Article body

Le néologisme altermondialisation[1] s’est diffusé très rapidement au cours des trois dernières années dans les médias de masse et les milieux universitaires. Le terme est généralement associé aux forums sociaux mondiaux, continentaux, régionaux et locaux qui se multiplient depuis l’avènement du premier forum social mondial de Porto Alegre en janvier 2001. On le relie également au maillage et au développement de plates-formes de revendications ou d’actions communes ayant cours chez et entre des organisations communautaires de base, des ONG, des syndicats, des mouvements de femmes, des mouvements autochtones, des mouvements paysans, etc. Avec un préfixe comme « alter », l’altermondialisation a de quoi attirer l’attention des anthropologues, spécialistes de l’altérité. Mais de quelle, de quelles altérités s’agit-il? C’est ce que ce numéro d’Anthropologie et Sociétés propose d’explorer. Il contient cinq contributions issues d’ethnographies d’événements phares (forums sociaux et contre-sommets) ou de mouvements (féministe, commerce équitable, développement durable, Dalit) liés d’une manière ou d’une autre à la mouvance altermondialiste ; elles sont le fait de chercheures et chercheurs du Nord (Alain Bertho, Jean-Frédéric Lemay, Brigitte Beauzamy, Estelle Deléage et Eva-Maria Hardtmann). On y trouve également un essai (Abdou Salam Fall) qui présente une lecture venant du Sud. Ce déséquilibre entre contributions du Nord et du Sud est en quelque sorte, malheureusement, représentatif de leur place respective dans la mouvance altermondialiste ; les voix des groupes issus du colonialisme (Escobar 2004) y occupent encore une place subalterne, comme c’est aussi le cas pour les voix des femmes (Beauzamy dans ce numéro ; Lamoureux 2004). Le thème se termine sur un entretien avec un anthropologue pionnier de l’étude des mouvements sociaux en Amérique latine, Arturo Escobar.

Dans leur acception la plus restreinte, les notions d’altermondialisation et d’altermondialisme désignent les mouvements sociaux dont il a été question plus haut. Elles renvoient en ce sens à des objets d’étude depuis longtemps privilégiés par les anthropologues, que ce soit dans le contexte du monde colonial ou postcolonial : les pratiques quotidiennes et les luttes organisées de résistance menées par des groupes ou des peuples dont le mode de vie est menacé parce qu’il est soumis à des forces militaires, économiques, politiques ou idéologiques contribuant à les désarticuler ou à les éliminer. Dans son acception la plus large et, dirions-nous, la plus anthropologique, l’altermondialisme véhicule l’idée qu’il est possible d’imaginer, de développer ou plus fondamentalement de préserver des manières de penser et d’agir, des visions du monde distinctes des ontologies hégémoniques à l’échelle de la planète. La mouvance altermondialiste aurait ainsi le potentiel de mettre à jour ou de faire découvrir des altérités qui sont parfois existantes, mais méconnues, et d’autres qui sont encore à inventer. En ce sens, ne rejoint-elle pas l’anthropologie dans son identité la plus fondamentale?

Grâce aux technologies de la communication dont ils disposent de nos jours, les mouvements sociaux peuvent acquérir une dimension translocale ou transnationale sans précédent et mener à des alliances entre organisations et activistes situés à différents endroits sur la planète. Ces derniers profitent d’événements de grande envergure comme les forums sociaux ou les contre-sommets pour se rencontrer, se connaître, festoyer, tisser des liens de solidarité et expérimenter de nouvelles modalités de discussion et de prise de décision. En-dehors de ces moments clés, ils s’activent dans leurs localités, leurs régions, leurs pays respectifs, tout en créant ou en consolidant des réseaux qui s’entrecroisent. Ces nouvelles formes d’action collective présentent donc un intérêt certain pour une anthropologie des mouvements sociaux transnationaux, laquelle est toute récente, comme en témoigne la publication, en 2005, d’un premier ouvrage collectif sur le sujet (Nash 2005).

