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Voici un livre qui nous plonge au coeur de la marge de la société québécoise. Avec pour fil d’Ariane le VIH-Sida, et les IST d’une façon générale, il nous emmène des rues montréalaises aux centres de détention ou aux établissements de danse à quelques dollars. On côtoie ainsi les utilisateurs de drogues injectables (UDI), les travailleuses du sexe, les malades mentaux, les hommes qui ont des relations sexuelles et affectives avec d’autres hommes (HARSAH) ou encore les personnes vivant avec le VIH (PVVIH).

Plusieurs dizaines d’auteurs(es), individuels ou collectifs, d’horizons très divers ont été mobilisés pour la rédaction de cet ouvrage. C’est dire son éclectisme, la diversité des situations et des analyses, qui agissent par petites touches, présentant une espèce de patchwork. Mais l’organisation de l’ouvrage se veut méthodique. Une première partie présente les aspects épidémiologiques du VIH-Sida et des IST et les concepts ou modèles de vulnérabilité, une deuxième présente un certain nombre de résultats d’études, quantitatives ou qualitatives. La troisième et dernière s’attache à mettre en lumière différentes interventions de prévention auprès de personnes vulnérables. Il est certain que la redite ne peut être évitée, mais, si elle alourdit peut-être l’ouvrage, elle a le mérite pédagogique de la répétition.

De ce foisonnement de matière, nous retiendrons deux idées force.

La première, qui traverse l’ouvrage, est l’immensité du travail de prévention à mettre en place, quelles que soient les situations et les populations. La marginalité implique un accès à l’information et à la prévention des plus réduits. Elle implique aussi la criminalisation des comportements et des individus, ce qui rend l’action des travailleurs sociaux et de santé communautaire des plus périlleuses, tant pour la mise en place de la prévention que pour leur propre sécurité. À cet égard, Ralf Jürgen qui étudie les lois sur la drogue et la vulnérabilité des UDI au VIH montre que les ressources sont davantage consacrées à l’application de la loi qu’aux programmes de prévention et de traitement pour les utilisateurs de drogues. Par ailleurs, il souligne que la criminalisation de l’usage de drogue aggrave plus les méfaits de cette consommation qu’elle ne les réduit, tant du point de vue financier que sanitaire : le marché noir par nature échappe à tout contrôle de prix et de qualité des produits. De son côté, Michel Perreault fustige les interdits imposés par les lois pénales dont les effets sont la déstructuration des UDI par rapport au travail de prévention.

L’action de la police entrave aussi le travail de prévention. L’assimilation peut être facile entre la police et les travailleurs de la prévention. Mais, bien plus, les descentes de police et les arrestations réduisent le plus souvent à néant le travail de prévention : les personnes intégrées dans les programmes se déplaçant alors ou se retrouvant enfermées.

Sans compter enfin que la marge est un milieu d’une extrême violence, violence donnée ou violence subie, notamment par les travailleuses du sexe.

Cela nous mène vers la deuxième idée force autour de la transmission du VIH et des IST en milieu de vulnérabilité. D’une manière générale, le VIH et les mesures de protection semblent assez bien connus, mais les autres IST le sont moins. Ce n’est pas pour autant que les individus sont prudents.

Dominique Damant et ses collègues expliquent que le climat de violence dans lequel vivent les femmes travailleuses du sexe les rend vulnérables aux proxénètes ou aux clients, qui peuvent les forcer à des rapports sexuels non protégés. De même pour les personnes itinérantes (Shirley Roy et al.), soumises aux agressions sexuelles.

Mais c’est surtout du côté des représentations de l’acte sexuel ou de la maladie que les choses se passent – ou ne se passent pas. Il devient ainsi difficile d’avoir un comportement de safe sex lorsqu’une vie affective et sentimentale existe entre partenaires, à tout le moins une relation de confiance, même avec un « client ». L’utilisation du condom n’est plus une barrière à l’infection, mais une barrière aux sentiments. Ce qui semble irrecevable (Dominique Damant).

Du côté de la communauté gaie ou des HARSAH et PVVIH, les pratiques sexuelles à haut risque non protégées « barebacking » existent encore, voire sont recherchées, alors que la communauté s’était fortement mobilisée dès l’apparition de l’épidémie. L’accès à la tri-thérapie semble avoir fonctionné dans le sens d’une certaine banalisation du VIH-Sida : de la mort certaine, on passe à la gestion d’une maladie qu’on ne pense plus mortelle.

On soulignera enfin que les utilisateurs de drogue par injection sont certainement les plus en danger et vivent ce que la communauté gaie a pu vivre 20 ans auparavant, avant sa mobilisation. Mais les situations restent différentes. Là où les homosexuels masculins ont su trouver les ressources pour se mobiliser, la prévention chez les UDI reste un échec, comme le constate en conclusion de l’ouvrage Roger Le Clerc. Echec dû aux multiples besoins des personnes : ressources, logement, communication, sentiment de solidarité, etc.

Echec dû aussi, d’une manière générale et quelle que soit la population, au manque de culture de prévention de la société. C’est sur cette limite politique que conclut amèrement Roger Le Clerc ce voyage au centre de la marginalité.