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Dans le cadre d’une recherche sur la mémoire palestinienne, j’ai séjourné une année dans la Bande de Gaza. À peine arrivée, j’ai constaté que la posture « neutre » de chercheuse était impraticable : parfaitement incongrue pour mes interlocuteurs, pour qui la mémoire est à la fois une question politique et existentielle, elle était également inopérante pour moi, car, en tant que telle, elle ne me permettait pas de construire des relations de confiance qui seules pouvaient m’offrir un accès privilégié à mon « terrain »[1]. La condition pour que je puisse construire un objet anthropologique digne d’intérêt a donc été que je m’engage personnellement, engagement qui était d’abord politique puisqu’il devait découler d’une prise de position par rapport au conflit qui oppose Palestiniens et Israéliens.

Si la discipline admet volontiers l’inévitable engagement social du chercheur, elle commence seulement à s’intéresser à certaines de ses conséquences, notamment l’engagement politique (Agier 1997 ; De Soto et Dudwick 2000). Ce lien au politique est, dans le cas palestinien, particulièrement tangible : d’une part le caractère politisé des écrits sur la Palestine incite le lecteur à opérer d’emblée un choix entre des interprétations opposées et exclusives des faits ; d’autre part, il est extrêmement difficile, du fait de l’omniprésence (concrète et médiatique) de la violence, de s’extirper des enjeux politiques et donc de la prise de position, que celle-ci soit exigée par les acteurs sociaux ou dictée par les valeurs éthiques de l’anthropologue. Ce constat m’incite à soulever des questions épistémologiques certes inhérentes à la discipline, mais qui sont exacerbées du fait de l’inévitable politisation du terrain.

Après avoir brièvement exposé l’objet de ma recherche à Gaza, je m’arrêterai sur les difficultés rencontrées sur le terrain. Je questionnerai les méthodes d’une ethnographie sous contrainte du politique et dont la pratique est intimement liée aux enjeux actuels et aux formes d’instrumentalisation possibles de ce savoir – dont la relation au pouvoir est d’autant plus forte que le conflit se situe également sur le plan symbolique, en particulier celui de l’historiographie. J’aborderai ensuite l’inéluctabilité de la subjectivité, qu’il s’agisse de l’implication qui a structuré le terrain ou de celle qui, actuellement, influence l’écriture. Je conclurai sur la nécessité de prendre cette subjectivité en compte pour mieux restituer la complexité et l’instabilité qui caractérisent les réalités sociales étudiées par l’anthropologie actuelle.

De l’objet de recherche : la mémoire collective palestinienne

La recherche que j’ai entreprise vise à comprendre le processus de construction de la mémoire collective des réfugiés et son lien avec l’identité nationale, dans un contexte d’importants changements sociaux.

D’un point de vue anthropologique, la mémoire collective est une construction dynamique continuellement actualisée en fonction du contexte et non pas un contenu réifié[2]. Elle permet de constituer le sens du passé à partir d’éléments jugés pertinents dans le présent. Le cas palestinien illustre bien ce travail d’interprétation du passé en fonction du présent (le conflit avec Israël) et en opposition à la mémoire dominante (le récit sioniste). La mémoire palestinienne est ainsi par définition liée au politique : elle est non seulement la source du discours nationaliste, mais elle constitue également un enjeu important du conflit, aussi bien en tant que récit légitime du passé que par le contenu qu’elle énonce : la possession de la terre, la vie dans les villages détruits en 1948 et donc le droit au retour des réfugiés, l’existence en tant que nation et donc le droit à l’autodétermination.

Du terrain

Lors d’une mission humanitaire, en 1991, j’avais constaté l’importance de la mémoire palestinienne, mémoire essentiellement construite autour des notions de la terre et du village perdus en 1948. La perspective d’un État palestinien, avec le début du processus d’Oslo, a renforcé la pertinence de cette mémoire désormais devenue légitime : le fait même d’entrer en négociation avec les Palestiniens implique une reconnaissance internationale explicite de leurs droits en tant que peuple, et par conséquent de leur identité et de leur culture nationales, toutes deux basées sur la mémoire collective. J’ai donc décidé, dans le cadre d’une thèse de doctorat, de questionner les processus de réinterprétation dont cette mémoire allait faire l’objet dans ce nouveau contexte social et politique.

Fidèle à la démarche anthropologique, je me suis rendue dans la Bande de Gaza entre février 1998 et mars 1999, pour y faire « mon terrain ». Cette période coïncidait avec la commémoration de la Nakbah[3] : durant toute l’année 1998, de nombreuses manifestations, publications, expositions et autres activités ont mis en scène l’existence d’avant la Nakbah. Aussi les conditions qui prévalaient étaient-elles particulièrement fécondes pour aborder une telle recherche : la mémoire collective était devenue omniprésente dans la vie quotidienne et le changement social mettait au jour les mécanismes de sa reconstruction en fonction des attentes présentes.

