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Mémoire historique, mémoire collective, créolisation, intégration, sentiment d’appartenance, communautés imaginées, cultures régionales, cultures partagées… Voici quelques-uns des concepts discutés dans cet ouvrage qui interroge les problématiques interethniques en Guyane. Autrefois valorisée, la diversité culturelle est devenue avec le temps une hétérogénéité menaçante pour la culture française métropolitaine qui persiste à demeurer la référence de l’ensemble national. Tout en favorisant l’universalisme jacobin, la France doit faire face au multiculturalisme dans ce département d’outre-mer où l’administration évoque aujourd’hui les dangers d’une balkanisation spatiale et culturelle en s’opposant « à toute création nouvelle de communes ethniques » (p. 9).

Les auteurs de Histoires, identités et logiques ethniques…, Gérard Collomb, Marie-Josée Jolivet, Wim Hoogbergen, Jean-Yves Parris et Francis Dupuy, tous anthropologues, explorent plus particulièrement la construction historique des rapports sociaux entre trois groupes établis sur les rives du fleuve Maroni, les Créoles, les Amérindiens (Wayana et Kali’na) et les Marrons (Aluku et Ndjuka), tout en s’efforçant « de dépasser la naturalisation des appartenances ethniques » (p. 13). L’ouvrage se divise en six chapitres précédés d’une introduction où Collomb et Jolivet présentent le contexte multiculturel de la Guyane à la lumière des changements démographiques, politiques et économiques qui ont marqué cette ancienne (?) colonie française depuis une trentaine d’années, période cruciale pendant laquelle la population a quadruplé et s’est fortement diversifiée avec l’afflux d’Indiens de l’Inde, de Chinois, de Hmong, de Brésiliens, de Surinamiens, d’Haïtiens et d’Antillais.

La problématique générale consiste à étudier la transmission de la mémoire historique et/ou collective des Créoles, Amérindiens et Marrons ainsi que son rôle dans la construction et la reconstruction des rapports interculturels. Dans le premier chapitre, Jolivet s’intéresse aux Créoles de Mana et à leurs luttes contre la subordination face au pouvoir métropolitain, ce qui permet de voir comment le processus de créolisation valorisé par la France entraînait celui d’assimilation. Dans le deuxième chapitre, où la question amérindienne est abordée dans une perspective historique, Collomb présente le point de vue des amérindiens Kali’na face aux relations interculturelles ambivalentes avec les Marrons. Ces relations, toujours marquées par la stratification sociale héritée du colonialisme, font que ces deux groupes vivent côte à côte plutôt qu’ensemble sur un territoire inégalement partagé qui agit comme « métaphore du soi ».

Dans les trois chapitres suivants, Jolivet, Hoogbergen et Parris présentent l’histoire très complexe des Ndjuka et des Aluku ainsi que leur rivalité actuelle qui résulte des guerres du XVIIIe siècle contre les Hollandais du Surinam. Le récit fondateur des Marrons, appelé récit des Premiers Temps, est au coeur de ces chapitres. Comme le montre Parris, ce récit non linéaire, qui comprend des épisodes qui varient selon les intérêts politiques du narrateur, est un ensemble de références et de principes d’explication descriptifs ou normatifs qui agissent dans la vie et l’organisation politique des Marrons. Cette histoire secrète et dangereuse n’est révélée qu’à ceux qui le méritent et demeure méconnue des jeunes, ce qui explique leur ignorance face à leur propre histoire. Soulignons que Parris présente une étude de cas très intéressante concernant l’interrogatoire posthume, un rituel funéraire plus ou moins toléré par l’État, qui agit en tant que pouvoir politique et continue à diviser les Marrons.

Dans le dernier chapitre, Dupuy décrit magistralement les difficiles relations entre les Amérindiens Wayana et les Marrons Aluku. Cette contribution est la seule à présenter un cadre théorique et une méthodologie explicites. Ce cadre théorique, bien qu’un peu obsolète, et inspiré de Barth avec un soupçon de Godelier et de Lévi-Strauss, se montre cependant tout à fait adéquat. L’auteur compare d’abord les structures sociales des deux groupes en mettant l’accent sur l’écart culturel maximal des deux systèmes de parenté : patrilinéarité et principe d’alliance chez les Wayana, matrilinéarité absolue et principe de filiation chez les Aluku. Il va sans dire que les intermariages entre les deux groupes sont inexistants. Après avoir présenté les mythes (ethnogenèse), l’histoire (guerre et sociogenèse) et la relation au territoire (inscription territoriale), l’auteur s’intéresse à la perception réciproque de chacun des groupes en expliquant comment les Aluku ont élaboré une catégorie de classification qui refuse aux Wayana tout statut d’entité sociale et culturelle autonome en faisant d’eux une variété primitive d’Aluku. Enfin, Dupuy explique les types de relations diamétralement opposées de ces deux sociétés face à l’utilisation actuelle et prévue du territoire commun : tourisme, projet de Parc national, et orpaillage.

Malgré l’absence générale de cadre théorique, cette étude des relations complexes entre les trois groupes ethniques fait appel à plusieurs approches méthodologiques très pertinentes mettant à profit l’histoire (sources d’archives et traditions orales) et l’ethnologie (entrevues et terrains anthropologiques). Cet ouvrage saura sans aucun doute captiver les historiens et anthropologues s’intéressant à l’Amazonie et à l’identité ethnique, tout autant que les spécialistes des traditions orales.