfois été plus rapide de marcher, mais je ne voulais abandonner ni le véhicule ni mes compagnons. On peut facilement le comprendre. Si j’étais arrivée à me sentir chez moi dans un espace aussi radicalement différent, c’est que ma vie même dépendait de cette capsule sécurisante, mi-chair, mi-ferraille. Il est plus difficile de comprendre comment cette bulle est parvenue, pendant le voyage, à se substituer à mon foyer.

Sur la route d’Uluru, nous avons trouvé une piste dans la savane et y avons campé, loin des cars de touristes. C’était le crépuscule. Crepuscular, comme le disait un des compagnons, en australien. Il escalada une dune et en revint en disant que nous avions vu le Rocher sans le savoir. La nuit était tombée. J’ai lu mon roman à la lumière de ma lampe de poche. Le rocher pouvait attendre.

Le lendemain, nous avons levé le camp plus tôt que prévu. Nous avions une destination. Uluru symbolisait à l’extrême l’image que je me faisais de l’Australie, et avait gravé, avant même que je le découvre, tous mes sens. J’étais cependant moins excitée que mes compagnons qui, pourtant, l’avaient déjà vu plusieurs fois. Une vague sensation d’inconfort faisait son chemin alors que je voyageais toujours à l’arrière de la voiture. Et si je n’aimais pas ma rencontre ou, pire, si je n’avais pas la bonne réaction?

Après les ondulations des derniers paysages, la terre est devenue plate. Une vaste étendue plate qui fait chaud au coeur. Elle était rouge. Plus rouge que rouge. Nous avons continué de rouler, mais toujours rien. Comment quelque chose d’aussi gros avait bien pu disparaître, ou pouvait tarder à ce point à apparaître? Puis il fut là, devant nous. Imposant. Ahurissant. Wow! Quel mot futile, mais… Wow! À la demande de leur fille, mes compagnons ont fait jouer sa chanson favorite, devant le rocher : « Beds are Burning », de l’album Diesel and Dust, de Midnight Oil (1985). Plus nous nous en rapprochions, plus le temps ralentissait. J’ai respiré dans une exultation exprimant des millions de choses. Puis, ma frénésie se transforma en sanglots – longs, profonds et embarrassants. Peter Garret et les gars les recouvraient. Le motet de la bonne Australie blanche s’échappait par les fenêtres de la voiture, se mêlant à la poussière rouge :

The time has come to say fair’s fair
To pay the rent, to pay our share
The time has come, a fact’s fact
It belongs to them, let’s give it back.

J’ai pleuré de toutes mes larmes, puis j’ai retrouvé mon calme, à moitié endormie. Abasourdie, j’ai marché autour du rocher, pour prendre conscience de son époustouflante beauté. Nous sommes allés à Yulara, le centre de villégiature de l’endroit. J’en ai profité pour remplir les bidons d’eau et faire quelques courses.

Ce que j’ai ressenti devant Uluru me tracasse encore. J’associe ma sensation à d’autres expériences. Mais ce n’était pas simplement un cumul, ou un sentiment distillé. Il était d’une telle intensité lumineuse qu’il arrivait, plutôt, à percer des couches de mémoire et de perception. Je ne m’étais jamais sentie si peu à ma place que ce jour-là, et en même temps, je n’avais jamais autant désiré faire partie d’un endroit. Qui sait à quel point les paroles de la chanson ont façonné mon sentiment. En repensant à la scène, la retournant de nombreuses fois dans mon esprit, je me suis souvenue qu’au moment où la chanson a commencé, j’ai eu un flash. Je l’avais entendue pour la première fois à Montréal, assise sur l’asphalte par une chaude journée d’été. Il n’y avait rien de spécial dans ce souvenir, mais il se peut que mon sentiment se soit nourri de plusieurs souvenirs de n’avoir pas été à ma place.

Mon déluge d’émotion semble avoir été un moment d’affect sans signification particulière. Frappé par l’intensité du paysage, mon corps a réagi, exprimant des choses difficiles à nommer. Lorsque j’y repense, je me dis « Comme c’est étrange! » ou « Je n’écrirai pas là-dessus ». Bien sûr, les mots sont venus, mais j’écris sur cette expérience à l’ombre de la honte de raconter des histoires qui ne sont pas vraiment les miennes[7]. Cependant, quelque part entre le narcissisme de m’approprier des histoires et la paralysie de ne rien raconter du tout, je ferai l’expérience de la valeur du témoignage en racontant ce moment. On verra ce qui en ressort.