Dans ce contexte d’effervescence, j’ai enquêté parmi les réfugiés du village de Barbarah[4]. Différentes raisons objectives ont présidé à ce choix. Notamment, l’unité ainsi créée me permettait d’obtenir « une » version de la mémoire collective : les divergences observées dans les discours relevaient des parcours personnels ou de variables socioculturelles et non pas des différences géographiques. Cette option m’évitait en outre d’« enfermer » ces réfugiés dans un camp : mes interlocuteurs vivaient dans toute la Bande de Gaza, dans des conditions différentes. Cependant, un aspect plus personnel a été déterminant : ma belle-famille est originaire de Barbarah, ce qui m’a aidée à me situer « à l’intérieur ».

Ainsi munie de mon objet d’étude, j’entamai mon enquête selon le précepte de « l’observation participante ».

Négocier le terrain : entre construction scientifique et exigences politiques

Depuis Malinowski, l’anthropologie fonde sa légitimité et sa spécificité sur l’expérience de terrain. La conception de ce dernier a certes été modifiée, mais il reste une sorte de rite de passage incontournable voire, selon Gupta et Ferguson (1997 : 1), le facteur le plus significatif pour déterminer si une recherche peut être revendiquée par la discipline.

Le terme même d’expérience suppose une implication personnelle du chercheur quel que soit l’objet sur lequel il travaille. Cependant, dans le cas de « terrains minés »[5], cette implication ne relève pas seulement de la présence personnelle auprès des acteurs : elle suppose de pouvoir répondre aux exigences, explicites ou non, des interlocuteurs qui imposent au chercheur d’énoncer sa position, en termes politiques ou éthiques, donc d’émettre des jugements de valeur catégoriques. De fait, à Gaza, la condition pour que je puisse accéder à mes interlocuteurs était que je me positionne clairement par rapport au conflit qui les oppose à Israël, positionnement qui devait être politique.

En étudiant un objet discursif comme la mémoire, j’étais totalement dépendante d’une relation dialogique avec ses interprètes ; or, dans une situation de conflit, un tel objet symbolique est particulièrement sensible, tant il est pris dans des rapports de pouvoir et des enjeux le dépassant. Mes interlocuteurs étaient parfaitement conscients que l’utilisation de leurs récits pouvait avoir des conséquences concrètes dans le cadre du conflit. Le contenu de nos entretiens dépendait donc étroitement de la position politique qu’ils m’attribuaient, position que je devais constamment clarifier.

Dans un certain sens, ma mission humanitaire était un avantage dans la mesure où elle était considérée comme un signe de mon soutien aux Palestiniens, signe renforcé par le fait que j’avais épousé, à la suite de ce séjour, un Barbarawi[6]. Cependant, cette interprétation m’empêchait d’adopter une posture « naïve » sur certains points des récits de mes interlocuteurs : tout se passait comme si l’action humanitaire et les études que je menais se situaient sur un seul et même registre, celui de la défense des Palestiniens. Pour ces derniers, je devais devenir une porte-parole de leur cause, à la fois témoin de la violation de leurs droits et caution scientifique de la véracité de leur récit. Certaines questions étaient donc a priori suspectes[7]. Je ne pouvais ni questionner, ni mettre en doute certains de leurs propos sans paraître contredire la position que j’étais supposée avoir adoptée. Devais-je alors leur dire que mon but était de « faire de l’anthropologie » – donc de produire un savoir scientifique « neutre » – en étudiant la façon dont leur mémoire se construisait dans le présent? Un tel aveu, outre qu’il aurait paralysé la recherche en restreignant mon accès aux Barbarawi, aurait également été une hypocrisie dans la mesure où les écrits sur la question palestinienne – en particulier ceux concernant le passé – font intrinsèquement partie du conflit et des revendications pour la paix. De ce fait, les textes qui émaneront de ma recherche ne pourront, pas plus que d’autres, échapper à une utilisation politique et au jeu de légitimation qui oppose Palestiniens et Israéliens sur la question de l’histoire et de la mémoire.

Quoi qu’il en soit, mes interlocuteurs jaugeaient, souvent explicitement, ma capacité à établir, ou plutôt rétablir la « vérité » sur le passé. J’étais donc censée non pas produire de la connaissance, mais répondre à une demande sociale manifeste : transmettre cette « vérité » que j’étais, grâce à mon engagement politique, digne de recevoir – à l’instar de Griaule (1948) initié par Ogotemmêli!

Cette perception du travail anthropologique me semble particulièrement intéressante dans la mesure où cette discipline se donne souvent implicitement pour tâche de révéler une certaine vérité à propos de l’Autre :

l’idée du terrain est indissociable du dévoilement d’une vérité […]. Le terrain surinvestit donc non seulement de légitimité mais de vérité celui-là même qui le fait exister comme terrain.

