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Nous sommes plus familiers avec les torts subis par les Amérindiens et les Inuit qu’avec ceux qu’ont endurés les Métis parce que ce peuple suscite peu d’intérêt dans les milieux de la recherche. J’enseigne depuis deux ans et demi au Collège universitaire de Saint-Boniface (CUSB) et, en guise d’introduction, je vais présenter trois exemples de conflits identitaires qui concernent les Métis du Manitoba ; selon les cas, on craint la perte ou le partage de son identité ou bien on ne reconnaît pas l’identité métisse.

Premier exemple : la semaine dernière[2], sur les ondes de la station CKSB, un professeur franco-manitobain s’est prononcé contre le mélange des races et a encouragé les mariages endogames entre Franco-manitobains d’origine québécoise dans le but de sauvegarder l’identité et la pureté de la race ; il atteignait ainsi directement la communauté métisse francophone et fit ainsi la une du téléjournal. Ces propos ne sont peut-être pas représentatifs de l’opinion générale, mais ils révèlent la peur de l’assimilation à laquelle la communauté franco-manitobaine est confrontée depuis plus de 100 ans. Cependant, la diversité culturelle est bien représentée au CUSB. Bien qu’un fort pourcentage des 900 étudiants soit franco-manitobain, la majorité de ceux-ci sont des Métis du sud de la province. On trouve également des étudiants en immersion dont l’un des deux parents est francophone et l’autre d’origine ukrainienne ou galicienne, allemande, belge, bretonne, française, anglaise, écossaise, irlandaise, islandaise ou autres ; ils sont nés de père franco-manitobain et de mère thaïlandaise, de mère franco-manitobaine et de père africain ; ils sont mennonites, orthodoxes, catholiques, protestants ou musulmans. Plusieurs étudiants viennent d’Afrique de l’Ouest et du Maghreb, et même de Nouvelle-Calédonie. Cette institution a probablement la plus forte proportion de professeurs d’origine africaine au Canada. Les étudiants métissés et les professeurs africains représentent donc une menace pour la préservation de l’homogénéité somme toute relative de la société franco-manitobaine.

Deuxième exemple : nous assistons actuellement au coming out des étudiants métis du CUSB. Ces étudiants réclament leur identité métisse souvent contre l’avis de leurs parents et grands-parents qui ont été victimes de discrimination et de racisme et qui ont tenté de s’assimiler à la société franco-manitobaine. Les Métis francophones du sud de la province ne sont pas très bien représentés, car un président de l’Union nationale métisse de Saint-Joseph, fondée en 1906, a refusé dans les années 1960 une offre de subvention de la province et du Conseil privé en expliquant que son association ne faisait pas de politique! C’est donc la Manitoba Métis Federation (MMF), association anglophone fondée en 1967, qui a bénéficié de ces fonds. Comme les étudiants métis francophones du CUSB n’ont pas droit aux subventions de la MMF, j’ai fondé le Regroupement Étudiant Métis en septembre 2003 pour qu’ils puissent revendiquer ces droits. Lors de la première réunion, les étudiants étonnés se regardaient les uns les autres en se disant : « T’es Métis toi? ». Comme quoi les Métis, comme les autochtones, ne sont pas nécessairement une « minorité visible ». Enfin, en 2003, j’ai soumis une demande au Programme canadien de Chaires de recherche pour créer une chaire sur l’identité métisse, et cette chaire, tout comme le REM, est vue comme une menace par la MMF.

Troisième exemple : Le ministère des Affaires indiennes et du Nord Canada (MAINC) offre actuellement des subventions pour créer des départements d’études autochtones. J’ai fait une demande pour créer le premier département d’études métisses au Canada mais le ministère a refusé en disant que les Métis ne sont pas inclus dans ce programme. Ce ministère n’a peut-être pas encore été informé que les Métis sont reconnus comme peuple autochtone depuis 1982.

Ces trois exemples soulèvent quelques questions. Pourquoi le métissage est-il encore vu comme une menace et une régression raciale? Pourquoi les métis francophones sont-ils vus comme une menace par la population franco-manitobaine et par les Métis anglophones, trois groupes minoritaires qui ont été et sont encore victimes de discrimination? Enfin, pour quelles raisons le MAINC n’offre-t-il pas aux Métis les mêmes droits et privilèges qu’aux autres autochtones? Je ne répondrai pas ici à ces questions. Je vais plutôt présenter en quatre points un état de la situation de quelques enjeux identitaires, juridiques, politique et moraux et de citoyenneté qui concernent les Métis.

