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Lorsque Frédéric Gros annonce la fin de la guerre, il ne prédit pas le règne de la paix. Loin de là : si la guerre classique disparaît lentement, c’est pour faire place à une multitude d’« états de violence » disparates, anarchiques, indéfinis. La fin de la guerre ne présage donc pas la fin des violences, elle annonce plutôt leur redistribution selon des paramètres inédits.

Cette thèse, pourtant brillante, n’occupe hélas qu’une mince portion de l’ouvrage qui lui est consacré. Car avant de statuer sur l’avenir incertain de la guerre, F. Gros prend soin de cerner l’identité conceptuelle de ce qui, selon lui, tend à disparaître. À cette fin, il convoque la tradition philosophique : à partir des principaux textes consacrés à la guerre, il esquisse « ce qui, à travers le chaos des violences, peut se réfléchir comme guerre ». De ce large corpus, trois dimensions émergent : l’éthique, le politique et le juridique. Ainsi, avant de dépeindre l’âge des « états de violence », l’essai trace un portrait savamment détaillé de cette forme de violence spécifique nommée « guerre », sous l’angle de ses trois dimensions structurantes.

Du point de vue de l’éthique, F. Gros rapporte une succession de cinq « postures morales » ayant permis aux soldats d’affronter leurs craintes et de vaincre leur lâcheté jusqu’à se dire prêts à mourir pour combattre un ennemi. De l’éthique chevaleresque (où l’héroïsme et l’affirmation de soi forment un code d’honneur) à celle de l’anéantissement de l’autre (où l’exténuation de la guerre représente l’unique issue) ce sont cinq formes historiques de guerre qui se dessinent, selon leur évolution et leur diffusion respectives. Sur le plan politique, le philosophe isole les trois dimensions selon lesquelles se décline le rapport de dépendance qui lie l’État à la guerre. À travers le conflit armé, on voit bien que l’État acquiert sa consistance : il affirme sa puissance, maintient son pouvoir, montre et ressent sa force. Quant à l’aspect juridique de la guerre, il offre l’occasion à l’auteur de bousculer quelques-unes de nos certitudes : la guerre ne s’oppose pas au droit, au contraire, elle est « traversée » par le droit. Entre guerre et droit, il n’y a pas opposition, mais complémentarité. En témoignent les trois idéaux guerriers recensés par F. Gros : la guerre fondatrice de droit, la guerre de juste cause et la guerre loyale. L’essai montre que chacune de ces formes de conflit armé désigne une manière particulière de « nouer la guerre sur le droit ».

Une fois l’identité de la guerre replacée dans son évolution conceptuelle (depuis la Grèce antique jusqu’au XXe siècle), F. Gros aborde ce qu’il appelle provisoirement les « états de violence ». Sur les cendres de la guerre classique, ceux-ci inaugurent une nouvelle distribution de violence : l’ingénieur informatique, le mercenaire et le terroriste remplacent le soldat en uniforme cependant que les champs de bataille se déplacent vers le centre des villes et les espaces publics (marchés, gares, métros). Nouveaux personnages, nouveaux théâtres ; mais par-delà ces transformations de premier plan, on constate que c’est toute l’architecture de la guerre qui se défait lentement sous nos yeux. Naguère publiques et centralisées (hiérarchiques et pyramidales), les batailles d’aujourd’hui paraissent anarchiques et privatisées. Elles opposent des réseaux dispersés. Alors que les combats d’hier étaient rythmés par une temporalité précise (déclaration, mobilisation, bataille), les affrontements actuels imposent un état d’alerte permanent, si bien que la paix publique est aujourd’hui « traversée par une menace permanente de terreur ». Dans le sillage de la seconde guerre d’Irak, des conflits balkaniques et caucasiens, ainsi que des nombreux attentats terroristes (New York, Madrid, Londres, etc.), F. Gros voit apparaître une nouvelle dynamique de violence « qui se réfléchit selon deux termes : intervention et sécurité, par quoi s’annonce l’irréversible déclin de la guerre et de la paix ». Dans l’économie des états de violence, l’intervention remplace la guerre tandis que la notion de sécurité fournit le prétexte à celle-ci. Bien qu’elle ait longtemps constitué le « mal politique » absolu, l’intervention représente aujourd’hui une forme de conflit plus acceptable que la guerre. Intervenir en Irak ou ailleurs, note F. Gros, ce n’est pas lui faire la guerre. Car l’intervention ignore les logiques de négociation ou de discussion : là où la guerre opposait « deux ennemis égaux, reconnaissant leur adversité », elle introduit une dissymétrie entre les adversaires, l’un perturbe la sécurité, l’autre la rétablit. Contrairement à la guerre, les états de violence supposent « la fiction d’une communauté de valeurs et d’un ordre bon pour tous » (p. 231).

En deux mots, la guerre classique s’efface progressivement et fait place à des états de violence réglés par un impératif de sécurité et une logique d’intervention. Cette mutation d’ensemble qui exige de développer nouvelles vigilances. L’essai de Frédéric Gros se veut un premier pas.