Dakhlia 1995 : 142

La différence, non négligeable, avec d’autres terrains est peut-être que mes interlocuteurs étaient demandeurs : ils désiraient me révéler la « vraie » version du passé afin que, investie de cette vérité, je la rapporte aux miens. La pression pour que je fournisse des réponses à des questions qui n’étaient pas forcément les miennes était donc forte. Par conséquent, je me trouvais constamment en train de renégocier ma position personnelle autant que professionnelle par rapport à cette demande, ne pouvant ni la refuser explicitement (sous peine de risquer l’exclusion) ni l’accepter totalement (sous peine de me limiter à consigner leurs récits). Pour éviter ce double écueil et pouvoir construire une anthropologie qui prenne en compte à la fois la vérité des acteurs sociaux et l’interprétation que je croyais pouvoir en dégager, j’ai pratiqué une anthropologie conçue « comme une négociation constructive qui [implique] au moins deux sinon plusieurs sujets conscients et politiquement significatifs » (Clifford 1983 : 106).

L’objet finalement construit a donc été le résultat d’une relation qui était le fait de sujets lucides quant aux enjeux de pouvoir qui découleraient du savoir que j’allais acquérir et divulguer[8]. La négociation instaurée visait de ce fait à influencer les rapports de forces chacun en sa faveur afin que ma recherche satisfasse les intérêts de l’observatrice et des observés.

Robben (1995 : 83) parle à ce propos de « séduction », qu’il définit comme un mécanisme, intentionnel ou inconscient, et des stratégies sociales qui visent à influencer l’interprétation de son interlocuteur. Si ce mécanisme est le fait de toute relation ethnographique, il est « especially prominent in research on violent political conflict because the interlocutors have great personal and political stakes in making the ethnographer adopt their interpretations » (ibid. : 84).

Du fait de l’importance des enjeux politiques et symboliques de la mémoire collective, la « séduction » entre les protagonistes de cette recherche a été constante et a passé par des phases successives : au début, et malgré l’aval que représentait ma belle-famille, j’ai été fréquemment dissuadée de travailler sur le village. Pourquoi ne pas m’intéresser à des villes prestigieuses comme Jérusalem ou Haïfa ou à la Palestine entière? Pourquoi ne pas prendre en compte une période historique plus longue que celle remontant à la vie des Barbarawi? Car là on aurait pu m’aider à faire un véritable travail scientifique, me citer des sources légitimes, me raconter l’Histoire!

Face à mes refus successifs, l’on accepta finalement de regrouper, chez un mukhtar[9], certaines personnes âgées susceptibles de me parler du village. Ce choix d’être dans un lieu public et à plusieurs m’a semblé constituer pour eux une double protection : chacun pouvait s’abriter derrière les autres pour esquiver certaines questions et mieux m’observer, donc me situer, et la présence du mukhtar constituait une caution officielle afin d’éviter soit d’être molesté pour avoir intrigué avec une étrangère[10] soit, peut-être, de dévoiler des éléments trop sensibles de cette mémoire si éminemment politique[11].

Concrètement, ces entretiens collectifs m’ont surtout montré à quel point il était important de se protéger et de contrôler ce que l’on me dirait. En effet, l’entretien n’est pas un simple échange d’informations, mais une relation sociale dans toute sa complexité (Robben 1995 : 100). Chacun s’y met donc en scène en fonction des rapports de forces réels ou potentiels comme des enjeux qui se jouent dans la relation et au-delà.

Dans ce sens, l’entretien collectif était également une stratégie de « séduction » visant à neutraliser le danger potentiel que je représentais. Et ce fut de ce point de vue un succès, car chacun renvoyait aimablement à d’autres plus érudits et rien, mis à part quelques informations factuelles, ne fut dévoilé à l’étrangère!

Par la suite, une fois le lien de confiance établi, certaines personnes présentes à l’entretien collectif se sont souvent fait un plaisir, en privé, de rectifier les dires du mukhtar, avec grands renforts de détails qui ont ravi l’anthropologue. Ils soulignaient, cette fois, leurs compétences. Tout s’est passé comme s’il s’agissait d’abord de savoir qui j’étais, quelles étaient mes motivations, avant que l’on puisse me parler. Lors d’un entretien ultérieur, l’un des protagonistes de cette rencontre collective, Abou Khalaf[12], a d’ailleurs mentionné cette méfiance initiale, interrompant le fil de son discours pour s’adresser à mon neveu par alliance, qui a travaillé avec moi dans le cadre de cette recherche :

Ce n’est pas pour t’ennuyer, mais j’ai demandé [chez le mukhtar] si tu étais un étranger. Mais on m’a dit que non, que tu étais Ahmed Salim, de Barbarah.

Par rapport à ce terme d’étranger, il n’est pas anodin de relever qu’Ahmed Salim vit dans le même quartier qu’Abou Khalaf. La notion peut ici se comprendre de deux manières. Premièrement, elle se rapporte au fait d’être extérieur au village d’origine, même après cinquante ans de vie dans la même localité que d’autres réfugiés. Deuxièmement, ce questionnement peut également avoir pour but de me situer moi, par l’intermédiaire de ma belle-famille, tant il est certain que tous connaissaient l’origine villageoise de mon neveu – ne serait-ce que du fait de son nom de famille. La question tacite était donc plutôt « qui est cette étrangère avec Ahmed Salim? ». Cette reconstruction de la filiation de mon neveu et de mon mari a été le fait de presque tous mes interlocuteurs. La nécessité de situer chaque personne présente m’a permis de constater la précision de la mémoire généalogique, mais elle m’a également confirmé que l’appartenance au village est encore déterminante aujourd’hui dans les rapports que l’on entretient avec les autres : indépendamment du statut social, on ne parle pas des mêmes sujets, ni de la même façon avec un Barbarawi, un Palestinien d’ailleurs réfugié d’un autre village, d’une ville, non réfugié ou un non-Palestinien.