Qui sont les Métis et qui est Métis?

Nés des mariages entre coureurs des bois (engagés par les compagnies de traite de fourrure) ou pêcheurs européens et femmes indiennes ou inuit, les Métis ont été appelés « bois brûlés » et « sang-mêlés » par les Français, half breed par les Anglais et livyers ou settlers pour les Métis du Labrador ; les Cris appelaient les Métis Otipemisiwak (maîtres d’eux-mêmes). Comme le souligne le rapport de la Commission royale sur les peuples autochtones, la nation métisse a été conçue dans la vallée du Saint-Laurent, elle a été en gestation en Ontario et elle est née dans les Prairies. À l’exception de la nation métisse et des Métis du Labrador, les autres communautés métisses du Canada n’ont pas d’associations qui les représentent aux niveaux provincial et national et, en ce sens, elles ne forment pas un peuple selon l’article 35 de la Constitution.

Selon le recensement de 2001, il y a environ 307 000 Métis au Canada, le double par rapport au recensement de 1991 ; cela s’explique par la publicité qui a entouré les audiences de la Commission royale sur les peuples autochtones (CRPA) en 1992 et par l’espace identitaire qui s’est ouvert à l’occasion de l’enquête de Statistique Canada sur les peuples autochtones en 1996. C’est ainsi qu’en 2001, on trouve environ 63 600 Métis en Alberta, 60 500 en Ontario, 57 000 au Manitoba, 45 500 en Colombie-Britannique, 40 000 en Saskatchewan, 21 800 au Québec, 6 000 à Terre-Neuve et Labrador, 5 000 au Nouveau-Brunswick, 4 400 en Nouvelle-Écosse, 3 000 dans les Territoires du Nord-Ouest, 600 au Yukon, 250 à l’Île-du-Prince-Édouard et 70 au Nunavut (Canada 2001). Les membres de la nation métisse sont représentés aux niveaux national et international par le Métis National Council (Ralliement national des Métis) et au niveau provincial par la Métis Nation of Ontario, la Manitoba Métis Federation, la Métis Nation – Saskatchewan, la Métis Nation of Alberta et le Métis Provincial Council of British Columbia. Le revenu annuel du Ralliement national est d’environ 4 000 000 $ dont 35 % proviennent du Conseil privé (Secrétariat aux affaires autochtones) ; 30 % de Patrimoine Canada et le reste de divers ministères fédéraux à l’exception du MAINC. Les associations provinciales reçoivent 70 % de leurs fonds des provinces et 35 % du Conseil privé (Métis National Council 2004). La situation économique des Métis, dont 65 % vivent en milieu urbain, est marquée par un fort taux de chômage qui engendre des tensions et des problèmes sociaux : alcoolisme, toxicomanie et violence faite aux femmes. Leur niveau de scolarité est semblable à celui des Indiens hors réserve et seulement 3,3 % des Métis ont un diplôme universitaire (contre 12 % pour les Canadiens).

Mais qui est Métis? Peut-on appliquer ce terme aux 220 000 Canadiens qui se disent Métis? Ce n’est pas l’avis de la nation métisse qui revendique ce nom pour elle seule, mais le gouvernement l’applique à toutes les personnes qui se déclarent métisses. Soulignons que les groupes métis de l’Est qui le désirent ont le droit de se présenter comme tels selon l’article 35 de la Constitution, mais non en tant que membres de la nation métisse. Concernant les critères de définition identitaire, selon l’article 35, l’appartenance à un peuple autochtone est déterminée par le lien familial ancestral (ce qui inclut l’adoption), par l’auto-identification, et par l’acceptation de l’individu par le peuple. Un quatrième critère est le lien rationnel entre l’individu et le peuple, par exemple, le lieu de résidence, les liens culturels, la langue et la religion.

Un Métis doit avoir des ancêtres autochtones et non autochtones. Le problème est que plusieurs Canadiens comptent des ancêtres autochtones et plusieurs autochtones comptent des ancêtres non autochtones sans être pour autant Métis. Le choix individuel est donc important et certains individus métissés se présentent soit comme membres des Premières nations ou des Inuit, soit comme Métis ou comme non-autochtones. En général, le gouvernement ne retient que deux critères : « la déclaration personnelle d’appartenance et l’acceptation de la nation » (CRPA 1996 : 229) ; de la même façon, la recommandation 4.5.2 du rapport de la CRPA stipule : « Que toute personne qui se présente elle-même comme Métisse et qui est acceptée comme telle par la nation métisse à laquelle elle désire être rattachée, en fonction des critères et des modalités déterminés par la nation soit reconnue comme membre de cette nation pour les négociations de nation à nation et en tant que Métisse à cette fin »[3].