Honte et culpabilité

Une explication de ma réaction à Uluru est que j’ai éprouvé alors une forme extrême de culpabilité. Après tout, Uluru symbolise les Aborigènes d’Australie, et certains pourraient dire que Midnight Oil a été la voix de la culpabilité blanche australienne. Pourtant, je dirais que je n’ai pas ressenti de culpabilité. Il est vrai qu’à mes yeux cette culpabilité est surfaite. La culpabilité est évidemment plus acceptable publiquement, et il est parfois difficile de la distinguer de la honte. Michael Lewis prétend que lorsqu’on rougit, « c’est un signe soit de timidité, soit d’embarras, soit de honte, soit de culpabilité » (2000 : 624). La phrase choc de Darwin s’applique ici : « C’est le fait de penser à ce que les autres pensent de nous […] qui nous amène à rougir » (dans Lewis 2000 : 624). Alors que la culpabilité et la honte tirent toutes deux leur source dans ce que les autres pensent de nous, la honte va plus loin. La honte est intimement liée non seulement à ce que les autres pensent de nous, mais à ce que nous pensons de nous-mêmes. La culpabilité est une réaction déclenchée par des actes précis, et elle peut être effacée par un acte de réparation. La honte, toutefois, exige « une remise en question globale de soi » (Lewis 2000 : 628).

Les accusations et les appropriations de la culpabilité blanche peuvent être si avilissantes qu’il semble suicidaire de parler de honte blanche. Toutefois, si on n’en parle pas, la honte s’installe avec une intensité qui laisse croire qu’elle ne disparaîtra jamais. Silvan Tomkins[8], psychologue clinique américain qui a écrit dans les années 1960, allègue que la honte va de pair avec l’humiliation – qui, certainement, mérite d’être débattue publiquement[9]. Lorsque la honte est douloureusement blanche, il semble aussi qu’elle se confonde avec la peur et la terreur. La peur, sans doute, de devoir dire que nous avons honte. Tomkins dit aussi que la peur et la terreur peuvent s’estomper par un simple contact humain. Il donne l’exemple d’un chaton terrorisé que l’on prend dans ses bras jusqu’à ce qu’il se calme. Graham Little, psychothérapeute, utilise cette image dans un sens plus métaphorique (1999). Il allègue que nos leaders devraient être ceux qui assument la responsabilité de nous prendre dans leurs bras jusqu’à ce que nous nous défassions de notre terreur. L’idée est belle, mais elle va à l’encontre des gestes de la plupart de nos leaders nationaux.

L’idée que la honte est souvent reliée à la peur est instructive. Elle reconnaît les façons dont la honte et la peur prennent racine dans notre corps. Comme plusieurs commencent à l’affirmer, le corps porte notre passé. Katherine Young, psychologue somatique, écrit : « Les corps se transmettent de génération en génération. […] Le corps est la chair de la mémoire » (2002 : 25, 47). La psychologie somatique est une nouvelle discipline, et la façon dont les corps sont marqués par des forces plus vastes de même que par les histoires personnelles de vie a retenu l’attention d’importants sociologues. Dans le but de savoir où et comment la honte fait irruption, je me tournerai maintenant vers Bourdieu, qui a beaucoup fait pour que l’on analyse comment et pourquoi le social entre dans notre corps et notre être.

La place de l’émotion

Notre corps semble savoir quand il est dans son élément. Quand il est à l’aise dans une situation, quand il connaît les règles et les attentes du milieu. De même, il semble être capable de nous dire haut et fort que nous ne sommes pas dans les rangs, que le poisson est hors de l’eau. Le « champ », c’est ici l’ensemble des règles inscrites dans l’espace social. Ces règles sont généralement tacites, car nous les avons incorporées. Notre corps connaît les règles sociales. Cette connaissance « génétique » nous donne accès à certaines sphères et nous permet d’y fonctionner. Les règles qui structurent un espace social rejettent les intrus. C’est ce dont j’ai témoigné en définissant antérieurement le sentiment de ne pas être dans son élément, « à sa place » : notre corps sait s’il appartient ou non à un lieu, à un espace social. Pour reprendre les termes de Bourdieu, lorsque ce n’est pas le cas, nous sommes en présence d’un schisme entre « l’habitus » et « le champ ». C’est là que la honte fait souvent irruption.