Cette filiation m’a été précieuse. Certes, je n’ai jamais été, ni souhaité être, totalement adoptée : il était évident pour tous que je restais relativement proche – d’où les constantes renégociations de ma position et du type de relation établie. Forcer cette relation m’aurait fait perdre la souplesse que me procurait cette identité fluctuante, en m’obligeant notamment à me soumettre davantage aux normes locales et aux enjeux interfamiliaux[13]. Toutefois, une fois qu’ils m’eurent située, mes interlocuteurs ont souvent estimé que je faisais cette recherche pour m’intégrer à la famille de mon mari et, par conséquent, pour mieux défendre la cause palestinienne et témoigner de l’authenticité de leur histoire. Abou Khalaf a d’ailleurs continué son récit à propos du grand-père d’Ahmed Salim :

Abou Khalaf : Il venait sous les vignes avec une boîte et coupait la grappe comme ça afin de laisser au fruit tout son arôme. D’autres les touchaient avec les mains. Mais ainsi, quand le raisin était vendu, il rapportait plus d’argent. Mais qui est plus intelligent ? nous ou vous ?

— Ahmed Salim : pourquoi ?

Abou Khalaf : car nous avons des documents pour notre terre! Ah, Ahmed, si elle veut des documents pour voir que nous avions de la terre à Barbarah, elle peut regarder ces documents et voir par elle-même. Quand elle rentrera, elle saura de quoi elle parle. Elle pourra leur dire qu’elle a vu de ses propres yeux.

J’avais entendu, j’avais vu, j’allais donc témoigner! Et cette mission m’a été attribuée, explicitement ou non, par la majorité des Barbarawi que j’ai rencontrés : on me dictait, en quelque sorte, ce que je devais voir, comprendre et surtout transmettre. Étais-je alors encore en train de faire de l’anthropologie ou étais-je simplement manipulée pour répondre à des intérêts idéologiques me dépassant?

Cette interrogation débouche en fait sur une question épistémologique et éthique fondamentale. Étant donné ma position politique, est-il possible que mon travail s’oppose radicalement à la vérité de mes interlocuteurs? En d’autres termes, après avoir été « prise », pouvais-je être totalement « reprise » par la théorie (Favret-Saada 1977 : 33 et seq.), neutralisant parfaitement mon implication par les artifices scientifiques? Et si je le pouvais, devais-je vraiment le faire pour pratiquer de l’anthropologie? Ma propre réponse est négative, car je suis convaincue, à l’instar de Kanaaneh que :

Taking sides per se is not a proof of bias any more that neutrality per se is a proof of objectivity; one can take sides and yet be objective. The criterion for objectivity in such cases is not political neutrality but trustworthiness of the researcher and the reliability of his work.

Kanaaneh 1997 : 6

La question de l’objectivité est particulièrement saillante dans les situations mouvantes, déstabilisées, comme le montrent les interrogations d’autres chercheurs engagés dans des terrains « minés »[14]. De fait, il n’est pas rare que l’on interpelle le chercheur sur son « parti pris », a fortiori dans une situation telle que le conflit israélo-palestinien qui est très sensible même pour des personnes non engagées.

Mais dans une situation moins paroxysmique, peut-on réellement dire que le chercheur n’est pas influencé par les tentatives de « séduction » – conscientes ou non – de ses informateurs pour agir sur sa compréhension de la culture? La réalité est certes une construction sociale qui se négocie entre observé et observateur, mais l’un des deux sujets d’énonciation est plus au fait de cette « réalité » et plus concerné par les enjeux de pouvoir qu’elle engendre. Si la question de l’interprétation historico-anthropologique légitime revêt une importance particulière en cas de conflit, les acteurs sociaux quels qu’ils soient se sentent engagés dans un monde « objectif » dont les enjeux et leurs conséquences sont concrets pour eux. Ils ont donc toujours des intérêts, plus ou moins impérieux, à séduire le chercheur, lequel restituera un travail qui résultera forcément d’une négociation – même si elle est éludée – entre une double objectivité et subjectivité : les siennes et celles des acteurs rencontrés.

La question de la neutralité du chercheur s’est également posée par rapport aux interlocuteurs que je rencontrais. Les nouvelles circulant très vite à Gaza, une fois acquise la confiance des Barbarawi, j’ai dû justifier mes choix relationnels : certains m’ont reproché de ne pas être allée chez eux plus tôt, considérant que j’avais sous-estimé leur importance ; d’autres ont lourdement insisté pour que j’aille voir untel de leur famille, parfaitement incontournable, ou que j’exclue absolument cette autre personne, totalement incompétente sur la mémoire villageoise ou non représentative des qualités des Barbarawi. Si je n’ai évincé personne sur de telles recommandations, il m’est par contre arrivé de faire des entretiens de courtoisie pour que personne ne se sente trop lésé et, surtout, afin de ne pas trop devenir l’enjeu de stratégies concernant des questions de rivalités et de prestige.