Bien qu’elle prenne le contrepied de la globalisation en tant que discours universalisant, l’altermondialisation ne saurait toutefois échapper à sa propre condition de discours et de processus sociohistoriquement et socioculturellement construits qui, comme le suggère Escobar (2004), participent à la production de la culture, dans ses dimensions aussi bien symboliques que matérielles. En ce sens, elle devient également susceptible de se constituer en tant qu’objet de recherche pour l’anthropologie.

Edelman et Haugerud (2005 : 22) constatent que l’anthropologie a été plus lente que d’autres disciplines – la science politique ou la sociologie par exemple – à inclure dans ses intérêts de recherche les réseaux d’activistes et les nouveaux mouvements sociaux qui sont nés dans le contexte de, ou en réaction à, la globalisation (2005 : 26). Cela s’expliquerait notamment, de leur point de vue, par le fait que l’anthropologie s’est beaucoup intéressée à la globalisation en termes d’une accélération des flux (de personnes, de marchandises, de symboles, de technologie, d’images et de capital), ce qui peut laisser l’impression qu’elle constitue une force éminemment abstraite, presque naturelle, dont l’issue semble dès lors inexorable (Graeber 2002 : 1226). L’histoire étant « […] produite par les réactions des forces sociales […] autant que [par] la logique du capital » (Amin, Houtart et Ramonet 2005 : 6), s’intéresser aux mouvements sociaux signifie reconnaître une agencéité aux sujets qui contribuent à la globalisation comme à ceux qui en dénoncent les prémisses ontologiques ou les retombées délétères.

Dans la perspective des mouvements sociaux, l’altermondialisme est considéré comme un ensemble très diversifié et aux contours flous auquel participent, de différentes manières, avec une inégale intensité et une assiduité relative, une constellation de mouvements et d’organisations mobilisés autour d’enjeux variés : droits sociaux, environnement, place des femmes dans la société, économie solidaire, liberté de presse, etc. (Agrikoliansky et Cardon 2003 : 45). Ses formes organisationnelles, son répertoire d’actions et les identités dont il est porteur rompent, pour Tarrow et della Porta (2005 : 229), avec celles qui ont caractérisé les mouvements sociaux des décennies antérieures. En ce qui concerne les formes organisationnelles, « […] the modal unit of contention is not the bureaucratic movement organization, but the loosely linked movement campaigns, social fora, or other types of weakly structured networks » (Tarrow et Della Porta 2005 : 240). Les possibilités inédites de communication à distance offertes par Internet viennent s’ajouter aux réseaux interpersonnels pour faciliter la diffusion d’information et la mobilisation. Ainsi, même si la verticalité et des dispositifs de prise de décision empruntés à la démocratie représentative structurent certaines des organisations qui y prennent part, les syndicats notamment, les rapports qu’entretiennent entre eux les mouvements et les organisations qui se réclament de la mouvance altermondialiste sont plutôt de type horizontal ; ils se tissent et s’actualisent sous la forme de réseaux, et la démocratie directe y est préconisée (Escobar 2004). Concrètement parlant, cela signifie que le consensus comme modalité de prise de décision en est beaucoup plus représentatif que la votation où la majorité l’emporte (Bertho, dans ce numéro).

Ainsi, à la différence des mouvements de résistance contre l’impérialisme et le colonialisme qui ont eu cours pendant les deux derniers siècles, les nouveaux mouvements sociaux transnationaux ne cherchent pas à prendre le pouvoir d’État au moyen d’une révolution violente ; ils diffèrent des partis de gauche traditionnels qui préconisaient la discipline, posaient des hiérarchies parmi leurs membres et défendaient des idéologies rigides. Les idées et les modalités d’organisation de ces nouveaux mouvements sont plus diffuses (Chase-Dunns et Gill 2005). En fait, ils ne constituent pas un mouvement structuré, au sens où on l’entend généralement, mais plutôt un vaste réseau de réseaux.

Le répertoire d’actions s’est quant à lui adapté afin de pouvoir s’adresser à des institutions internationales ayant une faible imputabilité et montrant peu de transparence (Tarrow et Della Porta 2005 : 241). Par exemple, la promotion du commerce équitable ou d’autres façons de consommer présentées comme « responsables » ou « citoyennes », qui interviennent directement dans les filières transnationales du café, du chocolat ou du sucre, notamment, se sont ajoutées aux modalités d’action politique plus traditionnelles comme la manifestation ou le groupe de pression (voir aussi Deléage dans ce numéro).