Tandis que le corps et le social vont de pair dans une grande partie de ses travaux, Bourdieu demeure vague sur la place de l’émotion dans l’habitus : l’émotion est-elle importante, ou s’agit-il d’une question secondaire par rapport aux grandes questions de la classe et du capital social? Bourdieu s’intéresse à ceci : comment rendre compte de la connaissance pratique des êtres humains – de cet ensemble de petites choses que les gens glanent et déploient dans leur vie quotidienne qui constitue, pour Bourdieu, l’essence de l’objet sociologique. Voyons dans la citation suivante comment le chercheur entend refléter le monde :

Il suffit […] de se situer dans « l’activité réelle comme telle », c’est-à-dire dans le rapport pratique au monde, cette présence pré-occupée et active au monde par où le monde impose sa présence, avec ses urgences, ses choses à faire ou à dire, ses choses faites pour être dites, qui commandent directement les gestes ou les paroles sans jamais se déployer comme un spectacle.

Bourdieu 1980 : 87

Si l’on s’efforce d’interpréter ce passage très dense, on entrevoit le projet de ce qu’on pourrait appeler une sociologie brute. Le chercheur doit demeurer ouvert, voire poreux, aux règles, aux dispositions et aux faits et gestes qui constituent la vie sociale.

L’habitus génère des pratiques, des cadres de référence, des façons d’habiter le monde. Sur le plan analytique, l’habitus fournit également un point de vue sur le monde. Dans la conception de Bourdieu, l’habitus nous permet de comprendre comment coïncident les univers objectif et subjectif de la socialité. Dans une de ses nombreuses phrases bien tournées qui risquent de confondre le lecteur, Bourdieu dit que « histoire incorporée, faite nature, et par là oubliée en tant que telle, l’habitus et la présence agissante de tout le passé dont il est le produit » (1980 : 94).

Il y a, je trouve, quelque chose de passionnant dans l’insistance de Bourdieu sur la façon dont nos histoires nous hantent. Les règles sociales s’inscrivent dans nos décisions : elles arrivent à nous dire comment nous nous percevons et comment nous pouvons envisager d’autres issues à nos histoires. Au dire de Bourdieu, l’habitus produit une histoire qui est à la fois originale et inévitable.

Tout en se montrant passionné, Bourdieu demeure peu enthousiaste à l’égard des émotions. Dans un de ses textes, il semble même plutôt cassant :

L’émotion est une présentification hallucinée de l’à venir qui, comme en témoignent les réactions corporelles, tout à fait identiques à celles de la situation réelle, porte à vivre comme déjà présent, ou même déjà passé, donc nécessaire, inévitable – « je suis mort », « je suis foutu », etc. – un avenir encore suspendu, en suspens.

Bourdieu 1980 : 108, note 21

Ici, l’émotion projette la tendance de l’habitus de continuellement recadrer les possibilités et de les ajuster aux probabilités. Bourdieu le confirme lorsqu’il décrit la façon dont les agents ont « un rapport réaliste aux possibles qui […] tend à s’ajuster aux chances objectives de la satisfaction du besoin ou du désir […] et à se rendre ainsi complice des processus qui tendent à réaliser le probable » (1980 : 108). Dans cette description plutôt austère du fonctionnement de l’habitus, l’émotion semble présager le fait que les aspirations sont toujours étroitement adaptées à la réalité. Qu’elle soit hallucinatoire ou fataliste, l’émotion semble être la façon dont le corps enregistre son retour à la présence du monde présumé, le seul qu’il connaisse vraiment (ibid. : 65). Il n’y a pas de fantaisie possible ici ; l’émotion joue le rôle du canari du mineur, et l’espoir est délogé.

À la lumière de cette digression sur l’habitus, nous pouvons avancer que l’émotion fait partie de ce que connaît le corps. Elle semble jouer le rôle d’amplificateur ou de réducteur des tendances perçues[10]. L’émotion « présente un futur imminent » ; elle pousse le corps à s’ajuster à l’inévitabilité du futur comme passé. Bourdieu s’exprime ainsi : « Je suis un homme mort », « Je suis foutu ». Il y a là une sorte d’équivalent de la loi d’entropie, voulant que les choses se détériorent si on leur laisse libre cours. Dans cette description, l’émotion annonce et confirme la finalité de l’habitus. En ce sens, comme l’illustre la citation antérieure, le corps ne peut que jouer de nouveau le passé. En prêtant attention à la séquence d’événements décrits, le corps ressent ou rejoue une émotion, donc rejoue le passé. Le corps affectif se trouve à convoquer le passé qui, alors, restreint l’éventail des possibilités. Un passé spectral prend au piège le futur. Pour Bourdieu, l’habitus reproduit le sentiment d’inévitabilité. Cependant, il se peut également, en certaines occasions, que l’émotion secoue l’habitus ; c’est le cas lorsque le corps affectif outrepasse l’interprétation cognitive de l’habitus.