Loin de l’image de l’observatrice neutre, j’étais désormais entrée dans le jeu de légitimation et de positionnement de mes interlocuteurs. Mes contacts, en partie fortuits, puisque définis au fur et à mesure de l’élargissement de mes connaissances et de mon réseau de relations, étaient perçus comme une volonté de favoriser les uns et d’écarter les autres. Ma présence devenait source de rivalités et de stratégies interpersonnelles qui visaient à orienter mes rencontres avec des Barbarawi désignés. Mais là également, n’est-ce pas un biais inhérent au travail de recherche? La configuration des positionnements sociaux ou politiques de tous les acteurs en présence agit non seulement sur la compréhension du terrain, mais également sur les relations potentielles. Elle favorise ou exclut l’accès à certaines personnes en fonction des rapports que ces dernières entretiennent avec les « informateurs privilégiés » déjà rencontrés ou, plus prosaïquement, en fonction des affinités ou des intérêts personnels qui s’entrecroisent. Qui plus est, ces tentatives d’écarter ou de mettre en avant certaines personnes prennent sens si l’on se replace du point de vue du contrôle que le groupe souhaite garder sur l’anthropologue : elles limitent en effet l’accès du chercheur à des informations qui seraient trop marginales par rapport au discours considéré comme dominant selon les critères émiques, en l’occurrence des discours contrecarrant le récit nationaliste unificateur. Autant d’éléments qui déterminent le cours d’une recherche, mais qui n’apparaissent que rarement dans les restitutions.

Quoi qu’il en soit, mon intrusion dans les relations interpersonnelles avait accompli la réalité et, surtout, ma recherche devenait partie prenante des discours sur l’importance de cette mémoire et le contenu qu’elle devait produire. Je participai donc activement au processus de construction de sens et aux stratégies de positionnement dans ce « champ » si politisé de la mémoire. Et il est révélateur que l’un de mes interlocuteurs – qui fut l’un des plus sceptiques quant au choix de mon objet – ait décidé de récolter, peu avant mon départ, des informations sur la vie à Barbarah et d’en faire un ouvrage… Sentiment de concurrence? Simple constat de l’intérêt de la question? Ma présence a en tout cas contribué à renforcer la pertinence de cette mémoire : ce livre est en partie dû à mes questionnements et à mon intérêt, puisque son auteur a contacté plusieurs de mes interlocuteurs et a, par l’intermédiaire d’une tierce personne, obtenu des photographies que j’avais faites des lieux du village. Étant donné qu’il rejoindra le corpus sur lequel je travaille, j’ai activement contribué à mon objet d’étude, participant à la production de nouvelles catégories émiques!

Cependant, quelle qu’ait été la confiance et la qualité de mes relations, mon accès aux Barbarawi n’a jamais été garanti et la négociation pour réduire la défiance a été constante. Il est de ce point de vue intéressant de noter que, lorsque des hommes voulaient établir une certaine distance avec moi, ils utilisaient la catégorie du genre : me ramener à mon statut de femme était une manière de marquer le refus ou la méfiance.

Ainsi, un personnage haut placé dans la hiérarchie étatique et qui se présentait comme une élite traditionnelle avait ouvertement ignoré ma main tendue pour le saluer en début d’entretien. J’ai d’abord interprété ce refus comme un signe de religiosité, puisque certains pratiquants refusent tout contact physique avec des femmes n’appartenant pas à la famille. À la fin de notre rencontre, alors que je m’apprêtais à partir après l’avoir salué uniquement verbalement, il est venu vers moi la main ostensiblement tendue : il m’avait reconnue comme appartenant au bon camp, la distance n’était plus nécessaire. La catégorie du genre s’était substituée à celle de l’étrangère politiquement suspecte pour marquer la méfiance.

De même, l’un des membres de la famille élargie de mon mari qui avait expressément tenté de me faire changer d’objet a finalement accepté, vu mon insistance, de me présenter à d’autres Barbarawi. Il a alors exigé que je me voile – ce que je ne faisais en principe pas[15]. Il a ajouté « je ne marche pas avec des filles », sous-entendant qu’il avait une réputation à conserver[16]. Le lendemain, malgré mon couvre-chef, il a envoyé un jeune m’avertir de sa présence au lieu du rendez-vous et me sommer de marcher loin derrière lui. Dans le taxi collectif que nous avons pris ensuite, il a feint ne pas me connaître.

L’enjeu n’était à mon avis ni religieux ni lié à ma féminité, mais bien plutôt politique : même avec un foulard sur la tête, j’étais ostensiblement occidentale. Il était visiblement important pour lui de ne pas montrer son lien avec moi ou ce que je représentais. Dans ce but, il a fait un usage stratégique des codes culturels – que j’étais obligée de respecter.