Enfin, sur le plan des identités, il est clair que l’altermondialisme est extrêmement diversifié. Ses activistes peuvent prendre part à différents mouvements de manière simultanée (Diani 2005 ; Guay 2006) et de manière plus ou moins soutenue, ce qui est tout à fait compatible avec un fonctionnement en réseaux. Pour nommer ce genre d’identité flexible, Tarrow (2005 : 29), qui s’inspire notamment d’anthropologues comme Edelman (1999), Kearney (1995) ou Hannerz (1990), recourt à la notion de « cosmopolites enracinés » ; il s’agit de « personnes et [de] groupes qui sont ancrés dans des contextes nationaux spécifiques mais qui s’engagent dans des activités politiques de protestation qui les impliquent dans des réseaux transnationaux de contacts et de conflits » (Tarrow et Della Porta 2005 : 241 ; notre traduction). Par ailleurs, la participation à des mobilisations transnationales ou globales de mouvements locaux ou nationaux ayant leur identité propre peut, par effet de retour, contribuer à transformer cette identité (comme le montre Jean-Frédéric Lemay dans ce numéro).

Dans ce panorama transnational, les ressources mobilisées au sein de la mouvance altermondialiste demeurent pour une large part redevables aux sociétés nationales. Plusieurs auteurs reconnaissent que, même si la dimension transnationale est au coeur de la mouvance altermondialiste, les expériences, les réseaux nationaux et l’argent qu’ils peuvent mobiliser demeurent des ressources cruciales pour organiser les mobilisations transnationales (Tarrow et Della Porta 2005 : 242). Dans le même sens, Nicoud (2005) fait remarquer que « l’altermondialisme n’existe pas en dehors des altermondialismes nationaux. Les conditions d’émergence de ces mouvements sont reliées à l’existence de mouvements antérieurs, à l’ouverture politique et institutionnelle des pays ». Il en va de même en ce qui a trait aux structures d’opportu-nités (locales, nationales et internationales) au sein desquelles évolue la mouvance : les conditions nationales, encore une fois, seraient déterminantes pour les stratégies des mouvements actifs sur le plan transnational (Tarrow et Della Porta 2005 : 242). Ainsi, malgré la dimension planétaire de l’altermondialisme, la plupart des mobilisations qui s’en réclament ont cours dans des espaces nationaux et sous des formes de mobilisation qui se restreignent à l’échelle locale ou au nationale.

Quoi qu’il en soit, certaines manières de faire, caractéristiques de l’altermondialisme, s’inscrivent en rupture avec celles qui ont marqué d’autres mouvements nationaux et transnationaux l’ayant précédé. En ce sens, l’altérité se manifeste également dans le champ de l’action collective et des mouvements sociaux.

L’altérité est donc en quelque sorte inhérente à l’altermondialisme ; elle le nourrit de par la diversité des personnes, des groupes et des organisations qui s’y activent, en même temps qu’elle se trouve au coeur des revendications de ses constituantes. En effet, la globalisation n’y est pas dénoncée uniquement pour ses effets délétères sur le plan économique, mais également par ce qu’elle représente une méta-narration, un discours totalisant dont les postmodernes ne veulent plus (Miller 2005). On y célèbre la diversité. Elle symbolise et représente en quelque sorte en elle-même les valeurs partagées que sont l’ouverture et la tolérance. D’ailleurs, June Nash considère qu’un des thèmes clés des mouvements sociaux du 21e siècle est « le droit des participants à être eux-mêmes » (2005 : 22). Cette diversité défendue et vécue ne va pas sans causer de tensions à l’intérieur du mouvement, particulièrement « […] lorsqu’il s’agit d’avancer dans la description plus précise de cet “autre monde possible”, dans la définition d’objectifs politiques et de stratégies pour les atteindre », fait remarquer Polet (2005 : 10). Par ailleurs, pour reprendre une proposition formulée plus haut, cette diversité demeure toute relative. En effet, les quelques enquêtes systématiques s’intéressant au profil socio-économique des participantes et des participants aux événements phares de l’altermondialisme montrent que les activistes qui y prennent part ne représentent guère, pour reprendre une expression employée par Gobille et Uysal (2003 : 111), des « perdants de la mondialisation ». À titre indicatif, leur enquête menée auprès des participants français au forum social européen de Saint-Denis, en 2003, faisait nettement ressortir qu’il s’agissait plutôt d’une élite professionnelle et culturelle issue des classes moyenne et supérieure. Une autre enquête, menée auprès de la délégation québécoise au forum social mondial de 2005, a donné des résultats semblables (Guay 2006).