En somme, dans la vision de Bourdieu, l’émotion semble restreindre l’éventail des possibilités accordées au corps que sa propre théorie, pourtant, conçoit. La séparation du corps affectif et de l’émotion, et le rôle implicite de cette dernière, comme un mécanisme d’ajustement cognitif, suggèrent que le corps est à la fois capturé par le social et prisonnier en lui. Tout en admettant la présence physique du corps, Bourdieu restreint de façon boiteuse cette reconnaissance à une évocation vague et austère de l’émotion. C’est une façon bien maigre de décrire ce qu’il évoque ailleurs de façon si riche. Ses idées passionnantes à propos du corps, ou à propos des agents occupés à construire leur monde, sont vendues à rabais si le corps n’est qu’un simple contenant de ce qu’il a été. Pour revenir à la honte, il est impérieux de penser que le fait de rougir doit être interprété comme une métonymie. En d’autres termes, l’embarras de la personne est la pointe de l’iceberg, la partie visible de tout ce qui nous rend vulnérables à la honte. L’habitus d’une personne déterminera ce qu’elle a expérimenté comme situation humiliante. Toutefois, je m’éloigne de Bourdieu dans mon pari que le fait de rougir et le sentiment de honte sont le contrepoids d’une réévaluation quasi involontaire de soi et de ses actions. Ils obligent à repenser la réalité et à modifier ses décisions. En ressentant de la honte, le corps inaugure une nouvelle façon d’être au monde. La honte, fruit d’une réflexion du corps sur lui-même, permet de revoir la composition de l’habitus qui, à son tour, permet d’envisager différentes options.

Une sociologie de l’humanité

L’idée que le corps affectif entre en dialogue avec les structures sociales – et qu’il s’agit d’un échange mutuel – se retrouve dans la manière dont Marcel Mauss comprend l’habitus. Mauss a précédé Bourdieu dans l’exploration de l’habitus comme ressource sociologique. Comme nous le verrons, il met l’accent sur le corps de façon différente et fait ressortir qu’il est à la fois physiologique, psychologique et social.

Mauss est le premier à avoir fait de l’habitus un concept sociologique. À l’origine, le terme était utilisé en médecine pour décrire l’apparence extérieure du visage et du corps en relation avec son état interne de santé ou de maladie (James 1998 : 20). L’habitus est un principe important dans la tentative de Mauss de comprendre « l’homme total », une vision sociologique de la totalité qui, selon Wendy James, associe « la connexité locale de la forme et du contenu, […] l’aspect tangible de la vie humaine […] au corps et à son expérience matérielle, aux techniques de travail, et à la répétition rythmique d’une performance symbolique et rituelle » (ibid. : 15). Nathan Schlanger décrit le travail de Mauss comme un travail de terrain moderne (1998 : 193). Dans la description de Bruno Karsenti, le projet de Mauss n’est rien de moins qu’« une analyse des principes qui prévalent à l’assemblage de l’être humain, qu’une réorientation de la conceptualisation du social » (1998 : 76).

Comme Mauss le dit candidement, après avoir dû diviser les choses, les sociologues doivent s’efforcer de reconstituer le tout (1968). Le défi de Mauss comprend l’analyse détaillée des parties, de même que la tâche d’imaginer la façon de les remettre en contact. Dans certains cas, c’est entièrement à partir d’en dessous, à partir de l’exemple et du détail. Pour Mauss, c’est au moyen d’une triple analyse, physiologique, psychologique et sociétale, que l’on peut arriver à comprendre l’homme total. Cette vision repose sur un corps concret en fonctionnement ; à travers la physiologie du corps, « la coordination de mouvements articulés par lesquels il fonctionne et par lesquels il incarne et fait passer le sens, ces actes corporels efficaces (éducation, mode, prestige) confirment la nature sociale de l’habitus » (Schlanger 1998 : 198-199).

Ce qui est frappant, dans le modèle de Mauss, en plus de combiner l’étrangeté avec le sens commun, c’est cette façon de comprendre la totalité à la croisée d’éléments assez distincts. En d’autres mots, la totalité n’est pas totalisatrice. Voyez, par exemple, le nombre de choses entrant en ligne de compte dans la description de la totalité proposée par Mauss :

Nous rejoignons à de tels point la physiologie, les phénomènes de la vie du corps, qu’entre le social et celle-ci, il semble que la couche de la conscience individuelle soit très mince : rire, larmes, lamentations funéraires, éjaculations rituelles, sont autant de réactions physiologiques que des gestes ou des signes obligatoires, des sentiments obligatoires ou nécessaires, ou suggestionnés ou employés par les collectivités dans un but précis, en vue d’une sorte de décharge physique et morale de ses attentes, physiques et morales elles aussi.