Par la suite, il a changé de position, m’invitant fréquemment pour des entretiens et me mettant en rapport avec différentes personnes, sans plus me demander de me voiler : il a au contraire parfois laissé fièrement entendre que cette recherche était son initiative, ou pour le moins qu’il m’avait fortement influencée. Il tentait peut-être par là de dominer le rapport de savoir qui s’instaurait et qui, après la méfiance du départ, m’a procuré un prestige important parmi les Barbarawi.

Cette référence à la catégorie du genre comme moyen d’agir sur notre relation est intéressante : plus « politiquement correcte » que de me renvoyer à mon altérité culturelle, elle m’obligeait néanmoins à me soumettre à des normes sociales très fortement décriées par l’Occident – ce qui soulignait ma double subordination en tant que femme et en tant qu’Européenne ; cela renversait aussi le rapport de pouvoir entre nous du point de vue certes individuel, mais également de celui de la relation entre Occident et Orient.

Contrairement à la situation d’autres chercheuses, dont le genre était considéré, dans les sociétés étudiées, comme ambivalent voire même parfois masculin, ma féminité devenait un moyen de pression, voire d’exclusion non pas des sphères exclusivement masculines, loin s’en faut, mais plutôt de domaines politiquement délicats. Ce n’est pas l’incidence de ma féminité[17] qui a structuré mon accès au terrain mais plutôt mon appartenance culturelle. De ce fait, ce sont des relations de pouvoir émanant d’un niveau macro-sociologique qui ont agi dans la relation qui s’est établie entre nous et qu’il s’agissait, pour certains de mes interlocuteurs, d’inverser. En effet, même dans une perspective postcoloniale, l’anthropologie reste le plus souvent l’apanage de la société occidentale[18]. Dans le cas palestinien, le rapport de forces – sur le plan militaire autant que sur celui des sciences humaines – est manifeste : l’Occident a fréquemment pris parti pour Israël ; l’attitude actuelle des États-Unis et l’impuissance politique des Européens ne sont pas faites pour changer cette réalité. En d’autres termes, quelle que soit ma position personnelle, j’appartiens à un groupe culturel qui a régulièrement participé de l’exclusion des Palestiniens, que ce soit en niant leur existence en tant que peuple, leur récit historique ou encore la dimension de combat de libération de leur lutte.

Ce rappel de mon statut supposé d’ennemie a parfois été brutal : à quelques reprises, je fus la cible de pierres jetées par des enfants ou d’insultes de jeunes hommes. Je n’ai jamais été réellement mise en danger, mais j’ai par contre été très affectée : ne comprenaient-ils pas que j’étais de leur côté? Que je pouvais « témoigner » de leur condition? J’étais certes Européenne, mais j’en étais arrivée à oublier cette altérité du fait des efforts que je faisais par ailleurs, tels des rites de purification qui auraient été nécessaires à une initiation : outre les clarifications de mon positionnement politique exigées par mes interlocuteurs, je portais beaucoup de soin à mon habillement, aux lieux et aux personnes que je fréquentais, tentant par là de me « couper de la société des Blancs » (Malinowski 1989 : 63)[19]. Ces efforts, surtout conditionnés par ma propre soumission aux habitus disciplinaires, me donnaient l’illusion de pouvoir échapper à des rapports de domination plus larges que ceux, interindividuels, que je m’efforçais de minimiser. Je pouvais ainsi nier mon appartenance aux centres de pouvoirs que constituent tout à la fois l’Occident et le monde universitaire et de la recherche.

Mes liens avec l’université s’étant concrétisés par un retour conditionné par la production scientifique, la question s’est ensuite posée de savoir comment j’allais transformer « une rencontre verbeuse, surdéterminée, entachée de rapports de pouvoir et d’intérêts personnels entrecroisés [en] la version adéquate d’un “monde autre”, plus ou moins discret, composée par un auteur individuel » (Clifford 1983 : 91).

Restituer le terrain : quelle part pour l’objectivité et la subjectivité?

Le terrain que j’avais pratiqué me semblait problématique tant la subjectivité était constituante de toutes les relations que j’avais établies. Or, « field researchers learn – through their teachers, texts and colleagues – how to feel, think and act. [They] share a culture dominated by the ideology of professionalism or, more specifically, the ideology of science » (Kleinman et Copp 1993 : 2).

Subjectivité et émotions sont, par définition, suspectes à la science. D’où la question de savoir ce que j’allais faire de ces dimensions de ma recherche, comment j’allais les restituer tout en restant dans le cadre de l’écriture scientifique à laquelle doit se soumettre tout doctorant[20]. Pour compliquer l’affaire, des liens sociaux forts avaient été créés, renforçant mon sentiment d’une situation d’injustice, voire d’insoutenable qui a finalement paralysé toute production scientifique depuis le début de l’Intifada Al-Agsa, fin septembre 2000, et son flot de violences. Telle une litanie, les médias égrènent les « événements », comptent les morts et les blessés, dénoncent la violence. D’autres sources locales (ONG, centres de recherche ou de défense des droits de l’homme, etc.) détaillent les « opérations », nomment les victimes et racontent leurs souffrances, rendant la violence plus humaine et plus concrète, donc d’autant plus insupportable. Mon terrain est désormais en guerre ouverte, politiquement et émotionnellement surchargé et, surtout, humainement tragique. Est-il possible de s’en détacher pour écrire?