Les Métis et la loi

Depuis le milieu du XIXe siècle, les relations entre la nation métisse et le gouvernement colonial puis fédéral sont marquées par l’injustice, l’abus et la fraude. Le Canada a fait preuve d’incurie et de malveillance dans le suivi des articles de la Loi de 1870 du Manitoba, cédant les meilleures terres aux immigrants plutôt qu’aux Métis. Après la défaite de Batoche et la pendaison de Louis Riel en 1885, le même scénario s’est répété en Saskatchewan. Ces événements ont mené à la dispersion, à la marginalisation et à l’assimilation des Métis qui ont dû cacher leur identité pour échapper au racisme.

En 1982, les Métis ont accédé au statut de peuple autochtone mais plusieurs problèmes résultent du fait que les termes « Métis » et « peuple » ne sont pas définis dans l’article 35 de la Constitution du Canada, laissant ainsi un vide juridique et politique à combler. Un autre problème, qui révèle une injustice flagrante, est que le MAINC ne reconnaît pas encore les Métis ; ils ne bénéficient d’aucun des droits accordés aux autres autochtones. Toute tentative d’autodétermination doit donc être réglée devant les tribunaux, processus long, coûteux et peu efficace. Pourtant, selon l’article 35, les Peuples Métis du Canada ont des droits aborigènes. Certains sont particuliers aux Métis, ils ont des racines ancestrales et sont de caractère juridique, politique et moral.

La plupart des droits juridiques des Métis prennent racine dans les droits ancestraux et ces droits doivent être non éteints. Exclus de tous les traités indiens, plusieurs Métis se sont inscrits comme Indiens en signant le Traité 3 en 1875 afin de bénéficier des avantages directs du traité plutôt que d’attendre une terre en tant que « sang-mêlé ». Les Métis sont donc reconnus à cette époque, mais c’est surtout l’article 31 de la Loi de 1870 sur le Manitoba qui prouve leurs droits ancestraux. Cette loi est considérée comme un traité par la nation métisse, mais non par le Canada sur le plan juridique, bien qu’elle puisse être acceptée sur le plan politique. La loi de 1870 était censée éteindre le titre ancestral en échange de concessions de terres, mais les fraudes furent telles dans l’attribution des terres que l’extinction des titres ancestraux pourrait être invalidée devant les tribunaux (CRPA 1996 : 252-253)[4].

Les obligations fiduciaires de la Couronne sont un autre droit de nature juridique, mais le problème concerne ici l’inclusion des Métis dans le terme « Indien » de l’article 91 de la Loi constitutionnelle de 1867. La Charte canadienne des droits et libertés est également importante pour les Métis qui ont été et sont encore victimes d’une ségrégation systématique : ils n’ont pas droit aux subventions accordées aux Indiens et Inuit. Au niveau international, la Déclaration universelle des droits des peuples autochtones qui devait être signée en 2004 reconnaît des droits aux Métis, mais les normes internationales n’imposent aucune obligation juridique au niveau fédéral. Le droit prévoit aussi des recours en cas de violation d’obligations juridiques.

Le redressement est un autre droit juridique et le rapport de la Commission royale sur les peuples autochtones souligne que les torts subis par les Métis doivent être réparés et que des négociations politiques bilatérales sont préférables, car elles auraient l’avantage de mettre fin aux procédures judiciaires. C’est l’inertie des gouvernements qui encourage les solutions juridiques, et les Métis doivent encore faire valoir leur droit de chasse devant les tribunaux.

Les Métis ont également des droits moraux et politiques reposant sur le droit internationalement reconnu de toute nation ou peuple distinct à l’autodétermination politique. Plusieurs Canadiens d’ascendance métisse sont membres de nations et de peuples métis et ils ont subi de graves injustices de la part des gouvernements canadiens, fédéral ou provinciaux, et les conséquences de ces injustices se poursuivent de nos jours. Selon le rapport de la Commission royale sur les peuples autochtones, ils ont donc droit à réparation pour plus de 125 ans de mauvais traitements et de négligence malgré « le peu d’empressement des autorités canadiennes à faire en sorte que les Métis obtiennent promptement une réparation juste pour les nombreux torts subis » (4 : 347).