Mauss 1968 : 289-290

Comparativement aux faux-fuyants dont use Bourdieu pour parler du corps et de l’émotion, Mauss aborde de front l’omniprésence des convergences physiologiques, mettant en lumière la mince couche qui sépare le physiologique du social. Cet espace limitrophe est habité et dérangé par le corps affectif – ses larmes, ses éclats de rire, ses éjaculations. Contrairement à ce qu’en pense Bourdieu, ces manifestations n’ont pas à être contenues à titre d’émotions, qui, on l’a vu, jouent un rôle fondamental pour fixer l’habitus. Alors que Mauss relie également les émotions qui traversent le corps à un « but précis », il met surtout l’accent sur la physiologie qui anime le social. Cela donne une vision différente du corps et de la socialité ; le corps ne tombe pas avant le social. Le social est chargé, ici, de matérialité et de physiologie humaine : des aspirations, des besoins et des désirs du corps, proclamés par ses affects. Le social incarné devient, pour reprendre les termes de Karsenti, naturel dans le sens le plus fort du mot (1998).

Au-delà de l’abstraction doucereuse étayant certains énoncés sociologiques défensifs (telle que la proclamation que l’émotion est sociale, non pas naturelle), l’humain total – organique, affectif, parfois illogique, et chargé d’instincts et de passions – ne perdons par de vue que l’homme total, que l’humain total est au coeur de toute forme de socialité.

La honte fait plus que nous mettre au diapason de la grande variété de sensations dont est composée la vie ; elle propose également une sensibilité à la fois pratique, éthique et nécessaire : « la réaction appropriée à la honte que l’on ressent est un type d’autotransformation ». Ainsi résume Paul Redding les vues de Nietzsche (1999). Du point de vue de notre corps, qui essaie éperdument de gérer une immense quantité de sensations, ce qui ressort le plus à propos de la honte, c’est qu’elle est toujours conçue comme une forme d’intérêt. L’intérêt, comme nous l’avons vu, n’est pas toujours agréable, mais il est stimulant. Lorsque la honte interrompt cette stimulation, le corps le ressent, ce qui se reflète en retour sur la nature de l’intérêt, désormais réduit. Le lien étroit qui relie la honte et l’intérêt nous réveille à nos sens. « Sans un affect positif, il ne peut y avoir de honte : seule une scène qui vous procure du plaisir ou qui suscite votre intérêt peut vous faire rougir » (Sedgwick et Frank 1995 : 22). La honte est la façon dont notre corps nous dit que nous avons de l’intérêt, et que nous continuerons d’avoir de l’intérêt en dépit de la douloureuse interruption pratiquée par la honte. La honte produit une temporalité somatique, tandis que le potentiel de ressentir de nouveau de l’intérêt est ressenti dans la douleur du rejet momentané. C’est un étrange espoir, mais un espoir puissant.

Que ce soit dans ses manifestations physiologiques, sociales ou psychologiques, la honte nous rappelle la primauté de l’intérêt. Comprise sous cet éclairage, la honte marque « la difficulté d’une existence corporelle fondamentalement fragile » (Gilroy 2000 : 17). Pour Paul Gilroy, « la récurrence de la douleur, de la maladie, de l’humiliation et de la perte de dignité […] peut contribuer à une conception abstraite de la similarité humaine, suffisamment puissante pour rendre les solidarités basées sur les particularismes culturels soudainement futiles » (ibid. : 17). D’une façon similaire mais plus précise, la honte nous amène à nous questionner sur ce que l’on ressent, sur la nature de la perte d’intérêt et, fondamentalement, comme plusieurs l’ont allégué, sur qui nous sommes, dans une remise en question de soi. Comme le dit Redding, cela entraîne une transformation de soi. Ce serait prétentieux de dire que cela mène à une « meilleure » personne, ou que la personne qui a ressenti de la honte réfléchira toujours consciencieusement au mécanisme qui l’a amenée à rougir. Cette vision serait trop déterministe et réduirait de nouveau le corps à une entité limitée, facile à connaître. Je ne vais pas aussi loin, mais la honte, sans aucun doute, nous amène à nous sentir temporairement plus fragiles. Et cette leçon de modestie peut nous servir de base pour réévaluer notre existence. Dans les termes de Bourdieu, la rupture et la perte d’assurance, de capital culturel, lorsque quelqu’un est poussé dans un autre champ, peuvent amorcer un processus de changement. Comme je l’ai mentionné, la nature viscérale du corps affectif dérange l’habitus, nous amenant à questionner, à différents niveaux, la nature apparemment statique de notre habitus.