Le thème de l’altérité traverse également l’ensemble des contributions incluses dans ce dossier thématique. Elle s’y manifeste de différentes manières : dans un régime d’historicité distinct de celui de la modernité (Bertho), dans la promotion de modalités de production ou d’échange inédites (Deléage et Lemay), dans l’expérimentation d’espaces non mixtes de délibération (Beauzamy) et de modes de gouvernance multidimensionnelle (Fall) ou encore dans les représentations que construisent les Dalit de leurs oppresseurs (Hardtmann). Est aussi omniprésente dans les articles de ce numéro la question des conflits ou des tensions qui marquent la mouvance altermondialiste. Comme il a été évoqué plus haut, ils semblent quasi inévitables étant donné la grande diversité des acteurs individuels et collectifs dont il est question.

Les articles de Bertho et de Beauzamy concernent les dynamiques ayant cours pendant des événements les plus connus de l’altermondialisme : les forums sociaux et le contre-sommet d’Evian. Ces événements peuvent être considérés comme des plateaux, dans les termes de Chesters et Welsh (2005 : 192-194), c’est-à-dire des espaces matériels (ou immatériels) de maillage intensif où ont cours la construction et l’itération de processus créant du sens. En-dehors de ces moments de coprésence forts en émotions, au cours desquels les activistes peuvent développer des rapports affectifs entre eux, les technologies de communication permettent des interactions continues. L’étude des plateaux permet de voir comment les actions et les identités des participants (individuels ou collectifs) se connectent à celles des autres ; on constate que ces événements permettent l’expression et l’exploration des différences (identitaires, politiques, de buts et stratégiques) par le biais d’innovations théoriques et pratiques (voir Bertho dans ce numéro) ou la construction de spatialités distinctes au sein d’une même temporalité (comme le montre Beauzamy dans son article).

Dans plusieurs des contributions, la théorie des cadres est utile dans la mesure où elle permet d’analyser dans quelle mesure les discours portés par des mouvements, des organisations, voire des individus en particulier se transforment à mesure qu’ils tissent des liens avec des réseaux transnationaux. C’est le cas de l’article d’Eva-Maria Hartdmann sur les Dalit, de celui de Jean-Frédéric Lemay sur une organisation française de commerce équitable et du texte de Brigitte Beauzamy qui concerne les mouvements féministes français.

Plus spécifiquement, partant de l’idée que l’étude des mouvements altermondialistes doit passer par celle de ses manifestations concrètes, Alain Bertho a analysé, sous le mode d’une ethnographie multi-située, les processus organisationnels qui caractérisent la mise en place et le déroulement des forums sociaux (mondiaux et européens) et des forums des autorités locales depuis la tenue du premier forum social mondial à Porto Alegre en 2001. Selon ses observations, le choix du consensus comme mode privilégié de prise de décision semble modifier profondément la manière dont l’argumentation se déploie dans l’espace public et celle dont se vit la démocratie lors de ces rassemblements. Ces processus s’avèrent hautement réflexifs, comme le montrent les participantes et les participants aux forums sociaux qui veulent faire plus que formuler des revendications ou élaborer des plates-formes idéologiques ; les alternatives proposées sont, dans la mesure du possible, expérimentées sur le champ, ce qui fait dire à Alain Bertho que le monde que l’on veut construire y est construit dans le présent, un régime temporel distinct de celui qui caractérise la modernité. En outre, nul besoin d’une position de pouvoir pour mettre en oeuvre cette altérité revendiquée-vécue. En ce sens, les propos d’Alain Bertho rejoignent ceux de Graeber (2005 : 171) pour qui les nouvelles formes d’organisation mises en place par les mouvements altermondialistes en constituent l’idéologie.