Pendant plusieurs mois, la réponse fut négative. Tant que le dilemme se posait de savoir quelle position j’allais choisir entre la dénonciation de la violence et la description scientifique, je me trouvais bloquée par la colère et le sentiment de la vanité de ma démarche : comment écrire tranquillement depuis mon bureau alors que mes amis et interlocuteurs souffraient, mouraient? Quelle était l’utilité ou le sens d’une telle anthropologie? Prise entre deux postures intellectuelles, celle de la critique et celle de l’analyse, je n’arrivais à participer d’aucune. Paradoxalement, la mort tragique d’un ami (retrouvé le corps transpercé d’une vingtaine de balles près d’une colonie) m’a permis de résoudre ce conflit. La possibilité d’écrire un article dans lequel je pouvais parler de lui, de mes sentiments par rapport à ce que je considère comme une exécution criminelle et de ma recherche m’a relancée sur la voie de l’écriture (Pirinoli 2001).

Toutefois, des inquiétudes concernant l’interprétation de mes analyses me paralysaient également, tant j’étais encore soumise à la pression, désormais intérieure, de ne pas « trahir » mes interlocuteurs.

D’une part, mes données me conduisaient à critiquer l’instrumentalisation de la mémoire collective par l’Autorité palestinienne, arguant que celle-ci répond surtout à des intérêts financiers ou politiques privés, au détriment de la société palestinienne et de son avenir. Au début du soulèvement, je répugnais à écrire sur le sujet, car j’avais le sentiment qu’une telle critique n’était pas pertinente en situation de conflit ouvert.

D’autre part, mes interlocuteurs avaient largement insisté, dans leurs récits, sur certaines dimensions de la mémoire (unité villageoise, solidarité, bonheur et, surtout, lien à la terre), omettant presque systématiquement les difficultés (différences sociales, dépendance économique ou politique, différends familiaux … en bref, tout ce qui amoindrissait l’image idéale de la vie villageoise). Or, ces silences sont intéressants pour l’anthropologue : loin d’être de simples omissions, ils signalent les enjeux du présent tout en informant ce dernier. En l’occurrence, j’ai interprété cette construction comme un moyen de donner corps à la rhétorique nationaliste, axée sur l’unité nationale, et de dénoncer la précarité du présent, à l’opposé de la sécurité et du bonheur passés (Pirinoli 2002a). Cependant, cet intérêt pour les aspects plus dérobés de la mémoire revient, en quelque sorte, à démasquer les stratégies de mes interlocuteurs et, surtout, à me démarquer de leurs récits dont j’étais censé témoigner de l’authenticité. Un risque dont mon neveu avait conscience, puisqu’il m’a mise en garde, alors que je lui avais soumis un texte mentionnant mon interprétation de ces silences : « si c’est bon pour nous, ok, mais sinon, sache que ces silences ne sont pas de l’ignorance. On ne peut pas tout dire à une étrangère ». Face à une mise en péril, j’étais clairement reléguée à mon altérité d’étrangère tenue à l’écart.

À nouveau une négociation délicate entre extériorité et engagement s’imposait : comment relater l’intérêt analytique de ces silences tout en respectant les impératifs nationalistes de mes interlocuteurs, donc en assumant que ma position n’est pas neutre? En tant que doctorante, puis-je me permettre d’affirmer ouvertement, à l’instar de Swedenburg :

positioned where I am, part of my role is to help develop some « socially acceptable » narrative within which the Palestinian case might be argued in the West. Such a narrative, like all narratives, will necessarily be based on partial truths and strategic exclusions.

Swedenburg 1989 : 270

Une chose est certaine, mes écrits laissent transparaître ma position politique. La cacher relèverait de l’imposture, car elle fait intrinsèquement partie de ma compréhension du terrain et, en amont autant qu’en aval, du choix des textes scientifiques utilisés, puisque ceux-ci sont également partiaux.

En effet, à l’instar des Yanomami qui apparaissent comme un peuple féroce, érotique ou intellectuel en fonction des interprétations des « observateurs » (Kilani 1994 : 71), les Palestiniens sont décrits comme victimes dominées ou comme auteurs cyniques de la violence. À partir des mêmes éléments historiques, chaque camp a construit une interprétation exclusive de l’histoire de la région, histoire qui donne, volontairement ou non, une caution scientifique aux revendications des Palestiniens ou des Israéliens[21]. De ce fait, même si l’on tente de s’en défendre, la littérature scientifique sur la question est éminemment politisée et l’« objectivité » est surtout un effet rhétorique visant à légitimer des interprétations qui découlent principalement d’une prise de position politique antérieure à la recherche. De plus, la sélection des lectures implique une assignation relativement exclusive à l’une ou l’autre communauté scientifique. Or, si les terrains des sciences sociales « sont d’abord des terrains… de lecture » (Copans 2000 : 31), cette polarisation bibliographique n’est pas sans incidence sur la construction de l’objet – qui tendra à s’élaborer dans le cadre de l’une ou l’autre des « réalités » décrites. Même dans des situations où les écrits sont moins radicalement opposés, ils restent décisifs pour la conception du terrain autant que pour les méthodes appliquées. De ce fait même, toute production des sciences sociales contient des traces de la subjectivité du chercheur et de celle des interlocuteurs qui ont souvent accès, aujourd’hui, à la littérature les concernant. Si ces aspects n’apparaissent pas à la lecture c’est bien plus parce qu’ils ont été masqués que parce qu’ils n’auraient pas été constituants de la recherche.