Mais revenons à ce sentiment de ne pas être à sa place. Dans ce contexte, la honte ne peut pas être comprise au-delà de son intensité corporelle pure. Comme j’ai tenté de l’indiquer par des exemples tirés de Bourdieu et de Mauss tout particulièrement, des courants de pensée, en sciences sociales, se sont intéressés au physiologique et y ont vu une composante nécessaire pour comprendre l’humain total, l’objet de la sociologie de l’humanité de Mauss. Sur un plan fondamental, s’il y a une chose que nous partageons tous, c’est bien un corps biologique. Ses effets somatiques peuvent être expérimentés différemment, mais le corps est. Nous sommes humains par nos aspects physiologiques et somatiques – comment pourrait-il en être autrement? Sans cette base, toutes nos théories tombent à plat.

De corps placés dans d’autres lieux

Certains écrivains ont le talent de communiquer la façon dont les corps bougent, changent et s’adaptent à un lieu. Ils savent comment la physiologie du corps rencontre la matérialité du lieu, et ce, en des termes qui renouvellent et poussent un cran plus loin le langage et les idées scientifiques. Kim Mahood, une écrivaine australienne qui explore les genres romanesque et autobiographique, écrit sur ce qui se produit lorsque le physiologique et le biographique convergent. Son livre Craft for a Dry Lake (2000) est une méditation poussée sur les corps qui ne sont pas à leur place. On y traite de l’intérêt, du désir et du savoir associés à l’impossibilité de certains corps de se sentir au bon endroit, ou comme disent les Aborigènes d’Australie, de se trouver au pays. Mahood décrit délicatement la honte blanche physiquement ressentie lorsqu’un Blanc traverse les anciens territoires australiens – ressentie par un corps qui n’est pas à sa place dans un lieu, dans l’histoire. La tentation de romancer ou de se complaire dans l’impossibilité y est continuellement contournée au profit d’une description précise de la personne qui ressent et de ce qui est ressenti.

Lorsque je traverse la frontière du Territoire et que je me retrouve à cet endroit, mon enfance court à ma rencontre. Les couleurs commencent à s’intensifier, la lumière, à s’aviver. Je commence à sentir quelque chose dans mes os, mes nerfs, mes viscères. Je ne décrirais pas cela comme une émotion. C’est plutôt une réaction chimique, comme si une certaine lumière, un certain alliage de température et de sécheresse déclenchaient une série de réalignements physiques et nerveux… Mon pouls s’accélère, chaque chose devient d’une clarté hallucinatoire.

Mahood 2000 : 35

C’est une belle description de l’état poreux que j’ai expérimenté lorsque je me laissais conduire à l’arrière de la voiture, vers l’intérieur du pays. Mahood met l’accent sur différents types d’intérêt : les couleurs de la terre, le pouls du corps qui s’accélère, la lumière qui frappe la rétine. Ses souvenirs d’enfance font pression sur son habitus. Plus loin, Mahood décrit sa réaction affective à la terre, comme quelque chose qui dépasse un ensemble d’images : « c’est quelque chose d’autre aussi, un ensemble d’alignements viscéraux sur lequel l’intellect n’a aucune prise » (ibid. : 174). Manifestement à la mémoire de son père, Mahood raconte son voyage de retour aux sources dans le désert Tanami, par les grandes étendues des Territoires du Nord, entre le désert de Simpson et l’Australie occidentale, où a vécu sa famille. C’est également le récit de ses expériences affectives, racontées dans le souci de faire coïncider ses transformations physiologiques avec la terre, contre toute tentation d’émotion. Son père, apprend-on, était profondément réticent aux émotions : « Il disait qu’elles gaspillaient le courage ou, ironiquement, qu’elles exprimaient les sentiments les plus intimes » (ibid. : 224). Mahood est d’accord avec son père, même s’il était, dit-elle, extrême dans sa « terreur de s’exposer ». À un endroit du récit, elle s’excuse auprès de son seul compagnon, son chien, d’avoir exprimé sans ambages ses émotions (ibid. : 194).

Dans sa distinction soignée de ce qu’elle ressent comme une émotion, on peut voir clairement le résultat de son expérience d’enfant, palper la structure profonde de son habitus. Son écriture est essentiellement relationnelle, constamment appliquée à faire des liens. Elle écrit entre deux avions, évite les distinctions nettes – par exemple entre l’affect biologique et l’émotion biographique, ou entre le corps et le social. Son émotion devient biologique lorsqu’elle reconnaît avoir écrit affectivement sa biographie sur sa terre. La description intense que fait Mahood des différents avions rend les catégories inadéquates pour décrire ce qui se passe. La description de son voyage est, dans la vision de Mauss, totale. L’humanité est entrevue dans sa relation continuelle avec la terre, le corps, le temps et le lieu.