Jean-Frédéric Lemay s’intéresse plus particulièrement à la construction et à la transformation des identités au sein des mouvements sociaux. Il porte son regard sur une organisation française de commerce équitable, Artisans du Monde, qui se réclame aujourd’hui de l’altermondialisme. En trois décennies d’existence, elle a connu une évolution marquée par des tensions incessantes, dont il rend compte. Jean-Frédéric Lemay a réalisé une ethnographie au siège social d’Artisans du Monde et au sein de plusieurs de ses associations affiliées. Il a pu saisir comment les dynamiques organisationnelles et les rapports interpersonnels ont exercé leur influence sur les cadres d’interprétation d’ADM. La participation de militants d’Artisans du Monde à des manifestations résolument altermondialistes comme les forums sociaux auront eu un impact majeur sur les orientations de l’organisation au cours des dernières années. C’est donc dire que son association à la mouvance altermondialiste peut signifier, pour une organisation, de nouvelles exigences en termes de positionnement idéologique et stratégique, d’autant plus qu’avant d’être altermondialistes, la majorité des organisations qui se réclament de cette mouvance inscrivaient autrefois leurs actions dans un autre champ d’intervention.

Brigitte Beauzamy met, elle aussi, l’accent sur les tensions provoquées par la rencontre entre l’altermondialisme et des mouvements qui, comme Artisans du Monde, ont une histoire longue de plusieurs décennies. Cette fois, il s’agit des mouvements féministes français. S’appuyant à son tour sur la théorie des cadres d’interprétation, elle examine, grâce à un travail d’observation in situ et à un engagement prolongé dans le milieu, les modes d’intégration des mouvements féministes à la sphère altermondialiste ; elle aborde ensuite le cas particulier du « Réseau Altermondialiste et Féministe » (REZAF), qui fut créé à l’occasion d’un contre-sommet tenu à Évian en juin 2003. Dans le jeu des cadrages qui ont suivi sa fondation, la spécificité des revendications et des lectures féministes du monde ont eu de la difficulté à se maintenir à flot. Cet article soulève donc la question de la pérennité d’un mouvement féministe.

Dans l’article qui suit, Estelle Deléage aborde le mouvement de l’agriculture durable, qui met en scène la paysannerie française. Se situant, dans un premier temps, en amont de ce mouvement, elle rappelle comment la mondialisation s’est manifestée dans le secteur agricole par la diffusion à l’échelle de la planète d’un modèle industriel de production, lequel s’est soldé par la disparition de millions de petites exploitations dans les pays du Sud et du Nord et par une dégradation accélérée de l’environnement. C’est pour réagir à cette dynamique que des mouvements comme le Réseau agriculture durable, apparu dans l’ouest de la France dans les années 1980, ont vu le jour dans le but de promouvoir de nouvelles manières de produire et d’échanger des biens alimentaires différentes de celles de la modernité. Associé à des réseaux sectoriels transnationaux comme la Via Campesina, ce genre d’initiatives, qui s’est multiplié un peu partout dans le monde au cours des années 1990, est résolument altermondialiste dans ses actions et promeut la solidarité Nord-Sud.

L’article d’Eva-Maria Hartdmann a justement son ancrage dans un pays du Sud, l’Inde. Elle y traite d’un mouvement essentiellement national, au point de départ, celui des Dalit. Elle se demande pourquoi les activistes Dalit, engagés dans une lutte politique et religieuse spécifique ayant eu cours dans un contexte national bien précis, ont si bien réussi leur alliance avec des activistes d’ailleurs dans le monde pour faire entendre leur voix sur la scène mondiale, voix qui demeure pourtant subalterne dans leur pays. La réponse tient en partie à la structure organisationnelle du mouvement Dalit. Décentralisé, segmentaire et réticulaire, constituant un réseau diversifié à l’interne et pouvant faire preuve de flexibilité, il semblait posséder avant l’heure les attributs des mouvements transnationaux contemporains. Les recadrages multiples des revendications Dalit, selon des publics visés, semblent constituer une des clés de leur capacité à créer des alliances sur la scène altermondialiste.