Les recommandations de la Commission royale sur les peuples autochtones

Examinons maintenant le résultat des recommandations 4.5.1 à 10 sur les Métis. Qu’en est-il aujourd’hui? 1) Les Métis ne peuvent toujours pas négocier de nation à nation. 2) Les 25 000 Métis de l’Est ne sont pas encore reconnus comme peuples autochtones. 3) Le gouvernement du Canada n’a pas reconnu que l’article 91 de la Constitution de 1867 s’applique aussi aux Métis. 4) Les modifications constitutionnelles pour les Métis de l’Alberta n’ont pas été promulguées en raison de l’échec de l’Accord de Charlottetown. 5) Cette recommandation qui porte sur l’éducation a été respectée en partie par les gouvernements de l’Ontario, du Manitoba, de la Saskatchewan, de la Colombie Britannique et des Territoires du Nord-Ouest. Il existe une institution postsecondaire métisse en Alberta (l’Institut Gabriel-Dumont). Les études postsecondaires sont payées dans certains cas, mais le MAINC ne reconnaît pas les Métis dans ses programmes. 6) La recommandation sur la préservation et le développement de l’histoire et de la culture métisse n’a pas été accomplie, à l’exception de l’IGD. 7) Aucune assise territoriale n’a encore été cédée. 8) Les droits de chasse n’ont pas été accordés aux membres de la nation métisse, à l’exception de l’Ontario grâce au jugement Powley, et plusieurs Métis sont devant les tribunaux à ce sujet. 9) Quelques négociations territoriales sont en cours, mais 10) l’autonomie gouvernementale n’est toujours pas reconnue. En résumé, trois points sur dix sont en voie de réalisation mais au niveau provincial seulement.

Un nouveau statut pour les autochtones basé sur la citoyenneté

Selon le Winnipeg Free Press, au début de mois de janvier, Ottawa a soulevé les problèmes symboliques et pratiques du statut autochtone actuel en invitant le chef de l’Assemblée des premières nations Phil Fontaine et les leaders métis à discuter d’un nouveau système de statut autochtone basé sur la citoyenneté. Selon Phil Fontaine, le système actuel vise à éteindre légalement le statut autochtone par les mariages entre autochtones et non-autochtones, car la loi précise qu’un enfant qui naît dans une famille qui a deux générations de mariage avec des non-autochtones ou des Indiens sans statut n’aura pas le statut d’Indien, et une étude faite au Manitoba prédit qu’à ce rythme, il n’y aura plus d’Indiens dans cette province en 2050. Un nouveau statut basé sur la citoyenneté serait donc bienvenu ; malheureusement, encore une fois, le MAINC n’a pas l’intention d’offrir les mêmes privilèges aux Métis qu’aux autres autochtones. Ce qui n’augure rien de bon pour les Métis.

En conclusion

Les Métis ont été systématiquement dépouillés par le gouvernement canadien des terres qui leur étaient promises lors de l’adhésion du Manitoba à la confédération en 1870, événement qui a donné naissance à la résistance de 1885 qui s’est achevée dans un bain de sang et qui a stigmatisé les Métis jusqu’à nos jours. Ni la question du statut ni la question des droits territoriaux n’ont trouvé de réponse devant les tribunaux canadiens. L’identité des Métis, leur statut juridique et politique et leurs droits territoriaux sont des sujets complexes et la chaire de recherche du Canada sur l’identité métisse permettra de développer la recherche sur ces thèmes.

La chaire comporte trois axes d’investigation : identité et histoire, identité et culture et identité et politique. Le troisième axe, qui s’étend de 2007 à 2009, s’intéressera particulièrement à l’activisme politique métis et aux revendications territoriales. Nous explorerons la période 1885-1960, marquée par la marginalisation, l’assimilation et la dissimulation pour sauvegarder l’identité ethnique et pour échapper au racisme ; la période de création des associations métisses ; et l’étude de la relation entre les Métis, le territoire et les ressources naturelles, une période qui débute avec les revendications territoriales autochtones des années 1980. Les principaux impacts des recherches proposées sont le développement d’une identité « positive », l’amélioration du statut social et la lutte contre le racisme. Il s’agit de briser le silence entourant cette identité malmenée au cours de l’histoire et de fournir aux jeunes Métis des éléments leur permettant de se situer en tant que Métis canadiens possédant une histoire riche de traditions, de résistances face à l’assimilation et de réussites.