Mahood écrit comme une femme blanche, en relation avec la terre à laquelle appartenait sa famille et où elle a passé son enfance. Elle évoque aussi une relation aborigène avec la terre. Par contraste avec cette relation insondable à plusieurs facettes, les non-Indigènes semblent patauger. « Les Blancs qui vivent ici s’efforcent d’articuler un attachement sur lequel ils n’ont aucun contrôle. Ils partent et reviennent, avec rancune, pleins de colère et de deuils indigestes » (ibid. : 195). Ces expériences blanches sont des griffures sur la terre[11] qui ne peuvent être comprises sans apprécier « l’hommage à la terre que ce pays inspire » (ibid. : 195). « L’acceptation » est possible, fondée sur une ambition limitée : une attention momentanée et répétée au travail à faire, à la vie à vivre » (ibid. : 195). La vie sur cette terre semble insupportable, tout comme il semble étonnant que les Blancs s’y astreignent, élevant du bétail dans des conditions ridicules. Mahood veut nous amener à reconnaître que le fait d’endurer l’impossibilité d’être en ce lieu est fondé sur « une étroite sagesse, profondément reliée à la terre » (ibid. : 195).

Le récit de Mahood pourrait être compris comme une confirmation de l’argument de Bourdieu au sujet de la finalité de l’habitus. Mais cela ne tiendrait pas compte du fait que son habitus est passablement différent de celui de son père et que, quelque part, d’une certaine façon, l’habitus dont elle a hérité a changé. L’émotion et l’affect l’ont dérangée, reconfigurée, ouvrant la porte à d’autres dispositions et à d’autres interprétations. Le fait que Mahood ait intégré les effets de ces transformations profondes dans ses écrits démontre qu’une femme blanche peut réellement être ouverte et poreuse à la terre, à sa nature aborigène. Cela donne un type de réflexivité aigu, axé sur la honte, qui ne peut pas se réduire à une culpabilité de Blanc. Il n’y a, en fait, aucune culpabilité à trouver dans son paysage. Le récit affectif de Mahood est fondé sur l’intérêt – le type d’intérêt qu’il est difficile d’approcher à moins qu’il ne soit profondément enraciné dans son habitus. Dans la description qu’elle fait de son père et de ceux qui ont géré par la suite le territoire devenu aujourd’hui propriété aborigène, on sent le complexe affectif rage-colère, peur-terreur et honte-humiliation. La description clinique d’une manifestation de rage motivée par la colère – visage renfrogné, mâchoires serrées, visage rouge – rejoint étrangement l’image mythique du rude et laconique mâle blanc de l’Australie rurale. C’est honteux de retourner continuellement à une vie marquée par de « faibles ambitions » : cela présage, pour reprendre la phrase de Bourdieu, ce sentiment désagréable : « Je suis un homme mort ». Nous entendons de nouveau la finalité que l’habitus semble garantir. Mais d’une façon plus explicite, Mahood décrit aussi la façon dont les corps tentent continuellement d’échapper a cette finalité. Les corps interprètent la sentence « Je suis foutu ». Dit simplement, ils changent. La charge physiologique des sentiments apporte de nouvelles dispositions. Dans le récit de Mahood, à tout le moins, elle ouvre la porte à de nouvelles façons de réfléchir et de vivre.

Comme un code permettant de comprendre une plus grande histoire, les réactions physiologiques de Mahood parlent sans relâche d’intérêt, et d’intérêt contrecarré. Cela ne peut pas être compris à l’extérieur de son habitus, où le physiologique est le psychologique et le social. Le corps est. Et le corps est ses réactions à la sécheresse, à la lumière, à l’histoire, qui se déploient entièrement dans son habitus particulier. L’incandescente honte de Blanc loge dans l’habitus : le corps exprime cet intérêt, puis enregistre que l’intérêt ne peut pas complètement être assouvi. Ce n’est pas pour autant une façon de romancer de la honte qui pourrait automatiquement être intégrée à des projets politiques existants, comme ce n’est pas non plus une condamnation d’une histoire blanche généralisée. C’est plus difficile que ça. Ce type de honte ne peut être guéri par les regrets.

