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Qu’est-ce que l’anthropologie psychanalytique? Deux ouvrages récents en tracent les contours : Au cours de divers séjours chez les Tatuyo (Nord-ouest de l’Amazonie), Patrice Bidou a recueilli, auprès de cinq informateurs, des récits qui forment la trame du Mythe de Tapir Chamane. Il propose d’en révéler le ressort profond, la sexualité, qui expliquerait pourquoi le corpus de cette région, pourtant très riche en documents, fut délaissé par Lévi-Strauss dans sa fresque des Mythologiques. S’il ne néglige pas la dimension narrative du mythe, qu’il entend même réhabiliter contre le structuralisme, Patrice Bidou procède avant tout, le long des six derniers chapitres, à une exégèse psychanalytique du « matériel narratif » qui ne tient aucun compte des diverses situations d’interlocution de ces récits (qui, quand, comment, pourquoi) et ses éventuels enjeux. Une fois isolés et rassemblés ces récits en texte, l’auteur leur donne cohérence et sens avec cet idiome commode qu’institue la psychanalyse. L’effet est indiscutable : tout se tient, tout est dit. Comme si du travail ethnographique même ne se dégageait rien d’autre que des informations complémentaires, mais composites – des fragments – subordonnées et à la disposition de l’intelligibilité du texte.

Patrice Bidou spécifie sa démarche par deux décisions conceptuelles majeures : 1. Contrairement à une influente tradition d’anthropologie psychanalytique, il distingue et hiérarchise clairement le mythe et le rêve : le mythe traite du rêve et lui fait des emprunts. Le mythe ne se confond pas avec le rêve, c’est une forme de cure : « Le mythe n’est pas un rêve, mais le traitement d’un rêve ancien et récurrent, comme dans une cure » (p. 21). 2. D’où le parallèle entre les mythes et les vignettes cliniques freudiennes qui sont, dans la bouche du Chaman Tatuyo, à la fois récit de maladie et de traitement. On ne saisit pas très bien la pertinence de cette analogie qui escamote aussi bien la façon de faire de Freud que du chaman ; Freud au contraire du Chaman ne prétendait pas soigner avec ces vignettes. Il s’avère alors que la question de l’efficacité symbolique reste en suspens : prétendre soigner avec des récits dans un langage indirect (situé dans un autre temps, avec d’autres acteurs tout en semant des référents et des métaphores communes pour y insérer progressivement le ou les auditeurs). Dès lors, si l’unique vertu de l’anthropologie psychanalytique est de faire voir autrement par un certain arrangement des « données » le symbolique, l’ethnologue doit ou se résoudre à produire lui-même une forme moderne et savante de mythologie (l’anthropologie?) ou convenir que l’intelligibilité s’obtient essentiellement par un surcroît d’ethnographie.

Alors que l’activité symbolique, question léguée par Marcel Mauss, est au coeur des préoccupations de l’anthropologie, les ethnologues n’ont guère cessé d’en rendre compte en des termes empruntés à la psychologie, notamment. C’est pourquoi, si débat il y a, il se réduit ordinairement à la question de savoir à quel modèle psychologique recourir pour expliquer au mieux le « matériel » ethnographique. Ainsi, le recueil de textes de Bernard Juillerat s’ouvre-t-il sur une critique, fort pertinente et depuis longtemps attendue, de l’anthropologie cognitive représentée en France par Dan Sperber et Pascal Boyer. Elle porte essentiellement sur deux aspects : la réduction du mental au biologique qui relève de l’acte de foi ; la confusion entre mécanisme psychologique et origine psychique. Bernard Juillerat néglige néanmoins ce raccourci essentiel : l’anthropologie cognitive prétend expliquer la production de significations par un traitement défectueux de l’information. Après avoir épinglé les dérives cognitivistes de l’anthropologie, Juillerat réitère et prolonge hélas! un Manifeste, cosigné avec Patrice Bidou et Jacques Galinier dans le numéro 149 de L’Homme, pour une anthropologie psychanalytique. Il lui importe donc de défendre et d’illustrer, travaux à l’appui, l’apport de la psychanalyse freudienne à l’étude d’objet symbolique réputé bien circonscrit comme les mythes, les rites, croyances, cosmologie… son programme étant de « reconstruire les processus inconscients partagés par les individus d’une même société et la façon dont ils sont traduits en symboles culturels partagés par tous » (p. 11).

Aussi croise-t-il ses propres articles ou chapitres d’ouvrages pour tisser la trame historique et théorique d’une collaboration fructueuse entre anthropologie et psychanalyse non sans en rappeler les handicaps[1]. Il pense trouver une issue à ce dialogue dans une stricte division et hiérarchisation des rôles. S’il inclut la psychanalyse au sein d’une anthropologie pluridisciplinaire, et en fait l’étude d’un psychisme universel et autonome, il en restreint l’application à « certains types de matériaux ». À aucun moment il ne s’interroge sur l’hétérogénéité de la psychanalyse ni sur la sociohistoire qu’exigerait la notion de psychisme avant tout usage. Son problème est plutôt de montrer le nombre de médiations nécessaires pour expliquer comment les représentations inconscientes individuelles passent au collectif… Ce qui est en effet très problématique. Pour étayer sa démarche, il réunit ensuite des travaux menés sur son terrain de Nouvelle-Guinée auprès des Yafars. La lecture a de quoi laisser perplexe, voire sceptique. La facilité avec laquelle Juillerat propose des interprétations analytiques est d’autant plus curieuse qu’il relève sur ces « matériaux » des références oedipiennes évidentes. On ne peut pas s’empêcher de penser qu’il révèle ce qu’il présuppose. Il est donc permis de s’interroger en amont sur l’opportunité de recourir à des modèles psychologiques ou des théories du mental pour aborder l’activité symbolique, mais aussi, plus généralement, pourquoi l’anthropologie, dans le sillage de Claude Lévi-Strauss, tend à se doter ou s’identifier à une psychologie?