Dans l’essai qu’il nous présente, Abdou Salam Fall aborde pour sa part la question de la gouvernance en Afrique de l’Ouest et du centre en la resituant dans le cadre des politiques de développement qui ont historiquement été imposées aux populations locales. Il observe que les initiatives populaires qui ont vu le jour au cours des dernières décennies dans un contexte de crise économique ont jeté les bases, encore fragiles, d’une société civile en émergence ; celle-ci fait une lecture critique des politiques longtemps imposées par les institutions de Bretton Woods, lesquelles ont aujourd’hui laissé la place aux diktats issus du Consensus de Washington. Les revendications nationales et continentales dans le sens d’une (re)mise en place de politiques publiques de la part de l’État trouvent appui dans les mouvements transnationaux et altermondialistes qui condamnent le projet modernisateur porté par la colonisation, le développement puis la globalisation.

L’entrevue que m’a accordée Arturo Escobar (Internet ayant été mis à profit pour ce faire) permet de revenir sur la diversité des individus, des organisations et des mouvements qui constituent la mouvance altermondialiste. En effet, pour lui, trois projets distincts s’y croisent : le développement alternatif, les modernités alternatives et les alternatives à la modernité. Le dernier est le plus radical au sens où il propose une vision anti-hégémonique du monde. Il ouvre vers la pluriversalité (Mignolo 2000) comme manière de penser la société. Il est le fait, notamment, de groupes moins médiatisés que ceux qui occupent le devant de la scène à l’occasion des rendez-vous altermondialistes et dans les écrits scientifiques et militants sur le sujet. Cette entrevue aborde également la question spatiale, fortement interpellée aussitôt que l’on s’intéresse à des mouvements transnationaux ; Arturo Escobar nous convie à repenser les concepts de lieux et d’échelles de manière à sortir des cadres de représentation, ancrés dans la verticalité, qui sous-tendent habituellement nos analyses. Enfin, il invite à la reconnaissance du potentiel théorique et méthodologique que suppose, pour l’anthropologie, la conjugaison de projets scientifiques et d’un engagement « intellectuel-politique », dans l’orbite altermondialiste notamment.

Ce numéro sur l’altermondialisation constitue un pas dans cette direction. En effet, les textes que l’on y trouve sont le fait de chercheures et de chercheurs engagés dans un projet altermondialiste et désireux de prendre part à l’exercice constant de réflexivité qui fait partie de la culture des mouvements (ou d’une partie des mouvements) qui s’en réclament. Leur engagement vient donc alimenter à la fois à l’analyse scientifique et la stratégie politique. L’ethnographie joue un rôle essentiel dans leur démarche. Elle constitue et doit constituer, pour que l’anthropologie ait quelque chose de pertinent à dire sur l’altermondialisme, un garde-fou contre les raccourcis et les généralisations outrancières. Ce n’est qu’à cette condition que les identités et les altérités qui traversent cette mouvance pourront être reconnues dans toute leur diversité. L’anthropologie dispose déjà de nombreux outils conceptuels et méthodologiques utiles à l’appréhension des mouvements transnationaux. Les travaux réalisés à ce jour dans une perspective multi-située (Marcus 1995) ou multi-locale (Hannerz 2005) sont particulièrement appropiés à cet égard.

Il serait certes pertinent de se pencher, dans les années qui viennent, sur les formes organisationnelles, les processus de cadrage, les répertoires d’action, les identités et les innovations dont l’altermondialisme est porteur dans ses manifestations concrètes, comme on le fait déjà dans la perspective des mouvements sociaux. Mais il faudrait aussi considérer les conséquences plus larges, notamment en ce qui concerne la diffusion de visions du monde non hégémoniques auprès de l’État défini, au sens de Trouillot (2003), comme un ensemble de politiques, de processus et d’effets de pouvoir qui débordent largement les institutions étatiques. Les effets de l’altermondialisme sur les conditions de vie des groupes exploités, opprimés ou marginalisés devraient également être pris en considération.