Ni héroïque, ni scandaleuse, cette honte blanche est profondément intéressée et intéressante. Elle n’est pas purement sociale et culturelle (ce qui la rendrait plus facile à éradiquer), elle ne peut pas non plus être décrite comme un aspect de la psychologie blanche. Bien que l’expression physique et viscérale de l’affect dérange ce classement, cela rappelle fortement l’assemblage de Mauss – à la croisée du physiologique, du psychologique et du sociologique. Écrire sur ce sujet afin d’embrasser cette totalité jette un peu de lumière sur la subtilité de la honte blanche. Si, comme le disent les théoriciens de l’affect, nous sommes nés avec une palette d’affects de base, il nous faut aussi comprendre comment, où et quand ces affects nous bouleversent, et ce, en termes nuancés. Si le social est naturel, physique et physiologique, nous devons réussir à fondre notre langage descriptif aux couleurs de la terre.

Blanc sur blanc

Revenons à nos moutons. Qu’est-ce que peut bien apporter ma petite expérience? Le seul fait que j’évite le sujet trahit une certaine honte. Mais on peut aussi décrire l’exaltation ressentie avant mon arrivée et face à Uluru comme de l’intérêt-excitation et de la satisfaction-joie. Il se peut également qu’ait pris part au phénomène un certain affect neutre, celui que Tomkins qualifie de surprise-étonnement. Les yeux écarquillés, grands ouverts, le réflexe de clignement, le fait de sourire, de regarder et d’écouter ; je n’arrivais pas à croire que j’étais là. Puis, presque simultanément, le passage aux pleurs, tête baissée, les mains recouvrant le visage. En fait, si : voilà une description classique d’une réaction faciale de honte. Je témoigne avoir ressenti la brûlure de la honte – elle m’a envahie physiologiquement, échappant à mon contrôle.

Mais au même moment, dans cette tension, j’ai senti un clivage. Comme l’a dit Massumi, la différence entre l’émotion et l’affect peut être décrite comme une bifurcation dans la réponse par laquelle « le langage fonctionne différemment de l’intensité » (2002 : 25). Comment pouvons-nous écouter la honte et en parler? Combien d’histoires de honte et de descriptions de situations humiliantes circulent-elles? Dans un lieu se prêtant à autant d’interprétations qu’Uluru, je suis devenue consciente de ma honte, qui renvoyait à encore plus de honte. Le fait qu’on ait fait jouer à ce moment-là Midnight Oil ne peut être passé sous silence. Les mots du groupe ne peuvent être ignorés. « Comment dormir quand nos lits brûlent? Le temps est venu de crier justice ». Mais comme j’étais paralysée par la peur, avec quels mots suis-je restée?

Certaines sortes de honte sont plus faciles à raconter, et l’abondance de certaines histoires de honte peut émousser le potentiel de ressentir les effets de la honte. Ce que nous pouvons appeler la honte cognitive tend à l’emporter sur cette sourde sensation de honte qui point dans l’habitus : le corps qui crie à l’espoir et au malaise parce qu’il ne se sent pas à sa place. Cette honte-là est celle d’un corps qui dit qu’il n’arrive pas à s’intégrer, même s’il tente de le faire désespérément. Une des pensées importantes à retenir de la notion d’habitus chez Bourdieu, ou de la description de l’humain total chez Mauss, c’est que notre corps et son histoire peuvent être plus compliqués que ce que nous en avions pensé. Sur le plan conceptuel, tous deux remettent en question toute frontière nette entre l’affect biologique et l’émotion biographique, entre le social et le physiologique. Notre corps et son histoire sont faits de beaucoup plus que ce que nous avons cru jusqu’à maintenant.

Un véritable attachement corporel au monde est impossible sans la force de l’intérêt que j’ai tenté de décrire ici. Cet intérêt, fatidiquement exprimé dans notre honte, nous parle de la complexité du fonctionnement de notre corps dans le monde. Dans la honte, notre habitus est remis en question et trouve un nouvel ordre, il s’ouvre à d’autres possibilités et à d’autres intérêts. Comme dans l’exemple de Mahood, il est crucial de raconter différentes histoires, de différentes façons. Ce n’est pas que les effets de la honte puissent être canalisés dans les histoires ; c’est plutôt que la honte appelle d’autres témoignages.

Nous ne faisons pas toujours bon usage des effets de la honte. Pourquoi le faudrait-il? La honte est un produit du corps humain et un fait de la vie, tout comme l’amour qui amène parfois les gens à faire de cruelles et étranges choses. Comme l’amour, la honte met en lumière des façons ordinaires et extraordinaires d’être en ce monde. Ce que nous expérimentons dans notre corps se traduit dans toutes sortes de comportements. Il est indéniable que la honte peut être canalisée dans des politiques cherchant à exercer un pouvoir sur les autres. Je tiens cependant à insister sur ceci : la honte, même lorsque ses effets sont négatifs ou destructifs, laisse quand même place à d’autres façons de penser l’éthique et la politique.

Article inédit en anglais, traduit par Karen Dorion-Coupal.