Loin de permettre de conclure au relativisme absolu de nos disciplines, ce constat souligne le fait que l’objectivité est moins une question de distance et de neutralité qu’une question d’honnêteté du chercheur dans la prise en compte de tous les facteurs qui ont affecté la production de sa connaissance : le contexte et les rapports de force dans lesquels ses interlocuteurs évoluent, mais aussi ses propres positions politiques, éthiques et théoriques, le jeu de ses identités sociales, professionnelles ou ethniques, etc. Partant d’une telle conception, « The opposite of objectivity is not involvement but omission ; not subjectivity but concealing the “I” and the eye of the anthropologist » (Kanaaneh 1997 : 4).

Si l’anthropologue est d’abord un acteur social situé en termes de genre, de nationalité, d’appartenance politique et socioculturelle, qui interagit avec d’autres acteurs tout autant situés, si les émotions et la subjectivité sont reconnues comme inhérentes au travail de terrain voire indispensables à la construction de sens, pourquoi ces dimensions devraient-elles disparaître des restitutions « scientifiques », pour n’apparaître que dans ce qu’il est convenu d’appeler le « hors-texte »[22]? Ce questionnement est incontournable dans le cas d’un terrain soumis à l’urgence et à la pression du politique, mais il devrait être le fait de toute recherche. En d’autres termes, pour pouvoir restituer la complexité des sociétés étudiées, l’enchevêtrement de logiques et d’intérêts contradictoires, l’écriture ne devrait plus constituer un mécanisme d’effacement des traces du social inhérent à la recherche ; elle se doit au contraire de préciser les questions ayant trait à la relation subjective et affective entretenue avec le terrain puisqu’elles participent activement de la construction de la connaissance scientifique.

Aujourd’hui, l’anthropologie ne peut plus se définir exclusivement ni par son objet, ni par ses méthodes. Par contre, sa spécificité réside peut-être dans l’expérience existentielle inhérente au terrain puisque celui-ci est « expérimenté subjectivement par l’anthropologue qui s’engage avec son corps, ses émotions et son intellect » (Gagné 2001 : 116).

D’aucuns perçoivent ce constat comme une menace pour la discipline, par crainte d’un glissement soit vers le relativisme absolu soit vers un narcissisme qui ferait disparaître l’Autre. Mais il peut au contraire constituer un défi stimulant pour repenser l’anthropologie contemporaine. L’augmentation de « terrains » conflictuels ou délicats[23] oblige les chercheurs à réfléchir d’une part à la relation entre leur savoir académique, leur propre parcours – intellectuel et de vie – et leur position dans les sociétés[24], d’autre part à la façon de penser des réalités difficiles, contradictoires, voire douloureuses à partir d’un point de vue à la fois subjectif et scientifique. Une telle réflexion ne résout pas la tension entre engagement et objectivation, mais elle permet de la considérer comme partie intégrante de la construction du savoir et, partant, de la clarifier.

Admettre que la subjectivité inhérente au terrain ne constitue pas nécessairement une entrave à une visée objective, assumer pleinement son engagement personnel et reconnaître l’impact des stratégies de « séduction » des informateurs et du chercheur permettrait alors de faire dialoguer des perspectives différentes et, ainsi, d’enrichir la compréhension de réalités sociales complexes et mouvantes. Mais pour ce faire, il faut opérer un déplacement et se demander non plus :

whether there is any fixed reality but rather what the significance is of asserting a singular, nonnegotiable truth at particular points in the history of a social shift. […] If we shift the question to asking about the effects of taking one position or another in a given situation, we move our focus to asking which perspective does the least damages or, less pessimistically, which captures social reality more accurately in particular contexts.

Mertz 2002 : 368

Les terrains « minés », par l’exacerbation des questions qu’impose toute recherche, mettent au défi la discipline : concepts et méthodes, mais aussi écriture et identité professionnelle sont continuellement bousculés, déstabilisés. Le chercheur est constamment mis en demeure de remettre en question ses outils mais aussi ses théories, ses positionnements éthiques, politiques, etc. Comme le relève Greenhouse (2002 : 28), cette instabilité conduit à la prolifération de paradigmes anthropologiques, ce qui est déstabilisant pour ceux qui aspirent à une épistémologie unifiée. Par contre ce dynamisme est nécessaire au développement de la discipline et à sa capacité de produire de la connaissance sur les objets fragmentés, parfois violents et toujours très fluctuants qui émanent des réalités sociales contemporaines.